Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 15
Adrien Chassain

Roland Barthes : « Les pratiques et les valeurs de l’amateur »

1En décembre 1978, à l’ouverture de son cours au Collège de France sur La Préparation du roman, Barthes, qui vient de consacrer toute une année à la question du neutre, se montre désormais soucieux de situer son propos dans une perspective nouvelle. Commentant une page de L’Entretien infini de Blanchot qui évoque un moment de la vie où, tout paraissant accompli, l’écrivain s’apprête à renoncer à son activité d’écriture1, Barthes affirme ainsi :

[…] j’aurai sûrement encore la tentation, ou l’image de décision décrite par Blanchot : le cours de l’année dernière porte la trace de cette tentation : la dilection du Neutre, de la Retraite. Car face au « ronron » de la gestion, deux voies s’ouvrent : 1) ou bien le silence, le repos, le retrait (« Assis paisiblement, sans rien faire, le printemps vient, et l’herbe croît d’elle-même ») ; 2) ou bien reprendre la marche dans une autre direction, c’est-à-dire batailler, investir, planter, avec le paradoxe bien connu : « Passe encore de bâtir, mais planter à cet âge ! »2

2Entre l’affairement de la vie commune, dédiée à la gestion aliénante des obligations sociales, et l’oisiveté de la retraite, dont les cours sur le Vivre ensemble puis sur Le Neutre ont investi le désir et exploré les possibles, Barthes introduit donc une autre voie en faveur de laquelle il indique s’être déterminé. Annoncée lors de la conférence « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » donnée en octobre dans les mêmes murs, cette voie tient – les lecteurs de Barthes le savent – au fantasme d’une vita nova, vie convertie, tout entière organisée autour d’un grand projet littéraire auquel Barthes prête le nom de roman. Bien sûr, le cours conservera l’empreinte du neutre, tant celui-ci nomme chez l’auteur une tendance profonde3 et ne se laisse pas confondre avec un éloge paradoxal de la passivité – Barthes ayant suffisamment insisté sur la dimension active de cette valeur et des « vertus » qui lui sont associées4. Reste que ce projet de roman, dont le cours délibère au miroir des vies de Tolstoï, Flaubert, Kafka, Proust et d’autres, présente une dimension productive et instituante qui suppose de s’arracher à l’imaginaire de l’oisiveté – fût-elle lettrée – caractéristique de l’éthique suspensive du neutre. L’année suivante, au moment d’entrer enfin dans le vif de son sujet5, Barthes, incidemment, en vient alors à placer sa démarche sous le signe inattendu de « l’Amateur » :

Le Cours découle d’un intérêt général, déjà écrit à propos de la musique, de la peinture, pour l’Amateur, les pratiques et les valeurs de l’Amateur.
L’Amateur = celui qui simule l’Artiste (et l’Artiste devrait bien, de temps en temps, simuler l’Amateur)6.

3Que l’amateur puisse servir d’emblème au projet d’une grande œuvre romanesque a de quoi surprendre, si l’on pense aux valeurs privatives qui, dans l’usage commun, désignent souvent le personnage par sa technique défaillante, son manque de rigueur, ou son rapport passif, de simple connaisseur, à la création. L’amateur n’est-il pas l’envers du professionnel, celui qui, même praticien, exerce son art sans penser à conséquence, sans volonté de faire œuvre ou de se faire connaître ? Autre défenseur des amateurs, Roger Vailland envisageait par exemple la figure praticienne de l’en-amateur comme une position transitoire, devant mener soit à la professionnalisation, soit à l’amatorat du connaisseur7. Aux yeux de Barthes en revanche, il n’est d’amateur que praticien, et loin d’être considéré comme une forme inaboutie de l’artiste, l’amateur adresse bien plutôt à ce dernier un modèle d’accomplissement, un idéal régulateur dont le professeur du Collège porte en avant « les pratiques et les valeurs ».

4C’est à éclairer le sens de ces dernières, à les situer par rapport à l’éthique du neutre et la tradition ancienne de l’oisiveté lettrée que le présent travail voudrait se consacrer en suivant dans l’œuvre de Barthes le fil d’un questionnement dont s’affirme en 1979 l’importance générale : non seulement parce qu’il remonte aux tout premiers textes, mais aussi parce qu’il s’avère transversal à de nombreux domaines investis par l’essayiste. Ancré dans la pratique du théâtre, du piano, du chant ou encore de la peinture dont Barthes a été coutumier tout ou partie de sa vie, l’amatorat fait l’objet, à partir de là, d’une théorisation qui élargit beaucoup sa portée : s’appliquant, tout particulièrement dans les années 1970, à développer une manière de « physiologie » de l’amateur, Barthes convertit celui-ci en une figure, un personnage conceptuel permettant d’énoncer ce qu’il nomme une « utopie de civilisation », mais aussi d’intervenir dans le domaine concret des formes, du style et de la technique, au point de fournir aussi un éthos électif de l’essayiste.

5On verra que Barthes tenait en son temps l’amateur pour une figure rare, intempestive, étouffée par la culture et la communication de masse, sa réflexion en la matière mérite peut-être d’autant plus d’être explorée et rassemblée aujourd’hui que ce personnage semble désormais au centre des pratiques culturelles contemporaines8.

