« Je voudrais vous donner quelque chose. Vraiment rien. Juste un corps. » Christoph Schlingensief ou la mise en scène de l’autopsie
1Considéré, jusqu’à sa mort en 2010, comme l’enfant terrible du cinéma et du théâtre allemands contemporains, Christoph Schlingensief a constamment défrayé la chronique par des mises en scène où le corps exposé, autopsié, joue un rôle essentiel, et par des déclarations très provocatrices. Avec Une église de la peur devant l’étranger qui est en moi — Un oratorio Fluxus (Eine Kirche der Angst vor dem Fremden in mir — Ein Fluxus Oratorium) (2008) et Via Intolleranza II (2010), son tout dernier spectacle, il livre son intimité la plus secrète en se regardant mourir et en commentant cette disparition progressive, déjà actuelle. Dans la première mise en scène (Une église de la peur), la mort trône au sein d’une cérémonie de messe élaborée autour du cancer de l’artiste. Dans la seconde, Via Intolleranza II, l’attention semble s’être déjà déplacée sur l’après, sous la forme du récit de l’élaboration du Village‑Opéra au Burkina Faso1.
2Quelques remarques préalables, qui ont trait au parcours de l’artiste et à sa prédilection pour le thème du corps, permettront de passer à l’analyse détaillée des deux mises en scène, selon un ordre chronologique, de 2008 à 2010. Cette mise en perspective montrera leurs points de contact et de divergence et éclairera la manière dont Schlingensief évolue dans la mise en scène de sa propre disparition. Cette étape de description permettra de comprendre la dramaturgie et le dispositif scénique au service d’un jeu possible sur l’absence et la présence, illustré notamment par la scène d’eucharistie d’Une église de la peur devant l’étranger qui est en moi — Un oratorio Fluxus.
Une prédilection pour le thème du corps
3Né à Oberhausen (RFA) en 1960, Schlingensief grandit dans un environnement de réalisateurs et d’artistes d’avant‑garde (Rainer Werner Fassbinder et Werner Nekes, notamment). Il est fortement influencé par les actionnistes viennois tels que Günter Brus, Hermann Nitsch, ainsi que le mouvement Fluxus porté par Joseph Beuys. Le rapport renforcé, chez ces artistes, entre l’art, la vie et la mort, avec, au centre, la mise en scène de corps mis à nu, parfois écorchés, a pu sembler déterminant dans son parcours. Après un début de carrière marqué par des films underground sanglants et pornographiques, il se met aux créations théâtrales à l’occasion d’une mise en scène à la Volksbühne de Berlin en 1993, alors sous la direction de Frank Castorf. Depuis lors, il intègre presque systématiquement son corps à ses créations, intervenant souvent sur scène, non pas en tant que personnage, mais comme metteur en scène commentant son œuvre et se dévoilant publiquement par le récit spontané d’anecdotes autobiographiques.
4Dès 2008, le cancer du poumon qui lui est diagnostiqué devient un thème central dans ses créations : par le recours à sa voix et à la musique, il illustrera les failles de son organisme vivant. De ce point de vue, Schlingensief renoue avec les différentes acceptions du terme « organisme » dont l’étymologie grecque, organon, renvoie aussi bien au corps qu’à « l'organe » envisagé comme un instrument, éventuellement de musique — dans la langue médiévale, française comme allemande (le terme « orgue » vient également de cette racine). Dans la lignée des artistes faisant œuvre de leur corps, il s’en distingue pourtant : sa mise à nu est moins radicale que celle de Michel Journiac par exemple qui, dans Messe pour un corps (1969), réalise du boudin avec son sang et le coupe en rondelles pour obtenir des hosties2.Certes, comme Journiac ou les actionnistes viennois,Schlingensief ne dissocie pas son corps d’artiste pris dans la fiction et son corps d’acteur sur scène — ce qui place ses mises en scène, selon Erika Fischer‑Lichte, du côté du performatif3, le « performeur » étant à la fois matériau, objet et sujet de l’examen sur scène — mais sa mise en danger reste relative dans les deux spectacles.
Le dispositif au début du spectacle d’Une église de la peur devant l’étranger qui est en moi — Un oratorio Fluxus. Plusieurs films Super 8 du père de Schlingensief, sont projetés, le montrant enfant, se livrant à des ablutions, sous la douche. Photo © David Baltzer4.
