Sagesse d’Édouard Levé. Sens, écriture et questionnement éthique dans Suicide (2008)
« L’homme parfait est sans moi, l’homme inspiré est
sans œuvre, l’homme saint ne laisse pas de nom. »
Tchouang-tseu, I (ive s. av. J-C) (trad. Liou Kia-hway & Paul Demiéville)
Les adieux manqués d’un suicidé
1L’œuvre littéraire du plasticien, photographe et écrivain Édouard Levé (1965‑2007) ne comporte que quatre titres, parus aux éditions P.O.L entre 2002 et 2007 : Œuvres (2002), Journal (2004), Autoportrait (2005) et Suicide (2008)1. C’est de ce dernier texte, publié à titre posthume quelques semaines à peine après le suicide de Levé, qu’il sera ici question2. Cet écrit relativement bref se distingue par sa « scénographie3 » inaccoutumée, c’est‑à‑dire par sa manière peu conventionnelle de mettre en scène la circulation de la parole : s’adressant en « tu » à l’un de ses proches qui s’est tué à l’âge de vingt‑cinq ans, le narrateur de ce texte évoque, à coups de fragments ciselés dans une langue délibérément désincarnée, les circonstances de la vie et de la mort du défunt, et tente de livrer de celui‑ci un portrait.
2Sans ambages, Suicide s’ouvre sur le micro‑récit de l’événement autour duquel il s’articule : la mort volontaire d’un ami du « je », ami dont le nom restera jusqu’au bout inconnu. À l’issue de ce fragment inaugural, Levé mentionne le curieux incident couronnant la découverte de la dépouille par l’épouse du disparu :
Tu as laissé sur la table une bande dessinée ouverte sur une double page. Dans l’émotion, ta femme s’appuie sur la table, le livre bascule en se refermant sur lui-même avant qu’elle ne comprenne que c’était ton dernier message (S, p.9).
3L’amorce de l’ultime texte d’Édouard Levé révèle donc de quelle manière la déclaration testamentaire qu’un individu entend laisser avant de mettre fin à ses jours manque son but, se dissémine avant de parvenir à son principal destinataire.
4Or, ainsi que la suite de cet article s’efforcera de le montrer, tout le livre se place sous le signe de ce message gâché, de cette parole inentendue, de cette déperdition de sens. De fait, Suicide ébauche, en creux, une espèce d’« art de vivre » à l’usage d’une humanité dépeinte comme immergée dans un « univers de signes4 », qu’elle tâche sans relâche d’interpréter, sans garantie de succès et en dépit du devenir ininterrompu emportant les êtres et les choses. Ce besoin de signification peut‑être impossible à rassasier, l’écriture en général s’efforce d’y répondre — et Suicide ne déroge pas à la règle, en se demandant en actes comment brosser le portrait d’autrui, comment traquer la « vérité » d’un être, si tant est que ce mot, dans cet usage spécifique, veuille dire quoi que ce soit. Les défunts n’ont plus l’opportunité de contester ou de critiquer la manière dont on les dépeint ; le questionnement que porte le texte de Levé se veut donc doublement précautionneux : compte tenu de l’engagement de chacun·e dans l’inlassable processus de « fabrication du sens5 », que faire des morts ? Quel accueil leur réserver ? Comment s’en souvenir ? À quelle survie peuvent‑ils prétendre dans la mémoire des vivants, et dans cette mémoire objectivée qu’est l’écriture ? De la part de Levé, cette rumination n’a rien de désintéressé : que l’écrivain projette ou non son suicide au moment de la rédaction de son ultime texte, il n’ignore pas sa propre finitude ; à ces premières questions viennent donc s’en adjoindre d’autres, afférentes, modulées en « je » : quel sort m’est‑il promis, au‑delà de ma disparition ? Et plus généralement : comment concevoir, notamment dans l’écriture, un rapport juste à soi, autant qu’à l’autre — mort ou vif6 ? Quelque chose de cet ordre est‑il seulement imaginable ? C’est le fil tressé par ces interrogations qu’il s’agira ici de suivre.
De Autoportrait à Suicide
5Portrait écrit, Suicide forme un étrange diptyque avec Autoportrait, un ouvrage qui le précède chronologiquement dans le corpus des œuvres littéraires de Levé, et qui s’apparente à une accumulation parataxique de quelque 1500 propositions à la première personne du singulier. Ce texte, par l’entremise duquel Levé se confrontait pour la première fois à l’écriture de soi, se lit donc comme une succession d’éléments fragmentaires relevant pleinement, dans sa discontinuité et son art, de la juxtaposition impromptue comme du montage, de l’autoportrait tel que Michel Beaujour l’a caractérisé dans Miroirs d’encre (notamment à partir de Leiris et Montaigne)7. Dans la mesure où Suicide se coule peu ou prou dans le même moule formel et se distingue lui aussi par sa teneur autobiographique, il n’y aurait, est‑on tenté de proposer, qu’un pas du « je » au « tu », de l’autoportrait de 2005 à l’« hétéroportrait » de 2008 — et à vrai dire, peut‑être moins qu’un pas, car un certain nombre de prédicats attribués au « je » d’Autoportrait se trouvent rapportés au « tu » de Suicide8.
