Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Varia
Fabula-LhT n° 19
Les Conditions du théâtre : le théâtralisable et le théâtralisé
Matthias De Jonghe

Survivre à sa mort. Entre littérature personnelle et antihumanisme : légitimation de soi dans Coma, de Pierre Guyotat (2006)

Surviving one's Death. Between Personal Literature and Antihumanism: Legitimizing the Self in Coma, by Pierre Guyotat (2006)

« Should you ever be drowned or hung, be sure and make a note of your sensations — they will be worth to you ten guineas a sheet. »
Edgar Allan Poe, « How to Write a Blackwood Article ? » (1838)

De l’« antihumanisme » à l’écriture de soi : une trajectoire contradictoire ?

1En 1986, l’Oulipien Marcel Bénabou énonçait sur un ton badin ce qu’il présentait comme l’un des axiomes implicites du jeu littéraire :

[…] il est une règle non écrite qui veut que les écrivains, et à plus forte raison les non-écrivains, ne publient pas leurs non-œuvres. Sans quoi les éditeurs, qui ne savent déjà que faire des monceaux de manuscrits qu’ils reçoivent, seraient pris dans un raz de marée de fonds de tiroirs. On admet aussi en général, et pour les mêmes raisons sans doute, qu’il faut être mort(et — au moins un peu — célèbre) pour avoir droit un jour à la publication de ses papiers inédits : fatras de notes, de projets, de réflexions qu’un homme qui se mêle d’écriture ne peut s’empêcher d’accumuler sa vie durant, matériau à peine dégrossi qui attend de trouver sa place dans une œuvre à venir1.

2Derrière son apparente frivolité, cette citation ouvre à l’interrogation dont il s’agira de suivre le fil ici : lorsque paraît en 2005 le premier volume de ses Carnets de bord — compilation de notes prises au quotidien, de chutes d’œuvres publiées par ailleurs, d’ébauches, de réflexions, etc., bref, de ces « papiers inédits » évoqués par Bénabou —, à ce moment, donc, Pierre Guyotat vit-il encore ? De prime abord, la question semble absurde, voire d’une violence symbolique inutile, tant la réponse à lui apporter se donne pour évidente : oui, en 2005, l’auteur des mythiques Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967) et Éden, Éden, Éden (1970) est encore de ce monde — et ce constat vaut toujours aujourd’hui, ainsi qu’en témoigne l’activité débordante de l’écrivain. Faut-il en déduire pour autant que Pierre Guyotat contrevient à la règle énoncée par Bénabou ? Probablement pas, ou, du moins, pas tout à fait ; car, sous un certain angle, l’écrivain a bel et bien perdu la vie, ou, plutôt, fait l’épreuve de l’état qui se rapproche le plus de la mort.

3En effet, à compter de la publication de Prostitution, au printemps 1975, la rédaction du Livre et des Histoires de Samora Mâchel le requiert tant que son état de santé se dégrade progressivement — ce délabrement moral et organique atteignant bientôt son paroxysme dans la nuit du 8 au 9 décembre 1981, au cours de laquelle il sombre dans un coma qui durera trois jours. De cet épisode tragique dont il sort nimbé d’une autorité et d’un crédit que le milieu littéraire tendait jusqu’alors à lui dénier, Pierre Guyotat tire en 2006 Coma, couronné par le Prix Décembre quelques mois après sa parution, et première pierre d’un édifice autobiographique complété par Formation en 2007, puis par Arrière-fond en 2010.

4Dans le parcours littéraire et existentiel de son auteur, Coma occupe une place particulière — il incarne de fait une étape décisive dans le positionnement de Guyotat à l’égard des notions de biographie et de subjectivité, qu’il tenait très explicitement pour suspectes à son entrée en littérature, à la charnière des années soixante-soixante-dix. L’écrivain se veut alors proche du groupe Tel Quel, dont les options théoriques, d’inspiration formaliste, illustrent la fortune d’époque de la thèse dite de « la mort de l’auteur ». Dans ce contexte, au sein d’un milieu dont les sympathies communistes sont connues, la convenance exige que l’on manifeste à l’endroit de tout penchant « personnaliste » une circonspection, voire une hostilité de bon aloi — ce qui explique sans doute, au moins en partie, la profession de foi du jeune Guyotat dans les pages des Lettres françaises, la revue de Louis Aragon, le 4 octobre 1967, au lendemain de la publication de Tombeau pour cinq cent mille soldats :

[I]l y a une interaction continuelle entre mon livre et moi ; mais il ne s’agit pas d’une interaction individualiste. […] Mon livre passait par moi, j’en étais le dépositaire, très bien. Mais moi je ne suis rien. Ma vie privée ne m’intéresse pas. Ce n’est pas là une phrase en l’air. Je me moque de ce que je suis. […] Si dans ce livre il n’y a presque plus de trace de psychologie, ni d’individualisme, c’est que réellement en moi, la chose est en passe d’être complètement éliminée2.

5Or, rétroactivement, confrontés au triptyque dont Coma constitue le volet inaugural, ces propos ne laissent pas d’étonner, voire d’amuser.

