Le sublime illisible : « Ses purs ongles… » de Mallarmé
La défense de l’illisible
1C’est de « plaisanterie immense et médiocre » qu’est qualifiée l’accusation de Proust, en septembre 1896, dans l’article que lui adresse Mallarmé en une forme de riposte étonnamment agressive, très peu amène à l’égard de contemporains qui, assène-t-il, « ne savent pas lire1 ». Lorsque le tout jeune chroniqueur entreprend en effet de dénoncer « l’obscurité » des symbolistes2, le poète, qui jusque-là n’avait pas cru bon de répondre aux critiques lui reprochant son illisibilité, renonce pour une fois à sa politesse légendaire et rédige « Le Mystère dans les Lettres », sur un ton pour le moins ambivalent : si Mallarmé prend la plume et qu’il entre dans le débat ouvert par Proust, c’est en commençant pourtant par indiquer que le « Contre l’obscurité » de ce dernier n’y invite guère. Les mots du billettiste, dont Mallarmé souligne plutôt la futilité, ne risquent pas selon lui de menacer le mystère poétique, puisque les « pures prérogatives » du poète, son droit au « blanc qui revient », ne sont en réalité qu’« à la merci des bas farceurs3 ». On le voit, la défense est toute rhétorique : c’est bien parce que l’article de Proust touche un point sensible que Mallarmé y répond, mais le point est si sensible que sa réponse paraît se déployer davantage sur le mode de l’émotion que sur celui de la réflexion.
2L’article que Mallarmé publie en septembre 1896 dans La Revue blanche et qu’il reproduit l’année suivante dans les Divagations n’est donc pas issu comme tant d’autres de la commande d’un éditeur : il s’agit bel et bien d’un billet d’humeur, d’autant plus piquant aux yeux du lecteur actuel qu’il met aux prises non seulement deux des noms les plus emblématiques de notre littérature, mais aussi deux de ses théoriciens les plus importants. Or, pourquoi Mallarmé réagit-il ici précisément aux déclarations de Proust, alors qu’il reste muet face aux acharnements presque mensuels, à peu près à la même époque, d’un Adolphe Retté par exemple, qui lui reproche nommément – ce que Proust ne fait pas – une « fausse profondeur » et de la « pédanterie4 », quelque « bistournage5 », même, dont ne sortiraient que de « mystérieux charivaris6 » ? Cela fait bien longtemps que Mallarmé s’entend qualifier de poète obscur, depuis la réception des années 1860 et 1870 à vrai dire. Jusque-là, les réserves des chroniqueurs ne semblent guère l’affecter, pas suffisamment pour qu’il renonce, lorsqu’il s’agit de rédiger son sonnet en –yx, en 1868, à « rechercher la bizarrerie7 » ; pas assez non plus, dans un article de 1895, pour l’empêcher de se représenter lui-même, malicieusement, en train d’« ajouter un peu d’obscurité » à l’une de ses phrases8.
3Pourquoi Mallarmé se laisse-t-il troubler, en cette occasion plutôt qu’en toute autre, par le plaidoyer d’un jeune auteur dont il est encore impossible de savoir ce qu’il deviendra ? Puisque, singulièrement, le poète ne s’indigne pas contre ceux qui accusent son illisibilité comme un fait exprès, pourquoi réagit-il au contraire, avec une virulence qui ne lui ressemble pas, contre le propos plus abstrait, et plus mesuré, de Proust ? Il est vrai que ce dernier récuse à son tour l’obscurité voulue des poètes contemporains, mais il exalte aussi un mystère naturel, « une obscurité d’un tout autre genre » dont il ne faudrait surtout pas, ajoute-t-il, « rendre l’accès impossible par l’obscurité de la langue et du style ». L’article de Proust oppose ainsi le mystère des lettres à celui du monde et suggère de ne tolérer que le second : la littérature, plaide-t-il, devrait compenser une obscurité de fond par la clarté de sa forme, « exprimer clairement … les mystères les plus profonds de la vie et de la mort9 ».
4C’est ce transfert d’un mystère littéraire vers un mystère de la nature qui, selon moi, dérange Mallarmé au point de le conduire non seulement à prendre la parole, mais à durcir le ton. Ce qu’il ne peut pas accepter dans l’article de Proust, ce n’est pas tant que ses amis les symbolistes s’y trouvent incriminés, mais que les rôles – de la lettre et du monde, des mots et des choses – y soient intervertis à ses yeux. Le discours du romancier à venir, en effet, prend l’exact contre-pied d’une théorie que Mallarmé avait investie depuis plusieurs dizaines d’années et qui préside à toute son œuvre. Il la rappelle succinctement, et sans doute obscurément, dans sa réponse à Proust : le poète, qui deux ans plus tôt avait déclaré dans La Musique et les Lettres que « la Nature a lieu » et qu’« on n’y ajoutera pas », ou que « n’est que ce qui est10 », prétend ici « exposer notre Dame et Patronne la nature à montrer sa déhiscence ou sa lacune, à l’égard de quelques rêves, comme la mesure à quoi tout se réduit11 » ; ce geste, qui démystifie le divin, constitue de fait tout le jeu poétique. En donnant à voir un hiatus entre la matière et l’idéal, entre les choses et les « rêves », Mallarmé désenchante aussi une certaine utopie littéraire qui consisterait à identifier la tâche du poète à un travail de révélation, qu’il prenne la forme de l’éclaircissement d’un mystère ou de la découverte d’une essence.