6Mais évidemment, ce qui semble rapprocher de façon incontestable Levé de l’ami disparu, le « je » du « tu », c’est le geste du suicide lui‑même. Le 15 octobre 2007, une dizaine de jours après avoir transmis le tapuscrit de Suicide à Paul Otchakovsky‑Laurens, Édouard Levé met fin à ses jours. Cet événement tragique n’a rien d’anecdotique : largement médiatisé par le discours critique et journalistique, souligné par l’énonciation éditoriale prenant en charge la diffusion du travail de Levé9, il se présente comme indissociable d’un texte qui ne paraîtra qu’à titre posthume — aussi en informe‑t‑il la réception de façon déterminante. Même si les interrogations qu’il véhicule peuvent s’appliquer aux vivants, Suicide est difficilement abordable indépendamment de son contexte le plus immédiat : dans son travail de déchiffrement, le lecteur est vivement invité à convoquer ce hors‑texte que constitue la mort volontaire de Levé. Cette façon de quitter la vie a de fait quelque chose d’obnubilant, et, de ce point de vue, on réserve à l’écrivain le sort qui sanctionnait la disparition de son ami :
Ceux qui te connurent relisent chacun de tes gestes à la lumière du dernier. L’ombre de ce grand arbre noir cache désormais la forêt que fut ta vie. Quand on parle de toi, on commence par raconter ta mort, avant de remonter le temps pour l’expliquer (S,p. 33).
7Ce constat ne va pas sans affecter la distinction commode qui sépare usuellement l’art de la vie : en alimentant substantiellement sa persona — i. e. le masque de sa face publique —, le suicide de l’écrivain prolonge son texte et tend pour ainsi dire à l’attirer dans le vif de l’expérience.
Entre l’art et la vie
8À cet égard, tout se passe comme si Levé, en choisissant de mettre fin à ses jours, réalisait une sorte de performance sans retour reposant sur la liquidation volontaire du corps, mobilisé (pour être, en quelque sorte, « congédié ») à titre de medium fondamental, c’est‑à‑dire en tant que base irréductible de toute expérience (et, a fortiori, en tant que « matière première » plus ou moins manifeste de toute démarche artistique)10. La mort par pendaison de son auteur intègre donc Suicide à un dispositif « transmédiatique11 » d’une radicalité peu commune, face auquel il s’avère périlleux de distinguer ce qui relève de la « littérature » et ce qui touche à la vie brute en tant qu’elle se met en jeu dans le performance art.
9Ainsi considéré, le geste de Levé repousse les limites de l’art pour s’inscrire quelque part dans le sillage de l’auto‑éventration rituelle de l’écrivain japonais Yukio Mishima (suivie de sa décapitation), et du suicide par noyade de Spalding Gray12. Le texte, quant à lui, entre dans une zone d’indistinction : à supposer qu’il vaille comme le complément nécessaire, la trace, l’archive d’une démarche artistique extrême, accomplie sans témoins, ressortit‑il encore à la littérature ? Si l’on répond par l’affirmative à cette question, toute incertitude statutaire ne s’en trouve pas pour autant levée, puisqu’en raison de la complexité de son énonciation et de l’étroitesse du rapport qu’il entretient avec son contexte, le monologue que compose Suicide s’ingénie à esquiver toute assignation stable, notamment sur le plan générique.
10Artefact déroutant, le texte de Levé se caractérise en effet par son jeu d’adresses contrasté ; portrait tout autant qu’autoportrait détourné, il ne se destine pas qu’à l’ami disparu dont il constitue le tombeau ou le mémorial. Il vaut également :
111. pour l’auteur lui‑même, comme entreprise de subjectivation (i. e. de « constitution de soi13 ») et cénotaphe prospectif dressé à soi‑même14 ;
122. pour ses proches, comme « message » d’adieu et justification anticipée du suicide à venir ; et
133. au‑delà de la sphère intime, pour la communauté large mais incertaine de ses lecteurs, quels qu’ils soient, en tant qu’œuvre labellisée « littéraire », au moins par le fait de son énonciation éditoriale (P.O.L dans un premier temps, Gallimard et sa collection « Folio » dans un second, s’érigent en espaces de publication solidement associés à la « littérature », peu importe la pertinence de ce label dans le cas présent).
