Note sur l’état poétique chez Sartre et Beauvoir
1Commentant la langue employée dans L’Invitée (encore intitulé à l’époque Légitime Défense), Sartre notait le 10 mai 1940 au sujet du premier tome en cours des Chemins de la liberté, L’Âge de raison : « Dans mon roman aussi Mathieu et les autres ont ce parler “lâché” philosophique, argotique, tout ce que vous voudrez, qui au fond est le nôtre1. » Et le romancier de définir ce langage si particulier, fait de la sédimentation de multiples différents idiomes : le parler de Montparnasse mêlé à leur héritage bourgeois, l’argot étudiant de leurs années d’étude, le langage secret développé avec les « petits camarades » ou avec leurs proches, et bien d’autres influences encore : « À notre âge — et avec cette volonté appliquée que nous avons mise à nous forger cet instrument, ce symbole de nos rapports à nous deux — vraiment notre langage c’est nous2. »
2Concrètement, en quoi consistait cet idiolecte commun ?
Par exemple si Françoise disait à Élisabeth : « Tu as de la peine » ou « tu as des ennuis » ou « Tu as du chagrin » ou « Ça ne va pas » ou même « Tu es embêtée » au lieu de « Tu es emmerdée », ça serait une autre Françoise. « Tu es emmerdée » chez vous autre — et chez moi — c’est « chaude sympathie avec jeu intérieur ». La grossièreté est là pour cacher et symboliser à la fois le trémolo de la tendresse. […] Tu es emmerdée : tu es assurée de ma chaude sympathie mais je t’en prie, ne te déballe pas, joue intérieur toi aussi, etc.3
3Parmi ces habitudes de langage, l’une des plus célèbres est le recours à l’adjectif « poétique », que Sartre et Beauvoir s’appliquaient fréquemment à eux-mêmes afin de désigner un état bien particulier. Il ne s’agira donc pas ici de commenter les très nombreuses occurrences où l’un et l’autre qualifiaient de manière tout à fait banale un objet, un paysage, une personne, ou une œuvre, comme dans cette lettre de Sartre à Louise Védrine4 d’août 1939, où, reconstituant une charmante promenade à Marseille, en compagnie de Beauvoir et de Jacques-Laurent Bost, il écrivait :
Nous avons suivi la corniche et puis nous sommes montés sur un de ces grands rochers blêmes qui donnent çà et là à la ville l’air d’une carrière de craie. Comme le soir tombait, nous étions dans un faubourg tout perché, d’où l’on voyait les lumières du port entre les maisons. Tout d’un coup nous avons aperçu un vieux petit cinéma tout poétique qui se nommait l’Impérial. On y jouait deux films de terreur : Calibre 9 mm — Le Voilier maudit. Le second c’était de la terreur en couleur, mais tant pis, le petit Bost crevait d’envie d’y aller5.
4Rien que de très ordinaire dans cet usage du terme désignant une qualité prêtée à un lieu dont le caractère rétro (bien qu’y passe un film américain en couleurs) rappelle aussitôt à Sartre l’époque, regrettée, du cinéma muet, « avec des fauteuils dont les sièges se relèvent en claquant quand on s’en va6 ».
5C’est à un état bien précis que Sartre et Beauvoir faisaient référence lorsque, dans certains emplois particuliers, ils s’appliquaient à eux-mêmes ce terme, cela d’une manière qu’ils n’éprouvaient bien entendu pas le besoin d’expliciter puisqu’il s’agissait d’une formule partagée et familière, presque d’une sorte de code secret, mais qu’à une occasion néanmoins, Sartre analysa de manière particulièrement éclairante dans les premières pages de la série de carnets qu’il débuta en septembre 1939, à la fois sous l’influence du journal de Gide, par désir d’échapper au désœuvrement intellectuel né de son nouvel état de sujet en guerre, et surtout en raison d’un brusque désir d’introspection qui le conduira à se remettre entièrement en cause et à tirer de cette autocritique les fondements théoriques de L’Être et le Néant.
