S’effacer en douce : la discrétion de Joseph Joubert
1Nous sommes habitués à penser aujourd’hui le geste littéraire en fonction de sa rémunération symbolique et non plus seulement en regard d’une récompense en monnaie sonnante et trébuchante. L’époque oppose souvent même avec désinvolture l’un et l’autre dans une polémique éternelle entre les tenants d’une littérature « commerciale » et ceux qui voudraient que ne porte ce beau nom que la « véritable littérature », comme si la chose allait de soi. La sociologie de Bourdieu a réussi à imposer jusqu’à son lexique dans ce que l’on nomme maintenant, l’expression se changeant en réalité, « le champ littéraire ». Ce fameux champ (plus électromagnétique qu’agraire) inverserait la donne du champ économique en jouant l’étrange jeu du « qui perd gagne » faisant en sorte que, depuis le milieu du xixe siècle (avec Flaubert, Baudelaire et Manet plus précisément), la marge serait devenue le centre de la valeur littéraire et artistique. Le centre de l’attention médiatique et populaire perdrait en conséquence toute valeur autre que de pure façade commerciale. Plus on a de reconnaissance du grand public, moins la valeur de l’œuvre serait grande, et inversement plus obscure se révèle l’œuvre et plus grande pourrait être sa valeur symbolique et sa chance d’être lue dans une norme ultérieure qu’elle aurait d’ailleurs contribué à mettre en forme. La réduction ainsi opérée touche directement l’idée d’un décalage entre la faveur du public à une époque donnée et une reconnaissance future et improbable que l’on appelait jadis « la postérité » ou « la fortune », sorte de ciel des élus qui n’ont pas rencontré ici-bas l’horizon d’attente d’un lectorat frivole et qui font avec Stendhal le pari très risqué d’être lu cent ans après leur mort. Mieux encore, cette théorie toute économique et symbolique de la littérature a rendu suspecte toute tentative de penser ce qui échappe au jeu d’un don fait à l’avenir, que l’on comprend maintenant comme un placement sur le contre-don de l’au-delà : après sa mort, un écrivain récupèrerait sa mise perdue par la défaveur de son vivant et il pourrait même toucher avant terme les dividendes de sa gloire post-mortem, un peu à la manière de Chateaubriand et de ses Mémoires d’outre-tombe qui récupère sa mise en avançant en âge et qui en conséquence augmente sa valeur en vieillissant et au fur et à mesure que croissent ses mémoires.
2En examinant le cas étrange de Joseph Joubert (1754-1824), une autre avenue d’interprétation se dégage et montre de manière oblique en quoi cette théorie sociologique de la littérature échoue à comprendre le geste littéraire qui tente de s’effacer lui-même, dans un pur renoncement à toute forme de gloire fût-elle posthume, comme c’est le cas de cet écrivain sans écrit qu’est Joubert. Après beaucoup d’autres et dans une tradition stoïcienne prise ici dans un sens très large, Joubert se méfie du « néant de la gloire1 », puisqu’il la trouve « plus belle à désirer qu’à posséder2 », lui dont les ratures se sont accumulées des décennies durant dans ce qu’il appelait ses « cahiers » et qui n’ont pas été conservés pour publication d’aucune façon, mais seulement par les soins posthumes de sa veuve et de son ami Chateaubriand, qui ont déterré littéralement les écrits qu’avait entassés Joubert dans ses malles avant de mourir3. Il y a dans tout ce parcours exemplaire d’écriture une leçon à tirer sur ce que Carlos Ossola désigne comme la « perte » (En pure perte, Paris, Rivages, 2011) et qui n’excède pas la logique sociologique ou anthropologique, à la façon d’un Georges Bataille s’essayant par exemple à penser la dépense, mais passe au contraire et pour ainsi dire « en dessous » de ces radars théoriques. Par humilité, renoncement et tentative de s’équivaloir à la pleine neutralité des choses, Joubert invite à repenser autant ses finalités que la littérature elle-même.
Une passivité sans mesure
3Contemporain de la Révolution française, Joubert se retranche très tôt d’une vie publique tournée vers la politique, étant donné le danger évident de la période, même après Thermidor et ses suites. Considérant que si « Dieu se retire du monde, le sage se retire en Dieu4 », Joubert développe avec ses correspondants une sagesse de circonstance se muant peu à peu en une forme de pensée de l’inutile, comme il en fait part à Pauline de Beaumont en 1797 :
La passion même du bien public serait, en ce moment, une folie. Le monde est livré au hasard. Ceux qui prétendent l’arrêter en jetant à ses vagues le gravier et le sable fin des petites combinaisons sont ignorants de toutes choses. Je leur préfère de bien loin celui qui, sans prétention, s’amuse, à ses heures perdues, à faire des ronds dans son puits. Il se croit, du moins, inutile5.
