Imaginaire de la fin du livre : figures du livre et pratiques illittéraires
L’écriture rend le langage visible – qui y pense, tant cela nous est mentalement consubstantiel ? –, se fait le seuil de l’invisible, comme les langues rendent actuelles l’inactuel.Clarisse Herrenschmidt, Les Trois Écritures1, p. 100.
1Un des fantasmes de l’époque contemporaine est la fin du livre, sa disparition anticipée, provoquée par les assauts d’une culture de l’écran. On le répète à l’envi, l’actuelle transformation de nos sociétés, de plus en plus fascinées par les dispositifs numériques et l’expérience du monde qu’ils aident à générer, affecte de façon majeure le livre, au point de menacer sa survie. Cet imaginaire de la fin se remarque par une baisse graduelle de la vente de livres, malgré l’explosion de la production – comme si nous assistions à une apothéose pyrotechnique –, mais aussi par une production littéraire de plus en plus excentrique, qui teste les limites physiques du livre, par une présence de plus en plus grande des images dans le texte et, ultimement, par une remédiatisation du livre à l’écran qui en déplace la pratique tout en multipliant ses possibilités.
2Nous assistons à une désacralisation du livre, provoquée non seulement par sa banalisation, mais encore, et surtout, par des attaques directes contre sa pratique et ses conceptions mêmes, attaques qui passent soit par une atteinte aux fonctionnalités du dispositif lui-même, en quelque sorte neutralisé, soit par un détournement de ses fondements sémiotiques, soumis à une opacification de ses signes. Le livre devenu opaque ou illisible est un livre qui n’est plus totalement fonctionnel, un livre qui parle de la dysfonctionnalité même du livre, et par conséquent de sa fin, vécue évidemment comme crise majeure.
Attaquer le livre
3Un projet tel que celui d’Adam Broomberg et d’Oliver Chanarin, paru en 2013 dans le cadre des presses de l’Archive of Modern Conflict à Londres (http://www.amcbooks.com/), offre un exemple éloquent d’une telle désacralisation du livre2. Leur cible est rien de moins que la Bible, le texte par excellence de la culture du livre en Occident. Le projet, intitulé tout simplement Holy Bible, se présente comme une version du Livre minée par des photographies. Celles-ci ne sont pas nichées entre des paragraphes ou à la suite des textes, elles sont littéralement plaquées sur le texte qui se trouve ainsi caché, rendu en partie illisible. La Bible devient un livre-porteur3 sur lequel sont collées, de façon abrupte, des photographies qui traitent toutes de la même chose, de la violence et de la guerre. Les photos sont en effet choisies dans le vaste répertoire de clichés de l’Archive of Modern Conflict, organisme voué à l’archivage et à la valorisation de photos sur la guerre et son histoire (officielle ou non). Se servant d’un essai du philosophe Adi Ophir, intégré au livre sous forme d’annexe, les deux artistes retracent les manifestations de violence dans la Bible et tapissent les pages du livre d’images qui tantôt appuient le texte en explicitant sa nature violente, tantôt viennent en pervertir le sens. Les relations iconotextuelles (constituées des divers rapports entre textes et images) y sont donc complexes et requièrent du lecteur une interprétation dynamique des pages ainsi défigurées, travail qui conduit inévitablement à une réflexion sur la violence, la guerre, la religion, Dieu, les nations, etc.
Pages 42-43 de Holy Bible de Broomberg et Chanarin
4Au-delà de la réflexion sur la violence et son histoire, au-delà de la provocation suscitée par l’explicitation des liens complexes établis entre Dieu, les crises et les catastrophes, le projet de Broomberg et Chanarin est une attaque directe contre le Livre et sa symbolique. La Bible, Livre parmi les livres, n’est plus sacrée. Elle n’est plus un objet de révérence ; à preuve, elle sert de scrapbook où sont collées des photos, parfois insupportables, obscènes ou atroces, parfois banales et insignifiantes. La démonstration aurait pu se limiter à une dizaine de pages et on aurait très vite compris la nature de l’argument, mais elle s’étend sur l’ensemble du livre. L’extension de cette défiguration souligne la volonté d’attaquer le livre dans sa matérialité même. C’est l’institution qui est visée, le Livre et sa culture, ainsi que l’ordre social qu’il vient fonder4.
5D’autres projets de même nature ont vu le jour ces derniers temps. Cristina de Middel a fait paraître, sur la base du Petit livre rouge de Mao Tsetoung, Party. Quotations from Chairman Mao TseTung (le titre du livre sur la page couverture est légèrement anagrammatisé : Quitonasto form chanmair Mao Tungest)5. Le texte de Mao est soumis à de multiples retouches au liquide correcteur, qui en modifient substantiellement le sens, et de nombreuses photos viennent compléter le détournement amorcé. Avec son projet des Pages-miroirs, Rober Racine avait déjà exploité de façon systématique le Petit Robert, transformant chacune des pages du dictionnaire en œuvres d’art d’une grande complexité6.
6Dans ces trois cas, le livre est détourné, et il en ressort affaibli symboliquement (quand il n’est pas littéralement éventré…). On ne le lit plus de la même façon ; en fait, on ne le lit plus, on le contemple, on examine les transformations qu’il a subies. Que nous disent ces livres altérés ? Dans un imaginaire de la fin du livre, quand ce dernier est menacé ou agressé, c’est la société tout entière qui paraît attaquée à même ses assises, ce qui ouvre la voie aux pires scénarios apocalyptiques.