6 En s’adonnant pour la première fois de façon aussi déclarée à l’écriture de soi, Guyotat révoque-t-il vraiment ses convictions de jeunesse ? En réalité — c’est ce que la lecture de Coma ici proposée entend établir —, la contradiction n’est qu’apparente. De fait, le texte autobiographique, par nature, se présente pour son auteur comme un espace de négociation au sein duquel il s’agit de faire valoir la cohérence de son parcours, en produisant et manipulant les signes qui attestent la continuité et l’unité du Je à travers le temps. Compte tenu de cela, on peut émettre l’hypothèse que Coma, exercice d’anamnèse modelant et « fabriquant » le passé plus qu’il ne s’y conforme,  s’attache à « construire » la compatibilité de la scène de parole dont il relève (celle de la littérature personnelle) avec le modèle « antihumaniste3 » dont se réclame son auteur à ses débuts. Autrement dit, comme tout travail de mémoire, celui dont procède Coma ne va pas sans servir certains objectifs stratégiques : quel que soit le degré de conscience de cette opération, l’enjeu, pour Guyotat, consiste à produire les preuves de la constance et de la sincérité des modalités de son engagement dans l’écriture, afin de demeurer crédible aux yeux de ses pairs, des lecteurs et, plus généralement, de tous les médiateurs qui contribuent à la circulation des œuvres dans une aire donnée (critiques, journalistes, universitaires, éditeurs, etc.). Sur ce plan, tentant de préserver sa vocation de la mise en doute et de l’incrédulité, Guyotat louvoie pour éviter de se voir prêter une trajectoire incohérente et opportuniste, semblable à celle fréquemment associée, par exemple, à Philippe Sollers (dans la sphère d’influence duquel l’auteur d’Éden, Éden, Éden gravita un temps), dont Pierre Bourdieu affirmait, en 1994, qu’il « a toujours flotté comme simple limaille, au gré des forces du champ4 ».

7Dans Coma, cette besogne d’équilibriste mobilise la formulation d’une mythologie personnelle singulière, élaborant une conception pour le moins paradoxale de la notion de moi, par le biais de l’investissement d’un cadre générique balisé : celui de l’autoportrait, tel que défini par Michel Beaujour5.

Situation de Coma

8Lorsqu’il fait irruption sur la scène francophone, après deux ouvrages de jeunesse relativement passés inaperçus6, l’auteur du Tombeau se distingue d’emblée par l’exigence de ses vues : avec Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967)et Éden, Éden, Éden (1970), il se déclare animé par une volonté de rénovation et de revivification de la langue française, qui prend la forme d’un travail adressant à ses lecteurs une proposition hermétique, difficilement accessible et volontiers scandaleuse. Avec le temps, cette proposition se radicalise encore, posant de plus en plus, pour paraphraser les mots de Claude Gallimard dans l’avertissement qui précède la première édition de Prostitution (1975)7, la question de sa lisibilité. L’écrivain, quant à lui, se présente dès la parution du Tombeau en être d’exception, épris d’absolu et dévoué corps et âme à sa prométhéenne ambition : « […] j’ai toujours refusé le lot commun. Tout enfant, déjà, je ne pouvais admettre qu’on pût vivre sans génie. Je n’ai jamais pris mon parti de n’être que partiel8 ».

9Dans un premier temps, l’intransigeance ainsi que la démesure des intentions de Guyotat ne manquent pas d’inspirer le scepticisme, voire une défiance parfois virulente — exemplifiée par la censure qui frappe Éden, Éden, Éden, ainsi que par la réception critique peu amène de ce texte, en dépit des prestigieux préfaciers qui l’autorisent (Sollers, Barthes et Leiris). Personnellement mis en cause à cette occasion (notamment par Jean Bouret, des Lettres françaises), soupçonné d’imposture, se vivant dès lors comme incompris, voire réprouvé, Pierre Guyotat sacrifie à une pratique qui impose une trêve à sa démarche : pour prouver l’intégrité et la haute teneur littéraire de celle-ci, pour en restituer les règles de lisibilité, il consent à produire « une nouvelle forme de texte, texte d’interventions, d’interviews, d’explications, de polémiques en cours9 ».

10En s’appuyant de plus en plus fréquemment sur de longs développements autobiographiques, soutenus ça-et-là par l’exposition croissante du corps et du visage de leur auteur10, ces écrits à vocation légitimante (rédigés sur une période courant du début des années soixante-dix au début des années quatre-vingt11) entendent produire un effet de sincérité, destiné à emporter l’adhésion de ceux qui, jusqu’alors, ont contesté la bonne foi d’un engagement en littérature pourtant authentiquement vécu, selon Guyotat, sur le mode de la vocation sacerdotale et de l’investissement charnel. Face à l’hermétisme du projet poétique proprement dit, ces textes, coulés dans une langue accessible et portés par leurs velléités pédagogiques, inaugurent de l’œuvre en cours une autre facette — qui s’autonomise ultérieurement, sur le plan littéraire, avec la publication du triptyque autobiographique dont Coma constitue, en 2006, le premier jalon.

11Les vingt-cinq années qui séparent la parution de Coma de l’événement traumatique que ce texte entreprend de relater définissent le laps de temps au cours duquel Guyotat accède progressivement à la consécration : à partir du début des années quatre-vingt, en effet, son travail s’impose peu à peu comme pleinement recevable sur le plan de la littérarité, tandis que lui-même jouit d’une reconnaissance qui va croissant.

12De ce point de vue, il semblerait que le coma de Pierre Guyotat fasse fonction de véritable pivot, de point de bascule dans l’historique des rapports qu’il entretient avec son champ d’activité. Au regard de la vie éditoriale de l’écrivain, un événement appuie particulièrement cette hypothèse : d’abord refusé par Claude Gallimard, sous prétexte que ce texte « tourne résolument le dos au public12 », le tapuscrit du Livre, redactylographié « mais en tous points identique par ailleurs à celui présenté en 197913 », est accepté par l’éditeur deux ans après le retour à la vie de son auteur. À leur parution, au début de l’année 1984, ces « deux cent dix pages d’aspect illisible, suite de mots coupés, d’élisions, de contractions dont on n’appréhende ni la cohérence ni la logique » ne s’attirent ni railleries, ni cynisme14 ; Guyotat se découvre enfin reconnu pour ce qu’il a toujours prétendu être : un individu exceptionnel, voué corps et âme à la concrétisation d’une vision ambitieuse. Balayés par l’expérience-limite qu’il a traversée, les soupçons qu’on pouvait nourrir à l’égard de l’intérêt de son projet et de la véracité de son engagement n’ont désormais plus cours : soutenu par la publicisation de son corps souffrant (notamment en couverture du quotidien Libération, le 12 décembre 1981), celui qui se présente alors en « rescapé », en « miraculé », voire en « ressuscité »15 (la vie a manqué de le quitter en le laissant, dit-il, « en position d’ange foudroyé16 »), tire de son coma et de son commerce avec la mort, qu’il le veuille ou pas, une autorité nouvelle.