4Pour Joubert, traumatisé comme toute sa génération par le passage de 89 à 93, se croire utile, quand bien même cela serait-il fait au nom du bien public, risque de dégénérer en horreur : « Les idées exagérées de compassion, d’humanité, conduisent à la cruauté. Chercher comment6 ». Faire des ronds dans son puits, c’est-à-dire circonscrire son action dans une aire minimale, afin de déranger le moins possible l’ordre des choses, car toute volonté humaine d’agir ne peut que détruire étant donné son manque de fondement.
5Dès après la Révolution, Joubert entreprend une critique de la volonté, qu’il maintiendra toute sa vie et dont les formulations les plus explicites se trouvent dans sa correspondance avec le comte Louis-Mathieu Molé (futur ministre sous l’Empire et la Restauration, puis président du Conseil sous la Monarchie de Juillet). Molé demeure surpris de la violence avec laquelle Joubert s’oppose à tout système se fondant sur la volonté, car « dire aux hommes : veuille et tu pourras, n’est-ce pas les encourager à ce qu’ils ont tant fait dans les fureurs des derniers temps […]7 ? » En « examin[ant] le principe par les conséquences8 » (ce qui « est permis par la sereine logique et ordonné par la saine raison9 »), Joubert considère tout le malentendu impliqué dans le passage de l’idée à l’action : « La marche de la volonté. De la simple idée au désir, il y a un pas. Et du désir à l’action, un autre pas10 ». Suivant ces deux marches abruptes, bien souvent l’esprit déboule et la descente dans le monde de la vie équivaut pour Joubert à l’entrée dans le monde de la confusion : « les idées claires servent à parler ; mais c’est presque toujours pour quelque idée confuse que nous agissons. C’est elles qui mènent la vie11 ». La sagesse de Joubert, sur bien des plans, est la conséquence, le bilan, d’un passage raté du principe à la volonté révolutionnaires.
6La critique de Joubert ne s’énonce pas seulement au nom de la pureté de l’idée ; bien plus, elle met en évidence la contradiction révolutionnaire qui cherche à établir la justice par le moyen de la volonté alors qu’il n’y a aucune justice dans la volonté puisque toujours « les volontés plus faibles cèdent aux volontés plus fortes12 ». Ce que l’expérience de la Révolution vérifie amplement selon Joubert, qui résume l’événement dans une lutte des volontés : « quelques misérables firent vouloir au peuple français ce qu’ils vouloient13 ». Au demeurant, l’expérience prouve aussi qu’il est toujours possible qu’un « fol [ait] plus de volonté qu’un homme sage14 ». Peut-être est-ce même cela la folie, de donner tout pouvoir à la volonté, qui peut toujours nous faire faux-bond : « Quelquefois la volonté agit sans que nous sentions qu’elle veuille ou qu’elle ait voulu, comme l’intelligence opère sans que nous sachions que nous pensons ou que nous avons pensé15 ». En fait, l’action elle‑même en vient à s’identifier pour Joubert à la volonté, qui se change en un synonyme de « mouvement » : « tout mouvement (quel qu’il soit) vient d’une VOLONTÉ, même celui d’une pierre qui se détache et tombe d’une voûte16 ». L’homme, en tant qu’esprit jeté dans le monde des corps, est donc pour Joubert une pierre tombée d’une voûte, une volonté mue par une volonté plus grande qu’elle et qui l’englobe. La volonté la plus velléitaire qui soit demeure passive en regard de ce qui lui imprime un mouvement primordial. C’est donc dire que la volonté humaine se bute à la « passivité sans mesure17 » dont a parlé Blanchot, passivité qui n’est pas à elle-même son propre ressort, car « ne faut-il pas que le mobile soit hors de notre volonté ? que le levier soit hors du palais18 ? » La réflexion de Joubert mène donc à la constatation que « nos volontés sont l’instrument avec lequel il nous manie19 » et insinue la possibilité que la liberté et la volonté révolutionnaires soient elles-mêmes dues à la fantaisie divine : « S’il ne lui plaît pas de prévoir, pour nous laisser en liberté20… » Autrement dit, la volonté humaine n’est pas souveraine, et plus encore, toute souveraineté