Physiologie de l’amateur 

« Celui qui ne montre pas »

6Dans Roland Barthes par Roland Barthes, deux fragments contigus développent un portrait de l’essayiste en amateur où se joue une étrange mue, le personnage endossant le costume rétrograde d’une « jeune fille bourgeoise » pour représenter bientôt la figure utopique de « l’artiste contre-bourgeois ». Le premier de ces textes initie déjà un tel renversement :

En plein trouble politique, il fait du piano, de l’aquarelle : toutes les fausses occupations d’une jeune fille bourgeoise au xixe siècle. – J’inverse le problème : qu’est-ce qui, dans les pratiques de la jeune fille bourgeoise d’autrefois, excédait sa féminité et sa classe ? Quelle était l’utopie de ces conduites ? La jeune fille bourgeoise produisait inutilement, bêtement, pour elle-même, mais elle produisait : c’était sa forme de dépense à elle9.

7D’un point de vue politique, les activités de l’amateur paraissent deux fois incriminables : parce qu’elles reconduisent, d’une part, les rites distinctifs de la culture bourgeoise, et parce qu’elles accusent d’autre part un repli individualiste dans une durée et un espace à part, confinement domestique trahissant de l’indifférence sinon de la défiance à l’égard des luttes du temps10. Pourtant, s’ils semblent bien exacerber cette tendance à « toujours vouloir limiter la politique » – motif du « Reproche de Brecht11 » que l’autoportraitiste s’adresse à lui-même dans le fragment qui suit –, l’amateur, la jeune fille bourgeoise elle-même, sont aussi les émissaires contradictoires d’une certaine utopie dont Barthes invite à prendre la mesure. Plutôt que de réduire la pratique du piano à l’imaginaire qu’elle embarque, plutôt que d’envisager celle-ci sous l’aspect aliéné d’une petite mythologie de la vie bourgeoise, il s’agit de se rendre attentif à ce qu’il y a en elle d’affirmation et de puissance ; et si Barthes retrouve dans l’activité de la jeune fille un régime de travail émancipé (cette production d’inspiration marxienne dont lui et les Telqueliens font grand usage à l’époque12), comme encore cette perte inconditionnelle théorisée par Bataille sous le nom de dépense13, cela n’est pas malgré mais bien grâce à l’autarcie domestique qui prévaut. Pour le dire dans les termes d’un article de 1973 sur Réquichot, l’amateur est « celui qui ne montre pas, celui qui ne se fait pas entendre14 », occultation et silence qui ne sont pas à mettre au compte d’une quelconque modération ou d’une mise en sourdine de son activité mais qui en préservent, en radicalisent au contraire la part d’intensité. Investi dans un faire sans jamais engager son image au dehors, à l’exemple du peintre Réquichot toujours réticent à l’exhibition de ses toiles, l’amateur veut œuvrer sans publier, il s’oppose ainsi la figure extravertie de l’artiste, en même temps qu’il circonscrit et met en lumière ce qui, chez ce dernier, relève en propre d’un investissement affectif dans la production :

Au-delà de l’amateur, finit la jouissance pure (retirée de toute névrose) et commence l’imaginaire, c’est-à-dire l’artiste : l’artiste jouit, sans doute, mais dès lors qu’il se montre et se fait entendre, dès lors qu’il a un public, sa jouissance doit composer avec une imago, qui est le discours que l’Autre tient sur ce qu’il fait15.

8On ne saurait donc reprocher à la jeune pianiste bourgeoise son imaginaire (au sens lacanien où Barthes use du terme16) sans attenter à la retraite qui caractérise sa situation d’amateure, à ce régime de gratuité et d’invisibilité dont le gain est justement de soustraire le sujet aux leurres et aux affres de l’image. C’est précisément parce que l’amateur échappe à la théâtralisation de soi qui menace l’artiste, parce qu’il « n’est nullement un héros », que la jouissance lui est permise17.

9Le personnage de l’amateur permet donc de figurer une certaine épure de l’expérience artistique, en l’abstrayant de l’exposition publique qui en troublent l’appréhension chez le professionnel. Parler au nom de l’amateur, en faire le sujet d’un livre – comme Barthes en évoque le projet dans un fragment de son autoportrait –, cela revient alors à « consigner ce qui m’arrive quand je peins18 », joue, chante ou écris. La musique est sans conteste un domaine privilégié pour l’exercice de cette pratique réfléchie, observée sur le vif : s’il lui consacre de nombreux articles dans les années 1970, Barthes, en effet, écrit moins sur elle en connaisseur – il en est un au demeurant – qu’à propos ou à partir de l’expérience de jeu qu’elle implique19, soucieux de mettre au jour le rapport intime et corporel qui lie le praticien à son instrument comme à la partition qu’il déchiffre20. Soustrait au mythe de l’exécution parfaite, l’amateur est ce sujet un peu gauche qui s’approprie la partition en y engageant ses humeurs, « à travers des tempi trop lents, des fausses notes », et qui ce faisant, par cette implication physique même, accède « à la matérialité du texte musical21 ». Paradoxalement, l’amateur jouit donc d’un rapport à la fois très individué et très nu, très subjectif et très direct à la musique qu’il joue ; et si elle se paye de maladresse dans l’exécution, loin du dressage et des médiations à quoi le professionnel s’astreint, cette prise sur le texte musical n’en est pas moins l’objet de la jouissance artistique qu’emblématise aux yeux de Barthes l’amatorat :

[…] si je joue mal – outre l’absence de vélocité, qui est un pur problème musculaire –, c’est parce que je ne tiens jamais le doigté écrit : j’improvise à chaque jeu, tant bien que mal, la place de mes doigts, et dès lors, je ne peux jamais rien jouer sans faute. La raison en est évidemment que je veux une jouissance sonore immédiate et refuse l’ennui du dressage, car le dressage empêche la jouissance22.