Mors certa, hora incerta
5Être conscient de sa mort à venir mais en ignorer l’heure est le paradoxe proprement humain qui motive les deux mises en scène5. Cette contradiction est en effet à l’origine de leur geste introspectif et théâtral : s’y traduit l’urgence du performeur et metteur en scène Schlingensief d’entreprendre une autopsie profonde de sa personne, pendant les heures imparties avant le grand départ imminent. Le terme d’« autopsie » possède deux acceptions : médicale et clinique d’une part, correspondant à la dissection post mortem, et figurée d’autre part, relative à l’introspection selon la racine grecque « autopsía » : « la vue par soi‑même ». Dans l’une et l’autre mise en scène, Schlingensief s’observe en train de disparaître, à l’aide d’un examen biologique ou figuré : dans Une église de la peur, une radiographie des cellules cancéreuses du poumon est vidéo-projetée au-dessus de l’autel tandis que dans Via Intolleranza II, le regard affûté de l’artiste scrute l’horizon de promesses d’autres formes d’existence par delà la mort.
Le dispositif des deux mises en scène
6Le dispositif pour chaque spectacle se trouve sous‑tendu par le thème de l’autopsie, indissociable d’une certaine souffrance. Les deux mises en scène vont d’abord être ici caractérisées l’une par rapport à l’autre avant une analyse plus précise. Dans Une église de la peur, créé à la Ruhrtriennale de 2008, Schlingensief élabore une messe autour de sa propre disparition. Le décor est la réplique de l’église de sa ville natale, Oberhausen, où, dans sa jeunesse, il a officié comme enfant de chœur. La pièce débute sur les paroles « S’il vous plaît, ne touchez pas, ne touchez pas !6 », enregistrées sur une bande son, par lesquelles le metteur en scène invite en fait, sur le mode de la provocation, les spectateurs à examiner avec lui son rapport à la souffrance depuis l’enfance. La fréquentation de la douleur et de la mort est présentée sur le mode ludique avec des vidéos montrant Schlingensief enfant, les mimant avec un fusil en bois ; mais aussi sur un mode réel vécu, lors du cancer, rendue alors par des enregistrements audios et vidéos, captés lors des séjours à l’hôpital, ou rejoués.
7Via Intolleranza II relate l’élaboration du spectacle lui‑même avec des acteurs burkinabés, allemands, français et belge, parallèle au projet de Village Opéra au Burkina Faso, commencé en 2008. Il donne lieu, par extension, à une réflexion sur la relation de l’Europe à l’Afrique, avec des acteurs recrutés là‑bas — notamment Isabelle Tassembedo, Abdoul Kader Traore — ainsi que quelques acteurs habituels du metteur en scène (Kerstin Grassmann, Norbert Müller, Achim von Pachzensky…). Retraçant les différentes étapes du double projet — du Village Opéra et du spectacle —, la parole est majoritairement confiée à l’équipe d’acteurs. La souffrance de Schlingensief est présente au fil du spectacle, par des extraits de ses deux « journaux intimes d’un malade du cancer »7 lus, ou des textes écrits par Schlingensief et dits par Stefan Kolosko ; mais cette souffrance semble presque dépassée, elle est le moteur pour que les projets du Village Opéra et du spectacle soient bien menés à leur terme.
Plongée dans l’univers des deux mises en scène
Une église de la peur devant l’étranger qui est en moi — Un oratorio Fluxus
8Dans Une église de la peur, le décor reproduisant l’église d’Oberhausen est le cadre d’une cérémonie semblable en tout point à une messe catholique, par son déroulement et sa durée d’une heure et demie environ. Les spectateurs sont invités à prendre place sur des bancs d’église. Au‑dessus de l’autel, la radiographie de la cage thoracique de l’artiste apparaît, vidée du poumon malade, après l’opération subie. Les comédiens et chanteurs célèbrent cette mort et Schlingensief lui‑même rejoint l’assemblée dans l’une des dernières scènes pour consacrer l’hostie.
9Auparavant, le spectacle a ouvert sur des images saisies par son père sur le vif avec sa caméra Super 8 où on le voyait enfant sous la douche. À la fin du spectacle, des images de la même période le montrent faisant le mort, après s’être battu avec un fusil en bois. Parfaitement orchestré, le spectacle opère ainsi un cycle, des premières ablutions jusqu’à l’issue fatale. La vie de l’artiste mise en abyme est ainsi présentée comme une rétrospective d’instants, selon un ordre presque cohérent. L’ensemble met le spectateur dans une situation vertigineuse où il se demande si la mort de l’artiste est bien réelle ou fictive, pensée pour la dramaturgie du spectacle.
10Le flou entre fiction et réalité est installé dès les premières images projetées de l’enfant Schlingensief, avec les paroles enregistrées de l’artiste adulte sur son lit d’hôpital. Puis l’acteur et narrateur Stefan Kolosko, à la fois prêtre et maître de cérémonie, annonce depuis l’autel :
Nous célébrons ici la mémoire d’un homme appelé à disparaître de façon imminente, qui voulait beaucoup faire, mais le voilà déjà parti. Un homme comme nous, comme toi, comme moi, comme tous, et particulier aussi en cela qu’il était celui qu’il était, ni plus, ni moins8.
