La vieillesse romantique
Être un reste, ceci échappe à la langue humaine.
(Victor Hugo, L’Homme qui rit)
All right, Mr. DeMille, I am ready for my closeup.
(Derniers mots du film Sunset Boulevard)
1Dans Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950), Gloria Swanson joue une vieille actrice du cinéma muet qui vit parmi les vestiges de son passé dans une villa que la végétation commence à envahir, perdue dans les recoins sinueux du boulevard qui ceinture le nord de la ville de Los Angeles, tout en rêvant à un rôle qui assurera son grand retour à l’écran. À la dernière scène, on la voit descendre majestueusement les marches de son escalier et, sous le regard complice de nombreux journalistes et du réalisateur Cecil B. DeMille qui joue son propre rôle, exhorter une dernière fois la caméra à se tourner vers son visage, et déclarer, presque frénétique : « All right, Mr. DeMille, I am ready for my closeup1. » Sans que ce dernier geste fasse illusion ni sur l’assistance ni sur le spectateur, qui savent bien que l’actrice est condamnée à la déshérence et à l’oubli, sa réplique est pleine d’une émotion que le dernier sursaut d’une gloire passée, comparable à la force des rayons d’un astre sur le point de disparaître, rehaussent d’un éclat particulièrement poignant. Pour le dire avec les mots de Shakespeare :
The setting sun, and music at the close,
As the last taste of sweets, is sweetest last2.
2Cette remarque sur le panache propre aux derniers instants et sur leur dimension capitale dans le figement d’une image de soi, rejoint en quelque sorte le questionnement d’Edward Saïd sur le « style tardif » des musiciens et des artistes en général, mené dans une étude d’autant plus personnelle qu’elle fut composée alors que Saïd se préparait à mourir3. À notre tour, nous voudrions appliquer cette problématique aux auteurs de l’époque romantique, non par caprice, mais précisément parce que, plus que toute autre génération d’artistes, celle des mages romantiques nés dans les dix premières années du xixe siècle4 a lié d’une manière inéditele travail littéraire et l’image publique de l’écrivain.
3Dans un ouvrage fondateur, José‑Luis Diaz a introduit la notion de « scénographie auctoriale5 » afin de nommer la figure imaginaire qui se dessine à l’horizon d’une œuvre, nourrie à la fois par le « désir d’auteur6 » de tout lecteur et par les « postures7 » que tout écrivain fabrique dans ses textes. La forme moderne de cette interaction entre le dedans et le dehors de l’œuvre, encore prégnante aujourd’hui, est née à l’époque romantique et s’est affinée tout au long du xixe siècle. Les grandes figures de cette période marquent, pour José‑Luis Diaz, des scansions paradigmatiques dans les scénarios auctoriaux que la littérature a expérimentés : poète mourant, poète misère, romantisme de l’énergie, romantisme ironique, etc. Là où chez Paul Bénichou8 chaque « vedette9 » du romantisme semblait rabattue sur une image définitive d’elle‑même, à jamais mages romantiques pour les uns ou écoliers du désenchantement pour les autres, José‑Luis Diaz offre une première voie pour penser l’évolution, la mobilité du scénario auctorial propre à chaque écrivain, bien qu’il souligne le figement qui s’opère le plus souvent à partir de ses premières œuvres10.
4Il nous semble qu’il est possible d’aller plus loin encore. De même qu’un arrêt sur image sur les années 1830 nous fait voir un champ littéraire structuré par les différentes postures propres à chaque auteur de la grande génération romantique (celle qui est née dans les dix premières années du xixe siècle), de même on peut, si l’on adopte cette fois un regard diachronique, suivre ces écrivains à la trace jusqu’à leurs années de vieillesse (pour ceux qui en ont eu une) et déceler une évolution des « scénographies auctoriales » romantiques. On peut alors se demander si, dans le champ littéraire du Second Empire, vingt à trente ans après le point culminant de la jeunesse romantique (révolution de 1830, mouvement des Jeune‑France, bataille d’Hernani, etc.), les survivants de cette grande génération romantique n’ont pas contribué à produire une ultime image d’eux‑mêmes, propre à ces derniers témoins dans un nouveau moment littéraire.
