Notes sur la proposition de Gaspard Turin
Le texte qui suit a été lu lors de la journée d’étude organisée en février 2019 pour préparer la présente livraison de Fabula‑LhT. Le principe en a été le suivant : après que le comité de la revue avait sélectionné et commenté les ébauches de 4 pages constituant les réponses à l’appel lancé une année auparavant, chaque article, entièrement rédigé à ce stade, a été commenté oralement par une personne qui n’en était pas l’auteur ou l’autrice. La discussion s’est alors engagée sur la base de ce commentaire. Anne Wattel était chargée de commenter la proposition de Gaspard Turin.
Sur l’exercice du workshop
1Avant tout, un rapide discours de la méthode…
2Il nous a été demandé, à nous qui adorons l’exercice d’autosatisfaction qui consiste à mettre en voix lors d’un colloque notre petit morceau d’éloquence (l’article achevé, bouclé, évidemment pertinent), il nous a été demandé donc de présenter des articles inachevés, des brouillons, non pas des bribes (il y a des limites !) mais des textes en devenir, destinés, après échanges, à renaître de leurs cendres, revivifiés.
3Pire. Il nous a été demandé de commenter en public un texte que nous n’avons pas écrit, sur des auteurs/artistes que nous connaissons à peine, voire pas du tout ; dans un atelier expérimental qui réunit des vivants dont l’un des rares points communs est qu’ils ont accepté avec plaisir de se pencher sur des cadavres textuels et corporels, et des auteurs désireux de faire de l’art avant la mort (comme disait R. Char), avec leur mort, et par‑delà leur mort.
4L’exercice est périlleux et terriblement stimulant…
5J’en viens à l’article de Gaspard Turin…
*
6Est-ce que dire c’est faire ?
7Le geste de mort se conçoit‑il dans la fiction, au fil de celle‑ci ?
8Le texte est‑il responsable de l’acte ?
9N’est-il qu’une conséquence de la décision, de l’acte ?
10La mort était‑elle écrite ou s’écrit-elle ?
11Voici le questionnement auquel nous soumet (et répond) Gaspard Turin qui se penche sur deux œuvres, Suicide et Sa vie, son œuvre, écrites respectivement par Édouard Levé et Bernard Lamarche‑Vadel qui ont, dit‑il, « thématisé la question du suicide et ont fait suivre cette thématisation d’un passage à l’acte, d’une réalisation effective du suicide ».
12Je renvoie à la lecture de cet article et passe sous silence ici le récapitulatif des grandes lignes de la démonstration de Gaspard Turin, espérant qu’il m’a pardonné d’avoir réduit de manière aussi scandaleuse son propos, d’avoir omis bien des aspects de sa démonstration et de n’en avoir conservé en somme que ce qui m’interpellait au plus près…
S’auto-portraiturer mort-vivant
13J’ai été, au travers de l’article de Gaspard Turin et de ceux des autres contributrices/contributeurs à cette journée d’étude, frappée par le fait que les auteurs présentent fréquemment dans leurs œuvres terminales un théâtre d’ombres, peuplé de morts‑vivants ; frappée par le fait que l’auteur (ou son double suicidaire) n’est déjà plus sujet, paraît déjà outre‑tombe. Gaspard Turin indique que la performance, chez Levé, ne consiste pas à faire parler le mort mais « à se faire soi‑même le mort qui semble parler depuis l’autre rive du Léthé ». Dans l’œuvre de Lamarche‑Vadel, le personnage de Marbach, qui entend « réanimer le défunt » possède selon Gaspard Turin une « voix dont on ne sait si elle est encore au monde des vivants ou déjà à celui des morts » ; Aurélie Adler, que cite Gaspard Turin, évoque la voix de Marbach « s’auto‑portraiturant mort‑vivant ». Ces œuvres sont des œuvres de morts‑vivants. Souvent dialogiques, elles disent, me semble‑t‑il, l’aliénation du sujet qui fréquemment se dédouble : un « je », un « tu » (Levé) ; un « elle », un « je » (Triolet) ; un « je » présent qui se projette dans un « je » mort… Comme s’il fallait à la fois créer une distance (un effet de distanciation) entre le déjà mort et le encore vif, et dire, dans le même temps, l’interpénétration du mort et du vif. Pour parvenir à dire l’autre (l’alter ego) déjà mort, encore faut-il, apparemment, opter pour une voix d’outre-tombe, avoir déjà un pied en tombe. Ce dédoublement en somme permettrait de passer du vivant au mort, de transpassare, trépasser. Lamarche‑Vadel ne dit‑il pas d’ailleurs des individus qui peuplent son œuvre qu’il reste « indécidable de savoir s’ils sont morts ou vifs » ? Or ce qu’il écrit de ses personnages vaut pour l’auteur lui-même. Ainsi à propos du titre de son roman, Sa vie, son œuvre, il explique, dans un entretien avec Isabelle Rabineau1 : « Le titre murmure que je suis passé, trépassé ; ma main seule restait du monde des vivants pour l’écrire, malgré tout, en France, où je vis déjà enterré, au sens propre comme au sens figuré ».
Lettre de suicide ou fiction de suicide ?
