Historicités anachroniques du livre imaginaire : Blaise Cendrars, Jean‑Yves Jouannais et compagnie
1Malgré leur évanescence, les livres imaginaires offrent de bonnes prises pour appréhender les formes d’historicité et de transhistoricité attachées au fait littéraire ainsi qu’à son commentaire. En fait de livres imaginaires, précisons tout de suite que je m’attacherai moins à ceux que l’on trouve dans des contextes de fiction1 qu’à ce vaste corpus d’œuvres possibles, plus tard advenues ou non, mais alléguées tantôt sérieusement, tantôt ironiquement, évasivement, etc. dans le discours auctorial. À considérer leurs contours, les valeurs qu’on leur impute, la genèse à venir qu’elles réclament et métonymisent, à observer aussi les différents modes d’inventaires et de classements auxquels elles se prêtent, il n’est pas contestable que ces « œuvres de papier », si l’on peut dire, relèvent de plein droit de l’histoire littéraire. Plus encore, il semble que, participant de ce « symbolisme du livre » dont Ernst Robert Curtius a étudié le déploiement depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance2, elles cristallisent différentes configurations historiques de notre rapport au temps. Dans cette perspective, il est loisible de rapporter les grandes figures du livre imaginaire aux « régimes d’historicité » dont François Hartog a produit la théorie dans le sillage de Marshall Sahlins et Reinhart Koselleck3 : aux côtés du manifeste avant‑gardiste ou des formes temporalisées de l’utopie, les différentes figures de l’œuvre‑monde ou du Livre total n’emblématisent‑elles pas cette conception du temps aimantée par l’avenir et ses promesses qui, selon Hartog, signe le régime moderne d’historicité qui se fait jour à la fin du xviiie siècle ? Pareillement, l’insistance, dans le (méta)discours littéraire contemporain, des figures du livre fantôme et de l’œuvre perdue, ou encore les recherches consacrées aux textes possibles et aux œuvres inadvenues4, n’accréditent‑elles pas le diagnostic posé par l’historien sur le « présentisme » affectant les sociétés occidentales depuis la fin du xxe siècle, et dont les grandes lignes sont connues : crise de l’avenir, pensées de la catastrophe, promotion inédite des dispositifs mémoriels, souci du patrimoine matériel et immatériel5… ? Sans doute, mais cette exemplification a quelque chose de pauvre, qui tient à son caractère circulaire et réducteur. De même, pour heuristique qu’elle soit, la notion de régime d’historicité est l’objet de vifs débats au sein de la communauté historienne : comme le note Ludivine Bantigny dans un article de synthèse, une telle catégorie « a ceci de perturbant qu’elle tend, malgré les précautions prises à son sujet, à figer une période dans son rapport au temps et à l’histoire, à en cristalliser la domination, à en réifier les traits. Elle fait écho à une institution organisée qui pourrait faire manquer les contestations, négliger les interstices, omettre la pluralité6 ». D’où la préférence accordée par Bantigny à la notion d’historicité tout court, mieux ajustée selon elle à l’articulation complexe et mobile du présent, du passé et du futur à l’œuvre dans les expériences individuelles et collectives.
2Dans un esprit approchant, il s’agira ici de se porter au plus près des pratiques et des discours afin d’observer la façon dont, autour des livres imaginaires, s’enroulent et parfois se contredisent ou se concurrencent plusieurs formes d’expériences du temps. Comme on le verra en s’attachant aux exemples de Blaise Cendrars et de Jean‑Yves Jouannais, particulièrement riches en la matière, c’est faire droit aux anachronismes qui, dans le temps posthume de la transmission aussi bien que dans celui de sa production et première mise en lumière, affectent sans doute toute œuvre d’art, tout texte littéraire. Car s’il est vrai, comme l’affirme Georges Didi‑Huberman, que l’anachronisme constitue une qualité « interne aux objets [esthétiques] mêmes7 », que dire des livres imaginaires, dont le caractère virtuel fait qu’ils ne tiennent ni en place, ni en temps ? Pour reprendre le vocabulaire du philosophe Étienne Souriau, l’œuvre à l’état d’idée ou de projet participe d’une existence sollicitudinaire, propre à ces êtres « moindres8 » qui « existent à proportion de l’importance qu’ils ont pour nous9 ». Mais ce nous, justement, est problématique. Composite, polyphonique, dissonant par force, il est le précaire effet d’une rencontre entre des voix associées à des temps, mais aussi des espaces, des supports et des institutions dont il convient de faire cas10. Pour ce faire, les pages qui suivent seront amenées à circuler à travers différents contextes et époques, suivant un parcours qui, jalonné par des dates, n’est pas pour autant chronologique : peut-être ces allers-retours seront-ils le moyen de rendre en quelque façon solidaires ces points de vue particuliers, le « nôtre » compris.
