Tristan(o) — Retour vers le futur d’un roman médiéval
1Issu des avant‑gardes et de l’extrême gauche italiennes, le poète et romancier Nanni Balestrini articule étroitement sa pratique du collage à son engagement dans les luttes sociales1. Il peut être considéré comme l’un des premiers contributeurs dans les années 60 à la poésie combinatoire et informatique : avec Tape mark I et Tape mark II, il programme un énorme IBM 7070 qui assemble des séquences de phrases extraites du Journal d’Hiroshima de Michito Hachiya, du Tao te King de Lao Tseu et du Mystère de l’élévateur de Paul Goldwin. Cette poésie assistée par ordinateur met en œuvre des procédures assez impitoyables d’impersonnalisation de la voix et de pulvérisation de la subjectivité qu’une longue tradition romantique avait jusque‑là considérée comme le foyer générateur du sens et du style2.
2En 1966, Balestrini pousse l’expérimentation plus loin. Il forme un projet littéraire et éditorial que les conditions technologiques d’alors commencent à peine à rendre viable : « une édition de copies uniques, numérotées, contenant chacune une combinaison différente du même matériel verbal et élaborées par le programme d’un calculateur IBM ». Quarante ans plus tard, les technologies de l’impression numérique ont fini par rendre réalisable ce livre reposant sur un protocole complexe :
a) Le livre contient dix chapitres ;
b) Chaque chapitre comporte dix pages, et chaque page contient deux paragraphes considérés pour ainsi dire comme autant de laisses (lasse) ;
c) Les vingt paragraphes de chaque chapitre sont sélectionnés parmi trente possibles (chaque chapitre ne représente que deux tiers d’un chapitre complet potentiel) ;
d) Ces paragraphes sont distribués à l’intérieur de chaque chapitre de manière aléatoire. Puis les chapitres ainsi constitués sont ensuite permutés.
e) Dans le livre, une phrase apparaît toujours une seconde fois, dans une laisse numériquement identique d’un autre chapitre ; chaque laisse d’un chapitre donné contient au moins une phrase présente dans la laisse correspondante à tous les autres chapitres.
f) Les phrases distribuées et collées sont manifestement extraites de fictions (policières ou érotiques) et de nonfictions (manuels de photographie, de botanique, livres de paléontologie, guides touristiques).
g) Ponctuation et typographie sont minimales : le roman se contente des points et des points d’interrogation, neutralise tout cadrage énonciatif, et dissuade tout dépistage philologique de l’origine des phrases à peine traçables.
h) Ce livre s’intitule Tristano3.
1. Cent mille milliards de romans
3Un chiffre vertigineux circule : avec l’aide experte de programmeurs, Balestrini a traduit ce protocole sous la forme d’un algorithme générant cent-neuf-mille-vingt-sept-milliards-trois-cent-cinquante-millions-quatre-cent-trente-deux-mille (109 027 350 432 000) exemplaires différents de Tristano4.
4Quelles sont les manifestations éditoriales et matérielles de cette expérience probabiliste ? En 1966, les éditions Feltrinelli n’avaient d’abord publié qu’une seule version, en italien, de cette expérimentation combinatoire, reproduite et commercialisée en un nombre limité d’objets identiques. En France, Jacqueline Risset en avait proposé une traduction, Tristan, parue en 1972 au Seuil, dans la collection « Tel Quel ». En 2007, les éditions Derive Approdi reprennent le flambeau et poussent le protocole expérimental un peu plus loin (sans atteindre son terme) en exploitant les ressources de l’impression digitale et en imprimant des versions différentes du même roman5. En 2013, enfin, la maison d’édition Verso décide, quant à elle, d’imprimer 4000 exemplaires uniques de Tristano, dans une traduction anglaise de Mike Harakis.