5On le voit, le poète monte au créneau pour défendre une illisibilité qui serait propre à l’activité littéraire et dont elle ne pourrait pas se passer ; un mystère qu’il serait tout bonnement absurde de vouloir retirer des Lettres et qu’il n’est donc pas très sérieux de leur reprocher. L’obscurité semble participer d’une stratégie qui, si le poète y renonçait, mettrait en péril son activité. Mais reste à savoir en quoi consiste le mystère : on verra, par le biais de quelques actes de lecture, empruntés à un petit nombre de critiques qui se sont penchés ces dernières années sur l’obscurité de Mallarmé, qu’on peut décrire celle-ci d’au moins trois manières différentes, et peut-être même quatre. C’est en particulier à la lisibilité problématique du sonnet en –yx de Mallarmé que je voudrais m’intéresser ici, car elle me semble relever, plus que toute autre, non de la compétence de ses lecteurs mais d’un programme que le poète s’était fixé dès les premières esquisses du projet. Ne se met-il pas en quête, au printemps 1868, non seulement « d’une rime », mais surtout d’un mot qui « n’existe dans aucune langue12 » – le fameux ptyx sur lequel la critique a tant glosé – qui lui garantit de ce fait qu’un terme au moins, dans le sonnet, restera incompris ? Et lorsqu’il transmet à Cazalis une première version du poème, l’été de la même année, ne se montre-t-il pas plutôt heureux de constater qu’il pourrait bien ne pas avoir de sens ? « Je m’en consolerais … grâce à la dose de poësie qu’il renferme », explique-t-il, comme si au-delà d’une certaine quantité, la « sensation » que procurent les vers quand on se « laisse aller à les murmurer plusieurs fois » pouvait se substituer au sens13. La lisibilité serait ainsi exclusivement quantitative, à défaut d’être qualitative : plutôt que de se laisser lire, le sonnet séduirait en se faisant dire et répéter, sollicitant de fait des lectures toujours plus nombreuses, que les critiques, des années 1950 à aujourd’hui, se sont empressés de nous fournir. Il est certain que Mallarmé avait conscience d’un paradoxe, d’une tension entre la négation, d’une part, de la compréhension, et la multiplication, d’autre part, des actes de lecture et d’interprétation. On peut supposer qu’il s’amusait de son poème comme d’une tentative expérimentale, pas suffisamment tenable pour qu’on ose la publier en revue – le sonnet ne paraît que dans les recueils du poète, en 1887, 1893 et 1899, et c’est le seul auquel un pareil traitement est réservé – mais assez excitante pour qu’on la fasse circuler parmi quelques pairs, Cazalis, comme on le sait, mais aussi Emmanuel des Essarts, qui avouera « ne l’avoir pu comprendre14 », ou Catulle Mendès auquel il inspirera peut-être, au moment de décrire le style de Mallarmé dans un article pourtant bienveillant, les qualificatifs de « volontairement excessif et maniéré, parfois obscur15 ».
6Le poncif qui consiste à rappeler, au moment d’entamer l’exégèse d’un sonnet infiniment commenté, qu’on en a déjà tout dit, révèle sans doute l’embarras des critiques. Certes, il n’est pas impossible de le lire de façon littérale, en s’en remettant aux suggestions du poète lui-même dans sa lettre du 18 juillet 1868 à Cazalis. On y voit alors,
par exemple, une fenêtre nocturne ouverte, les deux volets attachés ; une chambre avec personne dedans, malgré l’air stable que présentent les volets attachés, et dans une nuit faite d’absence et d’interrogation, sans meubles, sinon l’ébauche plausible de vagues consoles, un cadre, belliqueux et agonisant, de miroir appendu au fond, avec sa réflexion, stellaire et incompréhensible, de la grande Ourse, qui relie au ciel seul ce logis abandonné du monde16.
7Mais une telle lecture littérale, qui vise moins en fait à établir le sens du poème qu’à suggérer de quelle manière il pourrait être illustré, par une eau-forte notamment, ne convainc guère les lecteurs. Ils continuent d’y chercher autre chose, qu’il s’agisse d’un terme absent ou d’un sens symbolique, comme Pierre Citron en 196917 ou Jean-Pierre Richard en 197518. Bien que les mots clés du sonnet permettent de planter un décor, celui-ci est à la fois si réflexif et si négatif qu’on éprouve quelque mal à s’en contenter. Si « Ses purs ongles… » a donné lieu à de remarquables lectures, j’aimerais suggérer qu’il les a activement sollicitées, et qu’en donnant à voir pour toute référence lisible une chambre ou un salon, il a surtout représenté l’espace dans lequel s’accomplit, pour Mallarmé, la lecture19. Se pourrait-il ainsi que le sonnet la représente – plutôt que l’écriture, conformément à ce qu’a pensé jusqu’ici la majorité des critiques ? L’hypothèse a déjà été formulée par Claude Abastado en 197220, puis par Bertrand Marchal en 198521.
