Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Notes
Fabula-LhT n° 18
Un je-ne-sais-quoi de « poétique »
Jean-François Duclos

Note sur un portrait de géologue en « plus grand des poètes »

Note on a portrait of a geologist as "the greatest of poets"

Cuvier, prince des nuées

Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps, en lisant les œuvres géologiques de Cuvier ? Emporté par son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d’un enchanteur ? […] En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluviennes, l’âme est effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples que la faible mémoire humaine, que l’indestructible tradition divine ont oubliés et dont la cendre entassée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs1.

1Balzac invoque Georges Cuvier (1769-1832) au moment où, dans La Peau de chagrin, Raphaël de Valentin contemple les objets qui par couches successives et jusqu’au dernier étage encombrent le cabinet de curiosités dans lequel il a pénétré. Ce n’est pas la première fois ni la dernière que le père de la géologie et de la paléontologie modernes se trouve mentionné dans La Comédie humaine2. Par la force avec laquelle il dessine derrière chaque caractéristique d’un fossile l’évidence d’une fonction biologique, puis déduit de cette fonction l’existence d’une espèce, et de là tout un monde aujourd’hui disparu, Cuvier enchante Balzac. Il l’enchante à un degré tel que poursuivant son éloge il va jusqu’à se demander s’il ne serait pas, de tous les poètes, le « plus grand de notre siècle ».

2On peut s’étonner qu’il ne soit pas simplement désigné comme le plus grand des savants ; ou, tant qu’à l’affubler d’une dénomination qui ne correspond pas à la manière dont il occupe ses jours, ou comme plus grand des romanciers. Pourquoi appeler poète celui qui a priori n’en est pas un ? Deux raisons banales mais non négligeables s’imposent à l’esprit. La première tient au fait que dans la langue usuelle, s’il est difficilement concevable d’être romancier sans écrire de romans, on peut qualifier de poète un individu qui n’est à l’origine d’aucun vers, ce qui est le cas de l’auteur des Recherches sur les ossements fossiles3. La seconde veut que, sous la plume de Balzac, les termes « poète » et « génie » fonctionnent de manière souvent interchangeable. Pour cette raison tous les grands esprits, quelle que soit la discipline dans laquelle ils excellent, se voient qualifiés sinon de « grands », du moins de « vrais » poètes4.

3Une troisième explication, qui vient en soutien aux deux précédentes, tient au statut particulier de la géologie et de la paléontologie comme disciplines savantes. Pendant le premier tiers du xixe siècle, l’effet d’émerveillement qu’a provoqué leur émergence en France et en Angleterre fut immense, et servit de matrice à l’imaginaire pour toute une génération de penseurs et d’artistes5. Le géologue et le paléontologue (souvent à l’époque ils ne font qu’un), dont le discours soutient une refonte radicale des récits concernant l’histoire et l’âge du monde, occupent un terrain équivoque, puisque promus « comme le domaine des faits avérés », écrit Ralph O’Connor, le caractère merveilleux et sensationnel de leurs disciplines « dépasse la fiction6 ».

4Le survol auquel sont invités les lecteurs de Balzac, alliant la prise d’altitude par l’arrachement des contingences de la surface et l’éloignement du présent par translation horizontale, n’est pas une simple analogie entre le fouillis d’un magasin d’antiquités et les traces stratifiées de l’histoire du monde dans la pierre. Il relèverait même du contresens d’imaginer le géologue le plus loin possible de son objet d’étude. La prise de distance doit ici se concevoir comme un détachement de l’immédiateté des idées reçues auquel s’ajoute un enchantement provoqué par la nouveauté de cette vision. Le poète britannique Edward Fitzgerald n’est pas loin de l’auteur de La Recherche de l’absolu lorsqu’il affirme que la géologie invite à « contempler un passé dont la mesure confirme qu’il est insondable […] et qui emplit de manière infinie l’âme humaine d’émerveillement mêlé d’effroi et de tristesse7 ».

