De quoi le Moyen Âge est-il le laboratoire ?
« Et ainsi ja l’hystoire ne finira. »
Céline Minard, Bastard Battle1
« C’est dans des “temps présents” successifs d’une grande urgence que des moments de l’art médiéval ont été convoqués, comme les témoins de configurations autres de l’art et de la vie, presque oubliées mais répondant à des préoccupations pressantes. »
Alexander Nagel, Medieval Modern. Art out of time2
Le Kindle d’Aliénor
1Aliénor d’Aquitaine les yeux clos, un Kindle entre les mains. L’image fait se télescoper deux époques, la statue funéraire d’une souveraine du xiie siècle et le livre numérique. C’est, entre autres, à cette rencontre qu’a abouti le projet mené par l’Oulipo, Le Livre d’Aliénor, avec la collaboration de l’artiste Elena García‑Oliveros. Le gisant polychrome tient dans ses mains un livre de pierre sans contenu, ouvert sur deux feuillets blancs. Mais que lit Aliénor ? C’est la question que se sont posée les oulipiens. Au‑delà de la force d’appel du livre vierge, l’installation que les visiteurs ont pu découvrir dans l’abbatiale de Fontevraud au cours de l’été 2014 met en contact de façon saisissante une lectrice médiévale et un support de lecture actuel. Qu’auraient pensé les lecteurs médiévaux du livre numérique ? Sans aller jusqu’à ce grand écart temporel, comment ces habitués de la manuscriture3 et de la mouvance4 qui lui est consubstantielle auraient‑ils considéré la stabilité du livre imprimé ? Outre la question de la matérialité des supports, comment une femme du Moyen Âge envisagerait‑elle la lecture d’œuvres écrites après sa mort, et en quels termes un homme médiéval pourrait-il bien décrire une œuvre littéraire du xviie, du xxe ou du début du xxie siècle ?
2C’est à cette expérience de pensée qu’a souhaité s’adonner ce numéro en faisant l’hypothèse, à la fois ludique et déconcertante, d’une machine à voyager dans le temps permettant à cet homme ou à cette femme du Moyen Âge de découvrir, d’explorer, de décrire des textes de la vie littéraire moderne et contemporaine. Le pari est le suivant : le sujet médiéval, propulsé dans un monde étranger au sien, ne serait sans doute pas à court de mots face à des œuvres composées plusieurs siècles après sa mort ; le point de vue de ce visiteur d’un autre temps pourrait peut‑être même se révéler riche d’enseignements et nous offrir des outils d’analyse inédits et vivifiants.
3Une telle expérience n’est jamais qu’une manière de se figurer l’effet retour de l’objet sur celui qui l’étudie et de se demander ce que les textes médiévaux peuvent changer à nos façons de concevoir et de théoriser la littérature. Mais cela n’est pas sans poser de sérieux problèmes méthodologiques et épistémologiques qu’il faut affronter ici : peut‑on expérimenter avec le passé ? Le médiéviste peut‑il remonter dans le temps (du présent au passé) et remonter le temps (du passé au présent) ? Peut-on encourager les anachronismes et les contrôler ? Comment concilier la prise en compte de l’historicité à laquelle nous rappelle sans cesse la textualité médiévale avec la spéculation théorique et la production de concepts poétiques exportables au-delà du Moyen Âge ?
Bricoler dans le laboratoire
4Prendre le Moyen Âge pour laboratoire peut s’entendre de deux manières. Le propos est autant de rendre compte de dynamiques médiévales que de dégager des mouvements qui animent la médiévistique : si le Moyen Âge est un laboratoire, ce sont autant les acteurs historiques qui y expérimentent des solutions propres à leur situation que les scientifiques actuels qui y tâtonnent. La créativité retrouvée des acteurs n’a d’égale que la liberté revendiquée des chercheurs à bricoler et tester. On ne saurait sacrifier ni l’une ni l’autre.
5Tout d’abord, considérons le temps de l’histoire comme laboratoire, comme autant de moments d’expérimentation pour l’homme médiéval, qui prend des initiatives, se lance dans des entreprises incertaines et élabore des projets précaires. Ainsi peut‑on envisager avec profit l’Italie médiévale comme un laboratoire de la modernité politique : en cherchant des solutions à ses problèmes, elle a expérimenté, à son échelle, plusieurs langages politiques et cherché un agencement social des pouvoirs symboliques, avant que les guerres d’Italie n’exportent au‑delà de la péninsule ces questionnements à l’échelle de l’Europe. L’important est par là de « faire droit aux futurs non advenus5 », de rendre les processus historiques à leur fragilité et leur contingence, de réinjecter de l’incertitude dans la trame d’une histoire qu’on croit déjà écrite et innervée par un destin, de tenter d’éliminer les intrusions téléologiques du futur dans le passé qui tendent à en écraser l’inventivité. Dans ce numéro de Fabula-LhT, Marion Uhlig montre combien la fiction médiévale est aussi le lieu d’expérimentations qu’il ne faut surtout pas entendre comme les babillages élémentaires d’une enfance de la littérature incapable d’accéder à la complexité. La thèse que l’auteure défend est celle d’un âge d’or de la métalepse non disruptive, hissée, au Moyen Âge, au rang de loi narrative, signe d’une grande fluidité de la circulation des matières. Toutefois, cette étude ne s’accompagne pas d’une perspective évolutionniste qui désignerait la période médiévale comme un âge d’avant le jeu concerté et délibéré avec les frontières de la fiction ; au contraire, les textes que Marion Uhlig analyse ont tendance à être narrativement plus complexes que leurs épigones. Il faut donc rendre visible cette créativité formelle, en restituer les enjeux (poétiques, esthétiques, historiques, anthropologiques), sans pour autant assigner ces textes à une position qui serait celle d’un point de départ, d’une aube fondatrice ou d’un degré zéro de la littérature. Il convient de considérer les textes médiévaux pour et en eux‑mêmes, sans les ensevelir sous le poids de mutations progressives qui en auraient découlé linéairement.