Coma et le pacte autobiographique : sincérité et désintéressement pour programme

13Toute œuvre autobiographique, affirme Philippe Lejeune, définit une identité auteur/narrateur/personnage renvoyant en dernier ressort au nom propre qui, à la lisière du texte et du hors-texte, désigne l’individu responsable des propos consignés dans cette œuvre17. Aux yeux du lecteur, cette identité s’établit au moment du « pacte autobiographique », qui s’apparente à un contrat s’attachant à poser l’autobiographie, et à la justifier littérairement, mais aussi moralement — étant entendu que quiconque s’adonne à l’écriture de soi violente toujours peu ou prou les convenances et reste suspect de prétention, de vanité ou d’amour-propre excessif (d’où la nécessité de présenter cet exercice comme fondé et légitime)18.

14Dans Coma, le pacte autobiographique prend la forme d’une brève section de texte, introduisant les vingt-et-un chapitres numérotés dont se compose l’ouvrage ; la voici dans son intégralité :

Le récit qui suit, je le porte en moi depuis que, sortant, au Printemps 1982, d’une crise qui m’avait amené au bord de la mort, je me contraignais à reparler en mon nom personnel. J’éprouvais — c’était bien le seul sentiment dont j’étais capable — du dégoût à préparer dans ma gorge et dans ma bouche et à prononcer le mot « je » tant que je n’avais pas récupéré la totalité de ses attributs, et un peu plus — ayant tant souffert dans cette traversée. Comment, alors, écrire, penser à écrire, privé de « je » : l’Ecclésiaste me servait de modèle, et Job, pour un avenir que je ne voyais pas ; vivant, vivre ; mais alors, en état de l’écrire, ne voudrai-je pas, plutôt, reprendre mes figures — plus réelles que moi — et en augmenter le nombre ? Dans les moments où un peu de mon droit à parler me revenait dans le cœur, brisait un peu de ma mutité intérieure, je voyais, j’entendais ce texte, en langue normative, sous forme de prière, de lamentation, comme un doux bain de colère, des impropères dans le son de Palestrina et de Lassus, mais à Dieu ; trop près encore de l’action pour en faire le récit. Il me faudrait, pour cela, créer d’abord de nouvelles figures, avancer dans la formation de ma langue et dans ma connaissance du monde — et dans mon dépouillement devant la richesse des autres19.

15La scène générique autobiographique y est posée d’emblée, par l’usage de la première personne du singulier, et par la référence à l’épisode — largement publicisé en son temps — qui donne son titre à ce « récit ». L’auteur/narrateur/personnage s’y présente en rescapé d’une « traversée », qui l’a mené, dit-il, « au bord de la mort », et dont il a médité la relation pendant près de vingt-cinq ans. Du point de vue du lecteur, cet ajournement, ce recul, cette plage temporelle essentielle à la maturation de l’œuvre dans laquelle il s’apprête à se plonger, fonctionne comme un puissant indicateur de la nécessité impérieuse de celle-ci — qui se donne par ce biais pour le fruit d’une longue, très longue décantation. Le Je qui s’exprime dans ces pages suggère ainsi qu’il a méticuleusement pesé ses mots ; de surcroît, il paraît récuser d’avance tout soupçon de complaisance ou de fatuité, puisqu’il prétend se mettre à nu en dépeignant un moment de « crise » qui, de prime abord20, ne semble nullement le valoriser : l’effondrement, précisément, de sa faculté à s’inscrire comme subjectivité dans le langage.

16Dans son prologue, Coma se déclare donc arraché aux profondeurs impersonnelles de la mort, reconquis sur le silence, et lentement mûri, « dans [s]a gorge et dans [s]a bouche », par un écrivain qui refuse de distinguer sa vie de son engagement dans l’écriture. En ce lieu stratégique du texte (par sa localisation et sa fonction, disons, « contractuelle »), l’énonciation se configure de manière à laisser supposer, dans le chef de l’autobiographe, cette sincérité dont Stendhal faisait « le seul antidote21 » à « l’égotisme abominable22 » : si Pierre Guyotat fait enfin part de sa traversée, c’est, affirme-t-il, qu’il a, du fait de sa souffrance, recouvré son « droit à parler » — et il le fait en « langue normative », autrement dit : en français conventionnel, accessible, transparent, bref : en usant d’un code à mille lieues de celui qu’il appelle « [s]a langue », et qui s’élabore dans le versant crypté de son œuvre. Cette rhétorique du dévoilement et de l’authenticité culmine dans le rapprochement opéré entre le récit encore à venir et la pratique de la lamentation, ou mieux : de la « prière », laquelle voit le fidèle lever spontanément le voile sur son intimité, dans la mesure où il s’adresse de toute façon à une instance omnisciente. Tout semble ainsi indiquer que Coma procède d’une exigence intérieure dépourvue d’artifice — à cet égard, les commentaires de ce texte manquent rarement de préciser qu’il a été en partie improvisé à l’oral et dicté par son auteur23, instillant de la sorte l’idée qu’il restitue spontanément, sans rien en dissimuler, avec la plus grande fidélité, les mouvements de la conscience et de la mémoire de celui-ci. Rien de moins prémédité ou calculé, en effet, que ce qui émane presque viscéralement de la bouche de l’auteur ; rien de plus proche, aussi, de la source présumée de l’inspiration.