10Tout se passe donc comme si l’amateur réalisait – à la fois radicalement et discrètement – ce régime intransitif de l’art dont la théorie occupe les modernes et qu’il permettait d’incarner un ensemble de concepts et de valeurs qui s’y rapportent. Jouissance, production, dépense, ce sont là autant de notions promues par Barthes dans son engagement textualiste qui trouvent en l’amateur une allégorisation paradoxale : la pratique domestique du piano ou de la peinture permet bien de donner chair à ces mots d’ordre théoriques et de les investir dans la trame de la vie quotidienne ; mais un tel geste ne va pas sans susciter en retour un changement de registre qui ôte à ces notions leur dimension héroïque23. Ainsi révélée dans le jeu bête de la jeune bourgeoise du xixe siècle, la dépense théorisée par Bataille sur l’exemple du potlatch perd de sa superbe24 et témoigne bien de la manière originale et pour ainsi dire mineure dont Barthes sait être moderne : plutôt que d’être désamorcée, la charge disruptive de la notion est décontextualisée, soumise à un changement d’échelle qui permet tout à la fois de la figurer de façon très concrète et, selon l’expression de Deleuze, de « rendre audibles [grâce à elle] des forces non audibles par elles-mêmes25 ».

L’amateur et l’amoureux (Barthes et Proust)

11Dans Fragments d’un discours amoureux, Barthes se livre à une semblable réappropriation mineure de la notion de dépense en la projetant dans les conduites du sujet amoureux et de son modèle romanesque qu’est le jeune Werther goethéen. De fait, amateur et amoureux sont chez Barthes de proches parents. Comme l’amateur, l’amoureux est un être atopique, passé de mode, un anti-héros que sa sentimentalité romantique place en retrait du « trouble politique » et tient éloigné des discours théoriques contemporains. Réciproquement, l’amoureux offre à l’amateur une manière de métaphore, Barthes s’appropriant et emphatisant l’étymologie du mot : « amator : qui aime et aime encore26 ». L’un comme l’autre, quoique par des voies opposées, les deux personnages échappent encore aux rets de l’imaginaire : l’amateur par défaut, pour évoluer comme on l’a vu en deçà de l’image, et l’amoureux par excès, parce qu’il s’abandonne sans plus le réprimer au « grand ruissellement imaginaire dont il est traversé sans ordre et sans fin27 ». Ces deux rapports à l’imaginaire impliquent toutefois des manières différentes d’envisager l’activité artistique ; alors que l’amateur s’y absorbe et trouve là son accomplissement, l’amoureux dément selon Barthes la conception mythique ayant fait croire que « l’amour pouvait, devait se sublimer en création esthétique » :

Werther, qui autrefois dessinait abondamment et bien, ne peut faire le portrait de Charlotte (à peine peut-il crayonner sa silhouette qui est précisément ce qui, d’elle, l’a capturé. « J’ai perdu… la force sacrée, vivifiante, avec quoi je créais autour de moi des mondes28 ».

12Si l’amateur est une sorte d’amoureux de son art (à la nuance près d’être pour sa part comblé), la réciproque ne va donc pas de soi et les Fragments donneront une large place à la délibération des conditions de possibilité d’une écriture amoureuse, délibération largement aporétique, puisqu’un tel passage à l’écriture (dont le livre forme ensemble l’antichambre et le produit) exigera de l’amoureux qu’il sacrifie une part de cet imaginaire qui tout à la fois l’aliène et l’institue comme sujet29. Lorsque le silence de l’amateur est le fait de sa retraite, celui de l’amoureux est davantage le signe d’une aphasie.

13Amoureux et amateur ne sont donc pas chez Barthes des figures réversibles, et l’essayiste se démarque à cet égard de Proust qui avait établi entre elles un strict parallèle. Ce dernier vaut d’être évoqué, tant l’intertexte proustien est insistant chez Barthes et qu’il illustre et problématise cette culture bourgeoise à laquelle l’essayiste rattache (on le verra : seulement pour partie) les pratiques de l’amateur. On se souvient en effet que dans À la recherche du temps perdu, Proust se livrait à une critique virulente des amateurs, ces « célibataires de l’art » dont la figure servait de repoussoir à sa poétique en même temps qu’elle sanctionnait une phase immature du développement de l’artiste30. Comme l’amoureux face à l’être aimé dont la possession et la compréhension lui échappent structurellement, l’amateur proustien entretient un rapport aliéné et stérile aux objets de sa prédilection : incapable d’approfondir et de percer à jour les impressions qui l’affectent, il se borne à dériver, à disperser son émotion artistique sous forme d’érudition vaine, de propos de salons exaltés ou de rêverie diffuse. Loin de s’équivaloir seulement chacun dans leur ordre, amateur et amoureux sont chez Proust des rôles complémentaires, offrant souvent deux points de vue sur le même personnage : ainsi Swann, Charlus, le héros lui-même sont-ils tour à tour célibataires de l’art et amateurs en amour – tour à tour ou pour mieux dire dans le même temps, si l’on pense à Swann qui projette amoureusement en Odette les œuvres d’art qu’il admire en amateur, et à la « petite phrase » de Vinteuil qui allégorise son amour pour cette femme, tandis que celle-ci est aussi la (piètre) pianiste qui la lui joue et rejoue à l’envi lors de ses visites quotidiennes31.