11D’emblée, le décorum invite les spectateurs à s’identifier au personnage encore absent, qui a su, selon les déclarations préalablement citées, être « juste lui-même ». Ce rappel à l’humilité en début de cérémonie religieuse reprend fidèlement les codes de la liturgie chrétienne et permet en même temps de tisser un lien fort entre les spectateurs et l’assemblée sur scène. Reprenant la pompe superbe du rituel de la messe, « le plus haut drame moderne » selon Jean Genet, Schlingensief instaure dès les premiers instants une atmosphère de recueillement parmi les spectateurs.
12Une église de la peur permet de réfléchir profondément à l’identité de Schlingensief, étant donné l’alternance des différents supports portés à la scène : extraits de journal intime de la maladie de l’artiste enregistrés au dictaphone lors des séjours à l’hôpital, scènes vécues lors de la maladie, rejouées, images d’archives familiales. La figure de « l’auteur Schlingensief » apparaît alors : à l’origine d’un fourmillement de matériaux hétéroclites rassemblés pour entrer en résonance les uns avec les autres. Stefan Kolosko, interprétant le rôle de Schlingensief, reproche à l’actrice Angela Winkler jouant sa mère, de ne jamais avoir trouvé le courage de lui rendre visite à l’hôpital : « C’était plus facile de rester toute la journée à la maison à manger du chocolat, hein ?9 » Entre‑temps, différentes actions sont rejouées : sur l’écran sur scène, un film de l’actionniste viennois Günter Brus dans lequel un homme se fait plâtrer est projeté, une autre séquence reprend une action de Nam June Paik, enfin, le lapin empaillé trônant sur l’autel apparaît comme une référence directe au lièvre de Joseph Beuys… Par ce reenactment de plusieurs actions d’artistes d’avant‑garde, Schlingensief rend un ultime hommage à ses modèles, au moment de sa disparition.
Via Intolleranza II
13Dans Via Intolleranza II, il reprend non pas le texte et les partitions de l’opéra original de Luigi Nono Intolleranza 1960, mais son seul canevas, les droits lui ayant été refusés. Il en adapte très librement les réflexions sur le racisme, la tolérance, le rapport du continent européen à l’Afrique, en l’alliant à la présentation des prémices de son projet de Village Opéra au Burkina Faso. Le compositeur Arno Waschk a été chargé de reprendre certaines partitions de Luigi Nono, en les jouant à l’envers pour engendrer une œuvre nouvelle, née du contournement même de l’interdiction.
14Au tout début du spectacle, la comédienne et danseuse Brigitte Cuvelier, dans le rôle d’une présentatrice, introduit la soirée en résumant les étapes qui ont précédé la création. Après des remerciements, au nom de toute l’équipe, aux diverses institutions qui ont permis cette production, le discours inaugural est l’occasion d’expliquer le projet dont « [l]a production [a été] difficile […], placée [au départ] sous une mauvaise étoile ». À preuve « [l]e casting au Burkina Faso [qui] ne s’est pas déroulé comme prévu. »
Pendant près de deux semaines, l’équipe a dû répéter dans un hangar industriel par près de 40° à l’ombre, jusqu’à ce qu’[elle] se rende finalement compte [que seulement] peu de personnes [pourraient venir] en Europe : au lieu des 270 prévues, seulement 10, et non pas des artistes professionnels, qui auraient déjà joué en Avignon, au festival de danse de Duisbourg, ou aux […] Theatertreffen mais des gens comme toi et moi, des chauffeurs de taxi, des comptables10.
15Le spectateur pénètre ainsi dans un commentaire méta‑théâtral portant sur l’œuvre qu’il va découvrir. Brigitte Cuvelier complète enfin avec des éléments propres à cette représentation-là précise ; au festival des Theatertreffen, elle ajoute :
Et à présent je lis le dernier mail de Christoph Schlingensief, qu’il nous a écrit en juin dernier à Munich : « Chers amis de la culture, je suis actuellement alité à l’hôtel des Quatre saisons. Je vous avais tous prévenus, je suis à bout. Nous sommes depuis longtemps tous arrivés au bout de nos forces mais l’admettre n’est pas chose facile. […] Les médicaments, les merveilleux analgésiques qui libèrent la langue, et ôtent la peur de faire ce genre de déclaration. Parce que moi aussi je me remettrais volontiers au travail, mais pas pour des maîtres du théâtre devenus entre‑temps complètement absurdes, mais bien parce que la vie appelle à prendre position. Malheureusement j’ai ces coliques et ces douleurs terribles et ne peux venir. J’en suis vraiment désolé, aussi vis‑à‑vis des spectateurs, c’est pourquoi je demande que Stefan, malgré ses critiques à l’égard du Village Opéra, me remplace, me joue, enfin me représente, qu’il soit “moi” une fois, m’imite, pratiquement. Il doit regarder les captations et reprendre point par point le déroulé de la représentation, même s’il doit détester la soirée… Et les autres parties, il doit les jouer comme d’habitude, s’il vous plaît, comme si rien ne s’était passé, aucune colique, aucun festival pourri, juste un nouveau monde magnifique. […] Votre Christoph11. »
16D’emblée le code est posé : Stefan Kolosko joue à la fois le rôle de double de Schlingensief comme lors de toutes les représentations, mais pour cette représentation précise, il reprend aussi les répliques du metteur en scène absent. Au fil des diverses représentations et absences de Schlingensief, Stefan Kolosko a été amené à combler le manque du corps du metteur en scène, ponctuellement ou définitivement.