8Comme l’a relevé Marchal, « Ses purs ongles… » demande à son lecteur de se prononcer quant à ce qu’il attend en termes de signification. Les lecteurs de Mallarmé sont par conséquent scindés en deux groupes, soit qu’ils continuent de croire en la lisibilité du poème, soit qu’ils y renoncent, cherchant du coup à produire du sens sans passer par un référent, en s’appuyant par exemple sur les sonorités ou la structure des vers. Or, selon Marchal, les deux camps se rejoignent sur un même parti pris, puisqu’ils considèrent l’un et l’autre que l’obscurité doit être vaincue et que derrière la texture des mots se dissimule quelque chose comme une vérité, ou, plus modestement, une idée. Quant à lui, Marchal plaide pour une troisième option, suggérant que le sonnet pourrait manifester non pas un sens, mais « l’engendrement même de la signification22 » ; l’obscurité passerait alors du statut d’obstacle à celui d’expérience. Claude Abastado, sans parvenir à proposer ensuite une lecture aussi ambitieuse, s’était déjà exprimé en des termes à peu près similaires : il disait renoncer à « l’adéquation de l’expression à telle signification » et s’en remettre à « une lecture montrant l’engendrement du sens23 ».
9C’est la voie ouverte par ces deux critiques que j’aimerais suivre à nouveau ici, m’interrogeant sur ce que l’on peut tirer d’un sonnet dont on admettrait avec son auteur qu’il n’a pas de sens. Mallarmé l’indiquait aussi clairement que possible à ses premiers lecteurs dans la version qu’il adressait à Cazalis en 1868 : en donnant au poème le titre de « sonnet allégorique de lui-même », il ne le vouait pas seulement à une clôture toute moderne, il mettait surtout en péril la projection, dans son au-delà, d’un message qui pourrait exister en tant que tel, et condamnait en somme le sonnet à une sempiternelle et forcément peu ambitieuse représentation de lui-même. Dès lors, si l’on concède que « Ses purs ongles… » ne donne pas lieu à une herméneutique mais à une pragmatique, que le poème vise moins un direqu’un faire, qu’au lieu de produire une représentation il engage son lecteur dans une expérience – si l’on admet tout cela, peut-on dès lors décrire un usage de l’obscurité qui serait spécifique à la littérature que défend Mallarmé ? En d’autres termes, quelle stratégie de l’illisible son sonnet en –yx met-il en œuvre ?
Vers une stratégie de l’illisible
10On l’a dit, la plupart des critiques se sont lancé le défi de lire malgré tout. La poésie de Mallarmé, et le sonnet en –yx en particulier, a ainsi suscité quelques actes de lecture paradoxaux, où le lecteur s’interroge moins sur le sens du poème que sur les raisons pour lesquelles il n’y accède pas, ou seulement de justesse. J’aimerais présenter ici trois manières de ressaisir l’illisibilité du poète, qui sont à chaque fois idéologiques mais respectent trois idéologies différentes, selon qu’elles assignent à l’obscurité le rôle d’un filtre, celui d’un instrument de résistance ou celui d’un indice, qui mettrait le lecteur sur la voie de propositions à la fois poétiques et épistémologiques. Chez Pascal Durand et Patrick Thériault, pour commencer, on verra que l’obscurité permet surtout de faire le tri entre les bons et les mauvais lecteurs24. Chez Alain Vaillant, qui la confronte à l’avènement d’un « système de communication publique » impersonnel et contraignant auquel les écrivains obscurs s’efforceraient d’échapper, l’illisibilité fonctionne comme « une parade à la réification sociale25 ». C’est chez Bertrand Marchal, enfin, que l’obscurité signe le plus radicalement l’échec de toute lecture, y compris celle du spécialiste : car l’illisibilité a une vertu en soi, celle de se convertir en un discours qui porte non seulement sur le poème, mais aussi sur notre rapport au savoir, ou pour s’en tenir à un mot plus mallarméen, à nos « idées26 ». Ce qui lie toutefois les trois propositions, c’est le rôle qu’elles accordent, chacune à sa manière et le définissant parfois de façons divergentes, au contexte poétique dans lequel Mallarmé écrit. L’obscurité du poète, nous disent-elles toutes trois, est la réponse qu’il adresse à un moment, crépusculaire. La fin du siècle approchant, on le sait, le vers subit une crise, et bien que Mallarmé ait lui-même tendance à la trouver « exquise27 », il lui faut bien admettre qu’elle est tout à la fois le signe et le corollaire d’une perte d’aura de la poésie, au profit d’autres formes de discours, réunies sous la désignation générale d’un « universel reportage28 ».
