« Exegi monumentum », la poésie d’architecture à la fin du xviiie siècle
Exegi monumentum
1« Exegi monumentum...1 » : en plaçant en épigraphe ce vers d’Horace, Claude-Nicolas Ledoux signale d’emblée que son traité L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation2 interrogera les liens entre poésie et architecture. Comme Horace, Ledoux joue sur les différents sens du mot « monumentum », défini soit comme un « ouvrage d’architecture ou de sculpture édifié pour transmettre à la postérité le souvenir d’une personne ou d’un événement » (un tombeau ou une sépulture), soit comme un document écrit. Le dictionnaire de Trévoux définit le monument de pierre ou d’encre comme le « témoignage qui nous reste de quelque grande puissance, ou grandeur des siècles passés, bâtiment élevé pour conférer la mémoire de quelque événement3 ». Un témoignage qui prend tout son sens, en ce qui concerne Ledoux : les quatre cinquièmes de son œuvre bâtie ont été détruites et, fait unique dans la littérature architecturale, l’œuvre de pierre est prolongée par l’œuvre de papier.
2Si, comme le souligne Philippe Hamon, les monuments et l’architecture en général sont certainement les référents les plus fréquemment privilégiés et élus par le texte littéraire4, à l’inverse, il est plus rare que l’architecture ait employé la métaphore poétique pour se définir. C’est au xviiie siècle que celle-ci s’étend au discours architectural. Sous la plume d’Étienne-Louis Boullée5,le palais devient « un poème dont différents poètes auraient fait chacun un chant ». Les édifices publics « devraient être en quelque façon des poèmes » et l’auteur affirme que « l’art de produire des images en architecture provient de l’effet des corps et c’est ce qui en constitue la poésie6 ». Jean-Louis Viel de Saint Maux, quant à lui, conçoit l’ordre d’architecture comme « un poème parlant », un livre dans lequel « les Anciens s’instruisaient [...]7 ». Dans un registre plus lyrique, Claude-Nicolas Ledoux recommande l’enrichissement réciproque des arts :
Enlacez votre savoir avec celui des poètes, secourez-vous mutuellement […]. […] si les artistes connaissaient tout le profit que l’on peut faire de ces associations fécondes8 !
3Le recours à la métaphore poétique semble toujours fondamental pour définir et caractériser l’architecture, dans la mesure où elle perdure jusqu’à nos jours. En effet, on retrouve chez les plus grands architectes du xxe siècle les mêmes expressions, les mêmes comparaisons. Pour Louis Henry Sullivan, Frank Lloyd Wright, Carlo Scarpa, « l’architecture est poésie9 ». La métaphore permet d’appréhender un certain domaine d’expérience en utilisant le lexique et la syntaxe d’une discipline artistique différente. Pour enrichir la réflexion et la conceptualisation d’objets nouveaux, pour se penser dans leur complexité, l’architecture et la poésie ont utilisé l’autre discipline comme métaphore, comme métalangage.
4En architecture, le contexte historique peut expliquer en partie la nécessité d’utiliser la métaphore poétique pour se définir. En effet, à partir du milieu du xviiie siècle, l’architecture se trouve confrontée à une véritable crise : celle des modèles, de l’appréhension de l’espace, de la représentation des projets mais aussi celle de l’écriture même du traité. Face à une théorie architecturale obsolète, qui ne correspond plus aux mutations du siècle, les architectes tentent de renouveler non seulement le bâti mais aussi la forme textuelle du traité, posant au cœur de la réflexion le problème de la conception. Jusque-là, la dénomination de la discipline se confondait avec celle de son objet, c’est-à-dire la science du bâtir. Pour ce faire, les architectes novateurs tentent de retrouver dans l’Antiquité des exemples d’émancipation plutôt que des modèles à copier et subvertissent le concept classique d’imitation de la nature par la recherche de l’expressivité. L’architecture étend son champ d’investigation et se tourne vers les disciplines sœurs, la peinture et la poésie, pour trouver des solutions inédites. Elles s’influencent mutuellement et ont en commun les mêmes sujets et les mêmes thèmes. Dans cette recherche, la poésie est présentée comme une référence. S’appuyant sur une tradition solide et durable, les architectes novateurs suggèrent des rapports et des glissements entre la poésie et l’architecture. Cette homologie perpétue, entre ces deux moyens d’expression, une connivence profonde que Philippe Hamon situe « au niveau des grandes questions qui seraient communes à la littérature et à l’architecture : question du sens et de sa production, […] de l’œuvre comme totalité organisée10 ». Ces interrogations, qui sont essentielles en cette période de « crise » où l’architecture cherche à se libérer du carcan classique, dynamisent les recherches théorique et formelle.