5Quels seraient alors les contours de cette scénographie auctoriale tardive des écrivains romantiques ? Selon quelles modalités un « style tardif » du romantisme se serait‑il élaboré au cours des années 1860, 1870, 1880 ? Il ne s’agit pas ici de cerner un crépuscule du romantisme lui‑même — la révolution inextricablement esthétique, politique et philosophique introduite par le paradigme romantique formant une onde de choc qui dure et évolue au moins jusqu’en 191411 —, mais plutôt l’inflexion sensible qui pourrait colorer l’écriture de fiction et la présentation de soi — indissociables par définition dans le paradigme romantique — des auteurs qui ont incarné ce premier romantisme et qui, dans leurs années de vieillesse, en ont assuré à la fois l’évolution et la continuité biologique et biographique.
La génération romantique dans les années 1860 : extension du domaine de la ruine
6Plus que pour toute autre époque de l’histoire littéraire, la question d’un passage du temps sur le corps des écrivains comme sur leur poétique fictionnelleest pertinente s’agissant du romantisme. En effet, le geste premier des romanciers, des poètes, des savants ou des philosophes romantiques européens a consisté à recueillir les traces d’un monde qu’ils sentaient sur le point de disparaître (coutumes, folklores, traditions orales, superstitions, traits de langue, architectures en ruine, etc.). Pour l’anthropologue Daniel Fabre, ce geste, qu’il lie à ce qu’il nomme le « paradigme des derniers12 », attesterait la complicité aiguë entre le moment romantique et l’élaboration de la discipline anthropologique.
7Nés au soir de la rupture temporelle incarnée par la décennie révolutionnaire, les romantiques français sont habités par le désir de saisir le temps avant qu’il ne s’effondre, de l’incarner dans des récits à forte valeur mémorielle, portés par des personnages qui constituent des « individus-monde » (Daniel Fabre) où s’agrègent ce qu’on pourrait nommer, avec Kazuo Ishiguro, les vestiges du jour13. « Témoigner des failles temporelles dans lesquelles des pans de sociétés, des cosmologies culturelles, des modes de vie ont été engloutis14 », tel serait le cœur du souci anthropologique de la littérature à l’âge romantique. Or celui-ci se trouve en quelque sorte mis au carré quand ces mêmes écrivains dépassent la soixantaine, à une époque où l’espérance de vie moyenne est inférieure à quarante ans15.
8En effet, pendant les années du Second Empire, ces écrivains deviennent progressivement les derniers témoins d’un passé en voie de disparition, face à une modernité portée par des bouleversements techniques (le développement du réseau ferroviaire et l’accélération de l’industrialisation), urbains (les travaux d’Haussmann) et artistiques (l’arrivée d’une nouvelle génération d’artistes, nés autour de 1840 : Zola, qui publie Thérèse Raquin dès 1867 ; Manet, quiexpose Le Déjeuner sur l’herbe au Salon des Refusés en 1863 ; ou encore Bizet, qui compose Les Pêcheurs de Perles la même année). Alors qu’ils avaient auparavant pris pour objet des individus qui portaient en eux les traces d’un monde effondré, les auteurs romantiques encore en vie sous le Second Empire ont pu se prendre eux-mêmes pour objets littéraires et rabattre le souci anthropologique du romantisme sur leur propre expérience, leur propre corps et leur propre écriture.
9Trois figures nous permettent d’explorer ce phénomène dans ses différentes modalités : Victor Hugo (1804-1885), George Sand (1805-1876) et Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), tous trois nés sous le Consulat ou l’Empire et tous trois morts sous la Troisième République. À mesure que le régime de Napoléon III s’installe, et a fortiori après sa chute, les écrivains qui ont constitué la jeunesse romantique dans les années 1830 deviennent une espèce en voie d’extinction : Balzac meurt en 1850, Nerval en 1855, Musset et Sue en 1857, Vigny en 1863, Sainte-Beuve et Lamartine en 1869, Dumas et Mérimée en 187016. À travers les figures d’Hugo, Sand et Barbey d’Aurevilly, nous pouvons donc chercher à cerner les contours de ce dernier moment de la grande génération romantique, au niveau de la poétique romanesque comme à celui de la mise en scène de soi, ces deux éléments étant indissociables dans la construction d’un « scénario auctorial ».