17À la lueur de ce préambule, Coma revêt presque des allures de confession destinée à celui qu’on ne peut tromper — Dieu —, sans donner à lire pour autant, comme c’est le cas d’ordinaire, le récit d’une conversion. Dans le cas présent, en effet, l’élément qui s’annonce comme le pivot orientant le récit à venir, unifiant l’existence de l’autobiographe et donnant un sens à sa vie, ne réside pas dans la révélation qui lui serait faite de sa propre foi, mais bien dans l’événement du coma lui-même. Il n’en reste pas moins qu’à l’image d’un Augustin relatant son entrée en religion, Pierre Guyotat prétend à une forme d’exemplarité : le moi en tant qu’individualité singulière n’a ici que peu d’importance ; l’essentiel — c’est-à-dire : ce qui justifie l’autonomisation du discours sur soi qu’incarne Coma, au-delà de la sincérité dont cet ouvrage prétend faire preuve — est à chercher dans l’enseignement présumé universel que l’écrivain entend dispenser, sur base de son expérience personnelle. Les références spécifiques à l’Ancien Testament (au Qoéleth et au Livre de Job) désignent peut-être ce qui constitue le cœur de cette leçon de vie : face à la vanité des affaires humaines telle que l’établit l’Ecclésiaste, il y aurait lieu d’adopter l’attitude de Job face aux épreuves que lui inflige Dieu — une forme humble de stoïcisme, un détachement bien distinct de l’indifférence au monde et à autrui, qui relativiserait la consistance et la stabilité usuellement prêtée à la notion de moi. Sur ce point, l’avant-propos de Coma n’échappe pas à un certain paradoxe : tout autant qu’une parole dérobée à la mort, que la victoire d’un Je regagné sur le néant, le texte de Guyotat se présente comme le résultat d’un « dépouillement » poussant la logique de l’impersonnel à son terme. À cet égard, il érige même en concurrentes du moi les figures que l’écrivain campe dans son œuvre — de telle sorte que si activité créatrice et existence personnelle se confondent, c’est au détriment de celle-ci, vampirisée par celle-là.

Coma, autoportrait fragmentaire

18En tant que texte autobiographique, Coma dériverait donc, à en croire son prologue, d’un Je dépossédé, « dépouillé » de lui-même ; la scène de parole problématique dont cet ouvrage affirme dériver, sur ce plan, fait écho au genre particulier qu’il investit, au sein même de la sphère plus large de la littérature personnelle : celui l’autoportrait. À ce sujet, l’énonciation éditoriale ne fait aucun mystère : Coma est écrit — ou plutôt : dicté — à l’instigation de Colette Fellous (romancière et ancienne élève de Roland Barthes à l’École pratique des hautes études), et publié dans la collection « Traits et portraits » que celle-ci dirige au Mercure de France. Explicitement vouée à l’exercice de l’autoportrait, cette collection accueille des contributions écrites issues d’horizons variés — de la plume de poètes, d’écrivains, de cinéastes, de peintres, de comédiens, de couturiers, etc. —, et ponctuées d’une iconographie « formant presque un récit souterrain », « comme une autre voix en écho24 ».

19Dans un ouvrage dédié à la question de l’autoportrait en littérature, Michel Beaujour est revenu sur ce qui distingue celui-ci de l’autobiographie telle que définie par Philippe Lejeune : là où la seconde envisage de dévoiler une agentivité cohérente au travers d’un récit rétrospectif insistant sur les faits et gestes de son auteur, ceci en obéissant à un principe chrono-téléologique, le premier cherche à cerner une présence, et privilégie pour ce faire des modes d’organisation alternatifs (logique, thématique, analogique, métaphorique, etc.), qui, à rebours de la « syntagmatique de la narration », jouent de la discontinuité, de la juxtaposition anachronique, du montage25. Qui suis-je ? : cette question, qui résume le projet de l’autoportraitiste, trahit une incertitude, un inconfort, un vertige mettant en cause les fausses évidences qui, le plus souvent, au quotidien, donnent le sentiment du moi pour allant de soi26 — « […] l’expérience inaugurale de l’autoportraitiste est celle du vide, de l’absence à soi […]27 ». Il semblerait à cet égard qu’entreprenant de se dire, de circonscrire leur singularité, Montaigne, Leiris, Barthes, et tous ceux qui s’engagent à leur suite, recourent massivement, contre toute attente, au fonds de lieux communs plus ou moins archaïques sur lequel toute culture se bâtit, et « où s’abolissent les notions plus récentes de personne, d’individu, et à fortiori, celles de subjectivité et de Moi28 ».

Temporalité et finitude

20Le dispositif assurant la progression de la parole dans Coma se veut donc double : d’une part, au niveau macroscopique, le récit s’agence autour de l’événement traumatique dont il tire son titre et qui en constitue le butoir (incident vers lequel il tend et qui en polarise inexorablement l’évolution29) — domine alors le principe chronologique de l’autobiographie proprement dite, telle que définie par Lejeune. Mais d’autre part, quoiqu’il s’écrive presque exclusivement à l’indicatif présent, il ménage systématiquement, au niveau microscopique (celui de la phrase), l’irruption de souvenirs personnels antérieurs et postérieurs30 à la crise qu’il relate, voire carrément d’« impressions » issues de la grande Histoire ou d’un substrat mythique immémorial31 — domine alors le principe anachronique de l’autoportrait. À ce titre, Coma assure textuellement la coexistence de nappes temporelles hétérogènes, que l’écriture juxtapose, rabat les unes sur les autres, de manière à restituer le mouvement spontané, désordonné, de la mémoire, qui procède par analogie et intermittences — cet artifice d’écriture (ou, plutôt, de dictée) répondant lui-même au désir profond de l’écrivain d’« être à la fois il y a deux mille ans, maintenant et dans deux mille ans32 ».