5Mais en ce qui concerne la théorie architecturale du xviiie siècle, il est difficile de définir ce modèle poétique dont se réclament les architectes. Que recouvre, en fait, le mot « poésie » employé par les architectes pour qualifier leur art ? L’architecture étant un art de l’espace, quelle expérience nouvelle se trouve induite par le recours à la poésie ? Ce dialogue entre architecture et poésie provoque-t-il des bouleversements dans la pensée architecturale française ? Pour répondre à ces questions, nous analyserons le concept d’architecture parlante puis l’influence de la poésie descriptive en architecture ainsi que celle de la poésie sépulcrale pour aborder enfin le sublime en architecture. Deux grands architectes retiendront notre attention : Étienne-Louis Boulléeet son traité Architecture, Essai sur l’art11 ainsi que Claude-Nicolas Ledoux et le seul tome publié de L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation12.
Qu’est-ce que l’architecture ?
6Boullée s’interroge sur l’essence même de l’architecture et tente d’en définir la spécificité. Il lance le débat dans l’Essai sur l’art :
Qu’est-ce que l’architecture ? La définirai-je avec Vitruve l’art de bâtir ? Non. […] Il faut concevoir pour effectuer. Nos premiers pères n’ont bâti leurs cabanes qu’après en avoir conçu l’image. C’est cette production de l’esprit, c’est cette création qui constitue l’architecture […]13.
7Remettant en cause la définition de l’architecture des traités classiques, qui limite l’art de l’architecte à la réalisation concrète des bâtiments dont la finalité est la beauté, Boullée propose de définir l’architecture comme un art de la conception soulignant, de cette manière, l’importance du projet architectural, c’est-à-dire des gravures et du texte. Concevoir est une préoccupation qui se situe en amont de la construction et le premier problème qui se pose au théoricien n’est pas seulement technique. L’architecte se représente l’objet architectural qu’il projette. Il engendre l’idée du bâtiment et effectue un travail mental de création.
L’architecture est un art
8Le titre de l’œuvre de Boullée, Architecture. Essai sur l’art, exprime avec clarté que l’art est l’essence même de l’architecture. Boullée entend par le mot « art » l’imitation de la nature14, théorie qui est adoptée par l’ensemble du public et des théoriciens. L’abbé Batteux qui prétend réduire tous les arts à ce principe15, en exclut cependant les arts dits mécaniques : l’architecture et l’éloquence. Dès lors, les théoriciens de l’architecture, désireux de légitimer leur art à l’égal des arts dits « libéraux » s’efforcent d’inclure l’architecture dans les Beaux-arts. Ils montreront par tous les moyens que celle-ci relève de l’art d’imitation puisqu’elle se réfère à des modèles naturels. La poésie, que l’Encyclopédie16 définit également par cette théorie, devient un des modèles qui permettra cet accès. Germain Boffrand est l’un des premiers à établir une relation sans équivoque entre poésie et architecture dans ce qui se présente comme une application de l’Art poétique d’Horace à l’art de bâtir17. L’application de l’ut pictura poesis à l’architecture est un argument décisif dans la légitimation de cet art et dans celle du statut de la profession, et constitue pour l’architecte un objectif susceptible de conférer à son activité cette « dignité intellectuelle qui ennoblit l’art et le distingue d’une pure opération mécanique et manuelle18 ». L’analogie de l’architecture et de la poésie est affirmée par Boullée, qui s’étonne qu’on se soit peu « appliqué jusqu’à nos jours à la poésie de l’architecture19 ». Il explicite peu cette expression et le terme est ambigu.