6Je cite l’ensemble du passage des Carnets de la drôle de guerre en question parce que s’y trouve l’essentiel des éléments définissant cet état poétique que Sartre aimait à retrouver — un état fort proche de celui que Roquentin connaît lorsque le héros de La Nausée demande à la serveuse, Madeleine, de lui jouer un air au phono, Some of these days, et éprouve un moment de bonheur lui permettant d’échapper à la Nausée :
Jeudi 21 [septembre 1939]
Ce matin je me suis levé en hâte pour aller prendre mon petit déjeuner seul. Je savais que si j’étais seulement un quart d’heure seul, je serais dans un état plaisant et poétique. Mais le diable ici c’est de gagner la solitude. Le caporal Paul, me voyant debout, s’est hâté de se lever. Heureusement je l’ai pris de vitesse, il n’avait pas mis ses souliers que j’étais prêt déjà. Il a seulement pu dire « Je te rejoindrai au café ». Parti seul. Je m’étais tellement pressé que mes molletières mal serrées glissaient lentement sur mes talons. Arrivé à l’auberge au moment où elles offraient l’image de deux affaissements de terrain. Là, j’ai eu ce moment que j’attendais et qui est si particulier chez moi. Je ne saurais l’appeler extase, ni regret. C’est une espèce de nostalgie heureuse et poétique du nécessaire et de la grandeur. Nostalgie car la grandeur et la beauté (comme nécessités dans le cours de la vie) sont toujours par-delà ce qui m’entoure. Bonheur, car c’est tout de même un état contemplatif. D’ordinaire il n’est pas mauvais qu’un phono soit dans les environs. Mais, comme je n’ai pas entendu de musique depuis le 1er septembre et que, pour la musique aussi, je suis barré, il a suffi qu’un soldat, à la table voisine, chantât un air de slow, d’une voix d’ailleurs fort laide. Dans cet état que je ressens, il y a l’impression muette que je suis privé actuellement de grandeur et de beauté mais que pour les désirer tant, je les mérite et qu’un jour viendra où je les obtiendrai. Naturellement rien de tout cela ne se formule, c’est entr’aperçu par-delà les choses qui m’entourent et cela ne se dégage pas de ces choses mêmes. Et quand cela disparaît, je me retrouve sec. Je dois dire que cette impression paraît toujours sur un fond de mauvais goût. La musique qui d’ordinaire la prépare est déplorable. Et ce matin, je venais de lire, dans un magazine suisse, une nouvelle d’une bêtise sentimentale qui m’indignait, tant que je lisais. Je ne me dissimule jamais que l’humus sentimental sur lequel se développe cette impression qui m’est si chère ne vaut rien. Mais je ne crois pas que la valeur de l’état lui-même en dépende : il s’en dégage et n’en reste pas marqué. À ce moment-là je me sens poétique, encore que ce soit un état en repos et non créateur — du type intuition (moins la plénitude). Si le mot n’était si ridicule, je dirais que je me sens parfumé7.
7Cette « espèce de nostalgie heureuse et poétique du nécessaire et de la grandeur » correspond à la double expérience par Roquentin de l’ordre artificiel que toute narration introduit dans l’existence et de l’inconsistance de l’idée même d’aventure (notion qui jouait dans sa vie un rôle similaire à la quête par son ancienne compagne, Anny, de « moments parfaits » ou de « situations privilégiées »). Le sentiment de bonheur qui le saisit à l’audition de Some of these days tient, on s’en souvient, au fait de se couler dans la combinaison harmonieuse de notes dont l’arrangement délivre soudain le sujet de sa contingence : « Quelques secondes encore et la négresse va chanter. Ça semble inévitable, si forte est la nécessité de cette musique : rien ne peut l’interrompre, rien qui vienne de ce temps où le monde est affalé ; elle cessera d’elle—même, par ordre. Si j’aime cette belle voix, c’est surtout pour ça : ce n’est ni pour son ampleur ni pour sa tristesse, c’est qu’elle est l’événement que tant de notes ont préparé, de si loin, en mourant pour qu’il naisse8. »
8Ne rabattons, toutefois, pas trop vite l’entrée du 21 septembre de 1939 dans les Carnets sur les quelques moments de bonheur de Roquentin dans La Nausée — Sartre ne tire d’ailleurs à aucun moment un tel parallèle et, si bien des éléments semblent concorder (le caractère importun de Paul comme des joueurs de cartes dans le café, l’importance accordée à la voix, l’atmosphère de sentimentalisme…), un point diffère nettement, à savoir la réserve quelque peu ironique que Sartre éprouve dans la vie à l’égard de cet état poétique, qu’il chérit mais dont il ne se montre pas dupe, ainsi que le montre la conclusion du passage cité : « Si le mot n’était si ridicule, je dirais que je me sens parfumé. » Le soulignement équivaut bien à des guillemets invisibles, semblables à ceux dont l’un des personnages hauts en couleurs des Carnets, le caporal Courcy, pare les banalités qui émaillent son discours (« il “faisait un temps idéal” ») afin de les désarmer. Toutefois, à l’inverse de Courcy, Sartre ne juge pas « qu’il s’agit de dire ce qui doit être dit, mais nullement de le penser, surtout pas de le penser9 » : aussi assume-t-il l’idée de se sentir « parfumé », à cette réserve près que la formule est employée en mention afin d’en souligner le caractère décalé et risible.