10On remarque tout d’abord le soin pris par ces auteurs à s’identifier à une génération, et partant à se distinguerde celle qui lui succède. Ce geste est prégnant dans la correspondance de Sand avec Flaubert, réceptacle scriptural d’une amitié elle-même nouée sur le tard, alors que Sand avait presque soixante ans, et Flaubert quinze de moins. Le 17 décembre 1866, elle lui écrit ainsi : « Je suis des derniers venus, et vous autres, nés de nous, vous êtes entre les illusions de mon temps et la déception crue des temps nouveaux17. » Est ici opéré un minutieux travail de mise en situation générationnelle entre 1/ l’illusion des révolutionnaires de 1830, 2/ la « déception crue » que cause aux démocrates le régime autoritaire de Napoléon III, ouvrant la voie à un obscurantisme religieux qu’explore le roman partiellement épistolaire de 1864, Mademoiselle la Quintinie18, et 3/ l’entre-deux, peut-être plus aliénant encore, de la génération entrée dans l’âge adulte avec la brutale déception de 1848 (Flaubert et Baudelaire avaient alors 27 ans). Trois ans plus tôt, incitant l’ermite de Croisset à venir la rencontrer à Nohant, Sand s’amusait à l’avertir : « je suis âgée, n’attendez pas que je sois en enfance19 ». Et à François Buloz, directeur de La Revue des Deux-Mondes, qu’elle connaît depuis plus de trente ans : « J’ai un grand bonheur, c’est d’être arrivée avec l’âge à des convictions aussi fortes que mes doutes d’autrefois étaient profonds et douloureux20. »
11Deux faits notables doivent être ici soulignés. D’un côté, Sand se pose en représentante d’une génération vieillissante et en témoin d’un âge révolu, comme elle le fera de façon continue au long des années 1860. En instaurant une telle distinction entre la génération de Flaubert et la sienne, Sand contribue à se poser en survivante d’un monde disparu, et à construire un ethos propre aux écrivains qui, comme elle, ont eu vingt ans avant 1830. Mais d’un autre côté, elle souligne également que l’être-au-monde de cette génération a changé, que les doutes et les illusions de la jeunesse romantique font désormais partie du passé et de l’expérience qui fondent la spécificité de la vieillesse romantique après 1860. Cette mémoire désillusionnée, capable de prendre son propre passé comme nourriture mémorielle, fictionnelle et imaginaire, fonde la singularité de l’écriture tardive de ces auteurs.
12En effet, ce repli sur soi du « souci anthropologique » romantique a des ramifications dans la poétique littéraire elle-même. L’effet du vieillissement, du passage vécu du temps, s’y trouve indirectement projeté. Un exemple tiré des Travailleurs de la mer, publié par Hugo pendant son exil en 1866, illustre cette réverbération indirecte du passage du temps dans l’écriture. Évoquant les mutations des ports anglo-normands, le narrateur écrit :
Il y a quarante ans, on retrouvait dans la bouche des matelots de Jersey et d’Aurigny l’idiome marin classique. On se fût cru en pleine marine du dix-septième siècle21.
13Ici l’époque passée, incarnée par un ancien état de langue22 remontant au xviie siècle et par là à un passé d’Ancien Régime, à un temps long et peu muable, est opposée au moment de la diégèse, dont elle est séparée par une distance de seulement « quarante ans ». Il s’agit d’un écart court, adapté à l’échelle d’une vie humaine et à celle d’Hugo lui-même, alors âgé de soixante-quatre ans. On en retrouve la trace plus loin dans le roman : « Le Saint-Sampson d’aujourd’hui est presque une ville ; le Saint-Sampson d’il y a quarante ans était presque un village23. » L’effort d’estrangement que le roman demande au lecteur n’implique pas un saut de plusieurs siècles, mais de quatre décennies. Cette durée brutale est aussi longue (ou aussi courte) que le temps qu’il a fallu à Paris pour être métamorphosé, d’abord défiguré puis refait à neuf, entre 1826 (date de l’ordonnance royale autorisant l’aménagement du quartier de l’Europe) et 1866 (date de la parution des Travailleurs de la mer, à laquelle la majorité des travaux d’Haussmann ont été mis en chantier ou réalisés). Ces deux points, éloignés de quarante ans seulement, incarnent deux chronotopes presque irréconciliables que le romancier a pu connaître personnellement, et qu’il est un des rares, avec les autres représentants de sa génération, à pouvoir encore comparer. Ainsi, le roman change d’échelle, adaptant l’historicité qu’il configure aux mutations qui entourent son moment d’écriture.