14Peut‑être objectera‑t‑on qu’il y a quelque indécence à confondre ainsi suicide et performance, drame vécu et geste artistique. S’abstenir de penser cet amalgame, sous prétexte qu’il désamorce en quelque sorte de manière obscène l’événement de la mort, reviendrait pourtant à ignorer sciemment un postulat essentiel du travail de Levé, particulièrement saillant dans Suicide. Cette publication posthume manifeste en effet avec insistance la conviction profonde de son auteur15 : fondamentalement, le réel ne serait rien d’autre qu’un tissu de codes, de scripts, de scénarios, de partitions, de postures, de chorégraphies qu’il s’agirait en permanence d’investir et de déchiffrer. Dans cette perspective, la vie s’apparente dans les pages de Suicide à un « film » (S, p. 49 et p. 84) ou à une succession de scènes jouées par des acteurs16 et potentiellement répétables17. L’expérience du monde que le narrateur prête à son allocutaire, quant à elle, se module sous l’angle de la représentation ou de la pose18 ; c’est ainsi que même la scansion, la péripétie la plus extrême de l’existence du « tu » — celle qui y met un terme, à savoir son suicide — s’assimile in fine à un spectacle planifié, prémédité, s’appuyant sur un « scénario » (S, p. 83) :
Tu n’avais pas le goût du spectacle, mais la mort que tu as choisie exigeait que tu décides du lieu, du moment et de la manière. Pour l’accomplir, tu fus contraint de la mettre en scène (S, p. 29‑30).
Dédoublement et étrangeté à soi-même
15« Hétéroportrait », Suicide se révèle aussi, et sans doute surtout, autoportrait indirect, autrement dit ne se réalisant qu’au prix d’un détour par l’autre19. Dans ces conditions, la pratique de l’interpellation permet de figurer, comme dans Un Homme qui dort(1967) de Georges Perec20, le dédoublement de l’instance narratrice. Le « tu » qu’emploie Levé s’impose ainsi autant comme la deuxième personne de l’apostrophe ou de l’adresse à autrui, que comme celle du soliloque ou de la rumination, qu’on utilise lorsqu’on se parle à soi‑même, intérieurement ou à haute voix.
16Dans le travail de Levé, qui l’explore en maintes occasions21, le motif du dédoublement assure d’ailleurs une fonction centrale. En ce qui concerne Suicide, le trouble lié à la dissociation22 ne s’exprime pas seulement par l’intermédiaire de la scénographie réglant la prise de parole. Un certain nombre de fragments décrivent en effet le « tu » comme engagé dans une relation d’étrangeté à lui-même qui lui vaut parfois de ne plus reconnaître « ni [s]es mots ni [s]a pensée » (S, p. 14) ; de ces accès dépressifs où s’abolit toute familiarité avec soi (« les lignes de ton visage s’éteignaient, tu reconnaissais ce que ton habitude te faisait nommer “moi”, mais tu voyais quelqu’un d’autre te regarder » [S, p. 40]), l’ami disparu ne s’extirpait, à en croire Levé, qu’en « jou[ant] […] à mimer des conversations avec des tiers imaginaires » :
Tu croyais devenir fou, mais le ridicule de la situation finissait par te faire rire. Jouer les personnages d’une saynète te faisait exister à nouveau. Tu redevenais toi‑même en incarnant autrui (S,p. 40).
17Redevenir soi‑même en incarnant autrui : étant donné le jeu spéculaire et la savante indistinction entre « je » et « tu » mise en place par Suicide,cette formule paradoxale, ici, a littéralement valeur programmatique.
18À la conversion, sur le plan pragmatique, du Qui suis‑je ? cher aux autoportraitistes en Qui était‑il ? répondent encore les récurrents épisodes d’extase expérimentés par le « tu » : par exemple, sa longue dérive solitaire dans Bordeaux, qu’il ne connaît pas et explore aléatoirement (voir S, p. 44 sq.) ; cette expédition à cheval « au milieu de champs désolés » en proie à un terrible orage (S, p. 19) ; ou encore cette intense séance de sport dans le froid mordant de l’hiver (voir S, p. 79 sq.) L’impression d’« être déjà mort » (S,p. 69), le sentiment de s’extraire (ou, à tout le moins, de se détacher) d’un corps sursaturé de sensations, auquel le « tu » se confronte au cours de ces épisodes, active à sa manière l’un des stéréotypes les plus fréquents des écrits à vocation autobiographique : l’anticipation de la mort de l’auteur — on songe, par exemple, à Montaigne relatant son accident de cheval au deuxième livre des Essais (1580), à Rousseau rapportant son évanouissement dans la deuxième promenade des Rêveries (1782) ou, plus récemment, à Blanchot évoquant L’Instant de [s]a mort (1994).
19Dans le cas de Suicide, cette préfiguration n’a rien d’anodin, de ponctuel ou de secondaire : plutôt que de se limiter au paragraphe d’ouverture décrivant le suicide du « tu », elle semble structurer le texte dans son ensemble — comme si Levé était parvenu à mettre au point un dispositif lui permettant non seulement de raconter par avance son propre suicide à travers celui de son ami, mais de ne faire que cela, à peu de choses près, sur cent douze pages.