5Cet article s’appuie sur l’une de ces versions, faisant surgir une difficulté pratique. Les comptes rendus de cet objet éditorial déconcertant portent sur des occurrences différentes : Juliet Jacques chronique pour Newstateman l’exemplaire #106256 ; Tom Jones recense le livre pour la London review of Books avec l’exemplaire #106037 ; Edwin Turner livre pour Bibliokept.org sa lecture de l’exemplaire #107868 ; pour ma part, j’ai fait l’acquisition de l’exemplaire #12455. Le paragraphe qui se trouve à la page 27 de mon exemplaire a peu de chances de se trouver à la page 27 de votre exemplaire, compromettant mon travail d’indexation, de référencement, de citation au sein même de cet article. Une question se pose fatalement : quelles sont les preuves que je puisse vous présenter et que vous puissiez vous‑même vérifier sur votre exemplaire ? Faisons‑nous tout bonnement la même expérience ? Travaillons‑nous sur la même œuvre ? Parlons‑nous de la même chose ?
6Voici un paragraphe, qui peut donner une idée au lecteur de ce qu’il pourrait trouver (ou pas, ou probablement à une autre page) dans l’exemplaire dont il aurait fait l’acquisition :
Without any sign of organisation or notions of the beginning or end of a logical development. It was not just her beauty that attracted him. A fluctuating condition never pays to live in a single dimension in a same culture in a single voice and so capable of outlining other geographies new multitudes. He discovered he was instinctively attracted to her. Passing from a casual description in the space‑time continuum to invisible fields of probability in multidimensional spaces. She bent over slightly resting her forehead on my chin. The remaining portion of the field is decorated with angular and triangular shapes on the sides and in the centre of the short side respectively. I lifted her face and kissed her. A map strewn with thoughts that chase after words that never conclude in a definition. The sensation was very intense. From the two open windows some people looking out of the windows opposite could be seen9.
7Sans conclure à une impossible transmission de l’expérience de lecture proposée par cet objet imprimé, je fais ici l’hypothèse que l’expérimentation de Balestrini partage un air de famille avec l’expérience que nous proposent certains manuscrits médiévaux et que fait le médiéviste citant tel folio de tel manuscrit conservé en exemplaire unique dans telle bibliothèque. On gage ici, comme dans un labyrinthe, que le détour (par l’expérience médiévale) constitue un raccourci (pour mieux comprendre ce collage combinatoire). En somme, il pourrait être pertinent, pour comprendre une entreprise post‑gutenbergienne, d’en passer par des formes littéraires prégutenbergiennes, libérées de la pensée textuaire que véhicule l’imprimé10. Balestrini prend en effet à contre‑pied la « philosophie spontanée du textuel11 » et du livre imprimé, fondée sur la reproductibilité et l’intégrité. Si Tristano met en crise les principes mêmes de l’imprimé moderne, il est opportun d’en chercher des modèles dans des œuvres écrites antérieures à l’invention de Gutenberg — à savoir dans la culture du manuscrit médiéval.
8Certes, on aurait pu inscrire l’entreprise de Balestrini dans une histoire au long cours des machines littéraires12 et de l’uncreative writing13, pour la rapprocher d’abord de I am that I am ou Pistol poem de Brion Gising, Cent mille milliard de poèmes de Queneau, Marelle de Cortazar, ou Les Malchanceux de Bryan S. Johnson, quitte à s’intéresser à des savants comme G. P. Harsdörffer, Christophorus Clavius ou encore Pierre Guldin14, voire, en suivant Italo Calvino et Umberto Eco, jusqu’au néohermétisme tardomédiéval inspiré de l’ars combinatoria de Raymond Lulle15. Toutefois ce n’est pas par ce Moyen Âge, certes ésotérique mais moins saugrenu qu’il n’en a l’air, que l’on veut comprendre la combinatoire informatique de Tristano, mais par les actualisations romanesques de la légende médiévale de Tristan.
2. De Tristano à Tristan : un détour par la légende de Tristan
9Comme Balestrini, Jacques Roubaud a réfléchi aux conséquences éditoriales d’un roman qui explorerait exhaustivement les possibles narratifs de ces personnages.