5À l’idée que le monde est vieux de plusieurs « milliards d’années » au lieu des six mille établies par les plus pointilleux des lecteurs de la Bible ; à la certitude que les sommets des plus hautes montagnes d’Europe formaient autrefois le fond des océans ; et à la probabilité que les espèces dont on reconstitue aujourd’hui l’existence aient disparu bien avant l’arrivée de l’Homme moderne, on peut en effet comprendre en quoi cette nouvelle science intrigue et émerveille. Forçant la surface des choses à se dénuder et à dépasser le stade des apparences, elle est, selon les mots mêmes de Charles Darwin, « truly poetical », on ne peut plus poétique8. Le savant est dans ce sens celui qui, comme le poète que Baudelaire décrira deux décennies après Balzac, se hisse au niveau le plus haut des abstractions avant de plonger « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau9 ».

6Cette poétisation de l’étude de l’histoire de la Terre s’accompagne justement de la présence souvent insistante de la poésie avérée dans ses démonstrations. Non seulement parce que les traités de géologie de l’époque sont constellés de vers tour à tour empruntés et créés pour la circonstance mais parce que, plutôt que de s’adresser au cercle restreint d’un auditoire de spécialistes, une forme de circulation éditoriale se met en place. Cette approche encourage le poète patenté à s’emparer des conclusions du savant avant que ce dernier ne soit sollicité pour commenter son œuvre. Ainsi Cuvier, par ailleurs destinataire d’une ode que lui consacre Anne Bignan, prend-il la peine d’annoter Les Trois Règnes de la nature de Jacques Delille. Ce faisant, il use de sa stature sociale et de son prestige académique pour valider la teneur scientifique des vers censés éclairer ses découvertes. Il se fait « vulgarisateur des vulgarisateurs10 », comme le sont aujourd’hui les astrophysiciens consultés par les réalisateurs et les scénaristes de films de science-fiction11.

Système et intuition poétiques

7Au cœur du poétique tel que l’entend Balzac à propos des savants géniaux en général et de Cuvier en particulier réside d’abord le surgissement d’un monde sous le coup d’une vision singulière. Cette vision n’a pourtant rien de magique : elle éblouit par la force même de sa cohésion. Elle est donc portée par des lois dont il s’agit de pouvoir à chaque fois confirmer la véracité. Elle fait système et à partir de l’échafaudage des raisonnements se construit sur l’observation attentive des liens souvent discrets qui président au réel.

8L’examen approfondi des fossiles tel que le pratique Cuvier sert d’illustration idéale pour Balzac. Il permet non seulement de recomposer les modes d’existence d’êtres désormais « perdus12 », mais encore d’envisager les vastes mouvements de la Terre qui les a accueillis et, par là, de dessiner la généalogie de l’ensemble des espèces, vivantes ou mortes, à une échelle temporelle rarement envisagée comme possible jusque-là. Ces démonstrations se dégagent des contingences en ne reposant sur rien d’autre que l’examen attentif de traces concrètes mais infimes — et souvent invisibles à l’œil peu exercé — du passé. Grâce à la perception des rapports entre les signes plutôt que des signes eux-mêmes13, elles désignent, usant de la loi de la corrélation des formes, le monde tel qu’immanquablement il dut être. Le savant, de par sa fonction, pose les nouvelles bases d’une création rétrospective à même d’éclairer le monde d’aujourd’hui.

9Il ne dispose pourtant que d’un nombre limité d’éléments pour mener à bien son travail : une molaire, la moitié d’un crâne, « le fragment d’une patte14 », et souvent rien de plus. Il s’agit de saisir ces signes concrets selon un principe (un « patron ») unique, et de retrouver au milieu de son apparent chaos « un certain ordre15 », ce qui oblige « l’antiquaire d’une espèce nouvelle » à retrouver un « système unique et clos, dont toutes les parties se correspondent mutuellement, et concourent à la même action définitive par une réaction réciproque16 ». Ainsi l’échantillon offre à celui qui sait l’examiner de manière rationnelle les traces de sa fonction et, dans l’ensemble auquel il appartient, trahit les relations entre cette fonction et toutes les autres : « Non seulement la classe, mais l’ordre, mais le genre, et jusqu’à l’espèce, se trouvent exprimés dans la forme de chaque partie17 ».

10De tels écarts entre la pauvreté apparente de la chose observée et les déductions qui peuvent en découler fondent la cause même d’une révélation tout à la fois épistémique et esthétique. Les conclusions surprennent d’abord par la rigueur apparente avec laquelle, pas à pas, l’examen d’un bout d’os après l’autre, le paléontologue est capable de construire les étapes successives d’un raisonnement. Elles constituent le résultat le plus probant d’un esprit qui exploite les puissances combinées de la déduction et de l’analogie18. Capable de tirer d’un détail l’ensemble d’un système, il éblouit autant qu’il convainc.