21Sur ce point précis, le prologue de Coma et ses références bibliques ne mentaient pas ; le drame de l’existence humaine, selon Guyotat, son « mal », réside bel et bien dans les limitations qui l’affectent ou, si l’on préfère, dans sa finitude — ce que Georges Bataille, dans L’Érotisme, appelait la « discontinuité33 » des êtres, individualisés par le corps auquel ils sont irréductiblement rivés, lequel leur permet cependant, dans l’amour charnel, de briser momentanément, de troubler cette loi de l’interruption faisant qu’un être humain n’est pas l’autre34 :

Le bonheur ici-bas serait de séduire et de copuler sans cesse, sans fin, sans diminution du désir ni du plaisir ; fusion continue ou presque […] L’œuvre que je fais est aussi une représentation de ce manque ; et dans la langue de ce manque. Et je travaille au quotidien à faire exploser cette fatalité35.

22Fatalité : au-delà de l’insurmontable rupture qui le sépare d’autrui, tout homme dispose d’un temps réduit sur terre, et le lot d’expériences, restreint lui aussi, qu’il accumule au cours de sa vie depuis la perspective unique ouverte sur le monde par son incarnation, ne constitue, au regard de l’éventail des possibles, qu’un bien piètre bagage. Face à ce constat, l’engagement en littérature, substitut d’une libido intermittente, donc insatisfaisante, fait figure pour Guyotat de pharmakon : antidote et poison tout à la fois, l’exercice de l’écriture conjure, en même temps qu’il l’avive, la douleur de celui qui se sent privé d’infini :

Toute ma joie de vivre se tient dans cette tension et ce va-et-vient, ce jeu intérieur entre un mal que je sais depuis l’enfance être celui de tous les humains à la fois, à savoir de n’être que cela, humain dans un monde minéral, végétal, animal, divin, et une guérison dont personne ne voudrait, qui me priverait, en cas de réussite, de tout courage, de tout désir, de tout plaisir d’aller toujours au-delà, en avant — et dont par intérêt bien compris depuis longtemps, je ne veux pas36.

23« [A]ller au-delà, en avant » : c’est à cela que Guyotat consacre un projet poétique qui, affirme-t-il, le requiert douloureusement, l’accapare sans retour, mais s’impose également comme le meilleur moyen d’explorer des dimensions de l’espace et du temps sans cela inaccessibles. En travaillant sans cesse à son œuvre — à un point tel qu’il ne la distingue plus de son existence —, l’auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats laisse libre cours à sa « nature participative37 », à ce don pour l’« empathie38 » et le décentrement qu’il exalte à maintes reprises dans les pages de Coma :

Tant de vies individuelles, collectives, dont je suis exclu, moi qui depuis l’enfance ne peux me faire à ce fait qu’on ne peut dans le temps d’une vie humaine embrasser chacune des milliards et millions de vies humaines en cours, en cours de naissance, qui ne peux voir une fenêtre allumée sans éprouver le regret, la rage de n’être pas l’un ou l’une de ceux qui y vivent et y lampent la soupe39.

Sentiment océanique et portrait in figura

24C’est le moins qu’on puisse dire, le songe cartésien aspirant à voir l’Homme s’ériger en maître et possesseur de la nature ne trouve pas grâce aux yeux de Guyotat, qui lui oppose un fantasme récurrent, celui de la réinscription dans le grand Tout, de la « fusion avec le monde40 » : « Quelle douleur aussi de ne pouvoir se partager, être, soi, partagé, comme un festin par tout ce qu’on désire manger, par toutes les sensations, par tous les êtres : cette dépouille déchiquetée de petit animal par terre c’est moi... si ce pouvait être moi41 ! » Respirer, créer au diapason du cosmos : telle est l’ambition de l’écrivain : « Je travaille sous le Soleil qui ne bouge pas et sur cette Terre qui bascule, qui roule, je le sens — je veux alors donner, dans la langue de ce qui devient un livre, la sensation de cette rotation42. » Cette sensation d’union avec l’universel et de dissolution des particularismes, Romain Rolland proposait, dans une lettre adressée à Freud, de l’appeler « sentiment océanique » — syntagme, mis en débat par l’inventeur de la psychanalyse au début de Malaise dans la civilisation (1929), et aujourd’hui partie intégrante du langage courant.

25Cette expression, au moyen de laquelle le lauréat du prix Nobel de littérature 1915 cherchait à situer, au-delà de toute « promesse de survie personnelle43 », la source de la « religiosité », Freud la lit à la lueur de ses propres hypothèses de travail ; à l’en croire, le « sentiment océanique » mettrait en jeu, à l’instar de « l’état amoureux », l’idée communément acceptée d’un moi unifié et différenciable, pour émarger à ces « états où [s]a délimitation […] devient incertaine44 », et où se réactive quelque chose du rapport primaire de continuité entretenu par le nourrisson avec son milieu, le « monde extérieur ».