11Certes, Durand et Thériault proposent d’attribuer l’illisibilité de Mallarmé à un contexte socio-littéraire précis, mais ils ajoutent qu’elle n’en est pas que le simple résultat : en régime d’autonomie, suivant volontiers les règles d’un nouveau jeu poétique, celui du retrait, le texte obscur tire de son opacité une véritable « puissance pragmatique29 ». Le poème reproduit en miniature une situation dont la société donne la peinture en grand, celle de l’élection de l’artiste et de ceux qui le comprennent – c’est-à-dire qui l’admirent, mais aussi dans un premier temps, tout simplement, qui savent voir dans son œuvre ce qu’il y a mis. Pour Durand, ainsi, le poème moderne n’est illisible que pour le « plus grand nombre » ; il demeure accessible aux « poètes et lettrés socialisés dans un même univers de savoir et de croyance30 ». Autrement dit, l’œuvre de Mallarmé n’est obscure que pour le vaste milieu extra-littéraire ; elle s’adresse à un autre public, lui « circonscrit », constitué des pairs de l’auteur – et reste encore à désigner parmi ceux-ci lesquels méritent ou au contraire usurpent un tel titre. On rappellera en effet avec Thériault que l’hermétisme est aussi une sorte de religion, dont l’obscurité tire à elle ses « initiés », ceux que le critique appelle aussi les « amis-admis », s’en référant au poème liminaire des Poésies, « Salut ». L’œuvre illisible sélectionne donc son lectorat, elle l’élit, et c’est pour mieux se l’attacher : Thériault parle de la séduction du texte obscur, et même de la passion qu’il éveille dans le cœur de celui qui se croit « choisi31 ». Plus dense est l’opacité et plus ceux qui la percent donnent alors de prix au mystère soudain révélé. Thériault va plus loin encore : selon lui, le poème obscur joue le rôle d’un rite d’initiation, il constitue « une épreuve éliminatoire destinée à séparer lecteurs vulgaires et véritables lecteurs32 ».
12On comprend que le jugement de valeur est tout subjectif et que l’« admis » ne l’est que parce qu’il se croit tel, mais reste que la stratégie de l’illisible, ici, prend une coloration élitiste et presque morale. L’obscurité a-t-elle de fait pour vertu de séparer le bon grain de l’ivraie ? Les travaux de Durand et de Thériault, marqués notamment par la sociologie de la littérature, ont fait beaucoup ces dernières années pour redonner aux études mallarméennes le sens, la rigueur et le dynamisme dont elles semblaient manquer ; or, il est piquant que les deux critiques ne soient pas eux-mêmes des herméneutes, et qu’ils aient tendance à repousser, à la faveur de mises en contexte aussi éclairantes que passionnantes, la lecture en tant que telle. À force de s’intéresser à la société dans laquelle Mallarmé s’inscrit de manière fondamentale, la critique sociologique est étrangement amenée à ne justifier la stratégie de l’illisibilité qu’en restreignant son commentaire à une micro-société, hors de laquelle il semble qu’on ne puisse plus envisager de communication littéraire. Le phénomène de « l’adresse », que Thériault a étudié longuement et de manière convaincante, ne devrait-il pas pourtant viser plus loin que le cercle des « admis » ? Et si l’on renonce déjà au but – « l’acte poétique ne vise pas tant à faire sens » – au profit du moyen – « qu’à faire signe33 » –, faut-il admettre que son champ d’action rétrécisse lui aussi, jusqu’à ne toucher qu’une poignée de lecteurs, soit qu’ils soient plus intelligents ou meilleurs, soit qu’ils se croient simplement tels ?
13Avant d’être un caractère définitoire de la poésie moderne, l’obscurité serait un réflexe défensif, légèrement orgueilleux, dont on comprend la logique ; celle-ci est objective, bien sûr, mais elle apparaît aussi ici comme psychologisée. Puisque le monde la rejette – c’est le temps de la fameuse « hégémonie » du roman et de l’information dans le champ des représentations sociales, comme le note Durand –, la poésie fera mine d’avoir rejeté le monde, et se donnera des airs, non plus de « jardin d’Éden retrouvé » comme chez les romantiques, mais de « parc privé » où n’entre pas qui veut, pour reprendre une métaphore que Durand emprunte à Mallarmé34. On le voit, la défense se retourne en attaque et l’opacité devient à la fois le « produit et l’affiche » de l’autonomie littéraire35. C’est ce que nous, contemporains, avons tendance à oublier, prétend Alain Vaillant, qui tout en s’accordant avec Durand et Thériault sur la cause sociale de l’obscurité des modernes, lui assigne une visée différente, qui n’est plus de sélection, suivant une logique de l’élitisme, mais de résistance, de façon plus conforme à une pensée de la diffusion littéraire, qu’il prend d’ailleurs en charge lui-même en endossant le rôle de l’herméneute – et plus précisément, d’un herméneute idéal, capable de décrypter les manies latinistes de Mallarmé, les désirs érotiques inavouables de Rimbaud et le chiffrage biographique sophistiqué que Victor Hugo met en œuvre dans Les Misérables. Dans un article qui, en 1997, rassemblait trois gestes d’interprétation virtuoses, lors d’une discussion qui mettait donc gravement à mal la sainte obscurité des trois auteurs susnommés, Vaillant, pour conclure, ne se contentait pas de ressaisir la notion ; il la revalorisait36. L’obscurité, selon lui, sert bien à quelque chose, et son usage, par ailleurs, n’est pas indifférent au « grand public ». En quelques paragraphes denses et lumineux, l’article donne en effet à la stratégie de l’illisibilité une complexité stimulante : l’acte poétique obscur ne relève plus d’un mouvement de dépit, mais d’un engagement en faveur de valeurs qui sont menacées et méritent d’être défendues, au bénéfice, donc, de la sauvegarde du « geste littéraire ».