L’architecture parlante
9Avant de poursuivre cette analyse, il convient de rappeler que la notion de « poésie » déborde le champ de ce que nous entendons par ce terme actuellement. Quand le traité de l’abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, est publié en 1719, le terme de « poésie » désigne l’ensemble des genres littéraires nobles pris en compte dans les poétiques classiques. Avant la spécialisation du terme de « littérature » qui finira par s’imposer à la fin du xviiie siècle, on parle plutôt de « poésie », et rarement de littérature, pour désigner l’aspect esthétique des œuvres écrites. C’est pourquoi, lorsque Boullée ou Ledoux établissent une analogie entre poésie et architecture, il faut entendre, en partie, le terme « poésie » au sens large de « littérature » qui peut s’étendre à la notion même de langage. En effet, à la fin du xviiie siècle et pendant la période révolutionnaire, les architectes œuvrent en commun avec les philosophes à l’édification d’une école de morale dont les monuments, véritables livres de pierre, prolongent les grandes œuvres écrites des sages de l’Antiquité. L’architecture des novateurs se veut alors symbolique et parlante20. Le parallèle langue-langage architectural acquiert, à l’occasion du retour à l’origine21, une force nouvelle. Les recherches sur un mode d’expression primitif universel, entreprises par Antoine Court de Gébelin22,ont ouvert des perspectives originales aux théoriciens de la représentation et notamment aux architectes novateurs23.À partir des formes géométriques, Boullée et Ledoux tentent d’inventer un langage des masses et des volumes dans lequel la sphère, le cube, la pyramide, le cercle, le carré et le triangle sont des signes et leur signifié autant de valeurs morales. Ledoux renchérit sur l’assimilation de l’architecture à la langue en comparant les formes géométriques élémentaires aux lettres de l’alphabet :
Le cercle, le carré, voilà les lettres alphabétiques que les auteurs emploient dans la texture des meilleurs ouvrages. On en fait des poèmes épiques, des élégies ; on chante les dieux ; on élève des temples à la valeur, à la force, à la volupté, on construit des maisons, et les édifices les plus ignorés de l’ordre public24.
10Pour Ledoux, par exemple, le cube est la figure de « l’immutabilité », c’est-à-dire de la justice. Les formes sont chargées de significations qui confèrent à l’édifice une lisibilité immédiate afin de « parler aux yeux25 ». À l’instar de Rousseau, il s’agit de retrouver un langage originel :
Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme furent des passions, ses premières expressions furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. […] D’abord on ne parla qu’en poésie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après26.
11C’est donc l’allégorie poétique qui est considérée comme la source de ce langage et devient, de ce fait, la forme d’expression privilégiée d’une humanité non encore corrompue et son étude, l’une des voies que l’on emprunte pour retrouver l’homme de la « nature ». Les spéculations sur une langue architecturale et poétique originelle suggèrent ainsi celle de « poème architectural », c’est-à-dire un langage allégorique premier, signifiant par la façon dont il ordonne les figures élémentaires géométriques qui le composent afin d’en rendre les fonctions morale et sociale évidentes. L’objectif des architectes novateurs est d’inventer ou retrouver, selon eux, un langage des formes dont le pouvoir de représentation directe du signifié soit maximal et qui possède les qualités même du langage originel : métaphorique, immédiat, énergique, efficace, c’est-à-dire celui des « tropes ». Les architectes novateurs vont les employer non seulement dans le discours théorique, mais encore dans les projets architecturaux, en une tentative originale qui a toujours des émules au xxe siècle27. L’amplification, la transposition et la métaphore sont élevées au rang de procédés architecturaux. Entre autres exemples, dans le projet dessiné du « Tombeau pour les spartiates » de Boullée, le cercueil se dilate pour se transformer en un édifice funéraire. De la même façon, Ledoux amplifie la taille d’un cercle, matériau utilisé par les ouvriers dans leur travail, pour imaginer leur atelier28. Il accroît également la taille des murs du Pacifère (temple de la loi) afin d’y inscrire les lois de la ville de Chaux29. L’édifice devient le discours même ; les murs, sur lesquels sont imprimées les lois, deviennent par métonymie les pages d’un livre. Les tropes littéraires, qui ne constituaient souvent qu’un ornement dans la tradition classique, stimulent l’imagination et ouvrent des perspectives à l’invention architecturale : ils fournissent des pistes vers des idées nouvelles et apportent un supplément d’expression.
12L’analogie avec la poésie déborde cependant ce cadre, comme le souligne Ernst Cassirer à propos de l’œuvre du poète anglais Young : « Cette magie de la poésie n’exige ni ne tolère la médiation des idées, car sur son immédiateté repose sa véritable force30 ». Jean-Baptiste Dubos estimait déjà en 1755 dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture que « [l]e véritable moyen de connaître le mérite d’un poème sera toujours de connaître l’impression qu’il fait31 ». La qualité d’un poème se juge à l’aune de l’effet qu’il produit sur son lecteur. Intégrant cette nouvelle conception de la poésie, l’expressivité devient la clef de voûte de l’édifice architectural théorique. L’architecture devient « l’art de nous émouvoir 32» par l’organisation des formes, des masses et de la lumière. Un siècle et demi plus tard, Edgar Allan Poe ne dira pas autre chose de la poésie :
La valeur d’un poème est en raison directe de sa puissance d’émouvoir et d’élever. … La dose d’émotion nécessaire à un poème pour justifier ce titre ne saurait se soutenir dans une composition d’une longue étendue.