La mort de l’auteur, au pied de la lettre
20Dans un bel essai paru en 2011, Jane Gallop s’interroge sur la marque poignante, voire obsédante, que laisse dans un texte, pour le lecteur, la mort récente de son auteur ; ironiquement, elle constate que, pris au pied de la lettre, le leitmotiv poststructuraliste de la « mort de l’auteur » intensifie en fin de compte la présence de celui dont il visait l’éviction23. Dans le cas de Suicide, cette persistance, dont Gallop parle en termes de « hantise24 » (le fantôme de l’auteur hantant en quelque sorte son œuvre), atteint un rare degré d’évidence pour trois raisons au moins :
211. en plus d’être volontaire (donc : particulièrement remarquable et remarquée), la mort de Levé intervient quelques jours seulement après la remise du tapuscrit à l’éditeur ;
222. le texte porte très précisément sur le suicide, le deuil et la survivance des défunts dans la mémoire des vivants ;
233. la scénographie, en jouant du dédoublement, invite à lire l’ouvrage comme un autoportrait.
24Toutefois, ce que Suicide rend singulièrement manifeste, à savoir que l’auctorialité a partie liée avec une forme de spectralité, ne constitue pas son apanage : sous un certain angle, en effet, tout texte, qu’il soit ou pas orphelin depuis peu de son auteur, est parcouru par le fantôme de celui‑ci. À ce titre, une part essentielle du travail de Jacques Derrida vise à montrer que l’écriture, entendue au sens large comme tout usage, écrit ou oral, de signes répétables, implique nécessairement la possibilité de l’absence, donc de la mort, de celui qui écrit25 — c’est pourquoi, relisant le philosophe, Jane Gallop affirme dans son essai que « to be an author is inevitably to be a dead author, past not present26 ».
25Sur ce point, comme c’était déjà le cas pour la question du dédoublement, Suicide thématise son propre effet, en faisant de l’écriture dans son rapport à la vie, à la mort et à la mémoire l’un de ses principaux foyers de questionnement. De fait, si, pour le « tu », la vie ne se discerne plus de sa mise en scène27, c’est qu’elle fait, d’une certaine manière, l’objet d’un codage préalable, autrement dit, d’une écriture, qui la convertit en « comédie » (S, p. 42) ; voilà pourquoi, de façon récurrente, Suicide fait de l’acte d’écrire ou, plus largement, de l’inscription dans le symbolique, l’analogon de tout vécu. Preneur de notes compulsif28, le « tu » est présenté en « auteur », et son suicide en « parole » terminale, clôturant un « livre » (S, p. 15) dans lequel les vivants peuvent se (re)plonger à leur guise.
26En tant qu’« auteur » d’une existence qui se pose en « biographie » (S, p. 34), l’ami disparu survit à l’état de spectre animé par le souvenir et le discours des survivants, semblable à ces « auteurs défunts que l’on continue de publier » et qu’il appelait lui‑même les « morts vivants » (S, p. 20) :
Tu vis encore tant que ceux qui t’ont connu te survivent. Tu mourras avec le dernier d’entre eux. À moins que certains ne t’aient fait vivre en parole dans la mémoire de leurs enfants. Pendant combien de générations vivras-tu ainsi, en personnage oral ? […] Es-tu mort, puisque je te parle ? [A]utrefois lointain, distant et ténébreux, tu rayonnes à présent près de moi. […] Tu es le grand présent. […] Ton fantôme reste debout dans ma mémoire pendant que ton squelette se décompose dans la terre. (S, p. 14‑17)
27Pour Levé, Suicide célèbre donc à la fois deux compagnonnages : celui, grave plutôt que triste29, de l’ami disparu, et celui de son propre fantôme, auquel il se confronte dans l’écriture.