14Le contexte qu’évoque Vaillant est à peu près le même que celui de Durand – emprunté à Bourdieu –, mais il est moins évoqué du point de vue de ses acteurs et de leurs statuts que de celui de la circulation de la parole écrite, dont le régime est complètement bouleversé au cours du xixe siècle. On passe, nous explique le critique, d’une littérature qui relevait de la « communication interpersonnelle » à un acte littéraire désincarné et objectivé, qui perd sa dimension dialogique. Le discours, qui n’a plus désormais de « voix » à faire entendre, devient texte37. Vaillant relève en somme au xixe siècle non une « crise de vers », mais une crise de la diffusion littéraire, à laquelle les écrivains répondent par la ruse : en introduisant de l’obscurité dans l’œuvre, ils réinstaurent une scène de partage entre l’auteur et son lecteur. En effet, et le paradoxe est séduisant, « ce que l’énoncé perd en intelligibilité exhausse d’autant la figure de l’énonciateur » ; le texte opaque accueille ainsi « la présence rémanente de la parole38 ». La réaction des écrivains modernes, on le voit, n’est plus ni d’amertume ni de hauteur, mais témoigne du désir, noble s’il en est, de faire tenir, dans un contexte qui ne l’encourage guère, la relation intellectuelle et humaine. Le mystère dans les lettres, selon Vaillant, n’a pas pour fonction d’écarter les lecteurs les moins méritants, mais au contraire d’attacher plus fortement l’auteur à un lectorat au sein duquel on n’opère plus de distinction de statut ou de compétence, puisque la relation s’établit d’autant mieux que le texte demeure illisible.
15Pourtant, Vaillant ne résiste pas à se soustraire lui-même au règne de l’obscur : herméneute aussi et avant tout, il donne à voir, avec brio, ce sens auquel les contemporains de l’auteur n’ont pas eu accès. Ainsi le texte obscur ne programme-t-il son illisibilité que jusqu’à un certain point. Comme assorti d’une date de péremption, il se réserve le droit – et le plaisir, peut-être –, à la faveur de quelques indices ténus, d’être décrypté bien plus tard, par un lecteur particulièrement astucieux. C’est aussi la « bouteille à la mer » que Mallarmé lançait peut-être, lorsqu’il jetait – ou ne jetait pas – les dés, jusqu’au philosophe contemporain Quentin Meillassoux, qui prétendait décoder enfin, en 2011, le véritable « chiffre » du Coup de dés, nous découvrant tardivement son sens et rédimant dès lors sa lisibilité39. On peut être plus ou moins séduit par la démonstration, et choisir ou non d’y croire ; il me semble important surtout qu’on s’interroge sur les conséquences poétiques de cette déchirure définitive du voile. Certes, il est très possible que la proposition de Vaillant, reconduite en quelque sorte par Meillassoux, soit applicable à une bonne partie de la production de Mallarmé, en vers et en prose, mais je gagerais que le sonnet en –yx au moins continue de lui résister, puisque dans son cas, comme on va le voir, le discours même du poème consiste à dire que la bonne lecture, la vraie lecture – pas seulement celle des non-admis, de ceux qui ne pourront pas revendiquer de décryptage – se nourrit d’obscurité. Le texte le plus éminemment lisible, ainsi, ne cesserait jamais de flirter avec l’illisible.
16S’il est vrai que Durand, Thériault et Vaillant donnent à l’obscurité un usage et une fonction, s’ils font du mystère une stratégie, ils renoncent pourtant à lui donner un sens, ce à quoi s’emploie en revanche Bertrand Marchal, dont la lecture m’accompagnera désormais jusqu’à la conclusion de cet article. Marchal associe, en effet, l’illisibilité du sonnet à un propos à la fois théorique et idéologique, dans un contexte culturel précis, celui de la mort des dieux d’une part, et de la mythologie comparée de Max Müller d’autre part. Parce qu’il met en échec toute lecture transcendante, nous explique Marchal, le poème donne à voir la nullité d’un double mystère, poétique mais aussi divin. « Ses purs ongles… », poème opaque par excellence, n’autorise plus seulement le retour d’un discours transmis de l’auteur à son lecteur, comme le suggérait Vaillant, mais il constitue lui-même ce discours, désenchanté, que Mallarmé avait déjà formulé deux ans plus tôt dans une lettre célèbre à Cazalis – il y admettait que « nous ne sommes que de vaines formes de la matière, – mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme40 » – et qu’il reprendra encore quelque vingt-cinq ans plus tard dans La Musique et les Lettres, opérant cette fois littéralement « le démontage impie de la fiction et conséquemment du mécanisme littéraire41 ». Ce que le sonnet nous dit, par conséquent, à la fois en ne se laissant pas lire et dans la mise en scène de ses vers, c’est que « le poème n’est plus une voie d’accès à l’absolu42 » ou qu’« il n’y a pas, pour le poète, d’au-delà des mots43 ». Quand bien même on parviendrait à le décoder, on y lirait toujours le même message : la lecture – ou du moins, faut-il le préciser, une certaine lecture qui s’identifierait à la transformation transcendante de mots, disposés dans des vers, en un petit nombre d’idées – est impossible.