17Le spectacle se poursuit en donnant la parole à plusieurs comédiens burkinabés, Mamounata « Kandy » Guira et Issoufou Kienou puis d’autres comédiens, qui alternent des chansons et le récit de scènes vécues représentatives du racisme européen. Amado Komi, qui semble être le plus jeune, presque enfant, s’adresse au public :
Mesdames et Messieurs, cher public, chers amis du continent africain, je vous envoie directement en enfer, bande d’enfoirés ! Seulement dans vos rêves je vous parle ! Seulement dans vos rêves je suis à vous, avec mon petit corps, ma belle couleur de peau foncée et ma douce voix. Vous, Européens, vous êtes pervers ! Tous ! Vous fuyez dans vos rêves pour éviter un effondrement dans votre vraie vie ! […] Je vous emmerde ! Ça au moins vous l’entendez ! Et vous le comprenez !12
18Ces prises de parole dénoncent les stéréotypes racistes nourris par les Européens, Allemands et Français notamment — ces deux langues étant celles du spectacle — envers l’Afrique. Sur le corps d’Amado Komi, le public blanc fantasme la pauvreté, la malnutrition des enfants africains — directement illustrée par la photo d’un enfant de profil, au ventre gonflé, projetée en fond de scène lors de la harangue. Puis Schlingensief entre pour son monologue final, en arrière‑plan un film le montre en mage blanc gigantesque. Il affirme être aimé des Africains, tout en reconnaissant le tort séculaire des Européens ayant colonisé l’Afrique jusque dans la création des images de ce continent, transmises au reste du monde ; l’Afrique doit désormais communiquer ses propres images. Cette morale signant la fin de la pièce rejoint les préceptes accompagnant la construction du Village Opéra : la structure dont le centre est une école d’art avec des cours de musique, théâtre, danse, ne doit en aucun cas véhiculer un héritage colonial européen.
Le théâtre, sanctuaire des jeux de présence et d’absence
19Le « lieu d’où l’on voit » (theatron) est propice à l’exposition d’un individu presque déjà absent, devant la communauté des autres hommes, bien présents. Les deux mises en scène jouent sur la présence et l’absence du metteur en scène, alternativement de manière contrôlée ou involontaire. L’actrice Angela Winkler prononce dans Une église de la peur : « Ce qui est important ce n’est pas la présence du prêtre mais de celui qui potentiellement va disparaître13 », soulignant l’imminence de la disparition du sujet au centre de la liturgie. Ce doute flottant autour de l’arrivée du metteur en scène est une constante des deux spectacles.
20Dans Une église de la peur, l’effet d’attente est aussi créé tout au long du spectacle : s’il est question de la présence de celui amené à mourir depuis le début du spectacle, il est surtout joué par des comédiens. Schlingensief entre enfin — si son état de santé le lui permettait ce soir-là — pour une des scènes de fin, pour consacrer l’hostie. Le dispositif se déploie ainsi à l’inverse de celui du Fils Naturel de Diderot (1757) : lorsque Schlingensief rejoint les comédiens à la fin de la représentation, il rompt les conventions de jeu et provoque une rupture de l’épaisseur de la représentation — là où chez Diderot c’est l’arrivée d’un comédien qui provoque la rupture, les « vraies personnes » incarnant jusque‑là leur propre rôle14. De même, dans Via Intolleranza II, l’effet d’attente lié à l’apparition possible du metteur en scène fonctionne comme ressort dramaturgique. Initialement conçue pour s’achever sur un monologue de Schlingensief devant une vidéo où il apparaît en costume blanc dans la brousse burkinabé, la pièce peut s’adapter à son absence, les soirs où il est trop faible. En effet, le metteur en scène a élaboré une variante avec sa conceptrice vidéo, Meika Dresenkamp : celle‑ci l’a filmé prononçant son monologue lors de répétitions ; les soirs où Schlingensief est absent physiquement, la vidéo le montrant en taille réelle est projetée sur l’autre vidéo le montrant en mage blanc, démesuré.