14Enfin, le déplacement dans les motifs fictionnels de durées à taille humaine, moulées sur l’expérience du changement qu’a pu vivre la génération romantique, est parfois prolongé par la construction d’une continuité biographique entre une époque effondrée et le présent silencieux de l’écriture. C’est le cas dans le dispositif narratif du Chevalier des Touches, que Barbey d’Aurevilly publie en 1864.
15Avec L’Ensorcelée, Le Chevalier des Touches est l’autre grand roman aurevillien de la Chouannerie. Dans un jeu d’emboîtement narratif dont il est coutumier, Barbey condense trois niveaux narratifs, trois époques dans un même lieu : le salon d’Ursule et Sainte Touffedelys. C’est ce que résume le titre du premier chapitre : « Trois siècles dans un petit coin24 ». En effet, en une soirée, les petits aristocrates rabougris de ce salon normand sous la Restauration redeviennent les héros de la contre-révolution vendéenne, par l’évocation qui est faite des exploits des soldats chouans par Barbe de Percy devant Aimée de Spens, cette dernière étant désormais sourde et ne pouvant entendre ce récit dont elle fut l’héroïne. Cette collusion aiguë des temporalités éveille immédiatement le souci anthropologique du narrateur :
Il n’y a qu’au versant d’un siècle, au tournant d’un temps dans un autre, qu’on trouve de ces physionomies qui portent la trace d’une époque finie dans les mœurs d’une époque nouvelle, et forment ainsi des originalités qui ressemblent à cet airain de Corinthe fait avec des métaux différents. Elles traversent rapidement les points d’intersection de l’Histoire, et il faut se hâter de les peindre quand on les a vues, parce que, plus tard, rien ne saurait donner une idée de ces types, à jamais perdus25 !
16La présence physique et spectrale du passé guerrier de la Chouannerie se trouve ranimée par l’identité entre ses protagonistes dans les années 1790 et ses témoins qui en assurent le récit oral vingt ans après. En outre, à cette architecture double s’ajoute un troisième niveau. En effet, le récit-cadre se clôt sur l’évocation d’un jeune enfant silencieuxrecueillant d’une oreille attentive ces récits qui appartenaient déjà à un âge révolu lorsqu’il les entendit. Après avoir mentionné « une autre personne qui était là, et dont [il n’a] rien dit encore26 », le narrateur déclare en effet :
Cette autre personne n’était qu’un enfant, auquel ils n’avaient pas pris garde, tant ils étaient à leur histoire ! et lui, tranquille, sur son tabouret, au coin de la cheminée contre le marbre de laquelle il posait une tête bien prématurément pensive. Il avait environ treize ans, l’âge où, si vous êtes sage, on oublie de vous envoyer coucher dans les maisons où l’on vous aime ! Il l’avait été, ce jour-là, par hasard peut-être, et il était resté dans ce salon antique, regardant et gravant dans sa jeune mémoire ces figures comme on n’en voit plus […]27.
17Par un effet de clin d’œil autobiographique, le narrateur aurevillien établit une continuité plausible entre ce premier phénomène d’enchâssement des époques, et sa remémoration par l’écriture, où se déploie ce qui s’est gravé dans le souvenir du jeune homme. Barbey va plus loin encore en évoquant à la fin du roman la visite qu’il a rendue à des Touches en 1856, à l’asile de Bon-Sauveur à Caen28. Des guerriers sans pitiéaux vieillards relégués dans un « petit coin » par la Restauration au spectre fantomatique de des Touches devenu sénile, la continuité entre les années 1790, celles de la Restauration et celles du Second Empire est assurée par la mémoire propre du narrateur/auteur, qui se pose en dépositaire des vestiges d’un temps effondré dans une société et une géographie urbaine modernes qui poussent les nouvelles générations à l’amnésie.