17C’est à cette proposition que j’aimerais réagir à mon tour, afin de réfléchir à une autre stratégie de l’illisible encore, proche des précédentes, mais qui saisirait de façon un peu différente la scène de lecture idéale de Mallarmé, mille fois incarnée par ses lecteurs avec l’espoir, toujours, que ce soit enfin la bonne. Partant de l’idée, puisée chez Marchal, que l’obscurité pourrait servir une stratégie du désenchantement, j’aimerais montrer qu’il s’agit d’un désenchantement ambigu – si ambigu, même, qu’il n’a véritablement lieu qu’accompagné de son exact opposé, l’enchantement ou le ré-enchantement. Mallarmé, il me semble, est passé maître dans l’art d’accommoder les deux gestes, et son habileté stratégique, là encore, vient répondre à un moment précis de l’histoire littéraire.
L’alternative
18Il est certain que le contexte dans lequel Mallarmé écrit et fait carrière est critique à plusieurs égards : c’est le temps d’un retour de la poésie sur elle-même, sa remise en question étant liée à la défaveur dans laquelle elle tombe, à la fin du siècle, à un moment où, bel et bien, on ne la lit plus que très confidentiellement. Deux phénomènes semblent se produire en même temps et l’on suppose qu’ils sont cause et effet l’un de l’autre, de façon réciproque : non seulement la poésie ne paraît plus jouer de rôle social mais elle s’approprie aussi un tel isolement et l’érige en principe esthétique fondamental44. C’est le temps de l’art pour l’art, en 1868 déjà, lorsque le poète rédige la première version de son sonnet en –yx ; dominent alors les « parnassiens » et une certaine préciosité poétique, que le sonnet semble d’ailleurs reproduire, comme l’a montré Bertrand Marchal, qui l’affilie à une « tradition » allant de Ronsard à Heredia. Un premier coup d’œil au sonnet révèle d’emblée, en effet, « la rareté de la rime et la constance de la référence mythologique ou simplement exotique45 » :
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
4 Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
8 Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
11 Des licornes ruant du feu contre une nixe,
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
14 De scintillations sitôt le septuor46.
19Le sonnet, selon Marchal, est « délibérément peint aux couleurs parnassiennes47 », et il est très possible que ce soit pour parodier le mouvement, pour tourner en dérision en particulier sa tendance à envisager le poème comme une accumulation de procédés rhétorico-poétiques, ici excessivement mobilisés. Mais il est peut-être encore plus probable qu’au-delà de toute intention parodique, le sonnet cherche simplement à se faire reconnaître comme poème – parnassien de préférence, puisque c’est celui qu’on identifie le mieux à l’époque – afin d’accomplir un certain geste. Tout se passerait ici comme dans « La Déclaration foraine », quelque vingt ans plus tard : la première fonction du sonnet consisterait à se donner l’apparence éclatante d’un poème, s’assurant par la surenchère que personne ne s’y trompe48. Il faut en effet souligner que « Ses purs ongles… », dans sa seconde version, attribue un rôle décisif au « cadre » du miroir sur lequel la vision du sonnet se clôt ; le « cadre » y remplace même la deuxième mention, dans la version ancienne du poème, de cette « glace » sur laquelle « le septuor » finit par « se fixer » contre toute attente (v. 12-14)49. Si l’ultime tercet donne à voir, à la faveur d’une concessive – « encor que », clairement mis en évidence par le contre-rejet du vers 12 au vers 13 –, un retournement de situation pour le moins spectaculaire, et qu’il oppose à l’avalanche de négations des trois premières strophes une proposition enfin positive, la stabilité d’une constellation qui s’inscrit définitivement devant les yeux du lecteur, c’est dans une large mesure grâce au « cadre » qui « ferme » « l’oubli » (v. 13). En d’autres termes, quelque chose se passe dans le sonnet grâce au dispositif poétique auquel il a massivement recours, de la même manière qu’un tableau s’appuierait sur son cadre pour se faire reconnaître comme tel, à plus forte raison si celui-ci est déjà, comme dans le sonnet, surchargé d’ornements : c’est reconnaître ici l’importance de ce qui se trouve à la surface de l’œuvre d’art ou à son entour, et qui bien souvent suffit à garantir la communication esthétique.
20Rappelons qu’en guise d’hypothèse de départ, j’ai supposé que le sonnet en –yx était « allégorique de lui-même » en ce qu’il représentait – la reproduisant littéralement et l’imposant à l’expérience du lecteur – le processus de la lecture, mais d’une lecture bien particulière, conforme à cette pensée sur la littérature que Mallarmé déploie dans toute son œuvre ; une lecture, par ailleurs, qui ne viendrait pas nécessairement à bout du mystère. On a vu, rapidement, que le sonnet donnait à voir deux moments opposés, l’un caractérisé par le « vide » et le « néant » (v. 5 et 8), l’autre par l’image majestueuse d’un « septuor » « scintillant » (v. 14). En termes de proportion, le poème ne les traite pas du tout de la même manière, laissant le premier s’étendre sur trois strophes et ne réservant au second que la dernière, ou pour être plus précis, limitant son évocation aux deux ultimes vers du sonnet. Ces deux moments, Bertrand Marchal les interprète dans leur successivité : l’espace dans lequel s’élargit l’absence, en un « jeu de négation » perpétuel ou un éloge paradoxal de l’« inanité sonore », est tout à coup (« sitôt », au vers 14) remplacé par « la logique d’un sens qui installe dans le ciel une chiffration stellaire50 ». Autrement dit, à la confusion nihiliste et angoissée des premières strophes se substitue in extremis le réconfort d’un sens lumineux, même encore codé. Or la successivité invite naturellement à postuler la causalité : pour Marchal, c’est par conséquent « du pur artifice apparent » de l’« inanité sonore » que « naît » l’apparition miraculeuse de la signification ; c’est ainsi du jeu horizontal des mots se réfléchissant les uns sur les autres, en la « disparition élocutoire du poète51 » – puisque « le Maître est allé puiser des pleurs au Styx » (v. 7) –, qu’est bizarrement issue la signification du poème moderne, quand bien même celle-ci serait entièrement circulaire ou tautologique.