14Le travestissement de l’essayiste en jeune fille bourgeoise au piano que donne à lire Roland Barthes par Roland Barthes mérite d’être reconsidéré à cette aune : l’amateur barthésien n’est on l’a vu pas loin de tenir, comme le narrateur de la Recherche, que « la vision la plus belle qui nous reste d’une œuvre est souvent celle qui s’éleva au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles, d’un piano désaccordé32 » – à la condition toutefois que ces doigts soient les siens propres. À la figure passive de l’amateur mélomane, que Proust représente en amoureux assistant impuissant et rêveur au jeu maladroit de son amante, Barthes oppose un amateur en action, praticien, cumulant les rôles que Swann et Odette, le héros et Albertine, Charlus et Morel tenaient séparés : l’amateur barthésien n’est plus comme chez Proust la forme dégradée ou immature de l’artiste, il réalise au contraire sa forme comble, le désir empêché et le manque amoureux faisant chez lui place à une certaine complétude auto-érotique. À ainsi mettre en regard les figures proustienne et barthésienne de l’amateur, on pourrait conclure à un rapport d’homonymie, tant les deux auteurs désignent par ce terme des rôles à peu près contraires alors qu’ils semblent d’accord sur le fond, privilégiant l’un comme l’autre un rapport actif à l’art et tenant pour insuffisante et aliénée la position du simple consommateur (fût-il éclairé). Et pourtant, Barthes fausse le dispositif binaire qui chez Proust opposait amateur passif et artiste, et supposait entre ces deux activités un rapport d’ordre téléologique (l’amateur comme artiste futur ou en puissance). En dégageant de ce duel la figure tierce de l’amateur praticien, Barthes non seulement adresse à l’artiste un idéal anti-héroïque, mais il éclaire et promeut aussi un rapport émancipé à l’art, rapport dont artistes et écrivains ne sauraient avoir le privilège.

Utopie de civilisation : une société d’amateurs

15L’écart qu’on a mesuré entre Proust et Barthes a un sens historique : car si la « vocation invisible » du devenir écrivain s’élevait chez le premier sur le fond d’une critique sociale des rites culturels de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie de la Belle Époque, le second intervient quant à lui dans un autre contexte, marqué par la communication de masse et l’emprise culturelle de la « petite bourgeoisie ». C’est là désormais, sous une forme non plus distinctive mais massifiée, que trouve à s’incarner cette approche passive que Proust dénonçait chez les amateurs d’art ou mélomanes héritiers des Salons de l’Âge classique :

Le développement technique, le développement de la culture de masse accentuent terriblement le divorce entre les exécutants et les consommateurs. Nous sommes une société de consommation, si j’ose dire, en jouant sur le stéréotype, et pas du tout une société d’amateurs.
L’histoire se présente avec des contrecoups, des contretemps, cette fameuse courbe en cloche connue des statisticiens. Il y a eu des temps aliénés (les sociétés monarchiques ou même féodales) où il y avait un amateurisme réel au sein des classes dirigeantes. Ce qu’il faudrait, c’est retrouver cela à un autre lieu de la socialité, ailleurs que dans « l’élite ». Maintenant, nous sommes un peu au creux de la courbe33.

16Face à pareille division des tâches culturelles, l’amateur rappelle une époque où, comme l’écrit ailleurs Barthes, « “jouer” et “écouter” constituaient une activité peu différenciée34 » : temps d’avant la possibilité d’enregistrer la musique et la démocratisation du disque, où le moyen courant d’écouter une œuvre, à défaut de pouvoir l’entendre en concert, était de la jouer soi-même. La jeune fille bourgeoise évoquée dans l’autoportrait de 1975 est à cet égard d’autant mieux susceptible d’être envisagée suivant « l’utopie de ses conduites » qu’elle est le fantôme d’une époque révolue : rendu désormais inactuel, l’amateur n’est plus attaché à l’élitisme social et culturel dont il participait naguère, il peut de la sorte revenir à une autre place35pour servir d’enseigne à l’utopie d’un régime « contre-bourgeois » de l’art.