7Les liens établis entre le livre et la culture sont incontestables. Lui porter atteinte, c’est initier un processus de destruction dont la portée peut s’étendre au monde entier, dont la fin est ainsi appréhendée. Les multiples exemples de livres brûlés, notamment lors d’autodafés7, de livres maudits, de livres devenus illisibles, de livres aux pouvoirs magiques (entre les grimoires et le Nécronomicon), ainsi que de livres mangés8 sont autant de signes que nous sommes dans un univers dysphorique. Le livre mis en péril, que ce soit sur le plan d’une de ses pratiques, de sa culture ou du médium lui-même, annonce une fin. Le rapport au sens est ainsi fragilisé, déséquilibre déployé sur le plan même de la relation au monde que permet le langage9.
Une question de lisibilité
8Dans son panorama des innombrables épisodes de destruction des livres à travers l’histoire, Fernando Baez dresse le constat que trop souvent « […] le livren’est pas détruit en tant qu’objet physique, mais en tant que lien mémoriel, c’est-à-dire comme l’un des axes de l’identité d’un homme ou d’une communauté10 ». S’attaquer au livre, c’est s’attaquer à un symbole et, par extension, à une société.
9Depuis le début de l’époque chrétienne, le livre s’est imposé peu à peu comme le dispositif par excellence de conservation, d’organisation et de diffusion de l’information, de ce qui constitue le fondement de nos sociétés. Il est ce matériau qui sert de base à certaines de nos pratiques sémiotiques les plus importantes et il assure la pérennité de la pensée humaine. Pas étonnant que l’actuelle transformation qui nous fait passer d’une culture du livre à une culture de l’écran, voire de l’écran relié (c’est-à-dire l’écran d’un ordinateur ouvert sur un réseau de communication tel qu’Internet), soit perçue comme une attaque contre la société elle-même. Ce ne sont pas des livres individuels ou des auteurs qui sont menacés, c’est le régime en tant que tel. Le rapport au monde fondé sur la culture du livre est déstabilisé. Le caractère implacable de la transition vient du fait qu’elle est systémique. Elle ne touche pas quelques auteurs, une esthétique ou un courant de pensée, mais la pratique elle-même. La révolution numérique, explique à cet effet Stéphane Vial, n’est pas seulement un événement technique, il est aussi philosophique, car il affecte l’ensemble de nos liens identitaires, symboliques et affectifs : « Comme toutes les révolutions techniques précédentes, elle est une révolution phénoménologique, c’est-à-dire une révolution de la perception : elle ébranle nos habitudes perceptives de la matière et, corrélativement, l’idée même que nous nous faisons de la réalité11. »
10On comprend sans peine que ce choc soit vécu sur le mode de la crise, qui vient exacerber les craintes et les réactions. D’ailleurs, la faible lisibilité initiale des textes publiés sur Internet, liée notamment à une manipulation malaisée des formats de textes qui ne répondaient plus aux attentes construites et entretenues en culture du livre, est venue alimenter cet imaginaire de la fin. Les textes à l’écran résistaient à une saisie ou à une manipulation usuelle, alors qu’on les présentait comme le futur de nos pratiques textuelles et littéraires. La révolution numérique a provoqué une crise de lisibilité, qui n’a commencé à se résorber qu’à partir du moment où les horizons d’attente se sont stabilisés et les pratiques de lecture, redéployées.
11L’illisibilité ou opacité langagière n’est pas un phénomène unique ou homogène, elle couvre un large spectre de situations pouvant porter sur les dimensions médiatique, sémiotique ou symbolique du texte et du livre12. L’illisibilité médiatique est associée évidemment au support du texte et aux technologies impliquées, jouant sur la matérialité même du codex et sur ses fonctionnalités premières. Un livre dont les pages ont été scellées, brûlées, tâchées ou détachées requiert une manipulation – c’est-à-dire la séquence de gestes requis pour progresser à travers le texte et en assurer une première sémiotisation –, qui ne repose plus sur ses ajustements usuels. L’illisibilité sémiotique est assujettie, quant à elle, à l’usage des signes présents et recoupe les définitions usuelles des situations d’illisibilité où les mots et les phrases, pour quelque raison que ce soit, échappent à la saisie. Le texte est présent, la question de son accessibilité n’est plus un enjeu, mais son contenu reste obscur, il résiste au processus de compréhension. Si un texte qui est compris apparaît transparent pour un lecteur (transparence qui ne doit pas jamais être conçue comme une qualité du texte, mais comme un effet de lecture, un ajustement des contraintes ou exigences du texte et des habitudes interprétatives du lecteur), toute entrave à ce processus et à cet ajustement provoque l’apparition de zones d’opacité. La dernière forme d’illisibilité se déploie sur le plan des relations symboliques et repose sur la valeur des signes mis en scène, leur portée et leur sens plus général. Le texte peut être lisible sur les plans médiatique et sémiotique, mais résister tout de même à l’interprétation et requérir des formes complexes d’investissement et d’analyse. De nombreuses poétiques, tout au long du xxe siècle, ont exploité cette forme d’illisibilité, du dadaïsme et du surréalisme jusqu’aux formes plus récentes de l’antiroman (de quelque nature que ce soit).