6Prendre le Moyen Âge pour laboratoire, c’est également autoriser le médiéviste à expérimenter. Il est vrai qu’on peinerait à faire des expériences avec l’histoire comme sur des souris de laboratoire, pour cette raison précise que l’historien ne rencontre jamais les acteurs sur lesquels il travaille et qu’il ne peut en aucun cas modifier leur trajectoire ou leur conduite6. Pourtant l’historiographie française possède de longue date une culture expérimentale, remontant au moins à Marc Bloch qui faisait un usage de la comparaison dans cette perspective7 et allant au moins jusqu’au manifeste pour une Alter histoire d’Alain Boureau et Daniel Milo8. Qui plus est, par leur altérité, les objets textuels médiévaux donnent au chercheur l’occasion d’un décentrement. Paul Zumthor justifiait ainsi le choix d’un corpus d’étude ancien par les vertus revigorantes d’un voyage dans le temps :
Mieux valait, pensais‑je avec plusieurs de mes confrères, pour purifier l’air du laboratoire et donner à l’expérience un caractère plus significatif, remonter dans le temps9 (...).
7Revenir aux siècles du Moyen Âge « où aucun moyen ne nous restait plus d’identifier l’activité d’un sujet que par son produit même10 » présente plus d’un avantage : celui notamment de vivifier l’air du laboratoire littéraire et de nous aider, par exemple, à envisager la littérature contemporaine sous un jour nouveau. De la même manière, quoique dans une optique plus ludique et constructionniste, Umberto Eco revendiquait la possibilité de considérer le Moyen Âge comme une « création de laboratoire », pour mieux lui comparer l’époque dans laquelle nous vivons :
[Cette] hypothèse de Moyen Âge [...] sera le résultat d’un choix, d’un filtrage qui dépendront d’un but précis. Notre but est de construire une image historique sur laquelle mesurer des tendances et des situations de notre époque. Ce sera un jeu de laboratoire, mais personne n’a jamais dit sérieusement que les jeux sont inutiles11.
8Pour Eco, travailler dans la joie et le jeu sur ce « Moyen Âge de laboratoire », ce n’est pas jouer les apprentis sorciers ou faire de manière désinvolte l’économie des faits historiques, mais se donner un étalon auquel il est utile de se mesurer.
9Les rapports entre le passé médiéval et le contemporain supposent donc d’affronter les questions décisives et complexes de la construction de l’objet scientifique, lequel est rarement indépendant d’un questionnaire ; ainsi les conditions de travail en laboratoire modifient‑elles la nature des objets d’études. C’est ce que rappelle judicieusement Jean-Baptiste Camps dans l’article « Où va la philologie numérique ? » qu’on pourra lire dans ce numéro : nous plongeant au ras des opérations de la philologie médiévale, l’auteur montre qu’en ce qui concerne l’établissement des textes médiévaux, les manières de travailler de plus en plus numériques ont incontestablement affecté l’identité de ces objets et en ont reconfiguré partiellement les contours, au point d’en faire désormais un nuage de données ouvrant des perspectives de recherche jusque‑là impossibles à mettre en œuvre.
À rebours
10« Mais de quoi vous mêlez-vous ? », serait-on en droit de nous rétorquer. Soit, on voit clairement combien les outils offerts par le numérique simplifient la vie et ouvrent de nouveaux horizons ; certes, on voit mal comment on pourrait se passer de catégories poétiques forgées pour l’étude des textes, quels qu’ils soient ; mais pourquoi chasser sur les terres des autres quand son propre terrain de jeu est déjà si vaste et encore largement à défricher ? Autrement dit, quelles seraient les raisons qui rendraient légitime l’intervention du médiéviste dans les affaires contemporaines ?
11On a pu attendre du médiéviste qu’il offre une contribution substantielle à l’histoire littéraire, en déterminant le point de départ d’un corpus de littérature nationale. Dans cette perspective, le spécialiste de littérature médiévale était utile au présent parce qu’il venait, avec toute la patience exigée par le cumulativisme, combler les trous de la trame linéaire de nos histoires littéraires et conférer la solide assise d’une origine aux littératures présentes et à venir. Peu engageante, une telle assignation relève de surcroît d’un historicisme problématique à bien des égards. On a souligné à raison que la reconstruction des origines est un processus souvent biaisé par les intérêts et les idéologies du présent. Joseph Bédier, par exemple, a artificiellement réduit la Chanson de Roland au monument français d’un choc frontal entre christianisme et paganisme, sous l’influence tant d’un nationalisme que d’un impérialisme propres à la Troisième République que le philologue a traversée de bout en bout12.
12C’est ici qu’intervient précisément la seconde manière pour le médiéviste d’aller voir ailleurs et de se mêler du présent — le médiévalisme13. On peut le définir comme l’étude de la réception du Moyen Âge, ou plutôt de sa création continuée par les incessants réemplois dont il fait l’objet aux siècles ultérieurs. Le médiéviste informe alors notre compréhension du contemporain, parce que bien des productions actualisent une image du Moyen Âge qu’il doit nous apprendre à décrypter avec une plus grande clairvoyance. L’un des intérêts du médiévalisme tient à sa portée critique salutaire nous aidant à reconnaître ce qu’il y a dans le Moyen Âge d’une fabrication du présent. On a dénoncé à raison la « politique du temps » qui se trame dans la construction évolutionniste d’altérités aussi homogènes qu’artificielles et dans leur assignation à des périodes historiques elles aussi fabriquées de toutes pièces14. L’homogénéité de la période médiévale reste de ce point de vue une illusion tenace, qui mérite une critique rigoureuse — non seulement parce que l’histoire ne se découpe pas en tranches15, mais encore parce que les périodisations sont des manières pour le présent d’organiser la colonisation du passé, de légitimer sournoisement des programmes politiques ou de mettre une période médiévale gauchement folklorisée au service d’intérêts peu honorables ou de reconstructions généalogiques douteuses16.