11On s’en doute : l’éloge du savant vaut pour Balzac comme justification de son propre travail. Dans l’Avant-propos à La Comédie humaine publié en 1842 (soit dix ans après la mort de Cuvier), l’analyse et la description qu’il s’engage à faire des espèces sociales se conçoit sur un mode d’organisation qui emprunte sa rigueur à la pensée totalisante des naturalistes qui, comme Cuvier (il en fut même le fondateur), pratiquent l’anatomie comparée. Espèces zoologiques et êtres humains coïncidant ontologiquement19, chaque individu incarne un certain mode d’existence dans les rapports qu’il entretient avec le monde, si bien que l’examen de « trois ou quatre mille20 » d’entre eux permettrait d’en synthétiser puis d’en organiser les nomenclatures. Au cœur de la désignation de poète employée par Balzac réside la rigueur de la pensée en mesure d’abstraire des manifestations du réel ses traits les plus communs. Si le poétique équivaut à une forme de quintessence de la rationalité scientifique, il peut donc, selon le romancier, s’appliquer à une œuvre littéraire.

12Encore faut-il y voir la manifestation d’un pouvoir spontané et innommé qui s’impose brusquement à l’esprit et éclaire jusqu’à l’éblouissement. Ce pouvoir est donc d’abord celui de l’intuition, qui se conçoit comme la preuve du génie. Loin de la valider, il précède toute la chaîne cognitive de l’entendement. Dans ces premiers moments du récit de sa genèse, au moment où le lecteur n’en a pas encore tourné la première page, c’est l’idée à peine formulée de l’existence d’un ensemble fondé sur des lois que Balzac entreprend de dessiner. Ni thèse ni système, l’intuition qu’une comparaison se joue « entre l’humanité et l’animalité21 » agit d’abord comme un « rêve, comme un de ces projets impossibles que l’on caresse et qu’on laisse s’envoler […] qui montre son visage de femme et qui déploie aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique22 ». Pour le moment elle n’est que chimère. L’origine scientifique du projet romanesque de Balzac selon lequel il a existé et « il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques23 » s’envisage par conséquent (dans le récit qu’il fait de son émergence) comme pur moment analogique. Ce moment étonne par sa force d’évidence tout autant que par sa fragilité lorsqu’il s’agit de l’appréhender comme système. C’est sans doute la raison pour laquelle l’auteur de La Recherche de l’absolu résiste à la tentation de le qualifier de scientifique pour lui préférer le terme de « poético-philosophique24 ».

13Ainsi Balzac semble penser qu’il ne faut pas nécessairement faire de la poésie pour être poète (on peut être romancier ou savant), mais qu’un romancier et un savant doivent permettre au poète en eux d’exprimer cette faculté d’intuition essentielle à l’élaboration d’une œuvre cohérente. Le poétique, posé ainsi, constitue un état d’esprit qui donne à la pensée ses prémisses tout en incarnant le pouvoir de subsumer le particulier. Sa valence se conforme certes à la vérité, mais elle naît d’abord d’une rêverie sans responsabilité ni forme distincte. « La science de Cuvier est une généalogie », écrit Alain de Lattre. Elle s’affirme comme trait de génie et comme système, et correspond à

l’instant de la coïncidence avec la création […]. Et c’est là que se reconnaît Balzac : il sait gré à Cuvier de lui avoir restitué l’étonnement de Dieu ; de le lui avoir montré et fait toucher du doigt. [Balzac] se met dans l’impulsion première de la création et dans l’étau de sa fécondité25.

14Que ce trait de pensée s’incarne, après coup comme principe d’unité de composition ; qu’il se manifeste plus tard, au moment de sa mise en œuvre, par « ses commandements et sa tyrannie26 » ; et que ce souci de synthèse « [ait déjà occupé] sous d’autres termes les plus grands esprits des deux siècles précédents27 », tout cela n’enlève rien pour Balzac au caractère singulier de ce premier saisissement de l’esprit. Il s’agit d’abord d’agréer le caractère idéal de l’impulsion créative qui touche tout autant l’esprit artistique que scientifique, et qui illustre le pouvoir initial de « penser sans réfléchir28 ».