13Par ailleurs, dans l’article « Idéal » du supplément de L’Encyclopédie, François Jean de Chastellux souligne qu’au nombre des moyens de l’art, nous retrouvons l’abstraction mais accompagnée dans ce contexte de l’exagération — ce qui modifie la notion d’idéal. Il s’agit de supprimer ou de modifier les détails susceptibles d’affaiblir l’impression qui doit être provoquée et de choisir ce qui est significatif en vue de susciter un effet maximum. Boullée recourt au modèle rhétorique de l’hyperbole, de l’abstraction et du dépouillement pour atteindre ce but. Les projets de cénotaphe, de métropole, de palais national, de muséum illustrent magnifiquement cette recherche de démesure et d’abstraction géométrique visant à l’énergie des formes et à la perception immédiate de l’objet.
14Dans ses réflexions sur la poésie dramatique, Denis Diderot exprime également l’idée d’un modèle plus grand que nature. Pour l’auteur, l’artiste dramatique ne peut traduire les sentiments sans les faire passer par un modèle rhétorique qui a pour effet de les agrandir. Jacques Chouillet précise :
L’énergie de langage est en proportion inverse de la quantité de discours, on est en droit de supposer que le discours qui se réduirait à un mot, à un geste ou même au silence total, serait, de tous les modes le plus énergique33.
Étienne-Louis Boullée, Cénotaphe en forme de pyramide tronquée, dessin. Source : Bnf, Gallica.
15Il semble que nous avons l’équivalent de ce silence dans les projets de Boullée. En effet, les projets de cénotaphes se fondent sur le concept de l’absence, d’un manque de matière affirmant la présence du vide. Le volume, et non la masse, est la référence d’un espace organisé par le laconisme de quelques lignes. Le vide et l’épuration des lignes, poussés à l’extrême limite de la représentation, trouvent dans le surdimensionnement un moyen d’exalter l’esprit dramatique de la structure. C’est une perception spatiale inédite dans la construction de l’espace. Au silence signifiant de Diderot (entendons un mode d’expression qui ne comporterait ni geste ni parole) coïncide, à notre avis, le vide signifiant ou l’absence signifiante des projets de Boullée.
16Outre l’épuration et l’abstraction, la quête d’expressivité en architecture conduit à appréhender l’espace par la lumière. Explorer les potentialités de ce que le couple ombre-lumière contient en puissance est une découverte que Boullée revendique dans le texte :
L’art de nous émouvoir par les effets de la lumière appartient à l’architecture, car dans tous les monuments susceptibles de porter l’âme à l’horreur des ténèbres ou bien, par ses effets éclatants, à la porter à une sensation délicieuse, l’artiste qui doit connaître les moyens de s’en rendre maître, peut oser se dire : je fais la lumière34.
17Il s’agit d’un concept de la lumière à même de générer des émotions et des sentiments chez le spectateur et non pas seulement d’une lumière éclairage. Cette question est toujours essentielle dans la recherche architecturale contemporaine35.
18La référence à la poésie dans les projets de bâtiments, que ce soit aux figures de style ou à la poésie dramatique, permet de concevoir l’architecture en écart avec la tradition. La recherche d’autres effets expressifs qui ne sont pas liés ni à l’ornementation traditionnelle, ni aux cinq ordres (dorique, ionique, corinthien, composite, toscan) qui constituaient le passage obligé des traités classiques, ouvre la réflexion architecturale à des questions d’ordre non plus technique, mais conceptuel voire spirituel. Un autre facteur, qui nous semble important dans la remise en cause de la tradition classique, est celui des thématiques empruntées à la poésie du siècle. Celles-ci vont subvertir la notion même d’imitation de la nature.