13On peut aller jusqu’à supposer, dans le sillage des Postcolonial Middle Ages et avec John Dagenais, que « le Moyen Âge est pour l’Europe le Continent noir de l’Histoire, tout comme l’Afrique constitue les temps obscurs de la géographie17 ». De même que les entreprises indéniablement utiles de décolonisation de la pensée ont rappelé que l’anthropologie avait façonné le visage de ses indigènes à l’image de ses obsessions, de même décoloniser le Moyen Âge apparaît comme une tâche critique à plusieurs titres légitime. Il en irait d’un « médiévalisme critique » cherchant certes à déstabiliser les identités hégémoniques qui s’y expriment de manière latente, mais aussi à désaxer l’objet médiéval des perspectives téléologiques qui le contraignent à répondre à des agendas contemporains.
14Le médiévalisme fait ainsi porter son enquête sur le présent et les convocations contemporaines du Moyen Âge qui s’y jouent. Dès lors, s’il accroît la réflexivité de notre rapport à la période médiévale et s’il nous aide à discriminer ce qui relève de la fabrication idéologique et ce qui relève de la construction scientifique, le médiévaliste ne s’intéresse pas proprement au Moyen Âge comme objet de recherche18. Or on peinerait à se satisfaire de l’idée que nous ne pourrions échapper à notre propre narcissisme et que « sous le masque de l’autre, c’est nous qui “nous” contemplons nous‑mêmes19 ». Au fond, le médiévalisme serait désespérant s’il ne prenait pas part à un mouvement dialectique plus vaste, redonnant un avenir au passé, rouvrant le cours de ses futurs potentiels et libérant pour lui de nouveaux usages possibles.
15On peut convenir qu’un objet de recherches transforme le chercheur qui enquête sur lui. Un anthropologue est conceptuellement redevable des peuples qu’il étudie à un point tel qu’on peut affirmer que ces derniers participent à produire les théories sur la société et la culture formulées par le scientifique20. Il en va de même avec le médiéviste et le Moyen Âge. Loin d’être inaccessibles, les objets qui intéressent le chercheur exercent sur lui une contrainte certaine : ils l’empêchent non seulement de dire n’importe quoi21, mais modifient aussi ses hypothèses et ses convictions. Regarder l’Autre, lointain ou ancien, est le plus sûr moyen, non pas de se retrouver, mais de se rendre méconnaissable à soi-même. La contribution de Chloé Maillet à ce numéro s’y emploie de manière saisissante : en s’emparant du motif de la femme travestie en moine dans le roman gothique du xixe siècle, l’auteure gratte cette couche de médiévalisme pour remonter, par la voie d’une méthode régressive, jusqu’à des sources hagiographiques médiévales, capables de concevoir des saint·e·s transgenres et venant utilement détromper l’idée commune d’un Moyen Âge reposant sur un partage univoque et binaire entre masculin et féminin.
16En brossant l’histoire à contre‑poil, cette lecture révèle combien la culture et la littérature médiévales ont encore des choses à nous dire, qui pourraient bien venir contrarier nos conceptions modernes et évolutionnistes. Dans cette perspective, le Moyen Âge est une manière de faire une expérimentation sur notre propre culture. Voilà pourquoi il faut le considérer comme un laboratoire, comme l’espace de toutes les explorations, et non comme une pièce de musée poussiéreuse, enclavée dans un passé dont l’obscurité a été patiemment construite et savamment orchestrée par les périodes qui lui ont succédé.
Chausser des lunettes médiévales
17Si on a porté jusque-là, tantôt d’une manière assumée, tantôt sans réflexivité, les lunettes d’aujourd’hui pour regarder le passé médiéval, il peut être désormais intéressant, par une sorte de rétro‑médiévalisme, de chausser des lunettes médiévales pour regarder le moderne et le contemporain, de les envisager depuis ou à travers le Moyen Âge. La période médiévale sera donc considérée ici comme un point de vue. C’est bien ce à quoi se livre littéralement Virginie Greene dans ce numéro, en élaborant la fiction d’un Perceval lecteur de Proust. L’invention de cette figure de critique nice, idiot comme l’est le héros du Conte du Graal, ouvre la voie à une relecture inédite, à contretemps, de la Recherche, depuis le point de vue intempestif et impertinent de l’un des plus célèbres personnages du corpus arthurien. Dans un exercice virtuose consistant à couler ses réflexions dans le format médiéval de la quaestio, Emanuele Coccia parvient quant à lui à repenser la publicité — que l’on croit être l’apanage de la modernité capitaliste — comme un éloge des choses et à l’intégrer au sein de la plus vaste famille des discours moraux (en ce qu’ils orientent nos choix et définissent nos coutumes22). En adoptant ce point de vue médiéval et en traduisant des problématiques contemporaines dans l’idiome de la scolastique, il rend non seulement vraisemblable le dialogue de théologiens médiévaux (comme Alain de Lille ou Guillaume d’Auvergne) avec Slavoj Žižek (déguisé en magister artium Sicsic), mais il nous pousse surtout à reconsidérer sérieusement notre propre sens de la spécificité moderne.