humaine ne l’est que par illusion, car « la souveraineté appartient à Dieu et à Dieu seul. Il la pose, il la maintient, il la retire, il la suspend, et il la promène à son gré21. » La critique de Joubert porte donc a fortiori aussi sur les institutions révolutionnaires, œuvres de la volonté. Critiquer la volonté humaine équivaut donc pour Joubert à conspuer le volontarisme des révolutionnaires, ces « sombres et malheureux amants d’une égalité meurtrière22 », et l’artifice de leurs institutions (aussi deviendra-t-il plus tard, en toute logique, un monarchiste, c’est-à-dire un partisan de l’institution divine du pouvoir (« Les droits du peuple ne viennent pas de lui, mais de la justice ; et la justice vient de l’ordre et l’ordre vient de Dieu lui-même 23») – mais ne l’était-il pas déjà dès avant la Révolution ?) : « Constitutions (vraies). Ont été, sont, seront toujours et ne peuvent être que les filles du temps. L’homme ne peut pas plus les faire avec sa volonté seule qu’on ne peut faire un animal… Une société n’est point un être ; mais elle en suit toutes les loix dans sa formation et dans ses développemens24. » Joubert prend ainsi à rebours l’idée et l’expression des hommes des Lumières « qui font du monde un animal ou un grand être animé25 ». Ayant tenté de créer de toutes pièces un animal (la constitution), les révolutionnaires ont fait œuvre de démiurges et ont transgressé le secret présidant à la naissance des êtres. En un mot, ils ont péché par orgueil (« Qu’est-ce que la Révolution ? […] un orgueil enfla tous les hommes26 ») ; ils ont manqué de pudeur ontologique et, en l’absence de l’assistance divine, leur création s’est révélée monstrueuse. Les révolutionnaires ont ainsi joué le drame de Frankenstein avant que Mary Shelley ne le conçût (1817). À cet égard, le refus de ressembler ses fragments en un seul corps prend chez Joubert valeur d’emblème de l’époque, comme s’il fallait préférer laisser se disperser les parties du tout de peur de déclencher à nouveau les furieuses passions totalitaires. Mieux vaut laisser les choses en leur état, peu importe lequel, que vouloir qu’elles soient autres qu’elles ne sont.
Une pensée discrète
7Il y a donc pour Joubert, une certaine justice de la passivité, qui n’impose aucune volonté sur le monde et demeure restreinte à une discrétion pour ainsi dire ontologique qui tente d’échapper à toute forme de rémunération symbolique chère à Bourdieu. C’est le conseil qu’il prodigue à répétition à Molé, c’est-à-dire de cacher sa vie et d’agir en vue d’une fin toute personnelle et toujours hors de portée de la foule et du plus grand nombre.
Je vous dirai d’abord en passant que j’appelle génie tout ce qui nous élève au-dessus de la terre et du train ordinaire des choses humaines, comme les réflexions, les imaginations, les conceptions, etc., enfin les pensées qui nous sont propres ; et je trouve bien insensés ceux qui prennent la peine de rêver et de méditer sans en retirer aucun profit vraiment personnel, aucun bonheur, etc. Ceux-là seraient plus sages qui s’appliqueraient surtout à nourrir et à développer en eux des idées qui les rendraient contents, quand même ils ne pourraient jamais les faire connaître à personne; et il est un savoir si beau et si satisfaisant qu’on ne peut pas dire de celui-là : « Scrire tuum nihil est, nisi te scrire sciat alter. » Continuez, persistez et ce savoir sera le vôtre27.
8Puisant à la sagesse stoïcienne (celle de Perse ici critiquant celui pour qui le savoir n’est rien s’il n’est partagé), Joubert cherche à tourner le jeuné Molé vers un savoir tout intérieur n’ayant aucun besoin d’autrui pour se faire valoir. Un savoir, en un mot, qui serve à mieux vivre et à diriger sa conduite conformément aux limites imparties au genre humain. La quête du sublime qui secouera tout le xixe siècle n’a dans le cas de Joubert, qui l’inaugure pour ainsi dire à rebours, que des conséquences domestiques dans la mesure où l’impératif épicurien de cacher sa vie doit avoir pour résultat un bonheur minuscule et tout personnel.