14Cette distinction, lettre ou fiction de suicide, opérée par Gaspard Turin dans son article, m’a taraudée. Les œuvres terminales de Levé et Lamarche‑Vadel ont-elles le statut de lettres d’adieu ? Non, tranche l’auteur de l’article : ce sont des fictions de suicide. Pourtant, l’épistolaire est convoqué dans les œuvres de ces auteurs. Gaspard Turin précise que le héros de Lamarche‑Vadel rédige des lettres de condoléances inspirées des oraisons funèbres de Bossuet ; Levé propose un texte qui s’apparente à une lettre à l’absent, une lettre au suicidé et que l’on peut lire aussi comme une lettre de suicide de l’auteur (c’est, par exemple, l’analyse qu’en fait Laurie Laufer2). On trouve par ailleurs un document assimilable à la lettre d’adieu chez Lamarche‑Vadel dans sa nouvelle intitulée « Note à propos de mes portraits de la princesse ». N’est-ce pas finalement que la fiction de suicide (dans laquelle « la mort s’écrit ») devient à rebours, post‑mortem, lettre de suicide (dans laquelle « la mort était écrite »3) ou, du moins, n’est-ce pas ainsi qu’elle est lue par les critiques, vendue par les éditeurs ?
Langage, mode d’emploi, fragment : esquisse de trois pistes de réflexion
15Bien des articles rassemblés pour cette journée d’étude pointent, lorsqu’il s’agit de dire sa propre mort (à venir, en cours, programmée), la défaillance du langage, la résistance des mots, au risque du mentir : « Je ne pourrai dire qu’une fois sans mentir “je meurs” » (Levé). N’y aurait-il pas ici un désir (conscient ou pas) de coïncidence, le désir de maîtriser le verbe au point que le dire soit un faire ? Une quête de performativité ?
16Ces œuvres terminales aident-elles à mourir, aident-elles à mettre un point final ? Sont‑elles d’une façon ou d’une autre des « mort mode d’emploi », comme le suggère Gaspard Turin, évoquant la première phrase d’Autoportrait de Levé : « Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre et Suicide mode d’emploi à mourir ».
17Quelque chose dans bien des œuvres terminales étudiées lors de cette journée d’étude a à voir avec la question du fragment : fragments de vie de l’ami de Levé ; textes parsemés des bribes d’une existence ; inventaires, collecte de traces ; réminiscences ; composition d’une oraison funèbre… Dire la mort de l’auteur, ce serait donc éparpiller sa vie, coutures, accrocs et lacunes…
Faire œuvre d’art et de mort
18Gaspard Turin a fait le choix de centrer son article sur Sa vie, son œuvre de Lamarche‑Vadel. On pourrait prolonger sa réflexion avec la toute dernière œuvre de fiction publiée par cet auteur, un recueil de nouvelles intitulé L’Art, le suicide, la princesse et son agonie. Cette œuvre me semble intéressante à plus d’un titre et avant tout parce que le recueil s’ouvre sur une citation de Bossuet (encore !), extraite de l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre :
Nous devrions être assez convaincus de notre néant : mais s’il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l’amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ?
19Ici, en exergue, c’est la mort comme événement (« coups de surprise », « tout à coup », « éclat de tonnerre ») qui est pointée et c’est l’agonie qui intéresse. « Madame se meurt, Madame est morte » : ce que traque Lamarche‑Vadel, c’est ce qui se trame dans l’espace de cette virgule…
20La première nouvelle, qui donne son titre au recueil, relate une expérience médicale : un médecin, confronté à un écrivain sans talent et suicidaire, entend agir sur le désir de mort de son patient, entend le déporter dans la production d’une œuvre d’art ; une œuvre ultime qui ne peut naître que dans et sur le mortifère, dans la proximité d’avec la mort ; une œuvre d’art nourrie de mort et de la disparition du sujet ; une œuvre qui fait donc de la mort une force vitale et qui, paradoxalement, est œuvre de vie.
21Il y a quelque chose ici, me semble‑t‑il, qui nous ramène à Bossuet, son sens aiguisé de la finitude et en même temps du pouvoir du Verbe, de l’éloquence ; son exploration des liens entre le langage et la mort, une rencontre unique…
22Dernière remarque sur ce recueil : dans la nouvelle intitulée « Note à propos de mes portraits de la princesse », Lamarche‑Vadel se met en scène, à la 1ère personne, et fictionnalise, projette, au futur, son après‑mort. Il mentionne l’enveloppe blanche qu’il aura laissée et sur laquelle sera inscrit : « Note à propos de mes portraits de la princesse » ; il évoque l’après‑enterrement, ses héritiers, la femme de ménage qui découvrira sa note… Deux ans plus tard, l’auteur se suicide. Lettre d’adieu ou fiction de suicide ?
Ars moriendi ou ars moriendo ?
23Gaspard Turin conclut ainsi son article : « Les textes de Levé et de Lamarche‑Vadel procèdent d’une tradition qui n’est guère représentée dans la littérature contemporaine, celle de l’ars moriendi ». Je m’interroge : Ars moriendi ou ars moriendo4?
24Je me demande si ces œuvres terminales ne pourraient pas être qualifiées d’œuvres du mourissement : le terme est laid à souhait, qui dit à la fois le nourrissement et le pourrissement. Ce sont des œuvres qui s’alimentent (que cela soit voulu, inconscient ou orchestré par les éditeurs) de la propre mort de l’auteur, auteur qui, d’une certaine façon, est déjà outre-tombe au moment de la création ; ce sont des œuvres que l’auteur interpose entre la mort et lui‑même ; qu’il pose contre, pour faire écran ou passer le pas, pour défunter (dé‑feinter ?) ; des œuvres qu’il tisse avant de se défaire et qui, comme le dit Lamarche‑Vadel de Sa vie, son œuvre, ont pour objectif de « mettre en vie une authentique œuvre d’art » (entretien avec I. Rabineau). Une mise en vie, une œuvre d’art qui germent sur la mort ; une fleur du mal en somme…
25Ces œuvres sont donc à la fois survivance et revenance et vont à l’encontre du désir d’effacement de soi qui, peut-être, est le propre du suicide ; ce désir de ne laisser qu’une œuvre, désir alors totalement mis en échec puisque le suicide accroît la visibilité non pas tant de l’œuvre que de l’auteur. Quel paradoxe !