9Quelles conditions sont donc requises pour qu’advienne cet « état plaisant et poétique » ? La première tient à un relatif isolement, un repli sur soi que tout rapport (amoureux, amical ou professionnel) risquerait d’annuler. Pierre Guille (son condisciple à l’E.N.S.) et le Castor lui en avaient souvent fait la remarque : Sartre est toujours de mauvaise humeur le matin.
Il s’agit bien, note-t-il le 24 octobre 1939, d’une information extérieure car, tant que je suis seul, cette mauvaise humeur ne m’apparaît que comme un état poétique de complicité avec moi-même. C’est ce que j’appelais autrefois être “intérieur”. Seulement, la vue d’un acolyte me met hors de moi10.
10Être « intérieur »… : la formule frappe chez ce philosophe pour qui l’idée d’intentionnalité, empruntée à Husserl et devenue l’un des fondements de son système philosophique, offrait pour principal intérêt de nous délivrer de Proust, autrement dit de ce que l’on nomme la « vie intérieure » : « en vain chercherions-nous, comme Amiel, comme une enfant qui s’embrasse l’épaule, les caresses, les dorlotements de notre intimité, puisque finalement tout est dehors, tout, jusqu’à nous—mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres11 ». Toute la pensée sartrienne vise à nous projeter dans le monde et à empêcher la conscience de se replier sur elle-même. On objectera qu’il fut pourtant l’un des grands autobiographes de son temps… Certes, mais il le fut, ainsi que Jean-François Louette l’a parfaitement montré, par refus de l’intime et des attendus de l’écriture personnelle, autrement dit en multipliant les « dispositifs extimes » (écrire sur soi obliquement, en passant par le portrait de ses camarades, exposer ses carnets aux regards curieux de son entourage, soumettre le récit d’enfance à une dialectique que rehausse une ironie constante à l’égard du petit cabotin qu’il fut, etc.)12. L’isolement nécessaire à l’émergence de l’état poétique suppose certes une certaine auto-complaisance du sujet ; Sartre s’y adonne toutefois sans céder aux plaisirs troubles de la vie intérieure13. En réalité, l’isolement est, chez lui, destiné à favoriser un état de contemplation, dont on trouve peut-être la matrice dans la courte évocation qu’il livre, lors de son entretien avec Simone de Beauvoir en 1974, de son ancienne fascination pour la lune :
Je la voyais la nuit et elle était quelque chose d’important pour moi, je ne pouvais pas dire exactement quoi. C’était la lumière de la nuit, ce qui apparaissait de rassurant dans la nuit. […] Je pensais à la lune comme à quelque chose de personnel ; dans le fond, la lune représentait pour moi tout ce qui est secret, en contraste avec ce qui est public et donné, qui était le soleil. J’avais idée qu’elle était une copie nocturne du soleil. […] Il me semblait que j’avais des pensées qui venaient de ce que j’étais regardé par la lune. Je l’aimais beaucoup, elle était poétique, c’était de la poésie pure. Elle était à la fois complètement séparée de moi, elle était là, dehors ; et il y avait entre nous une liaison, un même destin. Elle était là comme un œil et comme une oreille, elle me tenait des discours ; j’avais écrit des discours sur la lune14.
11Dans la contemplation de ce satellite, Sartre projetait une représentation de son intimité, geste paradoxal qui montre qu’à l’inverse de toute une tradition d’introspection et d’auto—observation remontant à Montaigne ou Amiel, le philosophe avait besoin de cette présence à la foi familière et lointaine afin de s’envisager à travers un rapport de réciprocité — « j’étais regardé par la lune ». L’intimité relevait d’une « liaison », d’une communauté de destin semblable à celle construite avec Simone de Beauvoir, manière de se soumettre au regard constant d’un alter ego, par conséquent de se protéger du risque de narcissisme. Et l’impression de « poésie pure » tenait à l’effusion née de cette contemplation particulière, où le sujet pouvait à la fois se sentir « intérieur » sans pour autant se replier sur lui-même, mais au contraire se projeter sur le monde alentour, dont il restait quelque peu à distance.