9L’échange épistolaire entre Joubert et Molé s’inscrit en ce sens au cœur d’une éternelle discussion dans l’histoire de la pensée entre celui qui enjoint l’autre à cacher sa vie et celui qui lui répond qu’il ne cache lui-même pas sa vie en divulguant ses conseils de sagesse et par là se contredit irrémédiablement. On en trouve des traces déjà chez Plutarque critiquant les Épicuriens dans ses Œuvres morales :
Celui qui a le premier avancé cette maxime : Cache ta vie, n’a pas voulu lui-même rester ignoré. Il ne l’a publiée qu’afin qu’on sût qu’il avait dit quelque chose de plus sensé que d’autres. En nous exhortant à vivre dans l’obscurité, il a affecté une réputation injuste ; car, à mon avis,
Un sage est odieux s’il ne l’est pour lui-même.
On rapporte que Polyxène, fils d’Eryxis, et Gnathon le Sicilien, deux hommes fort gloutons, se mouchaient dans les plats, afin qu’en dégoûtant par là les convives d’en manger, ils pussent s’en gorger à leur aise ; de même, ceux qui ont un amour excessif de la gloire la déprécient devant les autres, pour pouvoir en jouir sans concurrents. Les rameurs, tournés du côté de la poupe, chassent en avant la proue, par l’action qu’ils impriment aux rames dans un sens contraire à la direction du vaisseau. C’est à peu près ce que font ceux qui nous donnent de semblables préceptes ; ils courent après la gloire en faisant semblant de lui tourner le dos. Pourquoi avancer une telle maxime ? à quoi bon l’écrire, ou qu’était-il besoin de la transmettre à la postérité ? Si son auteur voulait rester inconnu à ses contemporains, pourquoi chercher à se faire connaître de ceux qui viendraient après lui ? Comment ne pas trouver mauvais le conseil de cacher sa vie, c’est-à-dire de s’ensevelir tout vivant ? Est-il donc si honteux de vivre, qu’on doive chercher à être ignoré de tout le monde28 ?
10Cette critique très sociologique et même bourdieusienne (par anticipation, pour paraphraser Pierre Bayard) de la prétention de cacher sa vie pour mieux la mettre en valeur s’applique assez bien au cas de Joubert qui n’avance qu’en reculant dans la Modernité s’ébranlant sous ses yeux. Joubert ne se mouche cependant pas tout à fait dans le plat de la postérité : il essaie au contraire de transformer ou d’infléchir l’avenir en une doctrine plus adaptée à ses vues en enjoignant son correspondant à se faire moins velléitaire, puisque c’est précisément la glorification du génie et de la volonté ou même l’amalgame monstrueux des deux dans quelque chose qui ressemblerait à une théorie de la volonté géniale, qui a perdu l’héritage de la pensée et sabordé la douceur de vivre que cherche à recréer Joubert dans son espace intime.
11La critique de la volonté et du savoir pour autrui sont donc parfaitement conséquents chez Joubert avec l’absence de publication de ses pensées, de même qu’avec la discrétion dont il fait preuve sa vie durant. La critique de Plutarque (et du système sociologique de Bourdieu) ne s’applique ainsi pas tout à fait à l’humilité de Joubert qui suit de manière intuitive et, semble-t-il, sans trop s’en aviser, un lien direct, mis en évidence par le philosophe Pierre Zaoui, entre la recherche d’un effacement supérieur et la forme fragmentaire de ses pensées.
En son sens étymologique, en effet, discrétion vient du latin discretio qui signifie discernement, séparation, distinction, ce qui s’entend encore dans l’anglais discretion et ce qui a donné son sens mathématique de discontinu. On ne saurait donc être discret en continu, la discrétion même présupposant une dialectique plus subtile de l’apparition et de la disparition, de la monstration et de la réserve. C’est en ce sens en tout cas que l’art de la discrétion nous semble relever d’un geste véritablement métaphysique, voire initialement théologique, celui visant à constituer son concept en le distinguant d’expériences proches mais distinctes : celles anciennes et mondaines du tact, de la pudeur, de la tenue, de la courtoisie, et celles religieuses de l’humilité, du détachement ou du retrait du monde. … Ce pourquoi la plupart des grands penseurs de la discrétion ou de la disparition se sont essentiellement exprimés par aphorismes et fragments29.