Permanence de l’écriture et faillibilité de la mémoire
28L’écriture fait structurellement preuve d’une forme de « monumentalité30 » qui la condamne à l’anachronisme (i. e. à l’inactualité : l’écriture est toujours lettre morte31), mais lui permet aussi de remédier à l’étroitesse de tout point de vue singulier sur les choses, ainsi qu’aux « imprécisions de [l]a mémoire » (S, p. 41). La faillibilité de celle‑ci constitue d’ailleurs l’une des préoccupations majeures du « tu »32 : Suicide n’en finit plus d’évoquer le recours aux « hupomnêmata33 », ces objets palliatifs qui extériorisent la mémoire en inscrivant le quotidien et qui, pour cette raison, préservent de l’oubli et de l’incohérence l’existence dans ce qu’elle a de révolu — agendas, notes (voir S, p. 58), carnets d’adresses (voir S, p. 74), photographies34 (voir S, p. 82), etc. :
Tu conservais tes agendas des années passées. Tu les relisais quand tu doutais d’exister. Tu revivais ton passé en les feuilletant au hasard, comme si tu survolais une chronique de toi‑même. Il t’arrivait de trouver des rendez‑vous dont tu ne te souvenais pas et des gens dont les noms, écrits de ta main, ne t’évoquaient rien. La plupart des événements te revenaient cependant en mémoire. Tu t’inquiétais alors de ne pas te souvenir de ce qu’il y avait entre les choses écrites. Tu avais aussi vécu ces instants. Où étaient‑ils passés ? (S, p. 29)
29L’effort d’artificialisation destiné à combler les insuffisances de la mémoire « nue » n’est donc lui‑même pas exempt de défauts. Levé rapporte le cas d’un homme dont « le loisir, obsessionnel » (S,p. 59) consiste à archiver minutieusement son quotidien ; de cette anecdote, il tire une conclusion absurde (« Il [cet homme] s’était collectionné lui-même » [S, p. 60]), qui démontre toute la vanité de l’entreprise : qu’elle se matérialise ou pas, nulle mémoire n’est exhaustive. Les hupomnêmata ne sauraient conserver une existence dans son intégralité ; tout au plus en gardent‑ils un réseau de traces incertaines, dérisoires et incomplètes, exposées comme tout artefact à l’engloutissement et à l’oubli. Le « tu » a beau appeler de ses vœux un « agenda exhaustif » (S, p. 66), qui retiendrait à la fois la totalité du passé et du futur, il sait que ce songe n’a rien de réaliste, ni de souhaitable35; ainsi qu’il s’en avise lui‑même en feuilletant ses emplois du temps, le passé nous revient nécessairement à la manière d’une succession discontinue de fragments hétérogènes, grevée de manques — semblable en cela à cet exercice d’anamnèse qu’est également Suicide.
La vie comme destin
30Si, pour Levé, l’écriture, entendue au sens large du terme comme inscription dans le langage ou agencement de signes produisant du sens, offre asile au passé, ses produits s’avèrent toujours partiels et menacés de dégradation. Mais à ces deux carences vient s’en ajouter une troisième : à l’image du message d’adieu adressé par le « tu » à son épouse, tout énoncé encourt le risque de manquer son destinataire — et, dût‑il atteindre celui‑ci, s’expose toujours à la mécompréhension. De fait, qu’elle soit écrite ou orale, une parole se donne à lire, en d’autres termes, à interpréter. Et cette opération de décryptage ne va pas sans comporter son lot d’erreurs possibles. « Expliquer ton suicide ? Personne ne s’y est risqué » (S, p. 21), écrit Levé. La mort du « tu », assimilée à une « parole » (S, p. 15) parce qu’elle se donne comme mise en scène, c’est‑à‑dire comme assemblage de signes, cette mort, donc, appelle une signification — que personne ne semble prêt à lui associer, en raison du risque inhérent à la procédure d’attribution du sens, ou, pour le dire autrement, par crainte d’en produire une lecture erronée ou infidèle. Faire usage du langage, c’est en cela se confronter au danger de n’être pas juste, dont la mort et le silence qui la sanctionne délivrent : « Tu seras toujours juste, puisque tu ne parles plus » (S, p. 13).
31Cette incertitude a vite fait de jeter celui ou celle qui l’éprouve dans la désolation, car elle contrarie violemment le désir de sens caractéristique de cet « homo significans36» dont Barthes parlait dans un texte de 1963. Ainsi le père du suicidé entreprend‑il de reconstituer l’ultime message de son fils, dans l’espoir d’enfin enrayer la prolifération des hypothèses susceptibles d’expliquer sa mort. Dans la bande dessinée recelant le secret qu’il s’efforce de percer,
[i]l cherche la page, et dans la page, la phrase que tu avais choisie. Il note ses réflexions dans un classeur, toujours posé sur son bureau et sur lequel est écrit : « Hypothèses Suicide ». Si tu ouvres le placard situé à gauche de son bureau, tu trouves une dizaine de classeurs de même format, emplis de feuilles manuscrites portant la même étiquette. Il cite les bulles de la bande dessinée comme si c’étaient des prophéties. (S, p. 13)
32Certes, le suicide du « tu » demeure en lui‑même une énigme ; mais la tentation est grande de lui assigner un sens, ou, si cela n’est pas possible, d’y percevoir la justification d’une vie qui, en se terminant de la sorte, trouverait son point d’aboutissement logique et accéderait enfin à sa pleine et entière signification :
Ton suicide est devenu l’acte fondateur, et tes actes antérieurs, que tu croyais libérer du poids du sens par ce geste dont tu aimais l’absurdité, s’en trouvent au contraire aliénés (S, p. 34)37.
