Le fantôme de Pécuchet [Quatre lettres du vieux Corneille]
I. Note de l’éditeur
1Nous donnons ici au public deux ensembles de textes dont la trace, et même la mémoire, ont été effacées depuis longtemps : l’un et l’autre perdus pour les mêmes raisons matérielles, enfouis qu’ils ont été pendant plus de cinquante ans dans les milliers de feuillets qui composent les volumes Flaubert conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen.
2L’un porte la trace d’un fantôme, celui de Pécuchet : variante non raturée, injustement écartée de toutes les éditions depuis le travail, évidemment remarquable à ce détail près, d’Alberto Cento.
3Le texte de la variante que nous éditons est celui du Manuscrit autographe, ms g 224, f° 210 bis. Nous le mettons en italiques entre crochets.
4L’autre, plus improbable encore, a également à voir avec une histoire de fantôme : car il nous restitue, à la place vide longtemps marquée sur les rayonnages des bibliothèques par ce folio cartonné que l’on appelle habituellement un fantôme – avant que celui-ci ne soit à son tour égaré –, quelques réflexions de Corneille sur son art avant la rédaction de ses trois fameux discours sur la tragédie. Ce sont quatre lettres manuscrites, que Flaubert avait recueillies quelque part en Normandie pour la préparation du second volume de Bouvard et Pécuchet et qu’il comptait sans aucun doute ranger dans la partie que le ms gg 10, f° 67 intitule Vieux papiers achetés au poids à la manufacture et dont le folio 32 précise « Vieux journaux, lettres perdues, affiches ».
5Le texte des lettres que nous éditons est celui des Recueils de documents divers recueillis par Flaubert pour la préparation de « Bouvard et Pécuchet », ms g 2263 f° 121 ter et 121 quater. En capitales entre crochets, nous donnons les mentions marginales (manchettes) de la main de Flaubert – et en notes, ses remarques, toujours suggestives et souvent justes.
6Oserons-nous ajouter que l’idée même du texte de Corneille n’avait pas tout à fait été perdue ? Non seulement, hypothèse facile, on pouvait la pressentir dans les dédales de l’encyclopédie flaubertienne : mais, de façon plus hardie, dans telle inflexion de Marc Fumaroli (Héros et orateurs), dans telle suggestion de Georges Forestier (Corneille à l’œuvre)… Et qui n’a pas souvent eu l’intuition, dans la béance que les traités et les commentaires ouvraient entre l’option rhétorique et l’option poétique, qu’il y avait là un lieu possible pour une doctrine de l’entre-deux ? – Que de fois pour ma part, dans l’élan d’un cours magistral, j’ai eu cette impression d’avoir devant moi, inséré dans mes notes présentes, ce rêve de texte qui me venait du passé…
7Tant il est vrai que les théories fantômes n’en finissent pas de peupler de péripéties nos savoirs les plus paisibles… Et l’aventure poétique toujours continue !
8Nîmes, 1939
Carolus Hourcade
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II. Variante du Manuscrit autographe de Bouvard et Pécuchet (chapitre V)
9… – « Tu exagères ! » dit Pécuchet.
10Des doutes l’agitaient… Il aurait voulu faire s’accorder les doctrines avec les œuvres, les critiques et les poètes, saisir l’essence du Beau ; – et ces questions le travaillèrent tellement que sa bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse.
11[L’ictère spasmodique le recouvrit tout d’un coup. Des tâches jaunes apparurent autour de ses lèvres et sur les tempes, en même temps que dans les interstices des doigts, sur la partie antérieure du buste, sur la face interne des bras. On eût dit en le voyant qu’il portait son masque mortuaire. Quand Bouvard le vit dans cet état, abattu, dégoûté, fantomatique, il songea bien à le divertir par quelques vieux papiers qu’il avait achetés au poids, un jour, à la manufacture – des lettres perdues du grand Corneille, pleines de pittoresque, qu’il avait adressées à son frère du temps de sa retraite pour lui donner les ficelles du métier. N’était-ce pas au fond ce dont rêvait Pécuchet, une initiation à la pratique sous la férule du maître, dans le secret de l’atelier ? Mais en les relisant, Bouvard les trouva soudain trop mornes, trop hésitantes, comme si Corneille lui-même avait eu du mal à débrouiller le fil de ses idées, en s’emmêlant dans de vieilles histoires de rhétorique et de poétique. Il se hâta de les enfouir au hasard dans le tas d’où il les avait retirées et se tourna vers des remèdes plus assurés. Les émétiques, les purgatifs, la diète et même des bains n’eurent cependant comme effet que d’aggraver la jaunisse.]