21Ainsi, de part et d’autre de la disparition de l’artiste, les deux spectacles se diffractent tant au niveau de leur contenu que de leur forme, en fonction de la présence ou de l’absence du metteur en scène. Ces deux modes d’existence — présence physique ou absence du metteur en scène — deviennent leur spécificité15, chacun des deux spectacles existant ainsi sous deux formes, et avec deux contenus différents. Cette dramaturgie spécifique intégrant, au besoin, l’absence du corps de l’autopsié, s’est appliquée systématiquement aux représentations qui ont eu lieu après la disparition de leur auteur : créé le 15 mai 2010 au festival Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, Via Intolleranza II a connu une longue tournée après la disparition de Schlingensief le 21 août 2010. Le spectacle a été sélectionné aux Theatertreffen comme mise en scène marquante de l’année écoulée à la fin du mois de mai 2011, puis invité en tournée à Helsinki, à Amsterdam et à Varsovie16.
Une église de la peur devant l’étranger qui est en moi – Un oratorio Fluxus, Friederike Harmsen et Komi Mizrajim Togbonou. Photo prise pendant une répétition à Duisbourg en 2008 par Jörg Carstensen17.
Les codes de la liturgie
22Le passage de la présence à l’absence, caractéristique du trépas, trouve dans le théâtre, et dans la cérémonie recourant aux symboles, un terreau idéal pour se déployer. L’art dramatique jouant sur la suggestion des choses absentes, par la fiction, l’imagination et les effets de scène, et la cérémonie s’appuyant sur le concret employé comme symbole vers un horizon non tangible, le théâtre comme la cérémonie sont des cadres adaptés pour accueillir la représentation du trépas.
23La représentation du corps s’effaçant varie dans les dramaturgies des deux spectacles. Dans Une église de la peur, le metteur en scène consacre l’hostie qui renvoie à son propre corps. Dans Via Intolleranza II, le corps du metteur en scène européen, beaucoup moins présent, cède la place aux artistes qu’il a réunis, désormais autonomes. Alors que dans le premier spectacle, le corps et le sang de l’artiste se trouvent transsubstantiés par l’eucharistie18, dans le second, le corps fantomatique du mage blanc s’efface finalement pour annoncer la dimension d’un au-delà mystique, animiste, accessible depuis la nature burkinabé. Cependant, un dénominateur commun émerge au fil des spectacles : la souffrance envisagée comme voie vers la libération. Selon la foi catholique, la souffrance, la peine des justes, doit permettre d’accéder au paradis, tandis que selon le plasticien allemand Joseph Beuys, le seul geste de « montrer sa plaie » permet la guérison selon la maxime « Montre ta plaie, seul celui qui montre sa plaie sera guéri 19 ». L’analyse de la scène d’eucharistie d’Une église de la peur éclaire le traitement particulier de la souffrance par l’artiste, au contact de ces deux influences paradoxales.
Schingensief célébrant l’eucharistie, entouré d’Angela Winkler, Achim von Paczensky, Norbert Müller20. On peut voir au premier plan Klaus Beyer et Karin Witt en costume de pape.
À la croisée de la foi catholique et de FLUXUS : l’Eucharistie revisitée
24La liturgie chrétienne d’Une église de la peur – Un oratorio Fluxus est très empreinte de l’influence figurant dans la seconde partie du titre. L’actrice, Mira Partecke annonce d’une voix monocorde :
Lecture du ve Évangile de Joseph Beuys. Ce serait là une immense question à résoudre : qui apporte le plus au monde ? Les actifs ou ceux qui souffrent ? J’ai toujours décidé que c’était ceux qui souffrent. L’actif peut accomplir l’impossible pour le monde, mais le souffrant qui ne peut rien faire, remplit le monde d’une substance christique par sa souffrance21.
25Dans cette réplique, le meilleur rôle revient aux souffrants, mais ceux‑ci ne doivent pas avoir peur de la souffrance : elle est une force créatrice. En réaction au climat de peur que fait régner l’Église, Schlingensief souhaite libérer les croyants de l’angoisse afin qu’ils s’emparent de leur souffrance comme d’un levier pour agir. La souffrance dégagée de la peur livre la clé vers un double bonheur chrétien et beuyssien : « Voyez le lièvre, » continue Mira Partecke, « car c’est lui qui vous explique la foi. Entonnons à présent le chant des anges…22 »
26Cette scène d’eucharistie est très ambivalente du fait d’une certaine désinvolture de la part de Schlingensief par les entrelacs des deux références principales, qui confirment le blasphème. L’artiste qui s’est souvent livré au sacrilège dans ses films – notamment dans Terror 2000 (1992) ou United Trash (1996) dans lesquels les acteurs Udo Kier ou Joachim Tomaschewsky incarnent des prêtres attirés par des prostitués transsexuels et des enfants en très bas âge — semble rentrer dans le giron de l’Église par une cérémonie reprenant avec précision les codes liturgiques catholiques — ce qui, à l’époque, n’a pas manqué de susciter l’étonnement de certains de ses anciens collaborateurs23. Cette scène d’eucharistie regorge de paradoxes : l’artiste procède au blasphème suprême en orchestrant la communion alors qu’il n’est pas prêtre ; et loin de s’inscrire dans une parodie, il paraît tout à fait sérieux dans sa reprise des paroles exactes du Christ :
Brandissant le calice
De même il prit après le repas le calice, Il remercia de nouveau,
le transmit à ses amis et dit : Prenez et buvez‑en tous
Car ceci est mon sang, que j’ai versé pour vous24.