Figures du livre
12Dans le sillage d’une informatisation majeure des lettres et de la culture, on a vu apparaître ces quarante dernières années de plus en plus d’exemples de ce qu’on peut désigner comme des figures du livre et du texte, figures qui exploitent une forme assumée d’illisibilité du texte. Les figures de livre et du texte, ce sont des livres, mais aussi, d’une façon plus précise, des textes, qui ne se donnent pas à lire, mais avant tout à regarder. Des textes devenus en partie illisibles, pour lesquels l’accès aux signes et à leur sens est entravé d’une façon ou d’une autre. Ces textes peuvent avoir été simplement effacés, comme ils peuvent avoir été altérés par une accumulation de notes et de signes ou rendus opaques par une mise en page complexe, de même que par l’ajout de fonctionnalités informatiques. Ce sont des écrits où la dimension iconique prévaut sur la dimension linguistique, désignée comme dimension symbolique dans les termes de la sémiotique de C. S. Peirce.
13L’un des enjeux de ce déplacement de l’attention du symbolique vers l’iconique est un suspens de l’activité de compréhension du texte, une fragilisation de l’accès à la signification, du moins à cette partie de la signification du texte qui est associée à sa dimension langagière. La surdétermination de la dimension iconique du texte, que ce soit par une mise en page singulière, par une altération de la dimension matérielle du texte, par des collages, des cut-ups ou des mashups, correspond à une défamiliarisation qui force le regard à s’ajuster. Dans le cas des figures de texte, la transformation agit sur la part de manipulation et de compréhension présente dans tout acte de lecture. Pour le dire simplement, manipuler un texte et manipuler une image ne requièrent pas les mêmes compétences qui, si elles peuvent aisément se compléter, commencent d’abord par se distinguer. L’attention du lecteur, lorsqu’elle est déportée du côté de la dimension iconique d’un signe, est orientée vers la recherche de similitude et non axée sur la récupération du code qui a été utilisé pour lier signes et objets de pensées entre eux.
14La bande dessinée et de nombreux livres d’artistes nous montrent que la complémentarité entre ces deux activités est chose fort usuelle, qu’elle ne requiert pas de dispositions extraordinairement singulières pour être maintenue. Mais ce sont des iconotextes où les dimensions iconique et symbolique se complètent et entrent dans des relations qui sont depuis longtemps l’objet de conventions devenues usuelles. Ces conventions maintenues et confirmées dans leur agir font en sorte que nous ne sommes pas en situation de défamiliarisation entrainant un réajustement des interprétants à l’œuvre. Les figures du livre et du texte (par métonymie, on parlera de figures du livre) tablent, quant à elles, sur une dimension iconique qui ne vient pas appuyer ou compléter la dimension symbolique, mais très souvent en entraver l’accès. Les relations mises en jeu ne participent pas à la constitution d’un tout signifiant, mais au contraire à l’apparition d’une totalité fragilisée, toujours présente, mais affaiblie. C’est une totalité qui, loin d’être effective, est plutôt mise en spectacle. En ce sens, les figures du livre représentent des textes qui se donnent à voir avant que de se lire et où le visuel vient détourner l’attention du texte à lire, qui se dérobe ainsi au regard, tout en se donnant à être contemplé.
15La question de la lisibilité est particulière aux figures du livre qui, à la manière de nombreux livres d’artistes, viennent bouleverser la lecture. Comme le dit Anne Moeglin-Delcroix, « il n’est de description ou d’interprétation de ces livres qui ne s’ancre sur l’expérience de leur lecture13 ». Nous sommes déportés aux limites de la textualité, là où nos habitudes de lecture perdent pied. Les textes sont intégrés à des signes plus complexes qui ne se donnent plus à lire, mais à contempler. Les mots n’y ont plus seulement valeur de signes linguistiques, mais d’images ou d’icônes ; ce sont leurs aspects formels, leur disposition sur la page, leur accumulation ou le traitement qui leur a été accordé qui deviennent signifiants.
16Pour Rosalind Krauss, il est évident que « dès qu’une écriture est encadrée, elle devient une image14 ». Les figures de livre encadrent les mots et les pages pour déplacer le regard que nous portons sur elles. La défamiliarisation permet de renouveler le regard, de le détacher de ses habitudes. Peter Mendelsund explique ainsi, dans What We See When We Read :
Il y a des moments, quand nous lisons, où tout ce que nous voyons ce sont des mots. Ce que nous voyons avant tout quand nous lisons, ce sont des mots faits de formes de lettres, mais nous avons été habitués à voir au-delà de ces formes, et à rechercher ce vers quoi elles pointent. Les mots sont comme des flèches, ce sont des objets en soi, mais ils pointent vers quelque chose d’autre15.
17Et, continue-t-il, nous avons vu assez de flèches pour ne regarder que dans la direction où elles pointent16. Les figures de livre enrayent cette habitude. Elles demandent que soient regardés non pas tant les objets auxquels les signes renvoient que les formes et les signes eux-mêmes, révélés par leur soudaine opacité. Bien entendu, elles ne font qu’accentuer l’une des deux limites du fonctionnement sémiotique, qui oscille nécessairement entre la transparence et l’opacité. Les signes peuvent à la fois renvoyer à un objet et attirer l’attention sur leur propre constitution. C’est la thèse de la transparence-cum-opacité développée par François Récanati, selon qui tout signe « […] ni transparent ni opaque est à la fois transparent et opaque, il se réfléchit dans le même temps qu’il représente quelque chose d’autre que lui-même17 ». Les figures de livre, en iconisant les mots, déplacent l’attention vers le texte lui-même et ses qualités plastiques. Le sens n’est plus un enjeu immédiat, le processus a été neutralisé pour que son déploiement en ressorte modifié. Les gestes requis ne sont plus les mêmes.