12Elle était à son plus haut période, quand Marianne la cuisinière de Mme Bordin vint demander à Bouvard un rendez-vous pour sa maîtresse.
13La veuve n’avait pas reparu depuis la séance dramatique. Était-ce une avance ? …
III. Extraits des Recueils de documents divers recueillis par Flaubert (quatre lettres de Pierre Corneille à son frère)
A. Première lettre du 20 octobre 1655
14[L’ADIEU À L’ART (NOTE DE FLAUBERT)]
À Petit-Couronne, ce vendredi 20 octobre 1655.
Mon cher enfant, vous volez de succès en succès1, partout on vous acclame, on vous aime, on vous estime, et vous, vous ne trouvez qu’à m’adresser des plaintes et des regrets ! Eh quoi ! la comédie ne vous suffit plus, vous êtes en mal de grandeur, et vous désespérez de pouvoir écrire un poème tragique parfaitement beau. Vous me le dites, et vous ajoutez que vous vous en remettez une fois encore à moi – à moi qui connais plus qu’aucun autre les incertitudes de l’entreprise et le chagrin de la disgrâce ! Que vous dirais-je, hélas !, qui puisse vous être d’aucun secours ? Depuis la malheureuse représentation que vous savez2, je me suis promis de ne plus me risquer dans le genre dramatique, et jusqu’ici, je suis resté fidèle à ma promesse. Celui qui vous répétait sans cesse que l’inspiration n’est rien sans le métier, et le génie tout seul peu de chose pour persister, celui-là est bien loin, aujourd’hui que la muse l’a déserté. Vieil auteur pétri de manies, je ressasse en moi-même des souvenirs inutiles3, et fais plus confiance en votre fougue qu’en mes recettes. Il vous suffit d’un bon modèle pour être bon : pillez nos antiques, fiez-vous à votre imitation créatrice, ce sont là vos vrais guides, et non pas les radoteries que je pourrais vous envoyer. Adieu donc, tenez-moi au courant de vos démêlés avec le Marais.
B. Deuxième lettre du 20 octobre 1655
15[CONFESSIONS D’UN JEUNE HOMME DOUÉ (NOTE DE FLAUBERT)]
Ce vendredi 20e au soir.
Je suis allé faire un tour dans le petit bois que vous compariez naguère au luogo d’incanto du Tasse4, et le grand air a purgé ma bile. Me voici revenu à de meilleurs sentiments pour mon petit frère – ô mon cher frère ! ô nom pour un rival trop doux5! Seul dans mon cabinet à vous écrire paisiblement, je reprends votre requête – laquelle n’est certes pas pour me déplaire, comme vous vous en doutiez sans doute en me l’écrivant. J’y ai songé peut-être une grosse demi-heure, et voilà que je me pique au jeu de vous répondre, à condition que vous me promettiez de ne pas me prendre au sérieux et d’oublier tout, aussitôt que vous l’aurez achevé.
Que vous dirai-je d’abord ? Composer une tragédie est pour nous autres, avocats de formation, la chose la plus évidente qui soit, et la plus périlleuse pourtant. Depuis que vous avez suivi, au même collège que moi, les leçons de rhétorique de nos bons pères jésuites, vous n’ignorez rien en effet de l’art de balancer les discours et de leur ménager les situations les plus convenables : mais vous êtes-vous douté qu’il existe un art comparable qu’on nomme poétique, pour calculer les intrigues et tisser la trame de l’action ? Plus j’avance dans l’examen de mes pièces pour l’édition complète que nous envisageons, et plus je m’aperçois de la nécessité conjointe de l’un et de l’autre. L’histoire racontée a toujours eu besoin de la force oratoire pour se soutenir sur notre théâtre, je le concède tout le premier ; mais il est vrai aussi que l’éloquence est bien froide sans le secours du sujet.