18Le geste consistant à rapprocher médiéval et contemporain n’a bien entendu rien de neuf et nourrit une grande partie de la recherche et des pratiques artistiques actuelles. En 1980, dans Parler du Moyen Âge, Paul Zumthor faisait déjà valoir cette tendance :
Une conviction diffuse se répand de plus en plus, me semble-t-il, parmi les amateurs savants de textes : les problèmes spécifiques posés par la poésie et l’écriture médiévales rejoignent ce que l’on nomma naguère la Modernité, par‑delà le long espace allogène des siècles dits classiques23.
19Jacques Roubaud met en œuvre cette conjonction acrobatique, enjambant huit siècles d’histoire, lorsqu’il assume l’archaïsme du trobar pour renouveler sa propre production et conçoit « la poésie à travers les troubadours, leur exemple24 ». Comme le rappelle un collectif de médiévistes américaines, penser à travers le Moyen Âge (thinking through) est une opération qui consiste à penser avec l’aide du Moyen Âge (with the assistance of), en employant des catégories autochtones qui nous donnent des moyens nouveaux (by means of), avec l’idée, enfin, que le Moyen Âge nous aide à échapper aux carcans chronologiques de la périodisation (beyond)25. Autrement dit, penser le contemporain à travers le Moyen Âge, c’est 1) faire d’un objet historique sinon une boîte à outils, du moins un prisme d’analyse exportable ; 2) s’engager dans un effort de médiation et de transformation par la traduction (retraduire un problème contemporain dans les termes du Moyen Âge ou inversement actualiser une question médiévale dans des termes contemporains) ; 3) faire éclater les bornes méthodologiques qui présupposent que le médiéviste ne puisse pas sortir de sa niche disciplinaire.
20Cette autre articulation du passé et du présent que l’on cherche à mettre en pratique est lourde d’enjeux méthodologiques, notamment quant aux rapports entre histoire et théorie littéraires. Elle engage à réconcilier l’historicisme propre à la philologie (comme science de la reconstruction des origines) et les tendances achroniques de la théorie littéraire. Faire de la théorie ne revient pas, d’après nous, à se hisser à la hauteur d’une certaine anhistoricité, ni à prendre congé du temps historique26. Il apparaît en effet que toute théorie de la littérature repose, explicitement ou non, sur une certaine hypothèse historique et sur une certaine conception de la temporalité littéraire, et ce d’autant qu’elle produit ses concepts poétiques à partir d’échantillons littéraires historiquement situés. Si nous ne sommes pas condamnés à choisir entre théorie et histoire littéraires, c’est à imaginer d’autres formes de temporalité et d’historicité qu’il convient de travailler.
Pour une approche chronoclaste
21L’expression de Lucien Febvre, pour qui l’anachronisme était « le péché des péchés — le péché entre tous irrémissible27 », est bien connue. Depuis, de nombreux chercheurs se sont confrontés à cette « bête noire28 ». Si Nicole Loraux loue la richesse d’un anachronisme assumé et contrôlé, Georges Didi-Huberman, à partir de la ressemblance troublante, « déplacée », entre un pan de mur tacheté du couvent de San Marco à Florence et les drippings de Jackson Pollock, déploie une conception de l’histoire comme nécessairement anachronique : l’histoire n’est pas la science du passé car elle relève d’une « mémoire, soit d’un agencement impur, d’un montage — non “historique” — du temps29 ». Qu’il soit reconnu comme outil méthodologique fécond ou conçu comme une nécessité liée à la nature même de la mémoire, l’anachronisme est au cœur de démarches historiques résolument inventives30 et joyeuses31.
22Les travaux de Pierre Bayard s’emploient à mettre en lumière la productivité de parcours temporels alternatifs pour les études littéraires. Le constat est le suivant : il n’est pas rare, lorsqu’on est plongé dans une fiction, de s’affranchir de toute chronologie et de reconnaître Proust chez Maupassant ou Wagner chez Thomas d’Angleterre32. Invitant à considérer combien le temps de l’histoire littéraire est « réversible ou doublement vectorisé33 », qu’il peut et doit donc se parcourir dans les deux sens, cette approche, pour ludique et distanciée qu’elle soit, érige l’anachronisme en véritable valeur et nous émancipe par là‑même des impératifs d’une temporalité univoquement fléchée.
23La question des usages possibles de l’anachronisme taraude bien entendu spécialement les amateurs de textes anciens qui se trouvent confrontés à longueur de journée à la paradoxale actualité de leurs objets d’étude, à la fois fondamentalement inactuels par leur éloignement chronologique et irrépressiblement pertinents par les questions qu’ils posent et les élans qu’ils suscitent34. Reste que la particularité du Moyen Âge tient à sa culture de l’anachronisme. Loin d’être une anomalie ou une déficience résultant d’une naïveté historiographique, l’anachronisme innerve souvent les œuvres médiévales. Dans le champ de l’histoire de l’art, on reconnaît aujourd’hui que bien des œuvres picturales et plastiques agrègent des temporalités hétérogènes amenées à se télescoper et à coexister — ainsi des sols cosmatesques dans les églises romaines qui constituent des réemplois médiévaux de marbres antiques chargés de s’adosser au prestige et à la profondeur de cette époque35. Un tel constat n’est pas sans conséquence méthodologique et disciplinaire : il importe tout particulièrement d’opérer une critique sévère de l’académisme renaissant — de type vasarien — qui pense l’historicité des œuvres sur la base de critères peu adaptés, comme l’authenticité, l’auctorialité et l’originalité, et sous la forme de filiations et de généalogies linéaires36 ; en s’en défamiliarisant méthodiquement, on s’autorise alors à tisser des comparaisons susceptibles de contrarier le sens commun philologique — par exemple entre des retables médiévaux et des installations contemporaines.