26Océanique, le moi de Guyotat tel que dépeint dans les pages de Coma l’est assurément. De fait, l’écrivain prétend faire du sentiment de soi une épreuve qui en révèlerait l’extrême fragilité — sa tension vers la vaporisation, voire la complète dissipation, ainsi que le pose une scène de repas dans un grand hôtel parisien : « Je suis tout cela en même temps : les lumières, les voix, les cœurs qui battent, les chiffres, le solide, le liquide, l’abstrait, le concret, le fixe, le mouvement. Je ne suis bien que lorsque je ne suis que ce qui est nécessaire pour être l’autre45. » En fait, la seule détermination que Pierre Guyotat dit éprouver sur le plan personnel n’en est pas une : c’est sa vocation à se laisser ventriloquer, à faire de sa voix propre le véhicule de celle des autres46. Au fil de son récit, en effet, l’écrivain ne s’emploie pas tant à cerner la spécificité de sa présence au monde et à en faire part, qu’à multiplier les identifications, renouant ainsi, comme bien des autoportraitistes47, avec la tradition du portrait in figura, tel qu’il était notamment pratiqué à la Renaissance, pour contourner l’interdiction relative de la représentation par l’artiste de son propre visage, et invalider l’éventuelle accusation de narcissisme qu’elle faisait alors parfois peser sur celui qui y sacrifiait48. Guyotat se définit ainsi négativement, faisant du moi un embarras « affligeant49 », dont il aspire à se défaire50, qu’il cherche à tout prix à oublier51, voire à faire imploser52 — c’est pourquoi il convoque, pour mener à bien son autoportrait, un certain nombre de figures exemplaires issues du canon littéraire (Rimbaud et Hölderlin, symboles d’un génie, qui, dans sa quête d’absolu, confine à la folie, au silence et à la mort), de son histoire personnelle (sa tante Clotilde, infirmière et missionnaire, dont il partage l’« engagement absolu » et dont il loue « l’“odeur de sainteté”53 »), du fonds mythologique gréco-romain (Empédocle, dont Bachelard a fait l’un des emblèmes de la fusion avec le grand Tout), et de la tradition chrétienne (Saint Dismas), sans spécifier expressément la parenté qu’il convoite ce faisant, mais en tirant profit de ces références pour renforcer l’image de lui déjà véhiculée par l’événement bien connu dont Coma fait le récit, et qui l’assimile à un presque-ressuscité, enclin au don de soi et dédié sans reste aux autres, par le biais de la littérature. Par exemple, en plaçant en ouverture de son texte, juste après le pacte inaugural, un détail d’une toile de Fra Angelico conservée au Louvre et intitulée Le Martyre des saints Cosme et Damien,Guyotat suggère au lecteur sa communauté de destin avec ces deux frères, persécutés au ive siècle, et saints patrons, respectivement, des chirurgiens et des pharmaciens. Ailleurs, Coma décrit ainsi son auteur en soigneur54, en curateur, voire en thaumaturge (lorsqu’il « aspire le sang55 » s’écoulant des narines d’un jeune homme qu’il a rencontré un peu auparavant). À ce titre, Guyotat revendique en creux un autre analogon, le plus évident peut-être : rien moins que Jésus-Christ lui-même, dans la mesure où Coma fait courir avec insistance au fil de ses pages le spectre de l’imitatio Christi — notamment au cours du récit d’une célébration de la Crucifixion dans un petit village italien. L’écrivain se pose ainsi en « supplicié56 » acceptant son abandon57 sans rancœur, survivant à sa propre mort58, revenu de « l’autre côté59 », et soucieux d’endosser, à l’exemple du fils de Dieu assumant les péchés des hommes, une responsabilité radicale — parce qu’il se compte parmi « ceux qui veillent60 » et apaisent, il aspire, dit-il, à « sauver les autres61 ».

Misères de l’écriture et pouvoir sacralisant du nom d’auteur

27Le paradoxe qui semble déchirer Pierre Guyotat (ce qui le « torture62 ») consiste en ceci qu’il rêve d’une écriture et d’une existence qui s’étendraient aux dimensions du cosmos, alors qu’il lui faut, dans les faits, composer avec les limitations inhérentes à la condition humaine : de la même manière qu’on ne saurait envisager les choses en se désolidarisant du point de vue ouvert sur le monde par le corps qu’on habite (point zéro d’orientation, diraient les phénoménologues), on ne crée, on n’écrit qu’à partir de cette somme finie d’expériences dont se tisse toute vie individuelle : « [Nomadiser,] [c]’est aussi oublier […] son moi, l’ennemi véritable, mais hélas encore — et pour combien de temps — le support de la création63 » ; « […] pour imaginer et mettre en place ce monde lointain, il faut le support d’un “moi”64 ». À cet égard, l’écrivain ne méconnaît pas les insuffisances, la pauvreté intrinsèque de l’écriture et de l’art en général, ravalés au rang de pis-aller, de « saletés65 », parce qu’inaptes à capturer l’infini66, à saisir la totalité du devenir perpétuel emportant les hommes et les choses : « Entre deux phrases, deux mots, que de gouffres historiques67 ! » ; « Les mots eux-mêmes, qui fixent tout […] ils ne sont faits que pour le chant, puisque pour le “reste” ils ne disent pas la moindre vérité ; c’est leur agencement qui les fait approcher un peu du “réel” (du vide ?) — et du vrai qui nous touche […]68 ». Pire, en ce qui le concerne, l’exercice de la littérature redouble, ou accentue encore la loi naturelle de séparation contrariant la fusion entre les êtres : ses produits frustrants, partiels, que Guyotat, parfois, voudrait voir disparaître tant leur indigence au regard de ses ambitions lui fait honte69, ses produits, marquent celui qui les façonne d’un stigmate — le « don verbal70 » que Guyotat sent croître en lui l’arrache, dit-il, à « la horde71 », le « sépare de l’humanité72 », le place « hors du commun73 », le soustrait au « régime commun74 ». La « parole magique75 » que l’écrivain convoitait enfant tient en réalité du leurre, l’édifice verbal qu’il s’acharne à bâtir retardant plutôt la vraie vie76, la mettant à distance, la différant tant qu’il s’impose comme son « surseoiement77 », comme l’écran qui se dresse en cloison et déforme le monde pour l’écrivain, l’écrivain pour le monde : à la vision d’un homme qu’il aperçoit dans la foule à la sortie d’un théâtre, Guyotat s’exclame : « […] c’est moi si je n’étais pas moi. Il est ce dont l’œuvre que je fais et ses conséquences sociales entre autres me privent d’être. L’œuvre que je fais est sans doute en moi et dans mes mains comme une sorte d’intercession entre moi et le monde ouDieu78 ». Bien sûr, nulle vanité de Narcisse ici : la tonalité misérabiliste avec laquelle Guyotat évoque son activité le préserve de pareille accusation, et le rattache à la figure, structurante dans le champ littéraire, de l’« écrivain malheureux79 » — jouet évidé, sans ego, d’une entreprise qui le dépasse. Il va sans dire qu’en activant ce positionnement stéréotypé, Guyotat donne à son texte les moyens stratégiques de concilier la peinture du destin surhumain d’un homme de lettres frappé du sceau de l’exception, et le credo antihumaniste sous l’égide duquel cet homme de lettres est entré en littérature.