33En transformant « la vie en destin38 », selon le mot de Malraux, cette vision téléologique des choses remplit une évidente fonction anxiolytique : elle distille de l’unité et de la consistance là où il n’y a en réalité que chaos et discordance.
Seuls les vivants semblent incohérents. La mort clôt la série des événements qui constituent leur vie. Alors on se résigne à leur trouver un sens. Le leur refuser reviendrait à accepter qu’une vie, donc la vie, est absurde (S, p. 23).
34« Être mort, c’est être en proie aux vivants39 », écrivait Jean‑Paul Sartre. En d’autres termes, c’est aux autres, à ceux et celles qui la liront et l’interpréteront, qu’incombe le sens de ma vie — ce tissu de signes dont je suis pourtant l’auteur. La conversion d’une existence parvenue à son terme en « destin » traduit le besoin, pour les vivants, de lui imposer « la cohérence des choses faites » (S, p. 23) : le destin s’identifie à une vie cadenassée, considérée comme une affaire entendue. Or, en plaçant l’accent sur les réalisations effectives (les « choses faites »), cette cohésion artificielle occulte largement, selon la belle expression de Jean‑François Hamel, « la masse informe de l’inaccompli40 » : pour chacune de ces bifurcations dont l’accumulation façonne la réalité, il existe des voies alternatives qui n’ont pas été empruntées, des scénarios restés irréalisés, des possibles inexplorés.
Déjouer l’arrogance du sens
35L’assimilation d’une existence à un « destin » ne fait peut‑être que manifester, au final, ce que Roland Barthes, dans son cours sur le neutre, appelait, d’une formule quelque peu polémique, le « “fascisme” de la langue41 », ou son « arrogance42 » : malgré les incertitudes dont il est indissociable (ou peut-être à cause d’elles), le sens s’imposerait toujours au prix d’un « coup de force43 ». Il s’appuierait toujours sur la violence du choix qu’implique son ressort principal — le paradigme, entendu comme « l’opposition de deux termes virtuels dont j’actualise l’un, pour parler, pour produire du sens44 ». Le destin, dans cette perspective, c’est la cruauté du symbolique imposée aux signes d’une existence ; cette cruauté, le « tu » en explore lui‑même l’étendue, sur le mode de l’humour et du jeu, lorsqu’observant des badauds, il s’amuse à « les qualifier en trois mots incisifs », réduisant chaque individu à une « catégorie cruelle », à « l’incarnation d’un type »45 : « Puceau de cinquante ans, nain géant, ogre en blouse, partouzeur de droite, commercial à gourmette, vieux teint à talonnettes, comptable pédophile, tapette hétéro » (S, p. 37).
36Contre l’emprise violente que le sens exerce, emprise dont il fait pourtant une brillante démonstration à cette occasion, le « tu » privilégie la déprise : à tous niveaux, sa conduite vise la suspension du choix, la levée du conflit, la déroute du paradigme — autrement dit, le neutre, au sens que Barthes donnait à ce mot46. Grand amateur de vagabondage imaginaire, le « tu » préfère ainsi la spéculation aux cloisonnements de la signification arrêtée :
Quand tu lisais un livre, tu revenais sans cesse à la page intitulée Du même auteur. Tu ne savais pas si tu désirais lire les autres œuvres, mais tu te réjouissais d’imaginer ce que leurs titres suggéraient (S, p. 22)47.
37À rebours de la lecture cohérente et homogénéisante qu’appelle tout corpus en tant qu’il est unifié par son association à un nom d’auteur, le « tu » privilégie un exercice de divagation. Au restaurant ou lors de ses promenades, il reporte sur des contraintes la responsabilité d’opter pour l’une des options qui s’offrent à lui48. De manière générale, il entreprend peu49, et traverse la vie avec impassibilité, voire inexpressivité, « comme […] une statue qui respire » (S, p. 24)50 ; sa disposition au silence, ou, à tout le moins, son penchant pour « le mode de l’interrogation » contre « celui de l’affirmation » (S, p. 84), ses gestes parcimonieux, sa « discrétion » (S, p. 70) frisant l’« anonymat » (S, p. 35), tout cela jette le trouble dans ces mondanités que, du reste, il apprécie fort peu. Aux « soifs contemporaines », il oppose son refus de l’abondance et une propension à l’ascétisme qui confine à la « sécheresse »(S, p. 29), voire au « dénuement » (S, p. 71). « Spectateur et non acteur » (S, p. 35), il fuit les « devoirs urbains » (S, p. 84) pour se réfugier dans le « doute » (S, p. 30) et la contemplation méthodiques, là où il lui est loisible de cultiver « [s]a lenteur et [s]on immobilité » (S, p. 39), et de sonder les possibles, sans jamais en élire un au détriment des autres. Tel l’Oblomov de Gontcharov, l’inertie faite homme, il se distingue par son « goût pour la chambre » (S, p. 70) :