12Autre point essentiel : il ne s’agit ni d’une sorte d’épiphanie (ce que Sartre nomme une « extase ») ni surtout d’un « regret ». Il est bien question d’une « espèce de nostalgie heureuse et poétique » dans l’entrée du 21 septembre 1939, mais comme dans le cas du rapport à l’intimité, Sartre est paradoxal : le « nécessaire » et la « grandeur » dont il se montre nostalgique sont « par—delà » ce qui l’entoure au moment où il ressent cet état ; plus précisément, il éprouve les mériter en sorte « qu’un jour viendra » où il les obtiendra. C’est donc vers le futur qu’est orientée sa nostalgie, Sartre se distinguant là encore nettement de sa compagne sur ce point. Beauvoir lui demande ainsi, en 1974, s’il fait parfois l’expérience d’un feuilletage temporel :
Je pense à ces superpositions qui se produisent — en tout cas chez moi c’est très fréquent — du passé sur le présent et qui donnent au présent une dimension particulièrement poétique. Un paysage de neige me rappellera un paysage de neige dans lequel j’ai fait du ski avec vous, et le paysage ne m’en sera que plus précieux. Une odeur d’herbe coupée évoquera tout de suite pour moi les prairies du Limousin.
13Sartre, pour qui le présent est toujours neuf, orienté vers l’avenir, n’ignore pas de telles coïncidences proustiennes, mais s’en démarque aussitôt :
Ma vie passée ne se rappelle à moi que sous forme contemplative, pas du tout comme habitant des souvenirs présents. Bien sûr qu’à chaque instant j’ai des souvenirs, ils sont là comme des moments qui se perdent dans le présent et non pas comme des choses précises qui me renverraient au passé. C’est du passé, mais du passé qui est versé dans le présent. […] Je n’accroche pas mon passé au présent. Sans doute il s’y accroche lui-même15.
14En décembre 1939, Sartre entreprend d’ailleurs une sorte de « pèlerinage » (tel est le terme qu’il emploie entre guillemets) à Pfaffenhoffen, « berceau de la famille maternelle », où il avait écrit, enfant, son premier roman d’aventure, intitulé « Pour un papillon » :
En somme j’espérais un peu que ce contact soudain avec une ville où j’avais vécu ferait brusquement cristalliser une nuée de souvenirs. Et puis elle me faisait poétique, cette petite cité ensevelie au fond de ma mémoire comme la ville d’Ys au fond de la mer (il y a un grand machin là-dessus chez Renan, je crois)16.
15Mais une fois parvenu sur les lieux, rien ne se produit comme prévu… Le passé est enseveli ; rien ne peut le ressusciter. Qu’il s’agisse de Proust ou du Renan des Souvenirs d’enfance et de jeunesse, ce n’est pas en revenant en arrière que Sartre jouit du plaisir de voir le présent vaciller : il lui faut se projeter en avant pour éprouver, un instant, cette impression de nécessité lui permettant d’échapper à la contingence.
16Sartre n’a pas seulement besoin d’isolement. Parmi les conditions requises, il faut que le monde s’offre à sa contemplation. Sur ce point, Beauvoir fait à plusieurs reprises la même expérience, en particulier lorsqu’en octobre 1939, elle se rend à Brumath afin d’y voir Sartre, bravant l’interdit officiel sur les visites aux soldats. La voici contemplant dans le train les soldats qui l’entourent, se pénétrant de leur manière de parler, de leur odeur, de leur habillement… afin de partager le monde dans lequel vivent Sartre et Bost. Comme pour son compagnon, ce rapport, fait à la fois de distance et d’intérêt intime, se révèle ambigu : tout en éprouvant une certaine horreur à l’idée que ces hommes risquent la mort, Beauvoir trouve à tout ce qu’elle contemple « un air de manœuvre, de guerre-attrape ». Car la mise à distance du monde a pour effet de rendre ce qui entoure beau à contempler mais en même temps artificiel, quelque peu faux, voire kitsch :
Je vais au wagon-restaurant prendre un thé, je lis Barnaby Rudge de Dickens qui est bon, et je regarde de somptueux paysages d’automne : un instant je réalise que je vais voir S. et j’ai un moment de plein bonheur. La campagne est inondée ; ça fait poétique et cataclysmique, ces arbres, ces haies émergeant d’immenses étangs. On passe Bar-le-Duc : de petites collines rousses tout autour17.