J’aurais bien voulu explorer certains de ces univers parallèles et j’avais proposé à mon éditeur (…) de lui fournir une véritable forêt de récits divergents et reconvergents multiples (…). On n’aurait pas imprimé bêtement le même livre immuable pour tout le monde mais, retrouvant les bonnes vieilles habitudes du xiiie siècle (c’était hier), au temps des manuscrits, chaque lecteur aurait eu son propre livre personnalisé. (…) Vous voyez la beauté de la chose : le Lecteur aurait reçu un exemplaire unique, ne ressemblant à aucun autre ; et il aurait, par ses choix, participé à l’acte de création16.
10Un point de comparaison médiéval de Tristano pourrait se trouver du côté des romans en prose médiévaux, dont Roubaud disait qu’ils étaient les plus « post-post-post-modernes17 » de tous. En effet, au sein de la « manuscriture » médiévale (pour reprendre l’expression de Daniel Poirion), chaque nouvel exemplaire donne au moment de la dictée, de la copie ou de la translation l’occasion (pas toujours saisie) d’accroître ou de modifier l’œuvre par la génération de variantes. Voilà peut‑être pourquoi Balestrini fait référence, avec Tristano, à la légende amoureuse médiévale de Tristan et Iseult — gisement majeur de la littérature occidentale, massif hypotextuel surexposé à la reprise, acte de naissance contesté de l’amour‑passion18.
11On peine certes à voir des allusions directes à la légende des amants de Cornouailles. En plus de la technique du collage, le poète italien a en effet remplacé tous les personnages par la lettre C. Cette uniformisation onomastique introduit ainsi une sorte de constante (comme la notation c en physique)19. L’effet produit est saisissant : en dépit du brassage textuel de fragments très hétéroclites, le roman converge asymptotiquement vers une intrigue, qui laisse inexorablement entrevoir, par bribes ou par flashs, les fluctuations et les déboires d’une relation amoureuse entre un homme (C) et une femme (une autre C). Ainsi lit‑on dans mon exemplaire #12455 un paragraphe qui se consacre (occasionnellement) aux deux personnages :
You had never had any. Ever. She never lad intimate relations with C. At that moment she realised C was having particular relations with other women and decided to leave him. A relationship began and he suggested they went to C. She refused but a few days later she met C her husband and some other people. C accepted and slept at his place. Later as has already been mentioned she went to live with C in a big white house with high windows and a steep roof. When you were living in C did anyone help you pay the rent. Some of the chests turned out to be empty. I nodded and accompanied C to the lift. She got out of the bed and went into the bathroom. He gave me a questionning look but stepped into the lift. I went back and said. He massaged her shoulders and smiled at her. What have you done. Then continuing he realises it was not as he had thought. And later she went up to him and put an arm round him pressing him to her breast20.
12Dans un environnement où tout ou presque est soumis à la variation, à la modulation et à la redistribution, l’histoire de C impose une épine dorsale, dont le roman ne peut dévier : le mythe par excellence de l’histoire amoureuse — la légende de Tristan et Iseult, dont Tristano peut se revendiquer comme l’un des hypertextes. Si nous devons écarter l’hypothèse tentante de la ressemblance paléographique de l’initiale imprimée C avec l’abréviation T, qui court dans les colonnes de nombreux manuscrits du Tristan en prose pour indiquer le nom du héros éponyme, d’autres raisons font de ce choix de la variable C une manière de mobiliser l’hypotexte tristanien : si dans cette tradition romanesque médiévale les personnages de Tristan et d’Iseult sont précisément poussés à dissimuler leur nom, la variabilité qui entoure le personnage principal de Tristano partage quelque homologie avec le mode d’existence d’une légende générant une multitude vertigineuse de versions et difficilement unifiable sous un archétype21. Ainsi la convocation de cette matrice romanesque tient à sa constitution foncièrement hétérogène et à la mouvance orale dont elle procède. Si la génération des versions de Tristano s’affilie explicitement à la pluralisation du récit oral22, c’est que la légende de Tristan n’est jamais que le rassemblement fragile et difficilement unifiable de contes issus de la tradition orale, comme en témoigne le manuscrit Douce du Tristan de Thomas d’Angleterre :
Seignurs, cest cunte est mult divers,
E pur ço l’uni par mes vers
E di en tant cum est mester
E le surplus voil relesser.