Tu passais ton temps dans ta chambre. […] Concevoir des vacances imaginaires te suffisait. Tu notais dans un carnet les activités que tu aurais pu faire en suivant les tendances du tourisme contemporain. […] Quand tu étais lassé de ta chambre, tu t’apaisais en relisant tes notes sur les vacances imaginaires, et tu fermais les yeux pour les visualiser. (S, p. 22‑23)51
38Ses nuits et ses jours passent ainsi en rêveries, déployées « comme dans un film » (S, p. 84) et manipulées, recomposées, anamorphosées à l’infini52. Couplée à son suicide précoce, la discipline à laquelle le « tu » s’astreint finit par avoir sur sa vie telle qu’elle se donne à lire au narrateur de Suicide un curieux effet ; cette dernière semble inadvenue, comme restée au stade de la virtualité :
Ta vie fut une hypothèse. Ceux qui meurent vieux sont un bloc de passé. On pense à eux, et apparaît ce qu’ils furent. On pense à toi, et apparaît ce que tu aurais pu être. Tu fus et tu resteras un bloc de possibilités. (S, p. 15)
39Il semble que cette forme de passivité intransigeante dont le « tu » se réclame constitue quelque chose de l’ordre de la « sagesse », au sens que François Jullien donne à ce terme : par opposition à la philosophie, laquelle s’ente sur un principe fondateur (« arché53 », suggère Jullien) en fonction duquel elle ordonne ensuite la pensée, la sagesse refuse ce pli premier dans l’étoffe du pensable — elle « ne laisse rien tomber54 », évitant ainsi l’arbitraire, voire le sectarisme de tout commencement. Le sage, par conséquent, se confronte au monde « sans projeter sur lui aucune vision préconçue55 ». Il ne s’entête pas dans un point de vue, une posture, une disposition, un parti pris — c’est pourquoi il est, selon les mots de Confucius ou ceux de Tchouang‑tseu, « sans moi » : dépourvu de tout particularisme personnel. La sagesse ainsi définie ouvre vers un « art de vivre » qui, pour paraphraser Barthes56, pousserait le questionnement éthique dans ses derniers retranchements, en substituant à la question du bon choix — préoccupation éthique par excellence — celle du non‑choix. S’abstenir, comme Bartleby, équivaudrait donc à maintenir toutes ses potentialités irréalisées, et, simultanément, à assumer jusqu’à l’absurde la nature forcément partielle de tout engagement dans le monde.
40Appliqué à l’autre, vivant ou mort, entendu comme texte à interpréter, comment ce principe se décline‑t‑il ? Comment lire, puis écrire l’autre, comment se confronter aux signes qu’il transmet pour les déchiffrer sans sacrifier à la cruauté du sens ? Comment caractériser la « neutralité » de cette écriture qui livrerait des produits « justes » (S, p. 51) ? Suicide ne s’enfermerait‑il pas dans une contradiction performative en faisant le procès du paradigme tout en y souscrivant ?
La forme de Suicide et l’aporie du Neutre
41Il existe au moins deux manières concurrentes d’être le lecteur de l’autre, chacune d’entre elles correspondant à un certain rapport au sens : sur ce point, le prêtre qui assure la messe d’enterrement du « tu » s’opposerait à Levé lui‑même, narrateur de Suicide, hanté par le fantôme du disparu et, à travers celui‑ci, par le sien propre, encore à venir. Là où l’homme d’église évoque le défunt de loin, sans l’avoir connu, comme un être « interchangeable » (S, p. 31), Levé, quant à lui, le laisse advenir, « transmigrer57 », selon le mot de Barthes, dans sa propre existence — il l’y accueille et l’y maintient sans réduire son existence à un destin, c’est‑à‑dire à une trajectoire linéaire, cadenassée par un projet unifié. La lecture qu’il en livre, telle que Suicide s’en fait l’archive, demande un parcours tabulaire, « aléatoire » (S, p. 37), à rebours de l’idéal platonicien du texte assimilé à l’ensemble structuré et hiérarchisé d’un corps58. (C’est pourquoi cette lecture rappelle ces « dictionnaires » que le « tu » lisait « comme d’autres lisent des romans » [S, p. 37]). À la « sagesse » du « tu » répond ainsi celle de Levé lui‑même : l’écriture de Suicide veille en effet à préserver la pluralité inépuisable de l’ami disparu et, par ricochet (en vertu du jeu spéculaire qui caractérise le texte), celle de son auteur : tissée de dédits, de contradictions59, de floraisons de questions promises à demeurer questions60, elle accepte l’errance caractéristique du sens sans y remédier par sa violence. La règle fondamentale du récit, celle du post hoc ergo propter hoc (que Levé conteste explicitement : « si les événements se suivent, on croit que c’est une histoire » [S, p. 38]), est ainsi bafouée au profit d’un principe d’a‑chronologie et de désordre :
Décrire ta vie dans l’ordre serait absurde : je me souviens de toi au hasard. Mon cerveau te ressuscite par détails aléatoires, comme on pioche des billes dans un sac (S, p. 38)61.