18En ce sens, ces figures sont déstabilisantes, car en jouant sur les rapports de manipulation qui sont à la base de l’activité textuelle et littéraire, elles les fragilisent et indiquent qu’ils sont possiblement menacés, du moins lorsque intégrés à un imaginaire de la fin en quête de manifestations de la crise. Elles nous mettent en présence d’un texte ou d’un livre qui paraît brisé et rendu inutile, en voie de devenir obsolète, comme un outil endommagé. Maurice Blanchot insistait sur cette analogie dans L’Espace littéraire, rappelant
[…] qu’un ustensile, endommagé, devient son image […]. Dans ce cas, l’ustensile, ne disparaissant plus dans son usage, apparaît. Cette apparence de l’objet est celle de la ressemblance et du reflet : si l’on veut, son double. La catégorie de l’art est liée à cette possibilité pour les objets d’« apparaître », c’est-à-dire de s’abandonner à la pure et simple ressemblance derrière laquelle il n’y a rien — que l’être. N’apparaît que ce qui s’est livré à l’image, et tout ce qui apparaît est, en ce sens, imaginaire18.
19Par sa mise en figure, le texte est livré à l’image, il devient son image, signe à la fois de sa présence et de son absence. Présence en tant qu’image, absence en tant que texte.
Pratiques illittéraires : livres altérés
20Les formes contemporaines de l’illisibilité ne sont pas tant les symptômes ou signes avant-coureurs d’une fin sur le point de survenir que l’une des manifestations les plus explicites des pratiques illittéraires, vaste ensemble de pratiques qui se développent en marge de l’institution littéraire, en marge par conséquent des conventions hégémoniques du livre et des pratiques éditoriales contemporaines. Les pratiques illittéraires regroupent de multiples stratégies d’écriture déployées notamment en culture de l’écran. Elles renvoient à des formes d’« uncreative writing19 ». Qu’elles soient illégitimes ou résistantes, à la limite de l’illettrisme, transformant le lisible en visible, tablant sur les relations iconotextuelles et multipliant les collages, jusqu’à pratiquer une intertextualité systématique ostentatoire à la manière des remixes20,elles se remarquent surtout par leur dédain des conventions usuelles de la lisibilité et de la transparence langagière et par une recherche tous azimuts des marges du texte et du sens21.
21L’altération de livres s’impose aisément comme l’une des pratiques illittéraires les plus accomplies. Elle génère des figures du livre qui toutes transforment le lisible en visible, déstabilisant de ce fait l’écrit. Apparaissent des œuvres qui, bien qu’elles explorent les limites du système de la langue, maintiennent « la visibilité de [leurs] origines textuelles22 ».
22J’ai choisi trois exemples pour illustrer ces figures du livre. Ils ont en commun de conserver au livre altéré son statut de livre. Ce sont toujours des volumes qui peuvent être achetés dans des librairies. Le travail de réappropriation et de transfiguration des pages ne conduit pas à délaisser le format du livre, celui-ci est maintenu malgré tout. Les pages sont recouvertes de noir ou de dessins variés, qui laissent transparaître à l’occasion, tel un palimpseste, l’écrit original, ou encore elles sont découpées, ne laissant du papier que des languettes, fragiles et muettes. Mais, les transformations conservent aux livres une partie de leur identité23.
1- A Humument
23Le projet de Tom Phillips, A Humument. A Treated Victorian Novel, est l’exemple par excellence des figures du livre. On retrouve les 367 pages du projet, amorcé il y a 50 ans et toujours en cours, sur le site de l’artiste (http://www.tomphillips.co.uk/humument/slideshow/1-50), mais sa forme usuelle est celle d’un livre, édité chez Thames & Hudson. Un livre qui en est maintenant à sa cinquième édition, mais qui existe aussi, depuis 2010, sous forme d’application pour tablette numérique (iPad).
24Qu’est-ce que A Humument ? C’est un livre altéré, le résultat d’un projet artistique qui se sert du livre ou de la page comme matériau premier, soumis à des transformations qui viennent en modifier le statut. Le matériau utilisé par Phillips est un roman victorien d’un auteur tombé dans l’oubli, A Human Document de W. H. Mallock, publié en 1892. Charcuté à la manière d’un cut-up de Burroughs, le titre est devenu A Humument, mot inventé sans autre sens que son renvoi au titre original. Quant aux pages du livre, elles servent de canevas sur lequel Phillips fait ses propres dessins, obscurcissant les lignes de texte pour n’en conserver que des éléments épars, mots ou syntagmes recombinés afin de constituer de nouvelles phrases, originales, extraites des pages transformées en matériau, mais sans aucun lien avec leur contexte initial. Les mots ont été recontextualisés par une extraction et une réappropriation fondées essentiellement sur un processus iconique. Des mots surnagent, mais ils composent des segments de phrases dissonants ou vaguement cohérents. C’est une pratique d’écriture au second degré, car elle se constitue sur la base d’une première production, cachée par les pinceaux de l’artiste.