Ne vol pas trop en uni dire :
Ici diverse la matyre.
Entre ceus qui solent cunter
E de le cunte Tristan parler,
Il en cuntent diversement :
Oï en ai de plusur gent.
Asez sai que chescun en dit
E ço qu’il unt mis en escrit23.
13Chacun participe à l’écriture du conte, par les performances dont le conte fait l’objet et dont les voix et les lectures sont autant de réincarnations24. En sorte que Tristano pourrait être considéré comme le résultat du projet consistant à couler ce fonctionnement mouvant de l’oralité à l’intérieur du moule narratif du roman imprimé. Faudrait‑il en conclure que la mouvance médiévale s’impose comme le modèle archaïque du collage avant‑gardiste ? Nous n’en sommes pas là.
14Par ailleurs, le format du roman en prose médiéval a la spécificité de favoriser l’inflation narrative, les interventions et les recompositions, bien davantage que le format rimique et rythmique des octosyllabes de Chrétien de Troyes. En adoptant le format de la prose, la légende de Tristan connut au Moyen Âge une phase déconcertante d’amplification. On décrit le Tristan en prose comme une « sorte de pyramide dont la base va sans cesse s’élargissant », ou comme une formation par « couches successives d’alluvions25 ». On s’accorde pourtant aujourd’hui, après les travaux d’Emmanuèle Baumgartner, sur l’existence de quatre versions principales (appelées V. I, V. II, V. III, V. IV), derrière lesquelles se cachent toutefois de multiples versions singulières26. La variété de ses versions et la diversité de ses réalisations matérielles laissèrent l’impression, assez tenace, d’un roman mal construit, sans unité, coupable d’empiler des aventures sans lien ou de répéter négligemment les mêmes péripéties27. Chaque version accorde une place différente au personnage dans le cycle et chaque manuscrit d’une version surajoute une modulation supplémentaire28.
15Face à ce fourmillement de versions manuscrites, la recherche d’une unité organique du roman n’est pas tant découragée que suspectée de reposer sur des attentes anachroniques héritées de la modernité (romantique ou romanesque) et malencontreusement projetées sur un roman qui obéit à de tout autres logiques29. L’entrelacement de fils narratifs produit ainsi des analepses aveugles, des prolepses sans lendemain, des incohérences et des contradictions qui démentent tout postulat unitaire, des interpolations d’intermèdes lyriques ou épistolaires, ou encore de mini‑cycles qui finissent par perdre de vue le personnage éponyme. Moins qu’un objet aux bords flous et difficile à unifier, il s’agit d’un processus dynamique et complexe de stratification où les discontinuités priment sur les continuités :
On a du mal à donner du Tristan une définition qui rende compte de son identité sans trahir sa mobilité. Il n’est pas seulement, ni partout en lui‑même, une histoire de Tristan ; sa matière est difficile à circonscrire ; il paraît peu organique, porté qu’il est par des voix discordantes, et l’on hésite à lui reconnaître une unité ; il se distingue inégalement des textes qui l’entourent, mêle ses frontières à eux et englobe certains d’entre eux en partie ou en entier ; son nom change dans certains manuscrits, et l’on va jusqu’à lui refuser le nom de Tristan ou l’attribution à son auteur premier30.
16Il est étonnant de voir combien ces remarques pourraient tout à fait se transposer à Tristano, dont l’expérience de lecture laisse douter que ce texte labyrinthique soit verrouillé par une et une seule intention qui le gouvernerait souterrainement. On porte alors sur Tristano le regard soupçonneux que la critique porta au xixe siècle sur Tristan en prose : un fatras de phrases, une accumulation désordonnée de fragments d’histoires, un empilement précaire de pierres sans mortier, qui ne pouvait que donner du fil à retordre aux philologues31.