24La prise en compte de la dimension fondamentalement anachroniste de la littérature médiévale s’accompagne de conséquences analogues. Cette littérature se donne comme un constant travail d’appropriation du passé ; elle est un immense palimpseste, raboutant du vieux et du moins vieux, tissant sans cesse « récits sur récits, mots sur mots37 ». Ce double fond proprement médiéval et cette fabrique permanente du trompe-l’œil38 tiennent non seulement à une façon de concevoir le passé et d’envisager le rapport à entretenir avec lui — le rôle de la translatio studii et imperii est à cet égard d’une importance capitale —, mais aussi aux modes de production et de circulation des œuvres : les manuscrits que nous pouvons lire aujourd’hui sont, on le sait, en eux‑mêmes décalés, à contretemps, copiés des années ou des siècles après la date de composition des textes qu’ils transmettent39.
25Face à des objets éminemment anachronistes, nous sommes en outre armés de la certitude qu’on ne peut pas lire les textes médiévaux hors de notre propre situation historique de lecteurs40 et qu’on ne peut, pour le dire autrement, s’engager dans la littérature médiévale qu’en posant à ces textes « des questions qu’ils ne se posent pas41 ». Voilà pourquoi nous revendiquons une démarche « chronoclaste42 », trafiquant et compliquant bien volontiers les temporalités : il s’agit de malmener le chemin balisé de la chronologie linéaire qui établit le temps comme un flux continu et irréversible. Nous nous autorisons en effet à supposer que le chemin serait probablement plus court entre certaines œuvres médiévales et certaines œuvres contemporaines qu’entre un texte médiéval et un texte classique, pourtant plus proches chronologiquement. C’est ce que fait avec espièglerie Alain Corbellari dans ce numéro, en proposant une forgerie fondée sur la fiction du manuscrit trouvé et nous délivrant une recension de L’Écume des jours rédigée par Jean Froissart dans une épître adressée à son ami Eustache Deschamps. Au-delà du savoureux effet de pastiche, cette lettre, qui thématise à maints niveaux la question de l’anachronisme en élaborant la fiction d’une rencontre, rendue du moins possible par la lecture, de l’auteur de Melyador et de Boris Vian — graphié pour l’occasion Bauris Villan —, est rédigée dans un moyen français ressemblant à s’y méprendre à celui de Jean Froissart, un idiome qui, entre néologisme et archaïsme, tend un pont entre le Moyen Âge et le xxe siècle et négocie un entretemps43. Dans une autre contribution à ce numéro, Louis‑Patrick Bergot envisage la poésie de Jean Molinet comme un laboratoire de celle de Francis Ponge, en comparant les stratégies de signature chez ces deux auteurs. L’ethos de poète ouvrier, patiemment élaboré dans ces deux œuvres, et l’insistance sur le travail artisanal qui préside à la création poétique sont entendus comme les signes d’une congruence possible entre un Grand Rhétoriqueur et un poète de l’après‑modernité : le statut et la posture d’auteur sont interrogés à nouveaux frais à l’occasion de cette comparaison, qui révèle combien sauter à pieds joints du xve au xxe siècle, en bondissant allègrement au‑dessus des siècles qui les séparent, permet de faire valoir des stratégies similaires.
26Cette proximité nouvelle d’œuvres lointaines mais désexotisées entraîne une forme de relégation du passé et nous rend presque étrangers à notre conception traditionnelle du Moyen Âge : le passé lointain se révèle moins ancien que le passé récent44 ; nous sommes en mesure de nous sentir plus proches de ce passé, pour peu que le médiéviste, en médiateur, en traducteur ou en faussaire, parvienne à frayer de judicieux courts‑circuits. Bousculant notre sens trop linéaire de l’histoire, Estelle Doudet acclimate ainsi les études médiévales à l’archéologie des media. Portées par Siegfried Zielinski, Jussi Parikka ou Yves Citton qui remettent à l’ordre du jour l’agenda théorique et historique d’un Marshall MacLuhan, ces études de media comparés se tiennent à bonne distance d’un progressisme technophile qui croit de manière béate au remplacement d’une technologie obsolescente par une autre plus innovante et performante ; elles s’intéressent plutôt à la coexistence de techniques plus ou moins neuves, des dispositifs plus ou moins anciens, des imaginaires plus ou moins profonds qui forment notre environnement quotidien et organisent notre existence. Mais face à cette stratification de temporalités différentes, ces archéologues n’encouragent pas tant à « chercher l’ancien dans le nouveau » qu’à « trouver quelque chose de nouveau dans l’ancien45 ». Relire des corpus anciens sert alors à aiguiser notre compréhension du présent, comme le fait Estelle Doudet en étudiant comment le théâtre d’idées de la fin du Moyen Âge mobilise, pour véhiculer le discours allégorique et moral qui est le sien, des stratégies visuelles et des techniques optiques qui innervent encore nos cultures médiatiques.
27Les décentrements opérés à la faveur de ces différentes investigations non seulement nous font valoir la proximité d’œuvres qu’on croyait si éloignées qu’elles en étaient apparues incommensurables, mais nous montrent aussi en retour combien la lecture de textes ou l’analyse de dispositifs contemporains se trouvent éclairées par ce détour par le Moyen Âge.
Le Moyen Âge vivant
28Les lunettes médiévales que nous nous proposons de chausser offrent un filtre particulièrement riche, dont Nathalie Koble explique l’origine dans l’entretien qu’elle nous accorde :
La plongée dans une culture qui fut définie comme l’envers de la modernité donne au contraire à ceux qui la pratiquent un espace décalé d’où observer la modernité de loin, comme au futur antérieur.
29On pourrait nous opposer que l’éloignement, quel qu’il soit, offre un promontoire efficace d’où observer le présent avec une certaine acuité. Certes, mais il est des particularités de la littérature médiévale qui en font un laboratoire fécond pour l’enquête que nous menons ; il nous semble en effet que la question posée n’aurait pas le même sens ni les mêmes implications depuis une autre période.