27Par ces paroles performatives, Christoph Schlingensief se hausse au niveau de celui dont il porte l’une des formes du nom, offrant son sang et sa chair sous la forme du vin et du pain de messe, et se livre au péché d’orgueil. Quand une pluie d’hosties s’abat tout à coup sur tous les membres du chœur accourus dans la nef de l’église du décor, Stefan Kolosko et Schlingensief ne prennent bientôt plus le temps de les administrer une à une aux communiants, qui ne sont autres que les enfants de chœur par ailleurs pas encore en âge de communier, mais, nouveau blasphème, ils les jettent bientôt sur la foule. En actualisant son sacrifice par l’eucharistie, le metteur en scène s’offre aux communiants et aux spectateurs, affirmant son sacrilège aux yeux de tous ; par le dispositif du théâtre, il se singularise encore, puisque se mettre en scène en train de blasphémer, redouble le sacrilège. En outre, la phrase qui a ouvert la pièce, « S’il vous plaît, ne touchez pas ! » rappelant le Noli me tangere du Christ ressuscité, inverse l’ordre de la narration biblique : le metteur en scène la prononce au début du spectacle alors que le Christ, lui, la prononçait à la fin de sa vie terrestre. Au sein du spectacle même, la phrase se heurte aussi à la cohérence du message délivré par Schlingensief qui enjoint en fait aux spectateurs de toucher ses plaies. La confusion des références bibliques ou empruntées à Beuys achève de le présenter comme un iconoclaste, repentant certes, mais qui au moment décisif, ne peut s’empêcher de briser encore les idoles.
28Pris entre le Christ et Joseph Beuys, Schlingensief appelle à communier pour se transcender : le blasphème de l’eucharistie se mue en un appel à l’autonomie.
Restez autonomes, restez auprès de vous‑mêmes. Ne laissez personne vous raconter des choses sur l’avenir et croyez seulement en un avenir que vous seul déterminez ! FLUXUS !25.
29Porte‑parole de la doctrine du plasticien allemand, il encourage ses spectateurs à s’émanciper : l’indépendance du malade vis‑à‑vis de sa maladie est essentielle — le traumatisme lié au cancer l’a même mené à mettre en place à l’époque un forum sur internet intitulé « Patients en état de choc »26. La cérémonie devient alors très musicale et la procession du chœur de gospel se trouve comme rembobinée : les acteurs se déplacent en marche arrière, comme si la messe n’avait jamais existé, ou que le cérémonial grave n’avait finalement pas lieu d’être. Ce texte prononcé par l’artiste appuie cette volonté affichée de rester autonome dans la maladie :
Clochettes et encens
Se soumettre de son plein gré, signifie aussi vouloir arriver à un terme, sur un certain axe du temps. Jésus se trompe‑t‑il alors ? Car se soumettre de son plein gré veut bien dire : « D’accord, abattez-moi à présent ! » On connaît ça des films kitsch, mais dans la réalité, ça n’apporte rien du tout. Car l’esprit humain est bien trop petit pour être capable d’une telle générosité, nécessaire pour dire : « Décidez, VOUS, quelle est ma limite. »
Seigneur, pardonne‑moi ma bêtise.
30Au moyen de formules librement adaptées de l’Évangile, le performeur enveloppe l’eucharistie de sa mythologie personnelle. La voix tonitruante de Komi Mizrajim Togbonou, dans le rôle d’un prêtre, reprend une déclaration très connue de Schlingensief répétée notamment dans ses journaux de maladie27 :
« Mon Dieu, pourquoi m’as‑tu abandonné ? » Cette phrase, Jésus ne l’a pas dite sur la croix, j’en suis persuadé. […] Je crois qu’ila dit « Aïe ! » et je ne sais pas quoi encore, mais il n’a jamais reproché qu’on l’ait abandonné. Il a simplement dit : « Je suis autonome ! »28.