De ces deux arts également requis, le premier s’enseigne à l’école, et l’autre pas : c’est la vie, ce sont les critiques, c’est le débat public qui vous l’apprend, à coups de querelles et de cabales. Aussi n’attendez pas de moi, mon cher enfant, des maximes infaillibles. La tragédie exige de nous trop de divers talents ordinairement séparés, pour pouvoir être réglée comme une science exacte. Je ne puis ici que vous faire la confidence de mes propres déboires, et du peu que m’ont instruit mes si belles années consacrées au culte des Muses.
Car pour moi aussi, mon frère, il fut un temps où j’étais un jeune homme doué : alors, la grammaire et la rhétorique n’avaient pour moi pas de secrets ; alors je rimais des vers d’une diction parfaite, et je savais orchestrer comme nul autre une ample pièce d’éloquence persuasive. Mais l’espoir de rentes faciles ou le charme de nouvelles rencontres me convertirent tôt à l’invention dramatique : j’entrai au théâtre en faiseur de vers et en tacticien des arguments, ignorant avec superbe les machineries ourdies par mes rivaux pour ménager jusqu’au bout les effets de la surprise et la suspension de l’intérêt.
Vous ne sauriez concevoir ce qu’était la scène en ce temps-là : quelque chose comme un tribunal solennel, placé sous le regard de Dieu, où les acteurs tragiques s’affrontaient en alexandrins, à coups de sermons magnifiques. L’idée me vint d’en faire un salon pour dames, et d’y parler d’amour et d’amitié : j’y rendis l’éloquence galante, le vers rapide et la déclamation enjouée. Les poètes latins et les italiens me fournirent en quantité des canevas habiles, pour varier les duos de mes premiers acteurs. Songez à tout ce que vous pouvez faire avec quatre personnages seulement, selon qu’ils s’aiment ou ne s’aiment pas : les déclarations importunes, payées d’ironie, les plaintes de l’amant malheureux, les reproches et les protestations des amoureux, l’impatience du sentiment contrarié et les souffrances de l’attente ! Mais tout cela vous est superflu, mon cher frère, à vous qui vous êtes essayé avec tant de succès aux genres de la comédie et de la pastorale !
Qu’il vous suffise donc de savoir ceci : qu’heureux dans le genre simple, je ne pouvais me résoudre à sacrifier tout à fait la pompe sublime de la grande éloquence passionnée, le chant majestueux de la colère, de l’ambition ou de la vengeance quand l’une ou l’autre vient à éclater sur le devant de la scène. Oui, j’aime le pathos, mon frère, et je décidai d’en faire un ornement supplémentaire de mes comédies. Le premier, j’osai ajouter aux intrigues galantes des ressorts suffisamment puissants pour autoriser l’expression des grands sentiments virils. Une rivalité politique, un duel perdu, un amant criminel me suffirent pour transformer l’obstacle de comédie en un nœud pathétique – sans me soucier davantage de redessiner le reste de l’histoire. Les tirades galantes alternant avec les grandes orgues oratoires en un sujet de comédie, quelle réussite ce fut ! quel triomphe ! mais quel tollé aussi, quelle semonce, quelle conspiration sans pareille ! Je vous souhaite de ne jamais endurer ce que j’endurai alors. Je devins l’auteur du Cid, le plus grand orateur de notre temps, et son plus mauvais poète6 !
Les hommes de ce temps-là me découvrirent arrogant, impitoyable, donnant chaque année un nouveau chef-d’œuvre à la postérité et un nouveau démenti à mes calomniateurs. Mais ce tableau ne saurait vous abuser, vous qui, tout enfant déjà, vous appliquiez à deviner le fond de mon cœur. Je n’ai pas besoin de vous taire mes blessures et mes hésitations d’alors. Il y a bien longtemps que vous les avez comprises à la simple lecture que vous fîtes de moi, et vous m’avez dit maintes fois combien chaque pièce de ce temps-là vous était apparue comme un édifice incertain, un compromis négocié entre de multiples possibles, un ensemble de choix contingents.