30C’est désormais un lieu commun que de le rappeler à la suite d’Hans Robert Jauss : la distance temporelle entre notre époque et le Moyen Âge constitue une « faille herméneutique » stimulante en ce que l’éloignement ne permet pas de stricte identification avec le créateur46. Paul Zumthor insiste également sur l’altérité fondamentale de la période médiévale, tout en montrant qu’elle s’articule à une familiarité illusoire, à un effet de « déjà‑vu » trompeur47. Le Moyen Âge se situe de fait à un carrefour, entre distance et proximité, et c’est cet « entre-deux propice à l’invention » qui explique notamment la référence médiévale massive dans des œuvres contemporaines48. Philippe Vasset, au cours de l’entretien qu’il accorde à Alexandre Gefen dans ce numéro, en fournit un témoignage, quand il explique comment il a puisé des ressources dans la littérature hagiographique médiévale et jésuite pour composer La Légende. Dans ce livre paru en 2016, un secrétaire travaillant de nos jours pour la Congrégation pour la cause des saints s’affranchit de cette institution officielle de canonisation pour devenir en quelque sorte hagiographe à son compte et se présenter comme un impresario de vies marginales, scandaleuses, ou méconnaissables. Introduisant dans son livre des récits de vie authentiques obéissant aux procédés d’écriture hagiographiques (tradition orale, témoignage, croisement de sources...), Philippe Vasset en vient notamment à la conclusion frappante que l’Église, depuis le Moyen Âge, s’est, pour ainsi dire, placée à la tête d’une industrie textuelle et narrative analogue à ce que Hollywood est capable de produire aujourd’hui en termes de storytelling sériel et kitsch.
31Céline Minard a également fait l’expérience de la familière étrangeté du Moyen Âge puisqu’elle a rédigé en 2008 un récit en vrai‑faux moyen français ; l’auteure insiste sur cette tension dialectique en indiquant qu’elle a bâti la langue de Bastard Battle « comme une langue proche et incompréhensible49 ». L’effet est saisissant : la lecture de ce texte nous plonge dans un univers et une langue à la fois proches et lointains, dans un Moyen Âge réinventé, proprement contemporain. Ce roman de samouraïs médiéval se clôt sur un énoncé prophétique, « Et ainsi ja l’hystoire ne finira50 » : le pastiche de formule conclusive topique, qui résonne par ailleurs comme un appel à faire voler en éclats la linéarité téléologique, revendique la perpétuation indéfinie du récit, sa transmission ininterrompue, à la manière dont les auteurs médiévaux eux‑mêmes concevaient la pérennité de leurs œuvres et programmaient la mémoire de leurs textes.
32Les romans de Chrétien de Troyes sont ainsi tendus vers leur propre futur. Le prologue d’Erec et Enide se termine sur une promesse : celle de la survie du texte par‑delà les siècles51. L’inventeur du roman arthurien, en cette deuxième moitié de xiie siècle, prédit l’immortalité du roman qu’il entreprend, en inscrit la lecture dans un flux qui le dépasse et accepte ainsi que des lecteurs issus d’environnements fort différents du sien s’emparent de son texte et en fassent leur miel. Obéissant à un mouvement de déprise, cette proclamation de l’éternité du roman voue ce dernier aux interprétations à venir. À la même époque, le prologue attribué à Marie de France énonce une théorie de la lecture sous la forme d’un appel à creuser dans l’obscurité des textes, à sonder leurs mystères pour en proposer des interprétations successives, multiples52. Ces auteurs médiévaux ne considéraient donc pas leurs écrits comme rivés à leurs conditions de composition et de réception originelles et comptaient sur nous, lecteurs de siècles à venir, pour faire vivre leurs textes53. Ils élaboraient ainsi, pour nous le transmettre, un héritage en lui‑même élastique, disponible, en un mot vivant.
33Ce sont surtout des caractéristiques relatives aux modes de transmission et de réception des œuvres médiévales qui autorisent le droit de regard du médiéviste sur la littérature contemporaine. La « tradition vivante du texte, spécifique aux civilisations du manuscrit54 », et l’importance de l’oralité et de la performance propre à la circulation des œuvres55 sont des spécificités qui bousculent notre culte de la stabilité du texte, de sa clôture, hérité d’une « pensée textuaire » moderne dont Bernard Cerquiglini a révélé la progressive construction et fait valoir les limites56. La littérature médiévale bouge encore : elle est bien vivante non seulement parce qu’elle nous dit toujours quelque chose, mais aussi parce que, produite avant l’ère de l’imprimerie, elle est mobile, variable et mouvante, et nous rend à ce titre sensibles à des phénomènes que la littérature contemporaine ne cesse d’explorer, à des frontières que la production d’aujourd’hui tâche de repousser. C’est pourquoi on peut défendre la pratique d’une poétique médiévale avec Patrick Moran, et « considérer que la littérature médiévale n’est pas morte, qu’elle n’est pas scellée, qu’elle n’a pas produit tout ce qu’elle pouvait produire57 ».
Retour vers le futur
34Certes, mais à la fin, qu’apporte le voyage dans le temps que nous avons souhaité accomplir ? Nous ne l’avons pas envisagé comme une simple promenade d’agrément destinée à observer réciproquement le passé depuis le présent, le présent depuis le passé, sans aboutir à une quelconque transformation, ni de l’un ni de l’autre. Quels outils pouvons‑nous donc exporter qui pourraient être applicables à des réalités d’aujourd’hui et dans quelle mesure la connaissance des corpus médiévaux peut‑elle accroître l’arsenal catégoriel de la poétique contemporaine58 ? En somme, qu’emportons‑nous dans notre DeLorean pour mieux revenir dans notre présent ?