28Dans un texte étroitement associé au précepte poststructuraliste de la « mort de l’auteur », Michel Foucault a insisté sur la fonction classificatoire et les vertus sacralisantes du « nom d’auteur », qui distingue certains énoncés de la « parole quotidienne, indifférente, [...] parole qui s’en va, qui flotte et qui passe, [...] parole immédiatement consommable80 ». Le rapport de Guyotat à la chose écrite, tel qu’il l’expose dans Coma, s’évertue à témoigner de l’extension de cette force séparatrice, au-delà de la seule dimension textuelle, à la personne labellisée par ce nom, exclue parce qu’elle le porte de la sphère temporelle, et vouée à la sacralité d’un monde supposé autre, celui de la littérature. La scène ne manque pas de piquant : se désolant d’être pris au piège d’une appartenance qu’il a néanmoins lui-même cherché à faire admettre comme pleinement légitime, l’auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats se découvre, en tant qu’écrivain, c’est-à-dire en tant que « professionnel de la vocation » — pour reprendre une expression de Roland Barthes, l’autre grand ordonnateur de la « mort de l’auteur » —, condamné à l’« empyrée81 », autrement dit, isolé sans retour possible de l’humanité commune et de la sphère profane.

Gloire, nostalgie du prénatal et expérience de la mort. Pour conclure

29Coma donne également à lire les effets d’un tel isolement sur le corps de l’écrivain, en montrant comment celui-ci, à mesure que la crise progresse vers sa dramatique issue, se convertit en « corps glorieux82 » — cette conversion impliquant elle-même la suspension de la vie végétative, et plus particulièrement de la fonction vitale basique par excellence : la nutrition. Effectivement, le récit de Guyotat n’en finit plus de recenser les occasions manquées de s’alimenter ou les repas refusés, parfois malgré la faim (au moins quatre occurrences) — tout se passe sur ce point comme si les organes digestifs, ceux de l’oralité mais aussi les « entrailles83 », se trouvaient commis à un nouvel usage exclusivement poétique, consacrés pleinement à l’œuvre langagière en gestation. Dans ces conditions, le travail de l’organisme84, rythmé par la succession des jours et la nécessité d’une lutte sans cesse relancée contre « l’inexorable flux du temps qui n’est autre qu’une mort permanente85 », ce travail s’interrompt et laisse surgir, dans sa désactivation même, un pur corpus de signes, une entité ostensive, exposée pour l’éternité — ce que Pierre Michon appelait, parlant d’un portrait de Beckett, le « Verbe vivant86 ». En ce sens, conformément à la doctrine de l’impersonnalité professée par Guyotat, Coma fait figure de cénotaphe anticipé capturant pour la dépasser la mort de son propre auteur — ne resterait alors de tout ceci que de la matière verbale, certes constituée en œuvre et encore associée, au moins éditorialement, à un nom (celui de « Pierre Guyotat »), mais, en réalité, intrinsèquement anonyme : un récit à propos d’une personne en passe de n’être plus personne.

30Bien que Guyotat s’éprouve destiné (condamné ?) à l’exceptionnalité et à la singularité en raison de son « don87 » (peut-être de son « génie88 », qui l’exclut et le sacralise), il refuse de concevoir celles-ci comme des gratifications ou des rétributions narcissiques — même si dans les faits elles lui valent, lorsqu’elles s’attestent dans sa quasi disparition, une emprise symbolique enfin assurée sur les agents de son champ d’activité. Le premier jalon de la trilogie autobiographique signée de sa main développe ainsi une conception du moi basée sur l’euphémisation des frontières individuelles. En multipliant les identifications successives, en ranimant provisoirement le moi non cristallisé ou océanique des premiers temps, et en substituant au corps périssable d’un homme perclus de limitations celui, dynastique et impersonnel, inépuisable et éternel, « des ressuscités au Paradis89 », la crise ici relatée met au jour la contingence de cette commodité de la vie quotidienne qu’est le sentiment stable du Je, en tant que concrétion finie de possibles réalisés tendant à occulter, selon la belle expression de Jean-François Hamel, la « masse informe de l’inaccompli90 » :

Très souvent, trop souvent peut-être, les plus grands actes de l’histoire humaine, les plus grandes œuvres, les plus grandes découvertes — que j’aime et où je prends mes forcesme paraissent indignes de ce que de tout mon cœur je crois l’homme capable91.

31Pourtant, aussi longtemps que l’humanité sera inscrite dans le temps et mortelle, c’est vainement qu’elle convoitera le réveil définitif de ce moi primitif92 propre au nourrisson — voire à l’« embryon93 » —, ce bloc de possibilités pures, de virtualités maintenues en amont de toute spécification demeurant foncièrement inaccessible, même si c’est là, dans le « prénatal94 », que paraît résider l’essentiel :

Ma vérité est dans cette origine et pas dans ce qui, vie, œuvre, notoriété, légende, s’est constitué autour ; peut-être dans un avant ma mise au monde, dans ma non-existence (dans le non-né plutôt que dans l’acquis). C’est ce que je suis, avant, qui compte ; peu m’importe l’après : conception humaine, naissance, œuvre95.

32Comme autoportrait, Coma détermine bien une présence au monde — mais une présence ténue, sans contenu, aux lisières de l’absence. Trait consubstantiel au genre, si l’on en croit Beaujour, selon qui le programme initial des autoportraitistes, cerner un Qui ?, n’aboutit jamais de façon satisfaisante, dans la mesure où chacun d’eux,

se trouve rapidement pris entre deux limites : celle de sa propre mort, et celle de l’impersonnel, constitué par les catégories les plus générales et les plus anonymes, médiatisées par un langage qui appartient à tous. Coincé entre l’absence et l’Homme, l’autoportrait doit louvoyer pour produire ce qui sera toujours, pour l’essentiel, l’entrelacement d’une anthropologie et d’une thanatographie96.