Portrait de l’artiste en photomane
18Dans la construction de la scénographie auctoriale tardive des survivants de la génération romantique, la photographie joue un rôle prépondérant. Victor Hugo depuis son exil, George Sand comme Barbey d’Aurevilly, dont aucun portrait n’avait pu être pris par un objectif avant leurs trente voire quarante ans, ont tous trois pris un goût compulsif à être photographié, depuis les années 1840 où la technologie s’est massivement développée et jusqu’à leur mort. Les perspectives ouvertes par cette technologie nouvelle doivent être mises en regard de la manière dont le romantisme a inventé un régime de la célébrité fondé sur une « herméneutique de l’intimité29 », comme l’a étudié Tom Mole à partir de l’exemple paradigmatique de Byron.
19Pour ces auteurs dépositaires de l’invention romantique qui réside dans la porosité entre le dedans et le dehors de l’œuvre, condition sine qua non d’une scénographie auctoriale, la posture littéraire implique de faire corps avec les motifs romanesques, donnant ainsi une prise concrète (en ce qu’elle implique physiquement celui qui écrit) sur l’historicité même de ces corps, c’est-à-dire sur la trace sensible qu’inscrit dans une vie le passage du temps. Cette visibilité, dimension essentielle de l’ethos romantique, diffère fondamentalement de l’image publique d’auteurs comme Flaubert ou Maupassant, tous deux aussi « photophobes30 » l’un que l’autre. On entend même dire du premier que : « Les journalistes ne connaissent pas sa figure31. »
20Au contraire, quand on regarde les daguerréotypes pris de Sand, Hugo et Barbey d’Aurevilly sous le Second Empire, on remarque que l’ethos nouveau de ces romanciers, tel qu’il se fait jour dans leurs romans, semble resurgir dans leur portrait photographique. Écrire le passage du temps sur les corps dans la fiction, c’est aussi imprimer dans l’écriture un sentiment physique du passage du temps sur soi. De cette manière, ces images des écrivains romantiques, ajoutées à l’image littéraire qu’ils donnent d’eux, sont en quelque sorte une réponse à la question que pose Jérôme Meizoz au début de La Fabrique des singularités : « En quoi le corps physique des écrivains est-il engagé dans leur présentation de soi32 ? » En l’occurrence, c’est au cours des années 1860 que les trois auteurs de notre corpus inventent chacun une nouvelle « posture littéraire », que leur pose dans les photographies rend sensible.
21De George Sand habillée en homme, telle qu’elle a été peinte par son ami Delacroix en 183433, de la jeune femme au visage ovale, aux yeux mystérieux et aux cheveux noirs retombant en bandeaux sur ses joues et sa nuque qu’on découvre encore dans un daguerréotype de 184534, il ne reste rien dans les images des années 1860, où Sand pose de très nombreuses fois devant l’objectif : « À parcourir la correspondance à partir de 1864, le constat s’impose : les séances font l’objet d’un renouvellement régulier, presque compulsif35», écrit Martine Lavaud. Dans les portraits que Nadar fait d’elle à cette époque36, son nez s’est affaissé, ses cheveux courts et frisés laissent voir les rides des joues et du cou, et le regard de l’écrivain, habillée d’une robe ample, fixe l’objectif avec bienveillance. C’est à ce moment-là que Sand devient, physiquement, la grand-mère de la littérature française. Sans rien renier de ses convictions ou de son engagement politique, sa posture littéraire change, ainsi que son statut parmi les autres romanciers, hommes ou femmes.
22Quant à Victor Hugo, la photographie prend pour lui une importance capitale dans les années 1850 et 1860, puisque des clichés de lui circulent en France et montrent au public le visage du poète en exil. Antoine Lilti, dans un ouvrage consacré à « l’invention de la célébrité » à l’époque romantique, note ainsi qu’Hugo « sait habilement jouer des nouvelles techniques pour rester visible à Paris malgré l’exil37 ». Dès le début de l’exil, le poète prend conscience du rôle que peut jouer la photographie dans sa lutte à distance avec le régime impérial, et écrit à Pierre-Jules Hetzel : « C’est donc la révolution photographique que nous voulons faire (en attendant)38. » Dès 1853, il envisage d’envoyer cent portraits de lui, vendus à l’unité pour 2,50F39. C’est ainsi que va progressivement se diffuser l’image d’un homme âgé à la grande barbe blanche, alliant une composition solide et un regard aussi pénétrant que doux. Pourtant, la première photographie où l’on voit le poète ainsi date de 186140. Ce n’est qu’à partir de cette date qu’on voit Hugo avec les cheveux blancs, rasés courts, et une barbe, blanche elle aussi. Jusqu’en 1860, on ne connaît qu’un homme sans barbe, aux cheveux longs et lisses, au regard légèrement arrogant, et dont la rondeur est marquée par des bas-joues et un menton affaissés41.