31La formule souligne que le performeur n’accepte de déléguer à quiconque le droit de décréter la fin de sa vie, ce droit revenant au seul souffrant. Ce spectacle a alors pour seule fonction de permettre « aux pensées de trouver une raison que chacun comprend : devoir mourir, mais vouloir vivre29 » — selon une formule pensée avant sa maladie. Via le décorum de l’église, les spectateurs d’abord réconfortés par un cadre liturgique familier, peuvent bientôt décider pour eux‑mêmes comment affronter les deux pôles existentiels : la soif absolue de vie versus la condition humaine limitée. Loin de viser la seule religion catholique, le metteur en scène entend, par l’éclectisme des références associées au rituel, s’adresser au plus grand nombre de spectateurs. Saisir la possibilité de prendre sa vie en main, même si cela doit se solder par un échec, est primordial : cet effort permet de prendre part au monde30.
32Dans Via Intolleranza II, la dimension sacrificielle transparaît surtout dans le monologue final de Schlingensief déjà évoqué — prononcé par Stefan Kolosko lors de la représentation des Theatertreffen :
Je vous aime vraiment beaucoup. Je voudrais vous donner quelque chose. Vraiment rien. Oui rien. Juste un corps. Et ce corps, mettez-le dans votre poêle pour cuisiner, mangez-moi, recrachez-moi sous forme d’excrément, puis couvrez vos champs de ma matière et ce qui y poussera, mangez‑le encore et encore31.
33Ici, ni la chair ni le sang ne se transforment plus en pain et en vin, mais le corps sert, tel quel, comme aliment pour d’autres hommes — peut-être les spectateurs — et plus tard, digéré puis rejeté, d’engrais pour les champs. Le corps de l’artiste n’est donc plus transsubstantié comme dans la mise en scène précédente mais directement comestible et bénéfique à d’autres individus.
Cliché issu de la captation 3 sat du spectacle lors des Theatertreffen en mai 201132. En l’absence de Schlingensief, les deux vidéos de la fin étaient superposées : celle conçue pour toutes les représentations, le montrant en mage blanc dans la brousse burkinabé, l’autre prise pendant les répétitions, dans laquelle il apparaissait grandeur nature, pour prononcer le monologue de fin.
Le spectre
34La metteuse en scène Agathe Chion, qui a assisté Schlingensief sur Via Intolleranza II,livre une lecture particulière de la fin du spectacle. Selon elle :
le Video Einspieler [la séquence vidéo] de la fin est étonnant. Quand il était vivant, il passait sous le rideau, il passait sous la vidéo et la vidéo apparaissait, […] c’était déjà un peu spectral33.
35Cette image du spectre, finale dans Via Intolleranza II comme dans Une église de la peur, constitue un personnage à part entière. Schlingensief, en finissant ses spectacles par un spectre de lui‑même filmé, reprend la tradition du cinéma envisagé sous l’angle de son rapport intime avec la mort, comme le concevaient Gorki et Cocteau34.De cette façon, il se construit comme « revenant » selon la tradition médiévale : trépassé, il revient sous l’apparence lumineuse tel qu’il était au moment de sa disparition. Maniant différents extraits filmés de diverses périodes de sa vie, il présente sur scène les spectres de différentes temporalités, de l’enfant à l’adulte, en santé puis malade. Ainsi, l’artiste très intéressé par sa mort organique ne semble paradoxalement pas l’être par sa dépouille : les yeux se baissant sur la table de dissection n’y découvrent nul corps35. La formule à la fin de Via Intolleranza II peut alors prendre tout son sens : « Je voudrais vous donner quelque chose. Presque rien. Juste un corps », soulignant l’intérêt de l’artiste non pas pour le sacrifice d’un corps organique mais pour l’au‑delà.
Décès de l’artiste : nouvelles clés de lecture a posteriori
36La vraie mort finale de l’artiste renouvelle l’interprétation que l’on peut faire de son œuvre. L’enterrement religieux de l’artiste selon le rite catholique embaume de mystère sa repentance finale, comme si l’Église lui avait pardonné son sacrilège. Par les nombreux échos et effets d’annonce dans les deux mises en scène, Schlingensief semble avoir tout prévu des suites de sa maladie… jusqu’à sa cérémonie d’enterrement. Dans l’église d’Oberhausen, modèle pour Une église de la peur— cette fois bien dans l’originale, et non dans sa réplique sous forme de décor de théâtre —, s’est tenue, lors de l’été 2010, la vraie cérémonie de son enterrement. Celle‑ci a ainsi rejoué dans la réalité, sur un mode tragique et définitif, la mise en scène déroulée deux ans plus tôt. Comble du flou dans la mise en scène de la disparition fictive et réelle : la mise en terre n’a pas eu lieu à Oberhausen mais à Berlin, à un emplacement gardé secret. Rares sont les personnes, aujourd’hui encore, qui savent où repose le corps.