33Délibérément, Coma épouse cette définition jusqu’au vertige, puisque non content d’aspirer en tant qu’« anthropologie » à l’évacuation du moi et à l’érection sur cette base d’un « homme nouveau97 », désingularisé, il active à sa manière en tant que « thanatographie » l’un des stéréotypes les plus fréquents des écrits à vocation autobiographique : la préfiguration de la mort de l’auteur — on songe, par exemple, à Montaigne relatant son accident de cheval au deuxième livre des Essais (1580), à Rousseau rapportant son évanouissement dans la deuxième promenade des Rêveries(1782) ou, plus récemment, à Blanchot évoquant L’Instant de [s]a mort (1994).

34En toute rigueur, personne ne peut évoquer sa propre mort comme expérience vécue — ainsi que l’écrit Louis Marin, il faudrait pour cela, « pousser [s]a mémoire à sa limite et la franchir pour tracer sa clôture totale […] au-delà de mon dernier [souvenir]98 » — ce qui est impossible. Pourtant, alors même que la mort d’un Je « exclut [pour lui] toute rétrospection de mémoire, donc de discours et d’écriture99 », elle s’impose comme cet événement qui, traversé, permettrait enfin à l’autoportraitiste de répondre à la lancinante question qu’il se pose : Qui suis-je ? Pour reprendre les mots de Pierre Aubenque, cité par Marin,

[l]’essence d’un homme, c’est [en effet] la transfiguration d’une histoire en légende, d’une existence tragique, parce qu’imprévisible, en un destin achevé, transfiguration qui ne s’opère que par la mort100.

35Voilà pourquoi il importe de « feindre ce moment essentiel101 », de simuler cet invivable, de le machiner dans l’écriture. En donnant à son coma les allures d’un « destin102 » auquel il ne pouvait se dérober (« tout s’accomplit de ce dont j’ai souffert la prémonition103 »), Guyotat impose sa légende au champ littéraire en même temps qu’il confère une signification unitaire à sa propre existence ; mais, à l’instar de Rousseau et Montaigne dans le récit qu’ils font de leur propre expérience de mort anticipée (et en vertu de l’équivalence, ou plutôt de la réversibilité établie par ailleurs, au moins depuis Saint Augustin, entre mort et naissance104), il se donne aussi les moyens de renaître, grandi, peut-être, par une épreuve qui dispense désormais de tout attachement à une trompeuse « nature profonde », fût-ce celle, négative, de l’écrivain « surempathique » (témoin de cette hypothétique renaissance, le « liquide amniotique105 » dans lequel Guyotat imagine baigner à son réveil, au terme de sa « traversée de la mort106 »).

36Sorti du bois par la force des choses, entré, si l’on peut dire, à reculons en autobiographie — pour contester les accusations qui mettaient en question l’intégrité de sa vocation —, Guyotat témoigne donc toujours dans Coma, trente ans après ses prises de position initiales en ce sens, d’une sérieuse réserve à l’égard de ce qu’il appelait péjorativement, au moment de la publication d’Éden, Éden, Éden, le « culte de la personnalité107 ». Canonisé, institué en héros des lettres françaises à la suite de son coma, il lui faut paradoxalement, pour rester cohérent, donc crédible (sachant que l’histrionisme et les revirements incessants peuvent retarder, voire enrayer l’accès d’un écrivain à l’Empyrée), et bénéficier pleinement d’une reconnaissance qu’il a lui-même travaillé à obtenir en cultivant le versant autobiographique de son œuvre, se garder de toute exaltation trop individualisante de son « moi créateur ». Ce délicat équilibre, il l’accomplit dans Coma en relisant sa vie et son œuvre à la lueur du schème de l’impersonnalité et de la dissipation du moi. Comme bien des chantres de ce dogme avant lui (Barthes et Foucault, mais aussi, avant eux, les Mallarmé, Rimbaud, Valéry, Blanchot et autres), il réussit alors la gageure de voir son nom et sa personne briller au Panthéon des « vrais auteurs », identifiables en un coup d’œil, tout en contestant avec virulence l’individualisation de la littérature et de l’existence. Maximisation du crédit symbolique : à la reconnaissance s’ajoute ici le surcroît de grandeur touchant ceux qui relativisent leurs distinctions et mérites. Guyotat s’est en d’autres termes bricolé un masque dépourvu de traits distinctifs, qui scelle néanmoins aussitôt sa « reconnaissabilité » au sein d’une société peinant à penser l’idée paradoxale de « singularité quelconque »108, et d’un champ littéraire encore hautement personnalisé — et en cela prompt à rechercher, quitte à les fabriquer, des figures individualisées, exemplaires d’une auctorialité sous bien des aspects tributaire du système de représentation hérité de l’âge romantique.

37Il n’était bien sûr pas question ici de nier la réalité des formidables aptitudes empathiques dont se réclame Guyotat, ou d’inviter à percevoir ses manœuvres de positionnement dans l’espace culturel francophone comme celles d’un stratège cynique jouant consciencieusement la comédie, et endossant le rôle du martyr génial et « innocent » pour convaincre des qualités de son œuvre. Plus simplement, il s’agissait 1) de suggérer qu’investir cette partition lui permet de conférer un sens unitaire au chaos de signes contradictoires dont, comme toutes les vies, se tisse la sienne, et 2) de commenter en l’intégrant à ce parcours identitaire la péripétie pour le moins dramatique de son coma — qui ne reste pas sans effets à l’égard de sa crédibilité littéraire. À cette aune, Coma se lit comme une espèce d’autohagiographie poignante, hantée par l’évangile de la « mort de l’auteur », comme un texte où le moi de l’écrivain se trouve partout et nulle part à la fois — un tombeau de soi-même qui s’emploie à circonscrire, autant que possible, « ce point de vue, écrivait Schopenhauer, d’où tous les êtres apparaissent fondus en un seul109 ».