Eh oui, je vous l’accorde, mon cher frère d’armes et de cœur, je suis allé de pièce en pièce à tâtons, en quête de la vérité : mais en six ans, sept ans tout au plus après mon coup d’éclat du Cid, je puis dire sans excès de vanité que je crois l’avoir trouvée. La tragédie m’est enfin apparue sous un nouveau jour : non pas seulement un exercice ingénieux dans le style pathétique, mais une machinerie subtile échafaudée pour amener les acteurs jusqu’à la dernière scène et les y piéger. Cela sent un peu sa maxime, je crois ; il vous faudra me le pardonner.
La suite vous est connue : qu’ajouterai-je à la sanction du public, sinon que malgré tout, mes dernières tragédies me semblent, ainsi qu’à vous, les plus belles !... et n’est-il pas bien vrai, mon ami, que l’on trouve dans Rodogune, Héraclius ou Nicomède des trouvailles indépassables et des morceaux sublimes ?... Allons ! voilà que mon esprit s’égare, et que je ne suis pas loin de retomber dans cette mélancolie que vous m’interdisez. Mais c’est aussi qu’il se fait tard. Je préfère me taire, et vous abandonner jusqu’à demain.
C. Troisième lettre du 21 octobre 1655
16[UNE DÉMONSTRATION DE RHÉTORIQUE (NOTE DE FLAUBERT)]
Ce samedi 21 octobre.
J’ai l’humeur sermonneuse ce matin, et je me sens d’aplomb pour vous assener une bonne leçon : maintenant que je suis lancé, vous verrez que vous ne pourrez plus m’arrêter… et ne me dites pas que c’est ce que vous souhaitiez, car vous pourriez bien vous en repentir !
Nous en étions aux trouvailles de génie et aux envolées sublimes : je vous vois d’ici qui piaffez et vous avez raison. Vous doutez que cela puisse jamais revenir à notre art, et pourtant nous sommes tout prêts d’arriver, si vous voulez bien me prêter encore attention.
Que sont en effet ce sublime et ces trouvailles dont je vous entretiens ? Un double effet produit à la fois par l’art de la parole éloquente et par celui de l’affabulation, dans lesquels vous aurez reconnu les deux législations qui ont accompagné l’histoire des grands empires, de l’Athènes de Périclès à la Rome impériale et à notre Monarchie de droit divin7, je veux dire la rhétorique et la poétique. Regardez attentivement mes pièces préférées : il n’est pas difficile de deviner ce qui plaît en elles. C’est que je n’y ai négligé ni le raisonnement ni l’invention, et qu’elles renferment enfin tout ce que la rhétorique et la poétique exigent de nous.
Je crois bien que pour le coup, vous allez m’appeler le Père Tout-par-cœur, comme lorsque vous étiez enfant et que je vous faisais repasser vos leçons ! Vous faites le jeune homme à présent, et vous connaissez votre bréviaire : « Notre rhétorique qui êtes partout, que votre nom soit sanctifié, que votre règne vienne, que votre volonté soit faite à tous les tribunaux ; donnez-nous aujourd’hui une plaidoirie pour nos juges, une délibération pour nos princes, un éloge pour nos héros ! que nous ne manquions jamais de ressources persuasives quand nous persuadons ceux qui ne veulent pas être persuadés ; mais que les figures et le pathos soutiennent nos arguments jusqu’à la fin de notre discours, Amen ! » – Thomas, mon ami, puisque vous savez tout, allez-y, commencez donc par là votre chantier, ce sont de bonnes fondations, je vois qu’elles ne vous font pas défaut !...
Allons, allons, ne vous mettez pas en peine de vous fâcher contre moi et de me demander comment cela est possible, j’arrête de faire le plaisant et je vous le montre de suite.
Accordez-moi tout d’abord que vous vous fassiez le grand architecte de votre tragédie. Pour ce faire, donnez-vous un certain nombre de salles – disons cinq – et installez-y chaque acte de votre future pièce ; vous distribuerez ensuite à chacune sa décoration selon son mérite. Les longs discours de délibération, quand il est encore temps d’hésiter, mettons-les dans la deuxième salle ; la grandiloquence de la colère ou de la vengeance, réservons-la pour la montée des périls, dans la quatrième salle ; les descriptions ornées des circonstances passées qui vous encombrent, vous les exposerez bien entendu dans les temps calmes, quand l’esprit n’est pas encore en alerte, à l’ouverture. Quant aux discours galants – les plaintes, les reproches, les protestations amoureuses –, vous ne pouvez pas vous en priver, le public en est entiché: ménagez-lui ce style à l’acte III, il ne lui paraîtra jamais fade. Enfin, la dernière salle sera la chambre du sublime, où vous ferez éclater vos trompettes oratoires : que votre verbe y soit terrible, admirable, qu’il jette à terre les criminels, relève les innocents, qu’il laisse à vos pieds une salle éplorée, et vous serez en passe de l’emporter, Thomas, si vous m’en croyez.