Les poésies descriptive et sépulcrale
19« Ô nature, qu’il est bien vrai de dire que tu es le livre des livres, la science universelle36 ! ». Rappelons qu’au siècle des Lumières, tous les arts se réclament de la nature. La notion de nature a pris des significations nouvelles du fait de la révolution scientifique des xviie et xviiie siècles. En poésie, ce naturalisme se manifeste dans un genre nouveau : le poème descriptif qu’Édouard Guittonprésente comme une « sorte de phénoménologie de la nature » où convergent la pensée et l’imagination du siècle37. L’impulsion anglaise a été décisive dans l’émergence de ce genre nouveau en France. L’influence de cette poésie commence dès le début du xviiie siècle et ne cesse de croître jusqu’en 1760. À l’imitation des Anglais, il s’agit de nommer les choses, de désigner précisément les éléments d’un paysage et de les peindre poétiquement, d’en rendre la description visuelle. Se réclamant du modèle de la nature, les poètes français, Saint-Lambert, Colardeau, Dorât, Roucher, Delille, Lemierre vont décrire le spectacle de la nature. L’observation de la nature (qui permet de montrer des choses qui n’avaient pas de dignité poétique) renouvelle, dans la pratique, certaines des normes ou des conventions poétiques. C’est Jacques Delille, l’ami de Ledoux, qui en est le représentant le plus célèbre. Ledoux n’hésite pas à insérer dans son traité d’architecture des passages poétiques empruntés aux Jardins ou l’art d’embellir les paysages de son ami poète, dont il adopte non seulement les thèmes, les objets, les images, les expressions, mais encore les apostrophes au lecteur. Comme dans le poème descriptif, les paysages, les scènes champêtres, les fleurs et les animaux s’offrent au lecteur qui est constamment sollicité et entraîné avec insistance sur le site évoqué par les impératifs « Voyez », « Jetez les yeux » et par l’utilisation des déictiques spatiaux « ici » et « là » :
Jetez les yeux sur les sites environnants, vous voyez des champs cultivés, dont la récolte fidèle suffit aux besoins journaliers. […]
On voit d’un côté l’horizon borné par les montagnes, de l’autre, les masses arrondies du noyer, le peuplier pyramidal, et des fonds assourdis qui préparent l’immensité […]38.L’œil partout satisfait, partout se promène, partout se repose ; il est ramené par l’attrait qui lie l’art à la nature39.
20Dans la prose de Ledoux, comme dans les vers de Delille, le regard du lecteur est invité à se déployer dans l’espace. Ledoux donne à son lecteur l’illusion d’une architecture virtuelle ancrée dans la matérialité d’une nature qui s’expose aux regards et qui participe du projet architectural. En imitant le poème descriptif, son discours partage avec celui-ci une même volonté de donner à voir une nature, qui n’est plus une abstraction et qui peut être décrite dans sa concrétude par des images précises. Elle se laisse ainsi admirer en une expansion du regard par un lecteur-spectateur subjugué par cet univers sensible.
21L’art étant entendu comme en continuité parfaite avec la nature,la description et l’observation de celle-ci ouvre des perspectives nouvelles pour l’architecture. Ainsi Boullée, en scrutant la nature, et en décrivant ce qu’il voit, entend-il expliquer sa démarche créatrice :
Me trouvant à la campagne, j’y côtoyais un bois au clair de la lune. Mon effigie produite par la lumière excita mon attention […] [. L]’effet de ce simulacre me parut d’une tristesse extrême. Les arbres dessinés sur la terre par leurs ombres me firent la plus profonde impression. Ce tableau s’agrandissait par mon imagination. J’aperçus alors tout ce qu’il y a de plus sombre dans la nature. Qu’y voyais-je ? La masse des objets se détachant en noir sur une lumière d’une pâleur extrême. La nature semblait s’offrir, en deuil, à mes regards. Frappé des sentiments que j’éprouvais, je m’occupai, dès ce moment, d’en faire une application particulière à l’architecture. J’essayai de trouver un ensemble composé par l’effet des ombres40.
22L’idée de la forme naît donc d’un rapport direct à la nature et ne demande plus la médiation de la tradition. L’architecte envisage son activité d’une manière entièrement nouvelle : il s’inspire d’un paysage, comme un peintre, ou le décrit comme le poète afin d’en produire des « images » architecturales sensibles et de créer des formes encore jamais vues.
23S’inspirant d’un thème poétique en vogue au xviiie siècle, Boullée observe les variations de la nature suivant les saisons. À l’aube du siècle, le premier poète à se saisir de ce thème est l’Écossais James Thomson (1700-1748), dont le recueil poétique intitulé The Seasons fut publié à Londres en 1730, puis imité en France par Les Saisons de Saint-Lambert (1769). Citons également Les Quatre Saisons de François-Joachim de Pierre de Bernis, sans oublier Les Trois Règnes de la nature de Delille. La description des changements de la nature offre un supplément visuel qui fait de la nature un spectacle à tableaux multiples. Ces spectacles changeants proposent, à ceux qui savent observer, des images susceptibles non seulement de renouveler une vision du monde jusqu’alors très abstraite mais aussi de susciter des sentiments et des émotions.Boullée consacre un chapitre essentiel de l’Essai intitulé « Caractère » à l’observation des variations de formes, de couleurs, et de lumière que les quatre saisons produisent sur la nature, ainsi qu’à leur application en architecture. Il ouvre ce chapitre en définissant ce qu’il entend par le concept clef de caractère41, mettant en relation « le regard » porté sur un objet, « le sentiment » éprouvé face à l’objet et la manière dont cet objet affecte l’homme. Dans la suite du chapitre, il présente et caractérise les différentes saisons par des images bien précises (images de la perfection, ravissante, riante et gaie, sombre et triste, de l’étendue42) en montrant que chaque saison propose un spectacle différent qui génère des sensations chez l’homme. L’été, pour ne citer qu’un exemple, est « l’image de la perfection », une saison dans laquelle « les objets ont acquis la précision des formes », dont les « couleurs sont vives et brillantes », et qui, en offrant « le tableau de la magnificence », suscite la joie un sentiment d’admiration43.