17Comme pour Sartre, l’impression de poétique transforme le monde environnant en objet d’une contemplation esthétique, dont le caractère de nécessité est dû à la présence de filtres, littéraires ou artistique, certains nobles, d’autres tout à fait ordinaires, proches de la carte postale, comme dans cet autre passage essentiel du journal de guerre :
Je traverse le Luxembourg ; plus de feuilles aux arbres, mais un beau tapis roux par terre. Une brume grise enveloppe Paris ; forte impression place du Panthéon, de Paris en guerre ; la rue St Jacques presque vide qui file vers le cœur de Paris, les gens qui ne flânent pas, exacts et sévères — le monde semble appauvri et resserré, il n’y a plus qu’une place pour chaque chose, une chose pour chaque place, comme dans certaines rues de Berlin ; pourtant une poésie grise, poésie de Paris et d’automne, mais c’est comme un abstrait poétique ; on pense à Rilke, c’est le Paris de Rilke, mais c’est aussi la guerre ; atmosphère de brume mystérieuse, mais sur un glacis de sérieux. Épaisseur, mais creusée, vidée. « Une après-midi de guerre à Paris en automne » — comme dit Sartre dans La Nausée, c’est en disant ces mots très vite qu’on résumerait le mieux cette nature18.
18Sartre pensait déjà aux mêmes rues de Berlin lorsque le 15 septembre 1937, revenant à Paris alors que Beauvoir se trouvait en Alsace avec Olga Kosakiewicz, il lui décrivait sa « drôle de matinée, dans le genre indéfini » :
D’abord Paris m’a fait, vu du taxi, formidablement poétique comme à vous Strasbourg, parce qu’il avait l’air d’une ville du Nord (déjà je m’étais doucement marré aux environs de Laroche en apercevant subitement un coin de campagne bien française, cultivée jusqu’au bout des ongles et sentant l’homme à faire peur). Ça me rappelait Berlin, à tout vous dire. Ciel gris, grandes rues et des maisons qui avaient l’air destinées à protéger leurs habitants contre le froid alors qu’on venait d’en voir pendant deux mois qui protégeaient les gens contre le chaud19.
19Ni Beauvoir ni Sartre n’ignorent le rôle joué par les filtres culturels, qui donnent forme aux paysages ou aux lieux contemplés mais cela de manière parfaitement artificielle. Beauvoir, tentant de rejoindre Sartre fin octobre 1939, en fait en particulier l’expérience lorsque parvenue à Nancy, elle note :
J’arrive à la place Stanislas qui m’a toujours fait si poétique à travers Les Déracinés de Barrès à cause de ses mystérieuses grilles dorées ; elle est très belle, dans ce grand calme, sous le ciel bleu, avec derrière elle les feuillages roux du parc20.
20Il se trouve en réalité que la ville de Nancy n’est jamais réellement décrite dans Les Déracinés dont les deux premiers chapitres traitent de la classe de philosophie de Paul Bouteiller, puis du groupe de sept amis qui le suivent à Paris dès le chapitre III. Plus encore, Beauvoir s’aperçoit bientôt que cette impression était due à une alerte ; celle-ci s’achève et la voici dans une toute autre ville, grouillante, avec sa « rue principale pleine d’Uniprix, de cinémas, de brasseries ; ça rappelle Strasbourg, moins la beauté et le pittoresque ». D’une certaine manière, c’est le terme d’ « abstrait » qui compte le plus dans l’analyse que Beauvoir faisait de la poésie de Paris un jour de novembre 1939 : comme pour ce que Sartre nommait des « abstraits émotionnels », autrement dit de fausses conduites émotionnelles, qui en offrent les apparences mais sans affectivité originelle, un abstrait poétique est réduit à une série de traits reconnaissables, de ce fait attirants mais dont la beauté désincarnée ne suffit pas à cacher le caractère irréel.