21Est-ce à dire qu’il y aurait, contrairement à ce que suggérait la lettre de Mallarmé commentée plus haut, quelque chose comme un sens malgré tout, au bout du long processus, laborieux entre tous, de la lecture minutieuse ? Ce n’est pas si sûr, à mon avis, car les travaux que Mallarmé mène à l’époque de la rédaction de « Ses purs ongles… », dans lesquels revient spécifiquement le motif de l’alternative, nous invitent à considérer les deux moments opposés du sonnet non comme successifs, mais comme simultanés. À la fin des années 1860, en effet, le poète est surtout occupé par la rédaction des brouillons d’Igitur et compose aussi, notamment, deux versions non publiées d’un poème qui deviendra plus tard « Quelle soie au baume de temps ». La parenté du sonnet en –yx et d’Igitur, déjà relevée par nombre de commentateurs, saute aux yeux, mais les deux petits poèmes, l’un sans titre (« De l’orient passé des Temps »), l’autre intitulé justement « Alternative52 », ne sont pas non plus sans rapport avec lui. En particulier, ils sont composés eux aussi de deux parties et contrastent deux effets, si l’on peut dire, que produit sur le « je » lyrique une chevelure tantôt adorée, tantôt haïe. Celle-ci apporterait face à la menace du « Néant » (v. 6 pour la première version, v. 8 pour la seconde) une solution ambiguë, soit qu’elle procure un bien-être sensuel – le poète y « enfouit ses yeux contents » (v. 7 dans la seconde version) –, soit, plus mystérieusement, qu’elle fasse « luxueusement renaître / La lueur parjure de l’Être » ; et cette seconde option constituerait pour le « je » lyrique « son horreur et ses désaveux » (v. 12-14). Ainsi la chevelure permettrait-elle à la fois de supporter le « néant » en tant que tel et de le convertir en « être », et il s’avère qu’elle tendrait en fait plus volontiers ou plus souvent vers la seconde de ces deux consolations, à l’égard de laquelle le poète montre un dégoût que l’on a d’abord quelque mal à comprendre. Il faut y insister : la « lueur » que produit l’« être », ici, et qu’on serait tenté d’apparenter au « septuor » du sonnet en –yx, est « parjure », c’est-à-dire illusoire ou trompeuse. L’alternative dont il est question ne produit pas d’oscillation entre l’être et le néant, entre le sens et sa négation, mais entre deux attitudes possibles face à cette « inanité » qui est aussi l’objet des atermoiements d’Igitur, soit qu’on l’admette, soit qu’on la nie.
22Une chose ne varie pas, dans les textes que Mallarmé rédige à la fin des années 1860, c’est la présence du néant, écrasante et inacceptable, mais contre laquelle on ne peut rien. Or, encore une fois, deux options s’offrent à celui qui s’efforcerait simplement de le supporter, deux actions entre lesquelles Igitur hésite et que le texte représente sous plusieurs formes, jeter ou ne pas jeter les dés, boire ou ne pas boire la fiole, souffler ou ne pas souffler sur la bougie ; deux gestes, enfin, qu’il ne départage pas, laissant planer le doute quant à savoir lequel est accompli, suggérant tout au plus que l’un d’entre eux est préféré, sans être nécessairement préférable, comme dans « Alternative ». Sur l’exemple de ces textes contemporains, « Ses purs ongles… » pourrait-il être la scène non pas d’un « et… et » linéaire, mais d’un « ou… ou » toujours potentiellement réversible ? Strictement parlant, en effet, la concessive « encor que », à peu près équivalente à « quoique », n’annule pas la principale dont elle introduit la subordonnée, mais y applique simplement une restriction. Déployant le néant sur trois strophes, le sonnet s’acharnerait ainsi à prouver qu’il n’y a rien malgré que « scintille » le sens et, pour ainsi dire, quoi qu’on en ait. De plus, le référent auquel renvoie le « septuor » est à son tour incertain, soit constellation, comme on l’a admis jusqu’ici, soit aussi, comme l’ont noté plusieurs critiques, sonnet constitué de sept couples de rimes. Réitérée à l’issue du poème, l’alternative s’exprimait déjà en son ouverture, car « l’onyx » que « dédiaient » « ses purs ongles » (v. 1) pouvait évoquer soit une pierre précieuse, soit les ongles eux-mêmes, le mot grec dont le terme français provient renvoyant à la fois aux deux objets. Force est de constater par conséquent que le sonnet accumule, comme Igitur, plusieurs formulations du même dilemme. Il nous fait à chaque fois osciller entre une option transcendante – les étoiles, la pierre précieuse offerte « très haut » – et une option tautologique – le poème ne faisant « scintiller » que ses propres vers, les ongles ne se « dédiant » qu’eux-mêmes. Igitur exprimait en des termes éloquents, qui rappellent le vers 13 du sonnet, l’ineptie d’une telle double conclusion : « quant à l’Acte, il est parfaitement absurde : mais … l’infini est enfin fixé53 ».