35L’histoire de la philosophie médiévale a connu un débat utile pour ce type de questionnement : d’un côté, certains, comme Claude Panaccio, soutiennent la possibilité de la reconstruction rationnelle de thèses philosophiques du Moyen Âge (celles de Thomas d’Aquin par exemple), de manière à les hisser sur le plan du dialogue philosophique et à rendre possible une confrontation avec les énoncés de philosophes ultérieurs (de Kant, de Russell, etc.) ; d’un autre côté, d’autres, comme Alain de Libera, notent qu’il est difficile de dissocier la reconstruction rationnelle de ces thèses de leur reconstruction historique et de ne pas inscrire des énoncés philosophiques médiévaux dans des débats et des contextes institutionnels qui les rendent compréhensibles. À raison, Aurélien Robert rappelle qu’« [i]l y a des concepts contemporains que les médiévaux ne pourraient pas penser, faute de certaines institutions, organisations sociales et formes de vie59 ». En ce sens il paraît délicat de soustraire un énoncé médiéval, qu’il soit littéraire ou philosophique, au tissu dont il vient.
36En revanche, les efforts d’historicisation et de contextualisation qu’exigent de nous ces objets textuels ne les murent pas de manière définitive dans leur époque, mais ils nous intiment à regarder au‑delà des énoncés, des thèses et des textes et à les inscrire dans leurs contextes d’usage. Paradoxalement, plus on les contextualise, plus on les rend comparables (au sein d’une comparaison solide et féconde). Les textes médiévaux ont ceci de particulièrement instructif qu’ils ne se suffisent guère à eux‑mêmes et qu’ils nous renvoient sans cesse à leur environnement extérieur et aux pratiques qui les animent : d’ailleurs, pour Jacques Roubaud, la poésie des troubadours, inséparable d’une culture de l’amour (la fin’amor), rappelle bien que la pratique poétique est rivée à des jeux sociaux et à des formes de vie60 ; de même, pour Nathalie Koble, la poésie d’amour autour de la Saint‑Valentin est éminemment politique parce qu’elle circonscrit l’espace d’un jeu parallèle aux liens sociaux ordinaires et contrant les rapports de domination qui s’y trament61. Le retour aux manuscrits accentue la sensibilité du médiéviste à la matérialité des supports, à leur inscription sociale, aux performances dans lesquelles ces derniers sont pris, bref, comme le montre Estelle Doudet à propos du théâtre allégorique, aux modes d’existence de la littérature hors du livre62.
37C’est un raisonnement analogue que soutient Alexander Nagel dans son article traduit ici par Clémence Imbert : « Comment l’art médiéval peut‑il nous aider à repenser l’industrie de l’exposition ? ». Pour l’historien de l’art, il y a tout lieu de s’opposer à l’économie actuelle de l’art : à la faveur de la globalisation, elle tend à mettre frénétiquement en circulation dans tous les musées de la planète des œuvres d’art et à les exposer sur la base de critères d’originalité et d’authenticité qui en déterminent la valeur économique. Il est au contraire possible de défendre un retour à des conditions d’exposition autochtones et reconstituées, qui supposent de se contenter in situ de répliques technologiquement parfaites d’œuvres picturales ; une telle proposition paraît d’autant moins impertinente ou scandaleuse que l’homme médiéval se satisfaisait parfaitement de reproductions et de copies en tous genres. En se désaccoutumant du fétichisme de l’authenticité et de la réduction de l’œuvre à un simple artefact, on se garderait de rétrécir abusivement l’expérience que l’on peut en faire et résultant précisément de son inscription à la fois dans un espace plastique et dans un jeu social.
Renouveler la boîte à outils poétiques
38Cette invitation à reconstituer les œuvres dans leurs milieux aide à dénaturaliser la notion de texte et à amplifier la notion d’œuvre au‑delà de l’objet dont on croit qu’il en est l’habitacle. Si les textes littéraires du Moyen Âge nous résistent, c’est probablement en effet que notre imagination ontologique en matière d’art est trop souvent rivée à la norme (que l’on croit à tort anhistorique) du livre imprimé (reproductible et allographique63). Tenter de saisir la vie tumultueuse des œuvres médiévales exige de développer un cadre théorique, qui soit ajusté aux objets textuels médiévaux (à l’interactivité et à la vie sociale qui s’organisent autour d’eux), mais qui se trouve aussi tout à fait ajustable à des œuvres contemporaines cherchant précisément à s’affranchir de la culture du livre imprimé. Pour Florent Coste, la matière tristanienne est ainsi d’un précieux secours pour rendre intelligibles des tentatives expérimentales de romans combinatoires et algorithmiques : Tristano de Nanni Balestrini, roman unique en chacune de ses versions, peut être à cet égard lu comme une concrétisation technologique radicale de la variance propre au roman médiéval. La lecture médiévale d’un roman contemporain permet ici d’enjamber l’imprimé pour rendre compte de pratiques post‑gutenbergiennes. La prise en compte des objets, dans leur matérialité, à laquelle nous appelle — et nous contraint — la littérature médiévale renouvelle donc notre conception du texte, nous rendant à la fois sensibles à l’unicité des objets et à leur sérialité, si bien que nous ne pouvons encore une fois que souscrire à quatre mains à la formule de Patrick Moran pour qui « le grand enjeu théorique des études médiévales, c’est le manuscrit64 ».