21Venons-en à l’un des points saillants de l’auto-analyse menée par Sartre le 21 septembre 1939, le fait que cet état poétique soit un « état en repos et non créateur », autrement dit qu’il dispose le sujet à la création poétique sans l’y conduire toutefois. Il s’agit bien d’un état passif, trompeur de ce point de vue. Quelques mois plus tard, le 25 février 1940, Sartre qui vient juste de lire le recueil de poèmes qu’un jeune homme, nommé Alain Borne, lui a soumis (il s’agit de Cicatrices de songe), admet ne rien connaître à la poésie. Notons qu’au cours de son service militaire à Saint-Cyr en 1929-1930, le philosophe avait tenté de taquiner la muse. Beauvoir livre les deux premiers vers de l’un de ses poèmes : « Adouci par le sacrifice d’une violette. / Le grand miroir d’acier laisse un arrière-goût mauve aux yeux21. » Les éclats de rire de son camarade Pagniez (nom fictif attribué dans La Force de l’âge à Pierre Guille) avaient coupé net l’inspiration poétique sartrienne. Dix ans plus tard, à nouveau livré à l’ennui de la vie militaire et piqué par la lecture des Cicatrices de songe, le philosophe renouvelle donc l’expérience. Et celle—ci ne s’avère pas plus concluante. L’apprenti poète n’a cette fois plus besoin de Guille pour en prendre conscience et écrit, à l’intention de Beauvoir :
Par agacement et pour me rendre compte et aussi parce que je traîne tous ces jours-ci un état déplaisant mais poétique, j’ai essayé de faire un poème. Je le donne ici pour ce qu’il vaut, par mortification.
Fondus les crissements de lumière sous les arbres morts
En eau les mille lumières d’eau qui cachaient leur nom
Fondu le sel pur de l’hiver, mes mains sèchent.
J’égoutte entre les maisons la douce étoupe grasse de l’air et
Le ciel est un jardin botanique qui sent la plante revenue.
Aux fenêtres des grandes halles désertes
Des fantômes poudrés voient couler dans les rues la lente colle noire.
Fondues les aiguilles de joie blanche en mon cœur
Mon cœur sent le poisson.
[…]
Vous pourrez être aussi offensante que vous voudrez dans votre critique. Moi-même je ne me sens pas fier, je regarde avec surprise ce rejeton, tout étonné d’avoir osé parler de mon cœur et tutoyer le printemps mais c’est le genre qui veut ça. C’est précieux, d’ailleurs, parce que ça vous fait entrevoir du dedans qu’est-ce que c’est que l’état poétique22.
22La démarche est révélatrice : l’état poétique place le sujet en situation (illusoire) de composer, mais ne lui en offre aucunement les moyens et lorsque Sartre s’y astreint, le résultat est, comme les objets ou les lieux qui suscitent d’ordinaire en lui cet état, d’assez mauvais goût. C’est que l’état poétique est lié à un certain sentimentalisme qui irrigue toute la correspondance du couple. On multiplierait les exemples de ces adresses truffées d’hypocoristiques par lesquels Sartre et Beauvoir s’assurent de leur tendresse réciproque :
Mon doux petit que vos petites journées à vous me font poétique, que vous êtes sage, tantôt au Mahieu, tantôt chez Dupont à Montmartre, tantôt dans mille endroits de Paris et toujours si poétique à mes yeux, avec vos petits papiers, vos copies, votre roman. Je vous aime tant23.
23L’état poétique n’équivaut donc nullement à une forme d’inspiration : à plusieurs occasions, Sartre lui donne pour équivalent le terme d’« existentiel », comme dans cette lettre du 23 avril 1940 :
Et puis j’ai été à la Rose et là j’ai connu un moment formidablement poétique, existentiel et tout ce que vous voudrez. C’est l’été, mon petit Castor, un drôle d’été poisson d’avril. Les types étaient là en foule, écrasés de chaleur. La salle était obscure, comme quand on ferme les volets en été pour se protéger de la chaleur. Et voilà tout. Non, figurez-vous que, là-bas, comme je mangeais une omelette avec vos pauvres petits sous à une très longue table, le goût campagnard de cette omelette, mêlé à celui de la mie de pain frais, m’a rappelé un très vieux souvenir : le temps où je mangeais le soir par des chaleurs d’été, à Saint-Germain-les-Belles, au bout d’une longue table toute pareille, des omelettes de campagne avec une institutrice limousine. Qu’il y a longtemps de ça, ma petite fleur ! J’en ai été tout remué. Je vous aime, mon doux Castor, je vous aime de toutes mes forces et ça fait un tout jeune sentiment et en même temps, un vieil amour recuit qui en a long derrière lui24.