3. Problèmes philologique et ontologique
17Traduisons alors les problèmes ontologiques posés par Tristano dans des termes philologiques.
18L’ontologie de l’œuvre d’art est un compartiment de l’esthétique, qui s’interroge sur les modes d’existence de l’œuvre d’art dans et hors des objets qui l’incarnent32 et qui cherche à rendre justice à l’unicité de l’œuvre et du potentiel fourmillement d’objets susceptibles d’en être l’habitacle33. On a ainsi pu poser une distinction (qu’on croyait résistante au temps, mais peu commode pour le médiéviste) entre œuvre autographique (œuvre à exemplaire unique, dont la reproduction constitue une contrefaçon) et œuvre allographique (œuvre consistant en plusieurs objets qui n’augmentent pas l’œuvre)34. On peut définir en des termes ontologiques l’entreprise de la philologie médiévale comme la science qui rend intelligible la mouvance de manuscrits médiévaux (dispersés en un nombre de versions difficile à appréhender) à l’intérieur du livre imprimé (reproductible en exemplaires identiques). Les débats des philologues ne portent finalement que sur la pertinence des méthodes pour assurer ce transfert ontologique de la manuscriture médiévale dans un régime allographique propre à faire connaître plusieurs versions.
19Schématiquement, la philologie se construit autour d’un débat entre deux écoles sur la question de l’établissement de l’édition critique : d’un côté les lachmaniens estiment devoir et pouvoir créer de l’intelligibilité, en élaborant un stemma codicum dérivant d’un type (ou d’un Urtext réel ou hypothétique), vers lequel tendent leurs regards ; de l’autre, à l’opposé de cette philologie reconstructive, les bédiéristes, méfiants à l’égard de monstres ecdotiques quasi illisibles et doutant d’une totale reconstructibilité du texte original, préfèrent, par réalisme et souci de clarté, partir du présent des copies et identifier une bonne version, empiriquement ostensible, à partir de laquelle établir des variantes. Si ce débat ancien prend des allures de querelle montée en épingle35, ces deux écoles présentent pourtant chacune leur avantage, sur des corpus favoris et adaptés à leur méthode (les chansonniers pour les lachmaniens, les fabliaux pour les bédiéristes). Avec les romans en prose, dont la prolifération des versions laisse perplexe, le travail s’est imposé d’éditer d’abord une version de base (dite « vulgate » : celle qu’on juge la plus diffusée et représentative, la plus cohérente d’un point de vue narratif, la plus correcte d’un point de vue linguistique), puis dans des volumes séparés des versions alternatives36. La solution bédiériste a donc logiquement prévalu37, même si, depuis quelques temps, les néo‑lachmaniens montrent, avec des arguments convaincants, qu’ils n’ont pas dit leur dernier mot sur les romans en prose médiévaux38.
20Si l’on s’imagine Tristano comme une acclimatation systématique au régime de l’imprimé de la légende mouvante du Tristan, on doit alors se demander de quoi serait capable un philologue devant Tristano. La réponse n’est pas très optimiste : le roman de Balestrini laisse démuni le bédiériste, dans la mesure où il n’offre aucune version meilleure qu’une autre (toutes les versions peuvent faire office de version de base) ; de même le lachmanien, dont la tendance à regarder vers le haut se trouve contrecarrée par l’absence de version plus correcte ou plus fautive qu’une autre. Ces deux philologues cherchent en réalité dans Tristano des choses qu’ils ne peuvent pas y trouver. Le lachmanien, ambitieux, cherche à reconstruire des auteurs donnant des impulsions premières et originelles (mais le siège auctorial de Tristano a été vidé) ; le bédiériste, raisonnable, s’intéresse à des copistes auxquels on pourrait se fier (mais il ne trouve que des imprimantes, des algorithmes et des singes dactylographes39). Tristano décourage donc toute procédure d’établissement du texte, car si la philologie imagine un auteur infaillible trahi par d’infidèles copistes qui altèrent la tradition en la transmettant40, Tristano vide le concept de faute de toute son utilité philologique : avec un auteur qui a déserté le site de production du sens, avec des scribes infaillibles (dans la transcription) et interventionnistes (dans la compilation des pièces, outrepassant leur sage conservation), avec un archétype inexistant41, il est impossible d’isoler des fautes permettant de trier le bon grain de l’ivraie.