Versions de 1973 et de 1984 de la page 77 de A Humument de Tom Phillips
25La page 77 de l’édition de 1973 de A Humument offre deux cases superposées, l’une dominée par le rouge, l’autre, par le rose. Les dessins plutôt uniformes génèrent des phylactères qui s’étirent sur la page comme des lacs sinueux, où l’on peut lire des syntagmes raboudinés : « Dear Eve eve eve cheri », « you me ridiculous ridiculous cheri », « love is help mate », « absurd poetry world », « common happy world », « where dreaming men explain gorgeous exclusive ladies of heaven », « some elixir woman, to me ». Le texte original de Mallock ne parle pas d’une dénommée Eve, mais d’une certaine Evelyn. La première phrase de la page 77 s’ouvre sur « ‘I, dear Evelyn,’ he murmured, ‘if ever your love is mine, I shall never be disturbed by you; and you – God help me – shall never be disturbed by me.’» Les interventions de Phillips produisent des amalgames et des collisions, où les mots ne restent plus intacts, modifiés au gré des figures et des dessins produits. Le palimpseste est plus ou moins évident selon les appropriations. Mais, il n’est jamais totalement effacé. Voilà un livre qui se présente avec sa propre densité, reposant sur un texte modifié pour qu’en soient révélés des sens cachés, inattendus. Les gestes de Phillips font jaillir du sens. L’artiste n’ajoute aucun mot nouveau, il ne fait que transformer, couper, encadrer des mots dont le nouvel agencement est porteur de sens. Fait à noter, à partir de 1984, une nouvelle page 77 a été ajoutée au projet, page redessinée de fond en comble, même si l’idée d’une séparation de la page en deux sections superposées a été maintenue, qui fait ressortir de nouveaux mots et de nouveaux segments de phrase : « love is help », « toge accepted his thrown value », « and recognized yesterday had to laugh ».
26On a droit à ce que Rober Racine a identifié, dans sa fabrique des Pages-miroirs, comme des « phrases harmoniques », générées à partir des mots et des syntagmes trouvés çà et là dans les pages du dictionnaire et qui servent notamment à les faire parler, mais dans le cadre d’une énonciation qui tient de l’association libre et du musement24. Les phrases harmoniques ne sont pas des commentaires des pages, dit Racine, elles viennent les parasiter, portées à leur insu. « Il n’y a pas de hasard ou de coïncidence. Il y a rencontre. C’est différent. Tantôt poème, tantôt aphorisme, critique ou trait d’humour, ces phrases reflètent mon humeur du moment25. » De la même façon, Phillips muse, ses pinceaux à la main, sur le texte de Mallock, et il fait surgir des mots et des pages un autre texte. Pour lui aussi, la « sérendipité est son principal collaborateur26 ». Le texte généré par tous ces cut-ups n’est pas sans régularités, même si celles-ci apparaissent de manière impromptue. Dans l’introduction à la cinquième édition de A Humument (celle de 2012), Phillips explique ainsi :
Bientôt, un héros caché a émergé de derrière les colonnes de texte pour interagir avec les personnages du roman, et pour rendre manifeste le contraste de style et de classe entre eux. Puisque le W de W. H. Mallock renvoie à William, le diminutif Bill allait s’imposer comme prénom de son alter ego plus banal. Lorsque je suis tombé sur le mot « Bill », il est apparu à côté du mot « together » et c’est ainsi que le nom propre Bill Toge, plus commun et usuel, est né. C’est devenu une règle que Toge devait apparaître sur chaque page qui comprenait les mots « together » ou « altogether » (comme il sied à tout bon sosie)27.
27La reprise de la page 77 respecte d’ailleurs cette règle, car on y trouve le segment, « toge accepted his thrown value », en lieu et place du texte de Mallock, effacé par une figure humaine esquissée à gros traits et peinte en rose. Bill Toge fait peu à peu son apparition dans A Humument, et au fur et à mesure que Phillips refera la totalité des pages du livre – il entend faire une ultime édition où plus une seule page de l’édition originale ne sera conservée –, ce personnage apprendra à voler de ses propres ailes, de plus en plus autonome.
2- TNT en Amérique
28Dans le sillage du travail de Phillips, Jochen Gerner a proposé, en 2002 aux éditions L’ampoule, le très percutant TNT en Amérique. Avec ce projet, Gerner entendait faire ressortir la violence omniprésente et pourtant banalisée, pour ne pas dire masquée, dans la bande dessinée d’Hergé Tintin en Amérique, dont la première édition date de 1932. Tintin devient donc, à la suite de quelques coups de ciseau, TNT, l’explosif inventé par Julius Wilbrand au milieu xixe siècle. Le travail est double. Gerner entreprend, d’une part, de recouvrir d’encre noire l’ensemble des pages de la bande dessinée, puis d’ajouter des dessins de son cru ainsi que des mots, choisis à la manière de Phillips dans les pages de l’album d’Hergé.