24Ce souvenir correspond au séjour que Sartre fit à l’été 1929 à l’hôtel de la Boule d’Or, où il séjournait afin d’éviter les commérages, rendant visite dans les prés à Simone de Beauvoir qui passait ses vacances à la Grillère, cela au grand dam des parents de la jeune fille (qui tentèrent de chasser l’impudent parce qu’on jasait dans le pays…)25. Le sentimentalisme joue donc un rôle aussi décisif que le désir de « beauté » (même kitsch) ou de « grandeur » (même à venir) dont Sartre parlait le 21 septembre 1939 dans l’émergence de cet état.
25Dernier point, le plus décisif, parce que c’est là que se marque de la manière la plus évidente ce que le terme « poétique » a d’idiolectal chez Sartre et Beauvoir : l’emploi de la formule « faire poétique ». Nous en avons déjà rencontré plusieurs occurrences, comme dans la lettre du 15 septembre 1937 (« D’abord Paris m’a fait, vu du taxi, formidablement poétique comme à vous Strasbourg ») ou celle du 18 avril 1940 (« Mon doux petit que vos petites journées à vous me font poétique, que vous êtes sage »). Notons qu’un tel tour ne se limite pas à l’adjectif « poétique » dans l’idiolecte du couple :
Je suis tout moite de tendresse pour vous [écrivait Sartre quelques lignes plus haut dans sa lettre du 15 septembre 1937] ; pendant cette nuit et cette journée où vous étiez seule à Marseille, dans les trains, à Strasbourg et où moi j’étais seul à Paris, je n’ai pas cessé de me sentir uni avec vous par le dedans, j’avais l’impression de vous parler et tout ce que je pensais il me semblait que je vous le disais ou plutôt que vous le pensiez avec moi, ça me faisait bien plaisant dans le train parce que j’imaginais deux consciences fondues à n’en faire plus qu’une, flottant par là vers Lyon entre ciel et terre et deux petits corps de robots arpentant d’un air affairé mais vide l’un les rues de Marseille l’autre le couloir du chemin de fer26.
26« Plaisant » obéit bien ici au même procédé. Du moins n’est—il pas chargé des mêmes connotations que « poétique », auquel le couple confère plus d’émotions mais emploie également avec un peu plus d’ironie en raison, nous l’avons vu, de son indifférence ou du moins de son éloignement à l’égard de toute poésie, versifiée ou en prose. Dans le premier exemple que nous venons de rappeler, comment faut-il interpréter « poétique » ? L’adjectif s’applique-t-il à « Paris », « faire » signifiant dans ce cas « sembler » ou « avoir l’air », comme dans les formules « ça fait vieux » ou « ça fait chic » ? Ou s’applique-t-il à Sartre, ce qui en ferait un attribut de l’objet (« faire » signifiant dans ce cas « rendre » comme dans ce vers de « La beauté » de Baudelaire : « Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,/ De purs miroirs qui font toutes choses plus belles ») ? Cette autre interprétation paraît plus contestable, puisque le pronom « m’ » est ensuite décliné avec « comme à vous », ce qui en fait un complément d’objet indirect et non direct. Néanmoins, le second exemple (« Mon doux petit que vos petites journées à vous me font poétique »), où « que » peut aussi s’interpréter comme un exclamatif, accentue l’ambiguïté et conduit plus nettement à voir dans « poétique » un attribut de l’objet « me »27. Si la grammaire conduit donc à interpréter l’adjectif plutôt comme un attribut du sujet (Paris ou vos journées), il n’en demeure pas moins que l’hésitation subsiste — notons en particulier que « poétique » n’est pas accordé au féminin pluriel, mais au singulier… : l’intention d’une telle formule, propre à Sartre et à Beauvoir, est précisément de brouiller la frontière entre le sujet et l’objet de sa contemplation, autrement dit entre l’intériorité du sujet et le contexte extérieur. Effet de brouillage essentiel, qui est la condition à laquelle Sartre s’autorise le plaisir louche qu’il y a à, isolé des autres pour de toutes autres raisons que l’écriture philosophique ou romanesque, se « sentir poétique » ou « parfumé ».