Bien sûr, après les grands équilibres, il vous faudra entrer dans les détails et pondérer minutieusement chaque partie. Ce n’est pas tout que de placer un discours au bon endroit ; il faut encore le construire avec ce qu’il faut d’arguments parlant à la raison et d’envolées parlant au cœur ; il faut surtout lui trouver un acteur en état de le prononcer – d’un esprit calme si le propos est orné, le cœur échauffé si la partie est animée -, et un acteur en état de l’entendre, de le relancer, ou même de le combattre.
À partir de là, vous pouvez voir vous-même, mon cher frère, ce que l’on est en droit d’attendre de notre rhétorique : qu’elle nous fasse assembler deux canevas, deux arguments, l’un de rivalité politique, qui nous fournisse le plus d’occasions possibles de déployer l’éloquence délibérative, judiciaire, de cérémonie et de passions violentes ; l’autre de concurrence amoureuse, pour réussir de même avec la déclamation des sentiments tendres. Il suffit ensuite que nous nous fassions l’orateur de tous nos personnages, et ainsi, tout s’enchaîne, comme à l’orchestre : chacun de nos acteurs est en mesure de recevoir une partition oratoire à la hauteur de son talent, il s’illustre dans tous les registres de sa voix et de son geste, du noble au simple, du plaintif à l’héroïque ; et s’employant à la fois comme amant et comme rival, il tient son rôle avec toute l’énergie que nous puissions souhaiter.
C’est là une belle démonstration, mon cher enfant, dont hier encore je ne me serais pas cru capable : au demeurant, il n’y a rien qui vous y soit totalement étranger, vous en conviendrez aisément, et votre éducation vous a préparé depuis longtemps à cet exercice, bien mieux que ne le font mes discours. Qu’attendez-vous encore de moi, après cela ? Il ne nous reste plus guère de questions d’importance à remuer, sinon le réglage des préparatifs qu’effectue la poétique8… Tout beau ! mon ami ! je vois que vous vous récriez déjà que je me contredis moi-même, que j’oublie aujourd’hui ce que je vous soutenais la veille, et que je fais mine de mépriser la poétique après l’avoir encensée ! Mais que non, cher Thomas, laissez moi juste le temps de m’expliquer.
À y bien regarder, la poétique ne nous dit pas comment écrire : elle nous enseigne à peine à composer une histoire. Après nous avoir bien assommé de préceptes sur le choix du sujet, sur l’action principale, sur les épisodes, sur la mise en place du nœud, de la péripétie, du dénouement, que sais-je encore, sur l’unité du poème et la liaison des scènes, elle nous laisse à notre beau dessein, s’en remettant à notre génie pour tout ce qui tient au remplissage. S’il n’y avait pas notre rhétorique, mon frère, nous en serions quittes pour donner l’argument tel quel à nos acteurs, comme font les Italiens, et à les laisser improviser au gré de leur humeur.
On dit encore que la poétique s’occupe des genres : je dirais plutôt qu’elle n’en finit pas de s’occuper de la tragédie. Aussi, après avoir lu tous les Aristote, docteurs, commentateurs et critiques, je me suis fait là-dessus une opinion et je vous la donne comme telle : c’est que la tragédie comporte ce qu’il y a de plus fort dans tous les styles, et qu’elle n’en interdit aucun, pas même l’ironique ou le galant, pourvu que tout y travaille au dénouement sublime dont je vous parlais. Avec cela, débrouillez-vous, mon pauvre enfant, ayez soin de choisir votre sujet, de l’étendre, de l’orner ; et servez-vous de toute l’intelligence qui me manque pour vous en dire plus.