Page de TNT en Amérique de Jochen Gerner
29Comme le signale Pilau Daures, le « livre se présente comme une réduction (au sens chimique ou mathématique) de la bande dessinée d’origine… [Gerner] a procédé par retranchement d’un grand nombre de ses attributs. Planche, texte, dessin, narration, tous les constituants ont subi ce traitement de simplification et se trouvent réduits à une partie de leurs composantes habituelles28 ». Cet effacement permet une réappropriation des pages qui en révèle la violence sous-jacente. Et un nouveau langage visuel est proposé, hérité peut-être d’Hergé et de cette aventure de Tintin, mais orienté vers une démonstration d’un tout nouveau genre. TNT en Amérique apparaît comme une œuvre qui s’impose en tant que figure du livre, une figure dont la référence ne peut échapper aux lecteurs de bandes dessinées du monde entier. L’album d’Hergé y est toujours présent, mais dépossédé de son statut premier. On le reconnaît. On sait très bien qu’il est la référence nécessaire, mais c’est sur le mode de l’absence qu’il y est, comme cet ustensile endommagé dont parlait Blanchot. L’iconotexte qu’est la bande dessinée d’origine sert de matériau à un autre iconotexte qui en parasite les pages, jusqu’à les phagocyter.
30Gerner constitue, d’autre part, une immense annexe, du format de l’affiche, où sont imprimés 62 quatrains (un pour chaque page de la bande dessinée), textes entourés d’une version monochrome des dessins faits sur les planches d’Hergé. Formes simples (édifices, véhicules, profils, etc.), concaténées en séquences, elles reprennent le vocabulaire composé au fil des pages et en offrent une version systématisée. Quant aux quatrains, composés eux aussi à la manière des phrases harmoniques de Racine, c’est-à-dire à partir des mots glanés sur les pages de la bande dessinée, ils découlent du texte initial sans pour autant en dire quoi que ce soit, sinon la présence soutenue d’une violence qui n’ose dire son nom.
31TNT en Amérique vient avec sa réécriture, un texte second, fait à partir des mots qui ont été cachés par le noircissement de la page. Nous sommes dans un processus sémiotique complexe où des signes servent de base à de nouveaux signes qui eux-mêmes en appellent de nouveaux, tous des interprétants les uns des autres, permettant à la sémiosis de se déployer.
Extrait de l’affiche annexée à TNT en Amérique de Jochen Gerner
32Tintin en Amérique qui est déjà un iconotexte devient le matériau d’une figure du livre, où la bande dessinée initiale, effacée par le noircissement des pages, rendue absente par une forme de mise à mort qui vient la jeter dans l’ombre de la page noire – tout le contraire de la page blanche –, se met à parler indirectement, à parler par le truchement d’une autre bande dessinée, minimaliste celle-ci parce que ne procédant plus ni par cases ni par segmentation de l’action, mais par un ensemble épars de figures et de mots flottant sur la mer noire d’une page essentiellement vidée de ses couleurs. L’effacement de la bande dessinée libère une parole jusqu’alors impossible à énoncer, et qui est celle, métalangagière, de la prise en compte de la violence sous-jacente à l’œuvre.
3- Tree of Codes
33Le travail de Phillips et de Gerner procède par ajouts et superpositions de couches. D’autres formes de livres altérés fonctionnent par coupures ou extractions, par un déblanchissement de la page29 qui passe par des découpures afin de donner l’impression que les mots flottent dans le vide. C’est le procédé utilisé par Jonathan Safran Foer, dans Tree of Codes, paru chez Visual Editions en 2010. Foer s’approprie sa fiction favorite, The Street of Crocodiles (Les Boutiques de cannelle en français) de l’écrivain polonais Bruno Schulz, en découpant littéralement les feuilles du livre, ne laissant que quelques mots sur les lambeaux de pages. On se croirait dans une version en ruines des Cent milles milliards de poèmes de Raymond Queneau (1961), où les languettes ont été rendues inutilisables et les vers ont perdu toute réalité.
34Le livre de Foer, quand on le prend dans ses mains, est léger et étrangement creux, ce qui s’explique quand on ouvre le volume, car il ne s’y trouve essentiellement que du vide, des pages en grande partie découpées, comme si elles avaient été caviardées par un artiste maniaque préférant le couteau au crayon feutre. De la même façon que pour A Humument, le titre du livre est un cut-up, où la rue (street) est devenue, par la magie des ciseaux, un arbre (tree), et les crocodiles, des codes.
Photographie de pages de Tree of Codes, extraite du site de Visual Editions
35Du texte de Schulz, il ne reste presque plus rien. L’effet de palimpseste, présent chez Phillips, a complètement disparu, remplacé par un effet de profondeur qui découle des découpures. Il n’y a plus une surface qui fait écran, mais des strates variées de texte, apparues comme à la suite d’un éboulement.De la même façon, à la noirceur absolue dans laquelle est projetée la bande dessinée d’Hergé répond un effacement complet, le papier étant littéralement éliminé. Des mots de la page 17, « clumsy gestures », apparaissent dès la page 7, la mention « my eyes » de la pages 21 apparaît à la page 8. Comme les lettres ne sont imprimées qu’au recto des pages, pour des raisons évidentes, les syntagmes transparaissent pendant dix ou treize feuilles avant de laisser leur place à de nouveaux mots. L’effet de transparence est grand, transparence non pas sémiotique (d’un point de vue sémiotique, on frise l’opacité la plus complète !), mais matérielle, le papier disparu laissant place à du vide
36La distribution des mots sur de multiples feuilles produit d’importants effets de télescopage. Comme Phillips et Gerner, Foer n’ajoute rien au texte de Schulz. Il laisse parler les mots, ou des mots dans les mots, en transformant leur contexte, ce qui leur fait dire de nouvelles choses. Mais ce qu’il leur fait dire est en grande partie illisible. Le texte découpé est encore du texte, mais ce dernier est opacifié. Les mots ne flottent pas comme dans les pages de Gerner, ils ne sont pas intégrés à des phylactères improvisés comme chez Phillips, ils semblent perdus sur leur page en grande partie découpée. Si, pour Michel Melot, tout « livre est un projet. Il sait où il va, même s’il sait qu’il ne mène nulle part30 », Tree of Codes introduit à un labyrinthe où seul l’architecte sait quel itinéraire permet de le traverser et d’en ressortir. Le livre de Foer est une prison au tracé géométriquement stable. Les découpures y paraissent régulières, tous les angles sont droits, constituant des figures rectangulaires. Les pages découpées peuvent servir de pochoirs grâce auxquels peindre des formes témoignant des paragraphes éliminés.