21L’absence d’archétype (empirique ou postulé) n’est pas sans conséquences : faute d’un tel original porteur d’une intention, la lecture ne peut pas être reconnaissance de quoi que ce soit ; faute de trouver une œuvre, il incombe au lecteur, comme aux éperdus archivistes de la bibliothèque de Babel dont les exemplaires uniques ne se ressemblent qu’à n caractères près, la tâche de prendre en charge le sens et de conjurer par sa création continuée la dissolution menaçante de la tapisserie en train de se tisser42. Y aurait‑il autant de textes que d’exemplaires et autant d’exemplaires que de lecteurs pour les créer en les lisant ? Serait‑on amené, comme l’a fait la New Philology avec les manuscrits médiévaux43, à ne conclure, faute de texte définitif et faisant autorité, que tout manuscrit est autographe (au sens philologique) et autographique (au sens ontologique), qu’une édition critique du texte occulte l’expérience matérielle du manuscrit et qu’il nous faut nous contenter des éditions mimétiques ou des numérisations de manuscrits44 ? La question est à la fois philologique et ontologique : si ce ne sont pas les mêmes exemplaires d’un livre, sont‑ce encore toutefois les exemplaires d’un même livre ? Si nos exemplaires de Tristano, performés qu’ils sont par une foule diverse de lecteurs, ne dépendent plus d’un même type, forment‑ils encore à proprement parler une œuvre ?
22Or, de ce point de vue, Tristano a ceci en commun avec des œuvres médiévales manuscrites qu’ils échappent au partage classique entre œuvre allographique et œuvre autographique et qu’ils font vaciller l’idée d’une constance et d’une consistance de l’œuvre recouvrant la multiplication de ses occurrences et garantie par l’auteur.
4. Partialité, pluralité et partage de l’expérience
23Tristano consiste‑t‑il en la somme d’un bon billion d’exemplaires (autographiques, singuliers et dont il faudrait se tuer à faire les recoupements un à un) ? À moins d’être un esprit aussi puissant qu’un ordinateur, il nous est refusé d’en faire la pleine expérience. Pour autant, nous faisons bien, aussi particulière soit‑elle, une expérience de (dont l’objet est) Tristano. La question n’est pas de savoir si nous faisons l’expérience de l’œuvre, mais à quel degré de partialité nous la faisons.
24Le salut pourrait venir de l’ontologie de l’œuvre d’art de Genette favorable à ce genre de subtilités. Ce dernier isole des cas où des artistes font des répliques de leurs propres œuvres, produisent des révisions, réalisent des traductions, multiplient les versions. La pluralité d’immanence qualifie donc ces situations, où une œuvre se manifeste, de manière partielle, indirecte ou fragmentaire, en plusieurs objets non identiques et concurrents.
Ce mode caractérise toutes les situations où un, quelques, voire tous les récepteurs ont affaire, sciemment ou non, à une manifestation incomplète et en quelque sorte défective d’une œuvre dont certaines parties, ou certains aspects, restent momentanément ou définitivement hors d’atteinte. (…) Dans cette situation, le caractère partiel de la réception ne tient pas à une insuffisance subjective de l’attention, mais au fait objectif qu’une partie ou un aspect de l’objet d’immanence est rendu imperceptible, par absence ou par occultation. (…) la notion d’incomplétude de manifestation implique que l’objet d’immanence comporte, a comporté ou aurait dû comporter d’autres aspects que ceux qui s’offrent hic et nunc à la perception45.