17Il faut souligner à quel point cette promotion d’une « société d’amateurs » traverse l’œuvre de Barthes. On la trouve déjà formulée en 1945 dans la revue Existences, où le jeune essayiste livre le compte-rendu enthousiaste d’un concert de musique de chambre donné au sanatorium par des étudiants : « une civilisation n’est belle, écrit-il ainsi, que dans la mesure où il y a une circulation naturelle entre les œuvres de ses grands hommes et la vie intime de ses individus et de ses foyers »36 ; et le pensionnaire de regretter le divorce actuel entre écoute et pratique musicales, faisant l’éloge du travail en commun, de « toutes ces vertus et ces joies » que la préparation du concert à suscitées et rendues sensibles à l’écoute37. Dans les années 1950, c’est à propos du théâtre populaire que Barthes poursuit sa défense des amateurs ; prenant un tour non plus tant « civilisationnel » et moral que politique, celle-ci s’inscrit dans la continuité des théories de Brecht, dont les textes de 1939 consacrés à l’analyse et au soutien du théâtre amateur étaient très certainement connus de l’essayiste. Pour Barthes comme pour Brecht, donc, « le théâtre amateur vaut qu’on parle de lui38 » : à l’occasion d’une représentation d’Ubu roi par les participants du « stage d’éducation populaire » de Gabriel Monnet, Barthes affirme ainsi « la nécessité d’ouvrir un front de travail, non plus seulement de spectacle, mais dans des groupes populaires, parmi des amateurs authentiques39 ». Cette montée du peuple sur les planches et le travail qui s’y joue importent bien davantage aux yeux du critique qu’une pédagogie politique de la représentation qui, maintenant la séparation instituée des professionnels et des spectateurs et laissant les classes populaires en dehors du théâtre lui-même, manquerait l’essentiel : « L’important, pour sortir le théâtre français de l’impasse bourgeoise, ce n’est pas que quelques-uns de ses professionnels viennent à la politique, c’est que les véritables éléments politiques du pays viennent, eux, au théâtre40 ».

18Dans les années 1970, la promotion des amateurs s’intensifie et change de régime : d’une simple catégorie descriptive, l’amateur se transforme en une figure, un opérateur théorique que Barthes va explicitement placer au centre de son discours utopique. Si elle trouve son modèle électif dans la musique, cette utopie d’une société d’amateurs circule à travers les arts, et Barthes l’invoque à plusieurs reprises pour décrire la place de la littérature dans la société contemporaine : c’est ainsi la séparation et la disproportion actuelles entre pratiques de lecture et d’écriture qui justifie selon lui d’« accorde[r] tant d’importance au rôle de l’“amateur”, qui doit revaloriser la fonction productive que les circuits commerciaux ont réifiée41 ». Dans « Vingt mots-clés sur Roland Barthes », Barthes donne une ébauche de cette société d’écrivains-lecteurs : 

[…] je peux imaginer une société à venir, totalement désaliénée, qui, sur le plan de l’écriture, ne connaîtrait plus que des activités d’amateur. Notamment dans l’ordre du texte. Les gens écriraient, feraient des textes, pour le plaisir, profiteraient de la jouissance de l’écriture sans préoccupation de l’image qu’ils pourraient susciter chez autrui42.

19Tout en la formulant largement dans les termes de la psychanalyse, Barthes rattache dans le même entretien cette utopie au socialisme de Fourier, au titre du libre développement et exercice des passions dont son phalanstère se veut le théâtre ; mais celle-ci tient sans doute plus encore de Marx : outre le rapport désaliéné de l’amateur au travail évoqué plus haut, il faut encore citer le célèbre passage de L’Idéologie allemande qui envisage la fin de la spécialisation exclusive et imagine l’avènement d’un règne de l’amateur :

[…] dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique43.

20Faisant pendant à la critique de la division capitaliste du travail, cet idéal d’éclectisme anti-professionnel se retrouvera au cœur du portrait barthésien de l’amateur. De la même manière, Barthes conçoit l’amateur comme un polygraphe44 et s’imagine rêveusement sous les traits d’un « amateur universel, apte à toutes les écritures45 » : l’amatorat renvoie moins à la pratique d’un art en particulier qu’il ne désigne un certain régime de circulation d’un art à l’autre, et d’un rôle à l’autre dans le circuit de production et de consommation.

21On mesure ainsi combien la défense et illustration de l’amateur est loin d’être réductible à un acte de confinement dans l’intimité et de sécession à l’égard du champ social. Plutôt que d’impliquer nécessairement cette limitation du politique valant à l’autoportraitiste le « reproche de Brecht » évoqué plus haut, la prise en considération de l’amateur mérite peut-être au contraire d’être envisagée sous l’aspect d’une certaine extension du politique : extension au domaine de l’intime et de la psychologie des pratiques ordinaires, dont l’institution ne saurait être le seul fait d’une morale individuelle mais implique tout un partage général du sensible46. Si l’utopie amateure s’inscrit dans la tradition de l’otium lettré, si elle s’élabore sur l’exemple d’anciennes pratiques élitaires de la noblesse d’Ancien Régime ou de la bourgeoisie du xixe siècle, elle n’en est donc pas moins une utopie sociale : l’amateur se réclame certes d’un temps inactuel, séparé du « trouble politique » – reste que sa possibilité, sa viabilité, son avènement engagent une forme d’émancipation collective, une « libération de civilisation » que la figure de l’amateur rappelle à l’horizon du discours de l’essayiste.