37Tree of Codes exprime un véritable imaginaire de la fin du livre, puisqu’il s’inscrit dans le sillage d’un texte fondateur, le recueil de Schulz, qu’il fait disparaître en même temps qu’il en manifeste la prégnance, du moins pour l’auteur. Et ce texte fondateur est en lien direct avec l’idée même du Livre. Foer l’explique clairement dans la postface de son projet, texte repris grosso modo dans une entrevue accordée au journal The Guardian :
Pendant des années, j’ai voulu créer un livre fait de découpures, un livre dont le sens était exhumé d’un autre livre. C’était à peine une idée originale, puisque cette technique est aussi vieille que l’écriture elle-même, et elle a été utilisée de façon brillante par Tom Phillips dans son chef d’œuvre, A Humument. Mais la même idée dans un contexte différent est une idée différente et, au moment où le papier tire peut-être à sa fin, j’ai été attiré par l’idée d’un livre qui ne peut pas oublier qu’il a un corps31.
38Foer avoue avoir pensé essayer cette technique avec un dictionnaire, une encyclopédie, un bottin de téléphone et même avec ses propres romans ; mais il cherchait une œuvre qui lui aurait permis d’aller au-delà du simple processus, une œuvre dont l’effacement aurait continué en quelque sorte la création. C’est ainsi qu’il a opté pour The Street of Crocodiles de Schulz :
Souvent, en travaillant sur Tree of Codes, j’avais la très forte sensation que The Street of Crocodiles devait avoir été, lui-même, le produit d’un acte similaire d’exhumation. [...] Je ne pouvais pas empêcher de penser que la main de Schulz devait avoir été forcée, qu’il devait y avoir existé un livre encore plus grand à partir duquel The Street of Crocodiles avait été extrait. C’est de ce livre imaginaire encore plus large, ce livre ultime, que chaque mot jamais écrit, parlé ou pensé a été exhumé. Le Livre de la vie est le Temple dans lequel nos vies tentent de pénétrer, mais ne parviennent qu’à le faire apparaître. The Street of Crocodiles n’est pas ce livre – pas le Livre - mais il est d’un niveau d’exhumation plus important que tout autre livre que je connais32.
39Avec son scalpel, Foer a entrepris de creuser dans ce livre, comme s’il s’agissait d’un lopin de terre, d’une matière organique au sein de laquelle des mots et des pensées ont été enterrés et que son travail acharné est parvenu à exhumer. Les mots présents dans Tree of Codes sont ainsi les restes déterrés d’un livre, qui lui-même paraît avoir été en contact avec un plus grand livre, le Livre de la vie, livre transcendant, divin, dont il ne reste plus que des bribes, comme des os dégagés de la terre permettant de reconstituer une vie. Le Livre, nous dit Tree of Codes, n’est plus présent, et même le livre qui en aurait témoigné n’est plus là, éviscéré et expurgé de toute cette matière qui l’alourdissait.
40Tree of Codes témoigne d’une absence, d’une disparition qu’il actualise lui-même. Il devient une incarnation du Livre, Livre total, contenant tous les livres, toutes les pensées, puisqu’avec ses pages déblanchies, il peut les contenir tous. Le Livre idéal et total signale évidemment la fin des livres, qui ne sont jamais que des approximations de son être, à la Jorge Luis Borges.
41Puisqu’on peut tout y mettre, Tree of Codes est un livre fantasme. C’est un livre qui ne donne plus rien à lire ou si peu. Un livre qui se feuillette, car on ne peut véritablement le lire de façon assidue, une page à la fois, ne serait-ce que parce que, sur une même page, apparaissent des mots imprimés sur des pages, une dizaine de feuilles plus loin. Le titre, composé à l’aide de plis, n’est pas aussi obscur et impénétrable que A Humument de Phillips. Au contraire, il multiplie les fausses pistes. Qu’est-ce qu’un arbre de codes? Une œuvre abstraite, une structure en arborescence distribuant selon une logique réticulaire des ensembles de codes ? Un livre de programmation informatique ? La représentation imagée d’un principe créateur, démiurgique ? Et le design de la page couverture semble valider ce type d’interprétation. Pour toute illustration, la page est remplie de pois noirs, dessinés de façon sommaire, comme s’il s’agissait de lignes de code rédigées dans un langage de programmation primaire (à moins que les pois ne soient en fait des trous, qui annonceraient le procédé de composition du livre, fait essentiellement de creux et de trous). L’indétermination du titre, cumulée au caractère abstrait mais bon enfant du design de la page, favorise la dimension illittéraire du projet, ce que la mise en forme du livre, qui tient de l’exploit, semble confirmer. Il y a là une œuvre minimaliste, conceptuelle, qui nous éloigne de la littérature et de sa pratique, tout en nous y maintenant malgré tout. Ce livre ne dit rien et pourtant il ne parle que de littérature. Le texte ne se donne plus à lire, mais à regarder pour ses qualités plastiques, cette disposition imprévisible des mots sur des languettes de papier. C’est, comme le veulent les responsables de Visual Editions où le livre a paru, un cas d’écriture visuelle (« visual writing »). Mais cette écriture est moins visuelle qu’invisible, absente, retirée.