25Puisque ses exemplaires ne mobilisent jamais que deux tiers d’une matière disponible, Tristano a en commun avec bien des manuscrits médiévaux d’être des « manifestations lacunaires ». Les lecteurs de Tristano comme du Tristan en prose vivent très exactement la situation ici décrite de réceptions dissociées, qui sont provoquées par des œuvres cumulant la pluralité et la partialité d’immanence. Si « c’est notre goût des intégrales à variantes qui nous fait aujourd’hui juger incomplètes ces réceptions dissociées46 », la partialité, dans le cas de Tristano, comme dans celui des romans en prose médiévaux, exacerbe des désirs élémentaires de recoupement : le travail de recompilation et de collation du copiste médiéval, la tension du philologue vers l’archétype (réel ou conjectural) pour les manuscrits médiévaux, le désir de recomposer toujours plus l’histoire, bref l’envie de lire.
26Ce qu’un manuscrit donne à voir d’un roman médiéval n’est jamais qu’un acte de lecture mobilisant la tradition, une tentative faillible mais courageuse de l’arranger, une façon fragile mais audacieuse d’en stabiliser une disposition, une manière, peut‑être fautive mais peut‑être ingénieuse, de proposer une cohérence, et une invitation partielle à poursuivre encore ce travail47. Le parcours du roman de Balestrini suscite également un questionnement sur le sens de telle phrase (toujours déjà vue ou visible ailleurs) et de tel paragraphe. Sommes‑nous en droit d’y injecter du sens ? En sommes-nous responsables ? Si cette responsabilité nous incombe, comment se garder de la surinterprétation ? Chaque fin de phrase de Tristano dénonce sa propre contingence et met en cause sa propre représentativité ; à chaque section du dispositif, le lecteur, conduit à ne pas se satisfaire de l’exemplaire qu’il lit, doit imaginer les autres versions possibles. L’enquête philologique s’enclenche ici48.
27De ce point de vue, Tristano se présente non comme une exaltation du non‑sens, mais comme un laboratoire philologique stimulant nos inférences pour recomposer un ordre qui n’existe pas encore. À la différence du livre imprimé (si intègre qu’il dissuade d’aller comparer les textes et renvoie chacun dans la solitude camérale d’une expérience de lecture privée), la tactique éditoriale de Balestrini (n exemplaires uniques d’une œuvre allographique) relance incessamment une expérience de partage dans la lecture et nous pousse à aller imaginer ce qu’un autre lecteur pourrait lire, à créer des corpus, à formuler des hypothèses (éventuellement savantes et philologiques), à mettre en place des conditions collectives de lecture, à échafauder une communauté de lecteurs qui cherchent à partager ce qu’ils lisent. S’il est vrai sans doute qu’à la différence de ce que Balestrini expérimente avec ses lecteurs, très rares étaient les lecteurs au Moyen Âge à éprouver la variabilité du texte49, en revanche Tristano et les romans médiévaux de Tristan ont ceci en commun qu’ils organisent une expérience collective et commune, positionnée au cœur de traditions narratives confluentes, qui n’a pas fait de l’intégrité d’un texte unique la condition indispensable à ce partage50. À ce titre, roman médiéval et roman digital se retrouvent, au mépris de la linéarité historique, de part et d’autre de l’expérience individualiste du roman moderne imprimé et bourgeois51. Si « l’œuvre, comme son nom l’indique un peu, c’est l’action qu’exerce un objet d’immanence52 », l’unité opérale de Tristano (comme celle d’un roman médiéval) tient alors en ce que chaque exemplaire est le support du même type d’efforts et d’inférences, non pour retrouver un substrat commun, mais pour forger une expérience commune. Deux conséquences relativement générales doivent en être tirées : d’une part, une œuvre n’est pas tant une classe d’objets qu’une classe d’expériences53 ; d’autre part, il serait impossible au médiéviste de scinder en lui, dans une invraisemblable schize méthodologique, le théoricien et l’historien de la littérature médiévale : à bonne distance d’un esprit de sérieux historiciste qui assigne chacun à sa période et à sa discipline, la description des pratiques et des usages des œuvres médiévales a bien besoin d’une forme d’inventivité théorique à même de l’émanciper de conceptions trop modernes et de corpus trop canoniques de la littérature.