« Le style de l’amateur parfait » 

22À ce point de l’analyse, le discours de Barthes sur l’amateur semble s’accommoder de deux perspectives incommensurables : comment en effet appréhender le passage entre cet amatorat de première personne – pratique concrète, expérience euphorique dont Barthes consigne les manifestations – et cette « société d’amateurs » qu’il appelle de ses vœux ? D’autant qu’entre cette pratique vécue et l’hypothèse utopique de sa généralisation, Barthes, en vertu d’une certaine conscience historique et sociologique, situe rien moins qu’un abyme47, et que cet abyme, l’amateur ne paraît ni capable ni soucieux de l’affronter, lui qui se présente comme un sujet discret, envers même de la figure extravertie de l’artiste militant. Mais l’amatorat traduit encore autre chose qu’une expérience privée et un fantasme de civilisation : comme l’exemple du théâtre a commencé de le montrer, il se légitime aussi de certaines expérimentations et manifestations sociales, et s’exprime dans le monde des formes, du style, de la technique. Si l’amateur pur est « celui qui ne montre pas », Barthes, lui, montre en revanche beaucoup l’amateur et fait de lui, d’une part, un personnage méthodique intervenant dans la mise en débat des formes artistiques, et d’autre part un éthos, une certaine manière pour l’essayiste de s’avancer dans son discours et de veiller aux effets de sa propre parole.

23L’histoire que Barthes invoque pour rendre compte de ce « creux de la courbe » que connaît l’amatorat n’est pas seulement celle, sociologique, des pratiques culturelles mais c’est aussi une histoire poétique des genres, des formes et des styles d’expression. Lors de son cours de 1979 sur La Préparation du roman, Barthes lie ainsi la rareté des pratiques amateures en France à l’absence de formes appropriables, comme l’est le haïku au Japon où celui-ci fait l’objet d’une sorte de « sport national » traversant les milieux sociaux :

Le haïku est désiré, c’est-à-dire qu’on désire en faire soi-même = preuve décisive (d’amour) : quand on désire faire soi-même ; du plaisir du produit, on infère un désir de production. – Ce pourrait être un critère de Typologie des produits culturels : notamment depuis qu’il y a historiquement des mass-media, une culture dite de masse : culture de purs « produits » où le désir de production est éteint, forclos (laissé à de purs professionnels) ; petit drame idéologique (de même, en un sens, écologique) de la France actuelle : il semble que le désir de production soit tout à fait marginal (amateurs : chansons, poésies) ; je veux dire (car ce n’est pas une question de bonne volonté individuelle) : il n’y a pas en France de formes (poétiques) suffisamment populaires pour accueillir le désir de production) ≠ Japonais, plus heureux que nous48.

24Les amateurs ne sauraient donc croître et multiplier sans disposer de formes suffisamment partageables qui puissent stimuler leur désir d’écrire. Alors qu’aux yeux de Barthes c’est la contrainte métrique qui fait le succès du haïku, genre propice à la rencontre d’un « code ancestral » et de « matériaux modernes », la France actuelle lui semble dépourvue de pareilles ressources poétiques, et l’amateurisme y survivre surtout dans le domaine de la pop’culture. Quelle que soit l’approximation de ce diagnostic réduit à l’état d’ébauche, compte surtout ici le souci de suspendre la possibilité de l’amateur à la disponibilité et la circulation des formes artistiques dans l’espace social.

25À prendre le point de vue et le parti de l’amateur, Barthes en vient à élever l’amatorat au rang d’un critère esthétique lui permettant de faire le départ entre genres, œuvres et styles suivant leur capacité à éveiller et recueillir un désir de production auprès du public. À la « musique que l’on écoute », Barthes oppose et préfère ainsi la « musique que l’on joue49 », celle, autrement dit, que l’on peut jouer, musique douée d’une forme d’« amicalité technique » et se prêtant à l’approche intimiste de l’amateur. Emblématisée par les œuvres de Schumann et de Schubert, cette musique pratique n’est pas la mieux adaptée au jeu de l’amateur, sans que celui-ci ne bénéficie en retour d’une sorte de précellence à son égard, malgré le défaut de sa technique. Ainsi du piano de Schumann, que Barthes évoque en 1979 dans sa préface à la monographie de Marcel Beaufils sur le compositeur :

C’est un piano intime (ce qui ne veut pas dire doux), ou encore : un piano privé, individuel même, rétif à l’approche professionnelle, parce que jouer Schumann, cela implique une innocence de la technique, à laquelle bien peu d’artistes savent atteindre. […] Schumann ne fait entendre pleinement sa musique qu’à celui qui la joue, même mal. J’ai toujours été frappé par ce paradoxe : que tel morceau de Schumann m’enthousiasmait lorsque je le jouais (approximativement), et me décevait un peu lorsque je l’entendais au disque : il paraissait alors mystérieusement appauvri, incomplet. Ce n’était pas, je crois, infatuation de ma part. C’est que la musique de Schumann va bien plus loin que l’oreille ; elle va dans le corps, dans les muscles, par les coups de son rythme, et comme dans les viscères, par la volupté de son melos : on dirait qu’à chaque fois, le morceau n’a été écrit que pour une personne, celle qui le joue : le vrai pianiste schumannien, c’est moi50.

26Un tel primat de l’amateur ne se borne pourtant pas à cette expérience concrète du jeu, vis-à-vis de quoi toute interprétation étrangère serait comme nécessairement mise en défaut : s’il est bien une « vérité de l’amateur »51, celle-ci est non seulement une vérité pratique, propre à l’intuition du jeu, au plaisir que ce dernier enveloppe, mais elle est aussi une vérité évaluative permettant d’établir et de fonder un jugement esthétique. Comme l’affirme Barthes dans « Musica practica », le rôle de l’amateur est « défini par un style bien plus que par une imperfection technique52 », rien n’empêche dès lors de retrouver ce style chez certains professionnels qui auraient su l’investir, sinon même le sublimer. Barthes s’y emploie dans ce même article de 1970, reconnaissant chez le pianiste Lipatti et le chanteur Panzéra53 le « style de l’amateur parfait […], parce qu’il ébranlait en nous non la satisfaction, mais le désir, celui de faire cette musique-là54 ».