24Boullée fonde sa théorie architecturale en transposant le thème poétique en vogue de l’observation de la nature et de ses variations suivant les saisons, dans lequel un certain type de sensibilité émerge. Chaque spectacle de celle-ci affecte d’une façon singulière l’homme. L’architecte devra donc concevoir des édifices qui seront en mesure d’émouvoir, d’attrister, de bouleverser, de mettre en joie, de frapper par leur forme, leur situation, leur couleur et par les jeux de lumière. L’architecte, comme le poète, pense en images : il discerne dans les choses des rapports justes mais qui ne sont pas évidents. Ces rapports seront susceptibles de produire une gamme d’émotions que l’architecture doit sublimer. Ainsi cette thématique poétique qui articule un principe d’organisation et un système de valeurs contamine-t-elle la création architecturale de Boullée.
25D’autres isotopies (l’obscurité, la nuit, les tombeaux et les cimetières venus de la poésie nocturne et sépulcrale anglaise du xviiie siècle) viennent également nourrir cette recherche d’expression architecturale. Les maîtres incontestés du genre sont Edward Young avec Les Nuits (Night Thoughts), James Hervey dont les Meditations among the Tombs introduisent un cadre nouveau aux évocations nocturnes, celui des cimetières, et enfin Thomas Gray dont l’Élégie écrite dans un cimetière de campagne inspire Delille qui reprend les thèmes les plus importants de celle-ci dans le chant IV des Jardins. Grâce aux traductions de Le Tourneur, le succès des trois poètes est considérable en France au xviiie siècle. Leur renommée est européenne44. C’est plus précisément dans les projets de cénotaphe et de porte de cimetière de Boullée et dans le projet du cimetière de la ville virtuelle de Chaux mais aussi dans le texte même du traité de Ledoux que se tissent des liens entre poésie nocturne et sépulcrale en architecture. Ledoux, qui a structuré son traité en plusieurs jours, commence ou bien clôt chaque journée par une évocation de la nuit. Il décrit les phénomènes naturels à la fin du premier jour45. Il développe des thèmes inimaginables en architecture, ceux du sommeil et du réveil, en y associant le champ lexical de la tristesse.
Déjà le monde se livrait au sommeil, déjà il éloignait les recherches oiseuses du jour [...]46.
Ici le ciel s’endort d’un triste et long sommeil ; il abandonne le roi du jour, et s’enveloppe de son réseau funèbre47.
26Dans le projet de cimetière, en un texte exalté et énigmatique, Ledoux associe l’imagerie macabre du jugement dernier à une célébration cosmique de la nature. Les allusions aux « ténèbres profondes », aux « dédales obscurs » et au « noir séjour où finit la grandeur », confèrent au texte une dimension angoissante qui rappelle, selon nous, la première Nuit de Young. L’auteur emprunte de nouveau à son ami Delille de nombreuses expressions (« les antres affreux », « les gouffres », « le deuil », « le linceul », « les profondeurs ») pour situer le cadre « lugubre » de ce cimetière qui est une ville dans la ville :
La terre s’entrouvre pour découvrir les antres de la mort ; tant que nous sommes, elle n’est pas encore, quand elle est, nous ne sommes plus ; les maux en foule se pressent, tombent dans ses profondeurs […]48.
Coupe et plan du cimetière de la ville de Chaux.
Planche n° 100 de L’Architecture considérée sous le rapport de l’art des mœurs et de la législation. Élévation du cimetière de la ville de Chaux.