39De nouveau, les œuvres picturales du Moyen Âge offrent un élément utile de comparaison : faisant sans cesse l’objet de retouches, de réfections, de recadrages, de restaurations, de recompositions, de répliques qui occultent l’acte créateur original, elles mettent dans le même temps l’auteur en minorité parmi la foule d’acteurs qu’elles impliquent à chaque fois. De là, il n’y a plus qu’un pas à franchir, car ce qui est vrai des retables et des reliquaires médiévaux l’est aussi de la textualité médiévale : sans cesse réemployés, réécrits, recompilés, réadaptés, recontextualisés dans des ensembles plus vastes, les textes médiévaux opposent un défi incessant au textualisme propre à une philologie de l’auteur, fondée sur l’authenticité, la clôture et la fixité de l’œuvre. Au contraire, mobiles et labiles, les œuvres médiévales doivent leur complexité au fait d’impliquer une pluralité d’acteurs dont les interventions forment un processus continu et collaboratif de transmission et de publication65. Il conviendrait sans doute à cet égard d’imaginer une philologie des lecteurs, qui s’émancipe d’une idéologie de l’authenticité et cesse de dévaluer la copie comme source d’interférences, de bruits et d’entropie dans la tradition. Marion Uhlig nous aide à aller dans ce sens avec son étude remarquable de la métalepse médiévale : courantes au Moyen Âge, la porosité des niveaux narratifs (personnages/narrateurs) et l’interpénétration des matières provoquent une expansion du champ de la narration, qui ne laisse pas de déconcerter notre sens commun moderne et la robuste frontière que l’on voudrait tracer entre fait et fiction ; mais loin d’être incontrôlée, la métalepse au Moyen Âge révèle bien la nature sociale du récit comme geste de passation et de transmission, comme manière de continuer la concaténation de la tradition.
40Le détour par le Moyen Âge nous invite donc à détextualiser partiellement notre rapport à la littérature et à l’envisager davantage à la manière d’un réseau. Voilà qui justifie notamment de nouer des liens entre le médiéval et le numérique. Rendre compte de l’adéquation de l’outil informatique à la textualité médiévale est presque devenu un lieu commun : Bernard Cerquiglini le rappelait déjà avec enthousiasme en 198966, alors même que les médiévistes étaient déjà à la pointe de ce qu’on appelle désormais les Digital Humanities67 ; quant aux partisans du new medievalism, ils conçoivent l’exploration des possibilités offertes par le numérique comme une extension logique du retour au manuscrit que ce mouvement critique appelle de ses vœux68 ; Jean-Baptiste Camps, de son côté, montre combien la philologie des données qui apparaît aujourd’hui possible nous amène à une science résolument ouverte, fondée sur le partage démocratique des connaissances, soucieuse de réaffirmer les principes de falsifiabilité et de reproductibilité, et qui, par ailleurs, devrait nous prémunir précisément de ces bien curieuses revendications auctoriales qu’entretiennent des éditeurs sur des œuvres anciennes qui ne s’y prêtaient précisément que très mal.
41Toutefois, les rencontres possibles de la textualité médiévale et de la textualité à l’ère du numérique ne doivent pas masquer les différences irréductibles, tant il serait malhonnête de rabattre l’une sur l’autre. Wagih Azzam et Olivier Collet nous mettent en garde de façon salutaire contre une pratique euphorique de la comparaison, peu soucieuse des spécificités des objets qu’elle rapproche, en nous rappelant que l’outil informatique n’a pas « les vertus magiques d’une machine à remonter le temps ou à rejoindre, plutôt, un prétendu âge d’or d’une création littéraire dite “vivante”69 », pour la simple et bonne raison qu’il nous permet d’avoir accès à l’ensemble des versions d’une même œuvre, tandis que les acteurs médiévaux, s’ils avaient certainement conscience de la variance et de la plasticité de leur littérature, ne devaient probablement, au cours de leur vie, entendre ou lire qu’une seule version d’un texte70.
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42Pour renouer avec notre scénario initial, nous ferions bien de nous demander ce que penserait Aliénor d’Aquitaine des drôles d’objets ecdotiques que sont aussi bien les éditions critiques imprimées, avec leurs apparats critiques et leurs relevés de variantes, que les éditions hypertextuelles : assurément trouverait‑elle notre position de surplomb bien étrange, elle qui consulte un unique codex, celui qu’elle a entre les mains, sans probablement se soucier d’éventuelles copies rivales. Cela tient bien entendu tant au regard rétrospectif que nous portons sur la période qu’aux types de lecteurs que nous sommes. Mais ce rappel nous conduit à mettre en lumière un point essentiel : l’expérience de voyage dans le temps, si elle révèle des affinités singulières, ne doit pas in fine aboutir à rabattre le contemporain sur le Moyen Âge ou l’inverse. Ainsi, le vide auctorial que produit l’art combinatoire de Nanni Balestrini, et que dégage Florent Coste dans son article, n’est pas le même que celui de la tradition tristanienne : d’un côté, c’est la mécanique aléatoire qui évince l’auteur tout‑puissant, de l’autre c’est l’anonymat de versions concurrentes. De même, la métalepse médiévale qu’étudie Marion Uhlig n’est pas transgressive comme elle l’est plus tard ; l’analyse nous oblige à repenser l’historicité d’un outil qu’on pensait achronique ou transhistorique.
43 Notre boîte à outils peut s’étoffer par conséquent. Le retour vers le futur, après une plongée dans le Moyen Âge, conduit notamment à reconsidérer le rôle de l’auteur dans la production littéraire, à flouter les distinctions entre lecteurs, spectateurs et artistes, à faire droit à d’autres modes d’existence de l’œuvre, à rendre justice à son engagement et à sa circulation dans de nouveaux espaces d’expositions et d’interactions. Elle s’étoffe donc, à condition de rester attentifs aux contextes précis et aux spécificités des différents objets. C’est en cela que, non content de porter sur le contemporain un regard dont la lucidité est garantie par son éloignement, le médiéviste est sans doute également bien placé pour fabriquer du contemporain, si l’on entend par là non pas cette attitude consistant à se porter à la pointe extrême et éphémère du dernier événement en date, mais au contraire cette manière de conjurer les tentations actuelles du présentisme, en nouant activement des relations entre des temporalités différentes.