27À considérer le fragment « L’Amateur » de Roland Barthes par Roland Barthes – qui fait suite à celui de « La jeune fille bourgeoise » cité plus haut –, il apparaît que c’est à ce même niveau du style que s’exprime et se mesure la valeur contre-bourgeoise du personnage :

L’Amateur (celui qui fait de la peinture, de la musique, du sport, de la science, sans esprit de maîtrise ou de compétition), l’Amateur reconduit sa jouissance (amator : qui aime et aime encore) ; ce n’est nullement un héros (de la création, de la performance) ; il s’installe gracieusement (pour rien) dans le signifiant : dans la matière immédiatement définitive de la musique, de la peinture ; sa pratique, ordinairement, ne comporte aucun rubato (ce vol de l’objet au profit de l’attribut) ; il est – il sera peut-être – l’artiste contre-bourgeois55.

28Si l’amateur est on l’a vu coutumier de ces variations intempestives du tempo que, caprice ou maladresse, il inflige à la partition, il est donc étranger à l’art ornemental du rubato, qui implique lui aussi une prise de liberté à l’égard du rythme mais détourne celle-ci à des fins expressives ostentatoires, loin donc de cette « innocence de la technique » que Barthes porte au crédit de l’amatorat. Mettant à profit la signification littérale du mot (« dérobé »), Barthes dénonce ainsi dans le rubato une forme de vol esthétique, consistant pour l’interprète à imposer une signification extérieure (« l’attribut ») à cette lettre du texte musical qui devrait parler d’elle-même (« l’objet »). Il faut souligner que ce rubato, Barthes en faisait déjà la marque de l’esthétique bourgeoise dans un texte des Mythologies auquel l’autoportraitiste se réfère ici implicitement56. L’éloge de l’amateur que donne à lire l’autoportrait de 1975 doit partant être situé dans la continuité de la critique sociale des années 1950, où Barthes traquait les manifestations de « l’art bourgeois » en musique comme au théâtre, y dénonçant toujours le même cortège de vices (expressivité outrée, surcharge intentionnelle, psychologisme naïf). Or, dès ces années 1950, c’est bien l’amateur que Barthes oppose à l’artiste bourgeois, et l’on ne saurait trop à cet égard marquer l’importance de la référence brechtienne. Relisons le compte-rendu de l’Ubu roi de Monnet :

Sans connaître Brecht (je crois), il a retrouvé les principes logiques du théâtre épique : la lumière égale, la scène transformée en un immense proscenium dénudé, le rythme lent, le jeu clair, détaché, des acteurs, soutenus dans cette simplicité par leur condition d’amateurs sincères et intelligents57.

29Les amateurs du stage populaire d’Annecy ont su exploiter au mieux la charge politique de la pièce, porteurs qu’ils sont de vertus « civiques » favorisées par leur extraction sociale et leur non-appartenance au milieu professionnel, vertus qui s’expriment stylistiquement sur la scène, en sorte qu’aux yeux du critique, cette troupe amateur fait du théâtre épique sans le savoir. Dans un court texte intitulé « Quelques remarques sur des comédiens prolétariens », Brecht avait produit un pareil éloge de la simplicité du jeu amateur, opposée à la complication psychologisante du style bourgeois. Cette simplicité, le dramaturge l’entend doublement : au sens, d’une part, d’un dénuement contraint, d’une forme de pauvreté : celle des petits théâtres et de leurs faibles moyens en décors, celle encore des comédiens, de leur manque d’assurance, de la fatigue dont leur jeu se ressent lorsqu’ils répètent ou se produisent au terme de leur journée de travail. D’autre part, cette simplicité des amateurs doit encore s’entendre d’une manière positive, au sens d’une richesse tenant à la puissance d’exposition et d’explicitation dont ils font preuve dans la représentation de « la vie sociale des hommes58 » – ce que Barthes semble-t-il retrouve lorsqu’il parle du « jeu clair, détaché » des comédiens de Monnet. En vertu d’une telle simplicité, les amateurs échappent enfin selon Brecht au psychologisme du jeu bourgeois, à cet « étalage de la psyché différenciée de l’individu et [de] “la richesse de la vie intérieure” » que Barthes ne cesse lui aussi d’éreinter.

30À considérer ces articles des années 1950 et leur intertexte brechtien, on mesure donc ce que la conception de l’amatorat doit chez Barthes aux théories et aux expérimentations réalisées dans le domaine de l’art populaire. Si, dans les années 1970, la défense de l’amatorat s’adosse surtout aux exemples de la musique et de la peinture, elle n’en comporte donc pas moins une filiation théâtrale qui permet d’éclairer la valeur politique que Barthes prête à la simplicité et au littéralisme du style amateur, tous arts confondus. Parce qu’il est aussi la marque d’un style, parce que sa possibilité « n’est pas une question de bonne volonté individuelle », mais tient bien plutôt à celle d’une démocratisation des pratiques culturelles, l’amateur barthésien doit être envisagé comme un personnage communicationnel ; prêtant son nom à un régime de libre partage des formes artistiques, l’amatorat ne relève pas seulement du bonheur domestique ou de l’utopie de civilisation, il désigne aussi un certain travail, une certaine politique de la forme dans l’espace social.