23Si l’alternative est forcément maintenue, c’est toujours le même de ses deux termes qui me semble privilégié, toutefois, et pas celui que la critique a généralement porté aux nues. Avant de conclure trop vite à la tautologie absolue du poème, à sa négation désenchantée d’un au-delà du langage, il faudrait rappeler que l’option transcendante est tout de même plus évidemment affichée : l’onyx n’est un ongle qu’aux yeux du lecteur savant, au prix d’une recherche étymologique, et le septuor ne désigne le poème que si l’on a l’astuce de diviser le nombre de ses vers par deux. Ce qui apparaît en premier, c’est donc d’une part un geste dédicatoire, quand bien même se dissimulerait derrière lui un acte vain, et d’autre part une projection spectaculaire, verticale, quoique elle puisse être ramenée à la structure horizontale du vers54. S’il est vrai que Mallarmé identifie le poème à un « glorieux mensonge » et qu’il dénonce l’illusion d’absolu dont il tire son prestige, s’il le donne même parfois pour une mystification, rappelant, comme on l’a vu, que le cadre qui entoure le tableau suffit bien souvent à le faire signifier comme tel, il exprime aussi toujours, dans le même temps, la volonté de se laisser prendre malgré tout dans les griffes « parjures » de la poésie, pour reprendre le mot d’« Alternative » (v. 13) :
Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière, – mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme. Si sublimes, mon ami ! que je veux me donner ce spectacle de la matière, ayant conscience d’elle, et, cependant, s’élançant forcenément dans le Rêve qu’elle sait n’être pas, chantant l’Âme et toutes les divines impressions pareilles qui se sont amassées en nous depuis les premiers âges, et proclamant, devant le Rien qui est la vérité, ces glorieux mensonges ! Tel est le plan de mon volume Lyrique, et tel sera peut-être son titre, LaGloire du Mensonge, ou Le Glorieux Mensonge55.
24De même, le passage désormais célèbre sur le « démontage impie de la fiction » est aussitôt suivi de la profession de foi suivante : « Mais, je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque élévation défendue et de foudre ! le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate56 ».
25Le sonnet en –yx dit à la fois la soustraction perpétuelle du sens, accumulant les négations jusqu’à ce que chacun de ses référents soit définitivement neutralisé, et sa sublime fixation dans un ciel pour une fois lumineux. Le sens y est en même temps insaisissable et déployé avec certitude, aussi visible que lisible. Mais le paradoxe n’est qu’apparent et la lettre à Cazalis, citée à l’instant, suffit à le dissiper : bien qu’il reconnaisse que toute transcendance est utopique – encore une fois, « n’est que ce qui est » –, Mallarmé admet choisir de faire comme si la pensée existait vraiment, et ce faisant, il lui assure bel et bien une certaine existence, au moins virtuelle et subjective, en un mot, fictive. On touche ici à la fonction même de la poésie, « instituer l’Idée57 », en donner les « preuves nuptiales58 ». Formulée tardivement dans deux discours dont Mallarmé connaît et maîtrise l’impact limité – il est important, que ce soit pour La Musique et les Lettres en 1894 ou pour la conférence sur Villiers de l’Isle-Adam en 1890, que les auditeurs ne comprennent pas, du moins pas complètement, et que ce qui compte vraiment leur demeure obscur – cette proposition capitale me semble déjà présente dans le sonnet en –yx. Je ne m’étonne pas par conséquent de retrouver dans Villiers de l’Isle-Adam, en un clin d’œil malicieux du poète à son lecteur, des « bibelots abolis, sans usage quelquefois ». Dans le décor bourgeois qu’évoque la conférence, la présence d’un livre suffit à donner vie et caractère aux objets, meubles et tentures. Comme dans le sonnet, sa concrétude inutile, l’irréductible matérialité du langage qui le compose se convertissent, à la faveur de l’investissement d’un sujet, une décoratrice dans la conférence, et dans le poème, chaque lecteur, en une « atmosphère mentale59 ».
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26Au bout du compte, quelle stratégie de l’illisible un tel commentaire de « Ses purs ongles… » conduit-il à définir ? Le fait que le poème résiste indéfiniment à la lecture ne permet pas seulement de prouver qu’il n’y a pas d’au-delà, hors le langage ; au contraire, l’obscurité excite chez le lecteur l’envie de produire des idées, et d’y croire. Postuler la transcendance suffit à l’accomplir, nous enseigne Mallarmé, qui, tandis qu’il désenchante la lecture – « strictement j’envisage … la lecture comme une pratique désespérée », écrit-il dans La Musique et les Lettres –, la ré-enchante aussitôt60. Grâce à une stratégie de l’illisible, Mallarmé réinjecte dans la poésie la dose de fiction qui lui manquait ; il en fait une affaire de croyance61.