27Les trois projets dessinés (plan, coupe et élévation49) proposent trois visions de ce séjour des morts : le plan reproduit le tracé circulaire et rayonnant de la cité des vivants alors que l’élévation, représentant le système solaire, invite le lecteur à méditer sur la naissance du monde. Pour Boullée, c’est l’architecture funéraire qui « demande plus particulièrement que toute autre la poésie de l’architecture50. » Cette innovation soulignela hardiesse de la conception qui met en évidence la structure de l’édifice et l’utilise en tant que facteur esthétique :
En réfléchissant sur tous les moyens dont je devais me servir pour rendre mon sujet, j’entrevis que les proportions basses et affaissées étaient les seules que je pourrais employer. Après m’être dit à moi-même que le squelette de l’architecture est une muraille absolument nue et dépouillée, il m’a semblé que pour rendre le tableau de l’architecture ensevelie, je devais faire en sorte qu’en même temps que ma production satisferait dans son ensemble, le spectateur présumât que la terre lui en dérobe une partie51.
28Tout aussi innovant est le sentiment de tristesse provoqué par les matériaux utilisés, par l’absence de couleur, le jeu des ombres et le noir érigés en principe de création pour évoquer le « tableau lugubre de l’architecture » :
Il ne me paraît pas possible de concevoir rien de plus triste qu’un monument composé par une surface plane, nue et dépouillée, d’une matière absorbant la lumière, absolument dénuée de détails et dont la décoration est formée par un tableau d’ombres dessiné par des ombres encore plus sombres52.
29L’obscurité qui était considérée comme un trait négatif dans l’esthétique classique, est érigée en valeur positive. En étendant la gamme des émotions grâce à la poétique des tombeaux et de l’obscurité, en voulant imprimer aux édifices un « caractère » tel qu’il suscite chez les spectateurs les mêmes sentiments d’inquiétude, d’étonnement, de terreur, de vénération que l’homme éprouve devant « l’incommensurable » de la nature, Boullée et Ledoux mettent en défaut la notion de positivité de la théorie classique53. Les espaces neutres de l’architecture classique se chargent d’un faisceau d’émotions que la forme des édifices, l’obscurité, le jeu des ombres, et les matériaux utilisés rendent perceptible. La prise en charge de ces thématiques poétiques est le signe d’une option décisive et l’indice d’une mutation.
Le sublime
30À ces jeux de lumière et d’ombres, de transparence, de vides et de pleins, amplifiés par les effets des matériaux, des masses et des surfaces s’ajoute la quête d’une architecture toujours plus expressive, toujours plus énergique. Cette expérimentation d’une architecture visionnaire qui, à l’égal de la poésie, s’apparente à un langage originel, entraîne les architectes à imaginer des projets architecturaux aux frontières même de la représentation et de la possibilité de construire. En effet, les conceptions de Ledoux et Boullée sont proches du sublime d’Edmund Burke54. Ce qui semble le plus frappant chez Boullée, c’est le rejet des proportions classiques sur lesquelles repose la notion de beau idéal. « Ce qui distingue le beau du sublime, selon Mendelssohn c’est une différence d’échelle55 ».Il utilise le procédé consistant à opposer la petite taille des personnages représentés à l’immensité des constructions dans lesquelles ils évoluent, ce qui produit chez le spectateur un sentiment d’inquiétude et de malaise. L’hypertrophie de ses édifices rend dérisoire la taille des personnages en une mise en scène dramatique. Les relations d’échelle entre personnage et environnement sont perturbées. Cette démesure inquiétante,mise en évidence par le changement d’échelle, s’exprime avec force lorsque Boullée assigne au lecteur une place en contrebas de telle sorte que le monument s’ouvre par un large mouvement de contre-plongée.
Étienne-Louis Boullée, dessin, cénotaphe de Newton n°14 (élévation géométrale). Source : Bnf, Gallica.
31Dans le projet dessiné du cénotaphe à Newton ci-dessus et l’agrandissement d’un détail (où l’on distingue les personnages près de la porte du monument réduits à une taille infime), on perçoit à quel point la démesure du projet excède le cadre d’une représentation réaliste.