12Discrètes, les pensées de Joubert le sont à plusieurs égards : par leur discontinuité d’abord et par l’espacement qu’elles supposent ensuite, non seulement entre elles mais aussi avec le monde. Joubert se situe historiquement au moment où ce mot possède encore la signification « mondaine » qu’il avait sous Louis XIV, mais se teinte déjà d’une dimension phénoménologique : Joubert se déclare en effet « mort au monde30… », au sens où il vit désormais retranché, mais il prend par ailleurs la peine de spécifier : « J’entends par le monde le monde, et non un petit nombre de cotteries31 ». La discrétion de Joubert n’est en ce sens aucunement celle de l’homme de cour de Balthazar Gracian, mais plutôt celle d’un penseur à la fois ancien et très moderne. Considérant la dimension démiurgique de son siècle, la réaction de Joubert consiste en un refus de l’héroïsme titanesque des surhommes – avant la lettre : « Ce siècle. Vrai Léviathan entre les siècles, qui a tous voulu les dévorer, eut des proportions colossales dans toutes ses ambitions. Rempli d’un orgueil gigantesque et par là ennemi des dieux32. » À la démesure du siècle où l’« on aime plus que ce qui est colossal33 », Joubert préfère une juste mesure, une médiocrité, au sens latin de mediocritas, ce qui est moyen, mesuré : « Auream mediocritatem, “la médiocrité dorée”. Cela veut dire la médiocrité parée, ornée34 ». Joubert réactive un topos venu tout droit des Odes d’Horace, de l’Hippolyte de Sénèque et ayant traversé les siècles. L’aurea mediocritas forme « l’image d’une sagesse née de l’expérience et entretenue dans l’équilibre de la médiocrité toute d’or35 ». Cette voie moyenne constitue pour Joubert la seule envisageable, dans une tentation de retour à l’Antiquité mais qui débouche, comme bien souvent chez ce penseur paradoxal, sur l’invention toute moderne d’une humilité artistique tenant lieu de substitut à la perte du sacré.
Un monachisme laïc
13La pratique même d’écriture de Joubert, par sa régularité et sa propension à l’examen de conscience, s’inscrit dans la tradition du journal intime, mais semble aussi tendue vers une forme de rêve mystique dont on trouve des traces ici et là : « Mysticité, mystiques. – Mystique, ou dévot intérieur. Mysticité, ou dévotion secrette, cachée, intérieure ; et par conséquent fervente, privée, singulière. ( ou secreto, disent les anciennes rubriques.)36 » L’attrait de la discrétion, du secret ou de la retraite se lit dans la forme même des cahiers de Joubert, qui en semble bien conscient (« Vie érémitique. Pourquoi l’idée en plaît37 »), au point de reprendre certains lieux communs du discours de la retraite en Dieu : « C’est ici le désert. Dans ce silence, tout me parle : et dans votre bruit tout se tait38. » Mais précisément, Joubert ne se retire pas dans un monastère, et c’est ce qui en fait un penseur précieux, puisqu’il se joue dans sa pensée le processus historique de la sacralisation de l’art : « – Ici je suis hors des choses civiles, et dans la pure région de l’Art39. » Joubert accorde beaucoup d’attention à cet espace séparé qu’il se crée pour lui-même, mais qui ne se confond pas avec le monastère et il semble aussi avisé de ne pas être une exception parmi ses contemporains : « Quelqu’un a dit (je l’ai lu ce matin) : “le bonheur est hermite (sic)”. On ne l’auroit pas dit il y a cent ans. En ce temps là on pensoit (pour parler comme Chateaubriand) que la solitude n’étoit bonne qu’avec Dieu40. » Or, la solitude de Joubert est un isolement d’un genre nouveau, c’est en quelque sorte, déjà, non plus la solitude individuelle mais bien une séparation plus radicale encore tenant plus de ce que Blanchot pensera comme « la solitude de l’œuvre41 », c’est-à-dire non plus la solitude de l’écrivain retranché de ses semblables, mais plutôt le processus d’effacement de celui qui s’enfonce dans l’espace indéfini et inachevable de l’écriture et pour lequel il ne saurait y avoir de rétribution possible, quelle qu’elle soit.