Voir pour croire

15Cette impulsion, décrite par Balzac comme un geste pur qui ne souffre l’exclusivité d’aucune discipline, se transforme ensuite en une connaissance des réseaux de causalité. Elle prend part dans un système d’entendement capable de produire une connaissance d’ensemble sur l’organisation de la nature. Pour Balzac lisant Cuvier, est savant au plus haut point celui à qui l’intelligence fournit les moyens d’élaborer, selon une méthodologie reproductible, tout un système où chaque élément verrait son utilité justifiée aux yeux des autres. De sorte qu’à la fin, chaque fait, chaque idée, trouve sa place et qu’il n’y ait plus rien à en dire tant la démonstration est parfaite.

16À nouveau, celle que fournit Cuvier dans son Discours préliminaire a de quoi fasciner ses contemporains. En quelques pages se déploie, à partir de l’analyse d’un fragment d’os, non seulement le portrait de l’animal carnivore auquel il appartient, mais l’ensemble des lois au nom desquelles une telle reconstitution est possible29. « Notre immortel naturaliste », écrit Balzac,

est poète avec des chiffres, il est sublime en posant un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans prononcer des paroles artificiellement magiques, il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie : Voyez ! Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule ! Après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons et des clans de mollusques, arrive enfin le genre humain, produit dégénéré d’un type grandiose, brisé peut-être par le Créateur30.

17Le pouvoir poétique de la démonstration réside donc en grande partie dans le fait qu’il donne à voir un aspect concret de la nature tout en provoquant le vertige par un brusque changement d’échelle quantitative des valeurs.

18Voir, ici, c’est croire comme poétiquement à la démonstration, ou plutôt croire en une beauté poétique du jugement. Si la poésie est toujours présente dans le raisonnement, elle l’est surtout dans le fait que la pensée révèle plus qu’elle ne prouve, ou dans le fait que la pensée est capable de prouver par une série d’étapes qui se font oublier au profit du résultat. Ainsi la démonstration scientifique, quelle que soit sa longueur ou sa complexité, se pare d’une aura poétique pouvant confiner à une forme d’effroi qui, au lieu d’anéantir, augmente l’admiration. On voit bien quel profit peut bien tirer Balzac du principe selon lequel « celui qui possèderait rationnellement les lois de l’économie organique, pourrait refaire tout l’animal31 ». Cuvier, le plus grand des savants, est celui dont les démonstrations sont les mieux à même d’élever l’imagination à un facteur multiplicateur inégalé. La tentation est donc grande pour Balzac, dans un geste symétrique à celui qu’il vient d’accomplir en nommant poète un savant qui ne l’est pas, de placer sa propre œuvre, dont l’amplitude et les principes qui régissent son organisation valent bien celui du géologue, au même niveau de rigueur et de véracité de la science, faisant alors de la Comédie humaine la plus scientifique des œuvres romanesques. Toute la difficulté consiste pour lui à transformer son désir de se hisser à hauteur de ceux qu’il estime être ses pairs en sciences naturelles : une première fois en projet littéraire saturé de réel, et une seconde en un système qui, dans le domaine de la connaissance, vaudrait tout autant — et, pourquoi pas, mieux — que la science s’occupant de l’organisation de la vie sur Terre. Si Balzac est prompt à couvrir des savants de lauriers, il entend les égaler aussi bien en notoriété qu’en utilité. « Voyez ! » serait aussi le mot d’ordre adressé aux lecteurs de La Comédie humaine, sommés à chaque page de reconnaître « de tranche en tranche, de couche en couche » le tableau complet de la nature humaine. Sous ce régime herméneutique de l’apparition et de la monstration, tout trait (matériel ou moral) est le signe en puissance d’une appartenance à un tout32.

19La divergence principale entre science et art réside dans le fait que, tout poétique qu’il soit, le jaillissement de l’idée scientifique ne relève pas d’une catégorie esthétique. Ce peut-être une « belle idée », une « idée élégante », mais sa validité n’est pas indexée à ces qualificatifs. Comme l’écrit Kant dans sa Critique de la faculté de juger, « il n’y a [pas] […] de belles sciences, mais seulement des beaux-arts33 ». La délibération argumentative soumise à des lois et à des protocoles précis admet l’élégance du résultat comme condition possible mais non nécessaire de vérité. Il arrive même que le charme de la beauté brouille les attributions. Dans ce contexte, ne mérite pas d’être appelé « vrai » scientifique et encore moins « plus grand » d’entre eux celui qui se laisserait entraîner par une simple rêverie, comme les

naturalistes de cabinet […] ou les minéralogistes qui n’avaient pas étudié avec assez de détails les innombrables variétés des animaux. […] Les premiers n’ont fait que des systèmes ; les derniers ont donné d’excellentes observations ; ils ont véritablement posé les bases de la science : mais il n’ont pu en achever l’édifice34.