42Si, en raison de notre condition d’êtres en permanence immergés dans un monde de signes, chacun·e se pose en auteur·e/interprète de sa propre vie (et de celle des autres), cette auctorialité ne saurait s’assimiler, du point de vue de la « sagesse » à l’œuvre dans Suicide, à celle, hégémonique et monolithique (fixée sur un « sens unique, en quelque sorte théologique62 »), de l’Auteur majuscule, cette « déité quelque peu vétuste de l’ancienne critique63 » qu’évoquait Barthes dans S/Z, et qu’il appelait à renverser dans « La mort de l’auteur ». Elle se rapprocherait plutôt, pour reprendre une des antithèses fétiches des barthésien·ne·s, de celle — polyphonique, instable, labile — dont il est question dans Sade, Fourier, Loyola :
L’auteur qui vient de son texte et va dans notre vie n’a pas d’unité ; il est un simple pluriel de « charmes », le lieu de quelques détails ténus, source cependant de vives lueurs romanesques, un chant discontinu d’amabilités, en quoi néanmoins nous lisons la mort plus sûrement que dans l’épopée d’un destin ; ce n’est pas une personne (civile, morale), c’est un corps. […] Si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des « biographèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion64.
43Ce passage fameux capte très précisément le travail propre de Suicide,en ce que cet ouvrage s’emploie, dans sa contestation du modèle téléologique du récit conventionnel65, à disséminer les « charmes » et les « amabilités»d’une existence — qu’il sauve ce faisant de la coagulation du destin. Lire l’autre justement, le dire justement, ce serait ainsi renoncer « à fermer l’écriture66 », c’est‑à‑dire ne lui imposer ni « cran d’arrêt67 », ni « signifié dernier68 ». Ce serait accepter, voire embrasser l’instabilité propre au sens comme une chance, plutôt que comme une imperfection à réparer, ou une malédiction à enrayer.
44À l’ascétisme du « tu », érigé en modèle de « vertu passive69 », correspond donc celui d’un texte qui élabore autant une éthique du deuil que du rapport à l’autre et à soi‑même. Soi‑même comme un autre : l’autoportrait dérobé que Suicide dessine, en même temps qu’il témoigne d’une relation précautionneuse à l’ami disparu — respectueuse de son « étrangeté » irréductible —, transfère cette relation au « moi » de son auteur, lequel n’est pas plus fermement assignable pour le « je » que ne l’était celui du « tu ». En dépit d’un sentiment de continuité lié à la nature cumulative de la mémoire et à la durabilité du corps, l’identité personnelle n’a effectivement rien de stable : en devenir permanent, elle se soustrait aux comminations du sens et aux désirs de fixité par lesquels on cherche à conjurer l’angoisse d’une vie livrée à l’absurdité, au chaos et à l’incohérence. Ce constat que dresse Suicide se reçoit aussi comme un plaidoyer, transmis par Levé à ceux qui lui survivent, en faveur d’une attitude (d’une disposition existentielle) proche du Wou‑wei décrit par Barthes70 : autrement dit, un « laisser‑être », une équanimité, une forme d’impassibilité qui ne se confond pas avec l’indifférence — une suspension du vouloir et du choisir.
45Toutefois, quoique Levé, comme il l’affirme dans Autoportrait, aspire à une « écriture blanche » (A, p. 45), à « une langue que n’altéreraient ni la traduction ni le passage du temps » (A, p. 71), et « qui ne [lui serait] pas propre » (A, p. 88), il sait ce songe irréalisable : l’arrogance du langage tient de la fatalité, et même la pratique du fragment dont il se réclame71 reconduit, fût‑ce minimalement, les privilèges de la narration. On touche ici du doigt ce que Barthes nommait « l’aporie du Neutre » :
pour faire connaître, pour poser, si légèrement que ce soit, le ne pas parler, il faut à un certain moment le parler. Neutre = impossible : le parler, c’est le défaire, mais ne pas le parler, c’est manquer sa constitution72.
46Le désœuvrement qu’implique l’opposition à la loi du paradigme exige des traces qui l’attestent et, par‑là, le contestent : car la sagesse du neutre conduit nécessairement au silence, entendu que seul le vide d’œuvre permet d’éviter le conflit du sens. Sur ce plan, la forme fragmentaire de Suicide, avatar évident de l’attrait de Levé et de son allocutaire pour l’inachèvement73, se présente comme un pis‑aller : attestable, inséparable du maintien d’une forme de virtuel, mais moins juste que l’absence totale d’œuvre, laquelle, en toute rigueur, serait seulement possible dans la mort — ou, si l’on en croit Foucault, dans la folie74.