Puissance et impossibilité
14Joubert ne s’inscrit pas non plus dans la tradition moderne du fragment inauguré par les frères Schlegel et poursuivie par Nietzsche, qui disait écrire par surcroît de force et de volonté, laissant tomber des résidus de sa pensée sous forme fragmentaire. Joubert, lui, souhaite plutôt laisser place à cette « ardeur d’esprit d’où il sort des jets de lumière. – Des gouttes de lumière42. » Il écrit donc sans écrire vraiment, par impossibilité d’écrire volontairement, lui qui est « contre le désir de parler43 », suivant l’idée très romantique de la harpe éolienne voulant que l’art le plus absolu soit celui que fait de manière involontaire le vent faisant vibrer les cordes d’un instrument sans musicien. L’art, à son sommet, se confond à l’impersonnel et l’écriture idéale pourrait en ce sens, selon Joubert, rendre compte de la formation de la pensée par la lenteur du travail des imperceptibles (« Que tout se fait par les imperceptibles44 »), qui font et défont les formes, à la façon des enzymes dans le processus inapparent de la digestion, dans un lent travail à la façon du vent qui sculpte les nuages (« La pensée se forme dans l’âme comme les nuages se forment dans l’air45 »). Mais cette force formatrice indépendante et impersonnelle n’agit que faiblement en Joubert, qui, s’il « lui tombe parfois des étoiles de l’esprit46 », comme des météores survenant alors qu’on ne les attendait plus, au bout du désœuvrement et de la « patience attendant l’inspiration47 », doit néanmoins se rabattre sur le prosaïsme de la nécessité de « traire son propre esprit lorsque rien n’en peut jaillir48 », c’est-à-dire le plus souvent. Empêtré dans les « tourmens d’une fécondité qui ne peut pas se faire jour », possédant un « talent qui n’a pas d’outils49 », Joubert se voit frappé « à la fois de puissance et d’impossibilité50 ». Il s’en explique ainsi à son correspondant Frisell.
Je me définis, en secret et hautement, mais en conscience « une intelligence mal servie par ses organes ». Je me console et m’absous de ma nullité en reconnaissant que, pour se punir sans doute de n’avoir pas fait un assez digne usage de toute la bonté qu’il avait mise en moi, ou par quelque autre disposition de son adorable Providence, il a plu au Ciel de me remplir « de puissances et d’impossibilités » et d’opposer sans cesse une impossibilité à chacune de mes puissances51.
15Tel est le constat auquel Joubert se voit obligé de se résigner (« Quant à nous, nous sommes, pour ainsi parler, des hommes de peu de mots, de peu de forces, — et de peu de fécondité52 »). Mais il ne faut pas se laisser leurrer par la rhétorique ici mise en place par Joubert, car il sait bien que son attente sans fin est tournée vers un autre objet que celui d’un littérateur ordinaire. En vérité, pour lui la chose est désormais entendue : « L’économie (en littérature) annonce le grand écrivain53. » Ce n’est pas seulement à un art du peu que se livre dès lors Joubert, mais à un art du moins possible, de la négation de toute puissance, non pas dans le but de faire croître son bien symbolique futur, mais afin de laisser vaincre en lui l’impossibilité et de ne faire ainsi aucune ombre à la Création. La littérature devient ainsi l’enjeu d’une défaite programmée et désirée secrètement et discrètement. Aussi Joubert s’entoure-t-il d’« un silence attentif54 » et son « amour du petit55 » qui le « réduit à un tel degré de ténuité (ou d’amincissement) que56… » – que la puissance de sa phrase s’interrompt en se brisant sur l’impossibilité d’intégrer en elle le silence qui lui donne lieu, malgré son effort pour disparaître dans la plus pure transparence. Son mutisme ne manifeste ainsi qu’une attention fascinée à ce qu’il ressent « comme les secousses d’une lumière qui cherche à se dégager57 » et tout ce qu’il produit et met en forme lui semble aussi obscur, dit-il, que « ces nuages que j’ai vus bordés de lumière58 ». Aussi préfère-t-il attendre dans la vacance du désœuvrement (« Jusqu’à ce que la goutte de lumière dont j’ai besoin et que j’attends soit formée et tombe de là59 »), dans ce vide auquel le Créateur n’a rien trouvé de mieux (« N’ayant rien trouvé qui valût mieux que le vuide, il laisse l’espace vacant60 »). Mais même la tentative de rendre la transparence du monde par la transparence du langage est vouée à l’échec, car « quand on double un verre, il s’oppose à la vision61 ». Aussi « la clarté céleste, et des régions supérieures62 » ne peut-elle qu’être voilée par ce qui cherche à la manifester et les verres des mots réduits en tessons éparpillés sur le sol raboteux de notre terre prosaïque.