D. Dernière lettre du 22 octobre 1655
17[OÙ IL EST QUESTION DE POÉTIQUE (NOTE DE FLAUBERT)]
À Rouen, le 22 octobre, neuf heures du matin.
J’ai dû vous quitter précipitamment, mon cher frère, car nous sommes tous rentrés en ville pour nous préparer aux fêtes de la Toussaint. Je me retrouve à présent méditant dans la bibliothèque, un gros ouvrage d’historien sous les yeux, et je m’en veux de vous avoir laissé en tête à tête avec la poétique ce tantôt. Aussi reprendrai-je le fil de notre entretien, si tant est qu’on puisse appeler ainsi des paroles confiées au papier.
J’ouvre avec vous cette Histoire romaine9 et je vous conduis vers votre premier sujet : où vous fixerez-vous ? à quelle anecdote ? à quel caractère ? Mon habitude est de ne m’arrêter qu’aux traits les plus brillants, les plus improbables, aux actions dénaturées, quand les crimes du pouvoir s’exercent entre frères, entre enfants, entre membres d’une même famille. S’il y a un acte impossible, une vengeance contre-nature qui se retourne contre son instigateur, une trahison qui se renverse en pardon généreux, un triomphe qui tourne au sacrifice, recopiez le passage, Thomas, car vous tenez là le moment fort, sublime, paradoxal, qui sera la matière de votre dénouement.
Resserrez alors les liens entre les acteurs, remontez du dénouement au nœud qui aurait pu le causer par une imbrication logique des scènes, et vous obtiendrez ainsi l’action principale de votre poème, à laquelle vous soumettrez tout le reste : les épisodes galants, les cérémonies princières, les va-et-vient de la troupe, les histoires passées.
Mais ce reste que je vous laisse à travailler dans les marges de votre sujet, ce n’est pas rien, Thomas : tout s’y doit assembler au contraire, les fourberies politiques et les passions contraintes, les sentiments et la morale, tout doit s’y fondre dans une succession d’épisodes, de situations variées qu’il vous faudra inventer l’une après l’autre, et qu’en termes de l’art on nomme fictions. Vous avouerai-je, mon cher frère, combien pour chacune de mes pièces, il m’a fallu de calculs et de ressources pour parvenir à étoffer à concurrence de huit à dix incidents surprenants sur cinq actes un argument somme toute en deux points, le nœud et le dénouement ?
C’est par là, je crois, que j’ai si bien réussi avec Rodogune : tout y est de mon invention, à l’exception du dénouement, et à tout prendre, la pièce est un tissu d’épisodes fabuleux qui nous acheminent cependant à la fin que l’historien nous a donnée. L’effort d’invention est peut-être encore plus grand, et les fictions plus imprévues, dans ma pièce suivante, Héraclius, et je dois dire qu’il atteint au tour de force dans Nicomède, où j’ai volontairement privé la matière épisodique de la donne galante.
Oui, j’en suis à ce point, mon frère, que je ne suis pas éloigné de croire que l’affabulation des épisodes constitue à elle seule l’art poétique, et laisse au second plan l’effort logique qui mène du nœud au dénouement. Entre nous soit dit, il faudra bien que je finisse par tirer tout cela au clair, et que j’en fasse une espèce d’étude10 s’il est vrai que l’on souhaite imprimer en trois forts volumes tout mon théâtre comme il se dit11.
Voilà bien qui va vous aider, mon enfant ! Je vous en remets à l’avenir, et pour le présent, je vous somme simplement de dresser cinq ou six fois le même plan – par déduction, à partir du dénouement ; par affabulation, à partir des épisodes ; par répartition, à partir des discours, et que sais-je encore, par imitation à partir des anciens ? par démarcation à partir des modernes ? Que si vous voulez encore vous faire auteur de tragédies, préparez-vous à effectuer plusieurs fois le même travail : selon votre pente, en rhétoricien ; selon votre intelligence, en poéticien ; – selon votre goût, en véritable auteur que vous êtes ! Mais croyez-m’en, vous aurez fini votre première tragédie avant que je me sois mis d’accord sur ce que c’est qu’une tragédie, et pour y penser tout à mon aise, je prends la liberté de vous quitter12.
Votre bien cher frère, Pierre Corneille.