Des fondations fragilisées
42Le livre est depuis longtemps associé au corps humain. Il est doté d’un dos, d’une épine dorsale, de marges de tête et de pied, de nerfs, etc.Comme l’explique Yvonne Johannot, cet anthropomorphisme découle du fait que le livre remplace l’auteur pour le lecteur. Comme l’auteur n’a pas à être présent pour que ses idées soient transmises, comme le livre rend possible une communication dont l’émetteur est absent, « il y a donc vraiment substitution du corps vivant par le livre qui va alors être paré de certains des attributs de ce corps33 ». Le livre n’est pas qu’un objet ou un dispositif neutre, froid ou effacé, il est aussi une figure soumise à des projections et à des investissements variés. Il est en ce sens un signe complexe qui se compose, d’une part, de ce qu’il est en tant que dispositif de conservation et de transmission d’informations, mais aussi, d’autre part, des multiples fictions qu’on entretient à son endroit. C’est parce qu’il est une figure, une figure au cœur même de notre culture, que toute attaque contre lui, toute modification apparaît comme une attaque contre l’humanité elle-même.
43Cette attaque semble précise et tout sauf arbitraire, quand les figures du livre produites mettent en jeu des textes fondateurs. Ces textes se trouvent alors neutralisés, voire désacralisés, rabattus au rang d’une référence, nécessaire, inéluctable, mais inaccessible. C’est bien ce que le projet Holy Bible de Broomberg et Chanarin montre de façon explicite en parasitant la Bible et l’agrémentant de photos de guerre et de violence, plaquées de façon brutale sur ses pages. Cette désacralisation de textes fondateurs se fait alors sur un mode majeur. Il en va de même avec le projet de Cristina de Middel sur Le Petit Livre rouge de Mao, qui détourne ce livre devenu la référence d’une révolution et d’un peuple. Rober Racine, avec son projet des Pages-miroirs, s’était attaqué au dictionnaire, en l’occurrence l’édition 1984 du Petit Robert, dont il a enluminé l’ensemble des pages à l’aide d’un protocole de plus en plus complexe.
44La désacralisation peut aussi se faire sur un mode mineur. Le livre attaqué n’est plus une référence absolue, mais une œuvre qui fait autorité. Jonathan Safran Foer explique sans ambiguïté le caractère fondateur pour lui du recueil de Bruno Schulz. Il y a là un texte qui fonde sa propre poétique et auquel il s’attaque ciseaux à la main, comme si cette boucherie était une forme accomplie d’éloge. Ce travail permet tout de même, dans la logique de Foer, d’exhumer le livre ultime, le Livre. Le projet se situe donc à la frontière des modes majeur et mineur. Jochen Gerner fait la même chose avec l’une des premières bandes dessinées d’Hergé, l’une de celle à l’origine de la ligne claire, ce style graphique qui a caractérisé l’école belge.
45Finalement, la désacralisation peut procéder sur un mode anecdotique. Et l’exemple par excellence en est A Humument de Tom Phillips qui tire de l’oubli un roman de l’époque victorienne pour s’en servir comme canevas et matériau. Le livre oublié est aux antipodes du Livre qui, lui, s’impose comme foyer d’attention. Il en va de même pour Louise Paillé dans sa production des livres-livres, où elle copie à la main le contenu d’un livre sur un autre livre, créant de ce fait des textes hybrides. Ces livres ne sont pas choisis au hasard, ils sont faits pour se répondre (L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar et un manuel de chirurgie et de physiologie du Moyen-Âge), mais leur sélection est au sens strict anecdotique34.
46Quel que soit le mode adopté (majeur, mineur ou anecdotique), l’altération vient à la fois confirmer le statut du livre et le fragiliser. Voici des livres et des textes toujours d’actualité, mais leur aura s’est estompée et ils ne sont plus invulnérables. Surtout, ils ne sont plus donnés à lire, les transformations subies les ont opacifiés et déplacés sémiotiquement, accentuant leur dimension iconique. De lisibles, ils sont devenus visibles. C’est ce retrait qui en fragilise le statut. Pour reprendre Blanchot, on peut affirmer que le livre endommagé devient son image. Et le texte, ne disparaissant plus dans son usage, apparaît. Il devient double, puisqu’il apparaît avec son reflet. La figure du livre signale la présence d’un tel dédoublement, toujours menaçant. De fonctionnel le livre devient ressemblance, une copie qui ne possède de l’original que la forme extérieure, que les apparences, évidemment trompeuses. Le livre est toujours présent comme objet mais absent comme texte, disponible mais neutralisé, visible mais illisible. C’est le point d’ancrage d’un imaginaire de la fin du livre.