32Rappelons que dans la théorie classique, l’objet beau est celui qu’on peut percevoir d’un seul coup d’œil. À partir du moment où l’objet ne peut plus être perçu dans sa totalité, il cesse d’être beau. Il acquiert une grandeur en étendue qui dépasse la mesure, il entre dans la catégorie de l’incommensurable. C’est alors qu’il produit dans l’âme cette terreur propre au sublime de grandeur. S’intéressant aux dimensions architecturales, Burke estime que : « De grandes dimensions semblent nécessaires pour atteindre le sublime dans les édifices56. » Nous avons déjà vu que les projets de Boullée étaient de taille colossale : il veut agrandir encore la perception que pourraient avoir d’éventuels spectateurs de ces édifices par des phénomènes d’illusion d’optique et d’effets de perspective. Burke préconise pour obtenir de tels effets la notion « d’infini artificiel57 » qui « abuse le spectateur58 ». Faisant écho aux propos de Burke pour qui « [a]ucun n’ouvrage n’est grand qu’autant qu’il trompe », Boullée met en œuvre ce procédé dans le projet de « Basilique » et dans celui du « Cénotaphe à Newton ». D’autres analogies entre certaines réflexions de Boullée et celles de Burke à propos du sublime sont frappantes : même importance accordée à l’immensité, à la fonction de l’illusion dans l’art pour rendre une œuvre expressive,à la suppression des ornements et de la répétition du même pour évoquer un infini artificiel en architecture, au « vaste » et à la totalité illimitée, au sentiment de terreur devant l’infinité de la nature et de l’inconcevable, au rôle de l’obscurité pour remplir l’âme du spectateur d’étonnement. Selon Burke, « pour rendre une chose fort terrible, l’obscurité semble généralement nécessaire59 », car « l’obscurité est terrible par sa propre nature60 ». Il nous semble que Boullée, reprenant à son compte cette hypothèse61, établit un lien entre cette conception nouvelle de l’architecture et avec ce que Diderot dit de la poésie qui « veut quelque chose d’énorme, de sauvage de barbare. » La règle du poète est de « se jeter dans les extrêmes62. » Cette énergie et cette force de transgression, ce brouillage des catégories et ce mélange des genres présents également chez Ledoux contribuent à l’élaboration du sublime situé au cœur de la poésie romantique63.
Étienne-Louis Boullée, entrée pour un cimetière. Source : Bnf, Gallica.
33Ce n’est pas l’architecture romantique qui s’inspirera de cette théorie novatrice puisque celle-ci, décriée puis oubliée au xixe siècle, n’a été redécouverte qu’au siècle suivant64. En effet, depuis le milieu du xxe siècle, nombreux sont les architectes comme Sullivan, Le Corbusier, Kahn, Madec, Scarpa ou Bofill qui s’inscrivent dans la droite ligne des réflexions ébauchées par Boullée et Ledoux. Louis Kahn, qui exprime toute son admiration pour Boullée et Ledoux dans l’introduction du catalogue de l’exposition consacrée aux « architectes visionnaires » à Houston65, utilise, deux siècles plus tard, les formes géométriques que les deux architectes avaient sublimées, en les combinant afin d’obtenir une construction articulée dans laquelle la structure statique intervient de façon organique dans la définition de l’espace66. La référence à la poésie est toujours prégnante dans les écrits des architectes contemporains, par exemple Renzo Piano qui choisit de mêler les disciplines artistiques dans ces projets afin de franchir les frontières :
Mon grand ami Luciano Berio disait, à propos de mon travail, que parfois l’architecture parle et que parfois elle chante. Qu’est-ce-que cela veut dire ?
Ça veut dire que l’architecture s’exprime avec un langage qui quelquefois, en allant au-delà de l’aspect rationnel, logique, philosophique peut devenir poétique et chanter67.
34Bien que, comme au xviiie siècle, la référence à la poésie ne se limite pas à la métaphore, la signification du mot reste aussi floue. Le mot « poésie », employé par Boullée et Ledoux, outrepasse le sens métaphorique. Il est parfois de sens étendu avec le concept d’architecture parlante et l’assimilation de l’architecture à la langue, parfois de sens restreint avec les tropes qui se matérialisent dans les projets dessinés. Cette polysémie, qui permet de mettre en lumière un champ diffus de problèmes et de questions, constitue une véritable méthode heuristique pour penser l’architecture. Les recherches esthétiques propres à la poésie descriptive et sépulcrale du siècle ont influencé, voire contaminé la logique projecturale du traité. L’exigence d’expressivité conduit l’architecture à des solutions limites et met à mal la théorie de l’imitation. L’architecture comprise uniquement en tant qu’art, c’est-à-dire en séparant la conception de l’exécution, conduit à un écart, voire à une rupture. Si dans le poème l’émotion est liée à la résonance et à la composition (elle doit être inscrite dans la texture même du texte), c’est dans la forme, la lumière et la matière que l’architecture fait naître l’émotion. C’est pourquoi le regard des spectateurs et des lecteurs sur l’objet architectural et sur le monde de cette fin du xviiie siècle en pleine mutation s’en trouve profondément transformé. À partir d’une expérience émotionnelle de l’espace les architectes imaginent une construction poétique de l’espace.