Le texte publié ici constitue une notice de dictionnaire destinée à un projet de Guide de lecture Borges-Brésil sous la direction de Jorge Schwartz. Nous remercions Ana Lafon de nous avoir autorisé à publier ce texte, et de l’avoir traduit de l’espagnol.
1Dans des circonstances célèbres qui font partie aujourd’hui du mythe de l’écrivain, Borges, impatient de mettre à l’épreuve ses capacités intellectuelles, après son accident de la nuit du 24 décembre 1938 et la détérioration très grave de sa santé, écrit « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » qui paraît dans la numéro 56 de la revueSur en mai 1939. La dédicace du texte (« À Silvina Ocampo ») peut suggérer qu’il s’agit d’une fiction même s’il n’y a aucune autre indicationdans le péritexte de la revue. Ménard est un « symboliste français de Nîmes » (d’après la définition de l’auteur) dont « l’œuvre visible » se caractérise par une certainevanité fin-de-siècle, avec laquelle Borges joue pour se moquer sans doute du petite monde littéraire parisien, avec ses salons, ses polémiques et ses byzantinismes. Cependant ce qui compte c’est l’œuvre « souterraine » de Ménard, « la sans pareille », qui consiste à « produire » trois chapitres de la première partie du Quichotte, àforce d’ébauches, de renoncements et d’ascétisme. Le narrateur, qui semble d’abord se caractériser par une sorte de bêtise mêlée de crédulité, finit par tirer les enseignements des leçons gigantesques de l’événement : « Ménard (peut-être sans le vouloir), a enrichi l’art figéet rudimentaire de la lecture par une nouvelle technique : la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées ». In fine, le narrateur arrive à se mettre à la hauteurde Ménard, et c’est comme l’annonce de la théorie littéraire à venir : les orientations futures de la poétique (vers l’intertexte, la citation, la réécriture et le rôle créateur du lecteur) semblent programmées dans ces douze pages inspirées, qui sont un prélude aux fictions borgésiennes, peut-être les pages les plus brillantes, fascinantes et divertissantes jamaisécrites par Borges.
2Que savons-nous finalement de Ménard ? Sa mort récente (le narrateur a assisté à son enterrement : « Hier, pour ainsi dire, nous nous réunissions devant le marbre final... »), le catalogue de son « œuvre visible », quelques-unes de ses passions (les échecs, l’alexandrin, le paradoxe d’Achille et la tortue, ce dernier développé dans son livre Les Problèmes d’un problème, 1921), sa relation ambiguë avec Paul Valéry, sa faiblesse pour les ambiances aristocratiques toujours dépréciées, sa probable solitude, ses frustrations et ses ambitions, son goût minutieux pour la correction, la réécriture et l’échange intellectuel, la traduction...
3Daniel Balderston (Out of context. Historical reference and the Representation of Reality in Borges, Duke University Press, 1993) contextualise brillamment le personnage et son œuvre, en mettant l’accent sur la paradoxale significationdes trois chapitres du Quichotte produits par Ménard dans les années 1920-1930, en particulier les pages consacrées au discours sur les armes et les lettres, au beau milieu du grand débat français et européen sur le pacifisme, surgi peu avant la Première Guerre Mondiale. Balderston évoque aussi son surprenant désintérêt pour la question du nationalisme, sa remarquable etprotéiqueformation humaniste (philosophie, littérature, langues, histoire, logique...), cette tendance à se retirer dans son donjon, adoucie peut-être par Valéry qui l’aide à rompre avec son isolement provincial. Il signale enfin un livre, non mentionné par Borges, sur la graphologie et la psychanalyse, en révélant ainsi un Ménard inespéré « disciple mineur » de Freud.
4L’auteur de ce compte rendu relate plus longuement, dans un roman récent (Une vie de Pierre Ménard, Gallimard, « N.R.F. », 2008), la vie de Ménard (né à Nîmes en 1862 et mort à Montpellier en 1937), ses promenades au Jardin Botanique de Montpellier, son influence secrète sur ses amis Jorge Luis Borges, Paul Valéry et André Gide, son rôle clé dans la modernité littéraire, ainsi que son héroïque résignation à l’invisibilité littéraire.