23La mutation de l’image publique d’Hugo se retrouve également dans le contraste entre les gravures placées en exergue des deux notices que lui consacrent le publiciste Eugène de Mirecourt, en 1854 et 187042. Comme l’écrit Martine Lavaud : « La soixantaine de portraits de l’exil construit des modèles réitérables qui sont autant d’encodages de la représentation orchestrés par l’écrivain maître d’œuvre43. » Ce nouveau visage du poète, qui sera décliné en de nombreux portraits jusqu’à la fin de sa vie et ne le quittera jamais44, prend donc forme au moment de ces années d’exil, transformant à son tour la posture littéraire hugolienne associée à ses textes en l’image d’un ancêtre romantique incarnant dans son exil marin l’ultime résistance au régime liberticide de Napoléon le Petit.
24Enfin, si l’on peut parler de Barbey d’Aurevilly comme d’un écrivain « romantique » alors qu’il n’a connu de succès littéraire qu’à partir du Second Empire, c’est en partie parce que la photographie lui a permis de s’exhiber ad libitum comme le dernier représentant du romantisme originel. En effet, son goût pour la pose nous permet de disposer d’un grand nombre de clichés où l’écrivain se met en scène dans des costumes anachroniques : dans un gilet cintré à innombrables boutons sous une veste à brodequins, avec une coiffe orientale et une cravate nouée par-dessus sa lavallière, ou encore avec une veste au col en velours et à revers immenses, quelques mois seulement avant sa mort45.
25Ces mises en scène excentriques de son propre corps, de plus en plus âgé et devenant à son tour une « ruine », exacerbent un goût pour l’étrange déjà palpable dans la violence de l’écriture du Connétable des lettres, qu’il s’agisse de ses fictions ou de ses écrits critiques. Par ce goût de l’image, Barbey accentue une posture littéraire qui fait de lui un « dernier », un survivant du monde romantique et même de ses racines pré-révolutionnaires, bref un être chargé d’histoire, et ruiné dans son apparence physique.
Devenir des derniers
26En observant l’évolution de la présentation de soi de ces trois écrivains de la génération romantique dans leurs années de vieillesse, nous avons délimité les contours de ce qu’on pourrait nommer la scénographie auctoriale tardive de ces écrivains. Cette notion éclaire de différentes manières le jeu à la fois médiatique et littéraire joué par Hugo, Sand et Barbey d’Aurevilly à partir des années 1860. D’abord, il se dégage un nouveau continent dans la cartographie dessinée par José-Luis Diaz des scénarios auctoriaux romantiques. Celui-ci ne peut être saisi que par une lecture diachronique, attentive à l’évolution conjointe, entre les années 1830-1840 et les années 1870, de leur poétique et l’image de l’écrivain qui se réverbère dans leurs œuvres, conformément au régime de célébrité que le romantisme a défini.
27En outre, en menant cette lecture, on saisit la façon dont, en exhibant le passage du temps sur leurs corps par la photographie, par l’écriture de soi (journaux, correspondance, etc.) et par des architectures fictionnelles aux temporalités nouvelles, les écrivains romantiques ont contribué à infléchir leurs scénographies auctoriales individuelles selon des stratégies propres (Sand devient la grand-mère de la littérature et la bonne dame de Nohant, Hugo exploite l’exil pour acquérir une nouvelle visibilité, Barbey devient l’auteur par excellence de la mélancolie contre-révolutionnaire), mais également à constituer collectivement un ethos de l’écrivain romantique à l’ère d’un changement de paradigme politique, technique et artistique. En reconduisant le « souci anthropologique » caractéristique du premier romantisme sur eux-mêmes, en prenant leurs propres expériences pour objet de mémoire, ces « derniers venus » semblent s’éloigner de la conception dialectique de l’Histoire qui avait guidé leur jeunesse en 1830, pour élaborer, de façon plus intime, un sentiment du temps et de son passage sur les corps.