20Or Cuvier, dont la férocité à défendre ses idées est légendaire, n’est jamais très loin de penser que les mauvais savants font les vrais poètes. Leur acharnement à exposer leurs idées en donnant primat à l’imagination plutôt qu’à une méthodologie jugée suffisamment rationnelle invalide la force de leur raisonnement.

21La dureté du savant envers ses collègues est légendaire, et celle qu’il manifeste contre Lamarck dans l’étrange éloge funèbre qu’il fait de lui en 1832 est passée, pour cette raison, à la postérité. « Un système appuyé sur de pareilles bases », écrit Cuvier à propos de l’interprétation des idées « transformistes35 » de son confrère, « peut amuser l’imagination d’un poète ; un métaphysicien peut en dériver toute une autre génération de systèmes ; mais il ne peut soutenir un moment l’examen de quiconque a disséqué une main, un viscère, ou seulement une plume36 ». Voici donc le poète et le philosophe relégués au statut de rêveurs intellectuellement fragiles, incapables de concevoir une théorie que les faits soient en mesure de valider. Bref, toute la charge poétique pressentie de manière laudative par l’auteur du Père Goriot se trouve violemment rejetée par le récipiendaire même de son éloge.

22Pour Cuvier, est par conséquent savant digne de ce nom celui qui empêche le poète en lui de s’exprimer. Voir n’est pas croire. Croire, c’est éprouver l’observation, et dès lors la connaissance démontrée remplace la croyance vue. La faculté d’intuition freine la faculté de juger plutôt qu’elle ne l’encourage. Seule compte pour lui la capacité de s’extraire du charme des systèmes spéculatifs, souvent guidés par l’analogie, pour se concentrer sur l’observation attentive de tous les faits, dans le cadre de principes établis comme des lois de la causalité. Penser en démiurge est chose sérieuse qui ne peut se contenter d’approximations37.

23Faut-il pour autant conclure à un divorce entre poésie et science, à une séparation définitive entre la rigueur d’une discipline et une sensibilité esthétique ? S’agissant de l’étude de la nature et de la Terre, dans la période qui nous occupe, à savoir la première partie du xixe siècle, la réponse ne peut être complètement négative. Comme le précise Ralph O’Connor :

Une part notable de la production poétique, et davantage encore de la production romanesque, continue à cette époque à être reconnue pour son contenu factuel, alors que la littérature scientifique ne renonce pas sa dimension esthétique, que cette dernière soit consciente ou appliquée par défaut38.

24Usant d’une « rhétorique de l’émerveillement », le savant, « en narrateur omniscient dont l’autorité est d’un calibre quasi surnaturel39 », ordonne en effet ses raisonnements de manière à révéler, souvent par des moyens spectaculaires, un monde plus riche encore que celui de la pure imagination. Le géologue se meut dans une durée confinant à l’éternité. Il démontre en « enchanteur » (pour reprendre le mot de Balzac) le tout à partir d’une infime partie, et déploie la chaîne de causalité pour faire revivre des animaux aux formes et aux tailles improbables. Liant l’extraordinaire à l’extraordinairement logique, le plus petit des ossements à l’ensemble de la vie disparue, il ne s’adresse pas seulement à ses pairs, ni à une classe éduquée et curieuse, mais bien à l’ensemble des hommes et des femmes que le récit théologique de l’histoire du monde naturel ne satisfait plus. Ces « discours préliminaires » de Cuvier qui servent de préface à son ouvrage en quatre volumes sur les ossements fossiles sont tout autant faits pour présenter une synthèse de ses recherches que pour solliciter la curiosité, affermir l’enthousiasme et, au bout du compte, chercher l’adhésion de ses contemporains. Peut-être parce qu’elle se présente à l’époque comme la plus spectaculaire des disciplines scientifiques et, de toutes, celle qui touche le plus aux fondements anthropologiques, la géologie mérite le superlatif de « plus poétique » des sciences de son temps.