Postérité : la survie des spectacles après la disparition de l’auteur
37Les deux spectacles ont survécu à leur créateur. Le destin particulier de Via Intolleranza II a été souligné plus haut. Quant à Une église de la peur, le décor et tous les objets de la scénographie ont été repris lorsque Aino Laberenz, la veuve de Schlingensief, et Susanne Gaensheimer, curatrice du Pavillon allemand, ont créé l’exposition Schlingensief lors de la Biennale de Venise de 2011 (l’artiste avait été sélectionné pour y représenter son pays). Le projet Une église de la peur occupait la salle centrale du Pavillon allemand. Dans la scénographie, aucun comédien n’apparaissait : seule résonnait la bande son de Schlingensief sur son lit d’hôpital, énonçant le journal intime de sa maladie dans son dictaphone. Il est troublant de constater à quel point ces deux œuvres, jusque dans leur survie à leur créateur, semblent servir les plans conçus par l’artiste.
38En mettant en scène sa propre disparition au sein de ses spectacles, Schlingensief s’attribue une place particulière, comme si lui‑même se faisait commentateur de son œuvre entière. Il met en scène une œuvre au moment où il s’observe disparaître ; dans cette mesure il peut être question d’une « auto‑autopsie ». Par‑delà le temps, il semble inviter à comprendre son travail comme une entité close : avec ces deux spectacles, et l’éclairage d’une mort présentée comme une étape de son chemin de croix artistique, il indique combien la souffrance et la disparition constituent tant une composante qu’une grille de lecture de son œuvre. En réalisant lui‑même la synthèse de son œuvre, il fait coïncider l’analyse métaphysique de sa mort avec l’analyse post mortem de ses créations36. Cette maîtrise apparente du commentaire de son travail a eu un impact sur sa réception : nombreux sont les commentateurs qui ont vu en lui un « artiste total », autant capable de traiter tous les supports artistiques que d’en livrer une lecture maîtrisée de bout en bout. Mais ces deux qualificatifs révèlent une forme de tentation d’approcher son œuvre de manière téléologique, avec une cohérence narrative forte, en partant du postulat que certains artistes règnent tels des démiurges sur leurs créations.
39Aujourd’hui en Allemagne, la figure de Schlingensief n’est plus perçue comme de son vivant. Sa fin tragique, liée au cancer du poumon alors qu’il est encore jeune et « n’a jamais fumé37 » a largement influencé l’opinion publique. Les coupures de presse publiées avant et après sa disparition montrent cette évolution. Quand la maladie de l’artiste a été connue du grand public, de nombreux critiques ont commencé à s’excuser publiquement du mauvais traitement infligé au long de sa carrière. Après sa mort, il est difficile de trouver des articles de presse critiques ; la tentation de tout figer par le souvenir semble grande, De mortuis nihil nisi bonum.
40Par ces deux œuvres, Schlingensief a tenté de dresser des bilans de vie, mais la chose n’est pas sans difficulté car, comme le souligne Henri Gouhier dans Le Théâtre et l’Existence(1952) :
[…] réduite à un épisode biologique, la mort est un fait naturel, pas plus dramatique que les autres. […] La mort ne devient dramatique que rapportée à un sujet, c’est-à-dire à un être qui, par la conscience qu’il a de soi, se pose toujours au delà d’un simple assemblage d’organes38.
41L’artiste performeur qui a tenté de « regarder cette mort en face avec la volonté de ne pas idéaliser le cadavre », n’a pourtant pas pu empêcher cette « nouvelle forme du combat avec l’Ange, avec l’Ange qui, dans les tableaux des vieux maîtres, emporte l’âme au ciel » et l’apparition du « pathétique qui se fuit » mais « n’en est pas moins pathétique39 ».
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42Schlingensief, qui a fabriqué une identité d’auteur à partir de matériaux filmiques, théâtraux, et d’expériences vécues, répond alors d’une manière complexe à la proposition de Barthes : en mourant, il ne cède pas la place à une nouvelle lecture de son œuvre, mais il maîtrise les codes qu’il pose, en vue d’établir un mythe personnel, qui ne renonce pas au pathétique. Personne ne connaît précisément les instructions relatives à la gestion de son héritage laissées à sa veuve, Aino Laberenz. Quoi qu’il en soit, celle‑ci protège et surveille de près les artistes qui voudraient se référer à l’œuvre de son mari, ou en reprendre des aspects40. Quand Schlingensief a demandé à Aino Laberenz de limiter les possibilités d’accès à son œuvre, il semblait ainsi figer sa mort comme créateur. Si l’accès aux œuvres de Schlingensief est parfois restreint pour les praticiens des arts vivants, il l’est beaucoup moins pour les chercheurs, qui ne se lassent pas d’analyser cet auteur.