Conclusion : « simuler l’amateur »

31Au terme de ce parcours, il apparaît que les pratiques et valeurs de l’amateur évoquées en 1979 dans le cours sur le roman ne sont donc pas tout à fait solubles dans une éthique du neutre : à cette dimension éthique de l’amatorat, qui l’inscrit dans la tradition antique de l’otium lettré et en fait le nom d’un idéal de retraite et d’accomplissement dans la culture désintéressée des arts, s’ajoute une dimension sociale et politique, qui suppose d’interroger les conditions de possibilité, de viabilité des amateurs dans la société contemporaine, comme encore de promouvoir les formes et les styles qui sont à leur mesure. Par là, l’amatorat intéresse en premier lieu le discours de l’essayiste, quand bien même – ou à d’autant plus forte raison que – sa démarche ne bénéficie pas de la sécurité du « vrai » amateur et se trouve exposée aux regards, en proie à l’imaginaire. En faisant de l’amatorat son éthos privilégié, en se présentant comme un amateur en linguistique ou en sémiologie59, Barthes énonce bien un rapport amoureux aux savoirs, mais il affecte aussi une posture de marginalité, de porte-à-faux à l’égard des disciplines, des institutions, de l’économie du discours théorique. Un tel masque d’amateur témoigne d’une conception tout à la fois transitive et anti-héroïque du discours intellectuel. S’il est dès lors une politique de la forme, une rhétorique dont l’amateur puisse être l’emblème, celle-ci ne relèvera pas d’un engagement à la manière sartrienne, mais plutôt d’une démarche intégratrice qui traite le lecteur comme un producteur potentiel et tend moins à le persuader qu’à ménager sa puissance d’agir. L’« innocence de la technique » par laquelle Barthes définit le style d’amateur se renverse alors en une technique de l’innocence, si l’on veut bien, comme Barthes y invite lui-même, entendre par l’étymologie ce dernier terme au sens d’une non-nuisance, d’un ne-pas faire-violence.

32Bien qu’il revendique une part de maladresse, l’amateur est donc loin d’être étranger à la technique, et il n’est pour s’en convaincre que d’observer la portée méthodologique que Barthes lui prête dans La Préparation du roman et dans « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » :

Ce Roman utopique, il m’importe de faire comme si je devais l’écrire. Et je retrouve ici, pour finir, la méthode. Je me mets en effet dans la position de celui qui fait quelque chose, et non plus de celui qui parle sur quelque chose : je n’étudie pas un produit, j’endosse une production ; j’abolis le discours sur le discours ; le monde ne vient plus à moi sous la forme d’un objet, mais sous celle d’une écriture, c’est-à-dire d’une pratique : je passe à un autre type de savoir (celui de l’Amateur) et c’est en cela que je suis méthodique60.

33Si l’amateur est « celui qui simule l’artiste » et si l’artiste « devrait bien, de temps en temps simuler l’Amateur »61, Barthes se place donc pour ainsi dire dans la position d’un artiste-simulant-l’amateur-simulant-l’artiste : il est celui qui à la fois veut (vraiment) écrire ce « roman » et celui qui, dans le cadre de son cours, ne fera que simuler cette disposition. Retrouvant cette propension de l’amateur à ne pas montrer, à tenir caché le produit de son art, Barthes gardera par devers lui les ébauches de son projet et concentrera son propos sur les conditions pratiques de l’écriture. Cette activité de simulation, cet art de la maquette dont le sémiologue avait jadis fait le geste même de l’activité structurale62, instaure un régime de réflexivité qui ne tient plus tant du métadiscours que du métatechnique (mot pongien). Ce discours sur l’amateur que file Barthes tout au long de son œuvre est donc aussi bien un discours de l’amateur, s’il est vrai que celui-ci se trouve toujours engagé lui-même dans ce régime de réflexivité pratique auquel il prête ici son nom63. Pour être un personnage transversal, circulant entre les arts et les envisageant souvent l’un par l’autre, l’amateur est donc tout sauf versatile : comme le montre la « journée réussie » rêvée par Marx et Engels dans L’Idéologie allemande, l’amateur organise son temps, fait du rythme et de la succession même de ses activités l’affaire d’un art ; c’est bien à ce miroir-là que Barthes réfléchit son « métier d’écrire »64 :

Il faut toujours penser l’Écriture en termes de musique. Tolstoï, Guerre et paix, # 1865 : « Il me faut travailler comme un pianiste. » Pourriez-vous apprendre du piano ou du chant sans travailler tous les jours ? Le par à-coups n’est absolument pas rentable ; par exemple, important de savoir que le chant, une demi-heure par jour mais chaque jour, suffit (pour un amateur) ≠ piano (au moins une heure) → On peut « penser » par inspiration, on ne peut écrire que par labeur65.

34Fort peu passives en vérité bien qu’elles cultivent la discrétion, « les pratiques et les valeurs de l’amateur » participent ainsi d’une éthique et d’une politique du travail qui rappellent ici l’écriture à la vie pratique qui la rend possible et dans laquelle elle vient s’inscrire en retour.