1951‑1997
3Considérons pour commencer un usage paratextuel adopté tout au long de son œuvre par Blaise Cendrars, et quelques commentaires autographes et allographes dont cette pratique a fait l’objet entre les années 1950 et 2000. Dans un court essai de 1951, réponse à une enquête de La Gazette des lettres intitulée « Le roman que je n’écrirai jamais », l’auteur écrit :
Le roman que je n’écrirai jamais ?
Comment le savoir ?
Il ne faut jurer de rien. Depuis mes débuts, j’annonce 33 volumes en préparation. Déjà j’en ai publié plus de 40 à ce jour et, néanmoins, sur la feuille de garde de mon prochain bouquin figurera encore cette mention de 33 ouvrages en préparation, le nombre 33 étant le chiffre clé de l’activité et de la vie.
Je pourrais donner des titres. À quoi bon, j’en oublie et j’en invente tous les jours, de même que tous les jours je mène un roman à bout et en amorce mille autres qui m’obsèdent durant des années et prolifèrent dans tous les sens ou se dégonflent et crèvent sur le coup et se vident de toute substance11…
4À la figure unitaire et inhibitrice du livre « impossible », Cendrars substitue dans ces lignes la profusion vive de ses projets d’écriture. Il renvoie au péritexte de ses livres publiés où cette profusion trouve une forme d’exposition symbolique, exploitant l’usage éditorial consistant à répertorier les ouvrages « à paraître » du même auteur. Vérifiant à sa manière l’équation moderniste « publicité = poésie12 » dont Cendrars avait fait un mot d’ordre, ce recours à l’autobibliographie prospective vaut signature, participant de la posture de bourlingueur, polygraphe et graphomane que l’on connaît à l’écrivain13. Dans le même temps, se fait aussi jour une manière hétérodoxe d’appréhender une œuvre par sa dimension potentielle, par le nuage virtuel des livres tour à tour désirés, ébauchés ou renoncés qui accompagnent et secondent son développement. Prenant l’exemple de Balzac, Cendrars s’étonne ainsi qu’à la faveur des développements de la psychanalyse — ce « beau joujou […] sorti de la nursery pour devenir un outil de la prospection » — « aucun érudit ou fin lettré n’ait encore eu l’idée de dresser l’inventaire de tous les projets des livres avortés dont [celui‑ci] parle et qui pullulent dans sa correspondance ». Il ajoute :
Un tel inventaire, un catalogue méthodique et raisonné, un atlas, un panorama qui pourrait s’étendre à l’ensemble des auteurs contemporains et que j’intitulerais volontiers Manuel de la Bibliographie des livres jamais publiés ni même écrits ouvrirait des horizons nouveaux sur la chose littéraire en fixant pour chaque auteur « ses » thèmes interdits14 […].
5Dans trois études successives parues entre les années 1970 et 2000, Claude Leroy a bien rendu compte de cette poétique cendrarsienne de l’annonce, ainsi que de cet énième projet adressé avec un peu d’ironie à « l’érudit et fin lettré », au chercheur besogneux que l’écrivain suisse n’est décidément pas. Non sans marquer toutefois de significatifs pas de côté : en 1976, dans un numéro d’Europe consacré à l’écrivain suisse, Leroy observe chez Cendrars un geste de suspension émancipateur, « priv[ant] le lecteur de la maîtrise du commentaire, en repoussant l’échéance du dernier mot15 ». En 2002, le même critique reconduit peu ou prou ces analyses dans les actes d’une décade de Cerisy sur le « livre imaginaire », décrivant les projets cendrarsiens comme l’expression d’un « pacte d’infinition », d’un « refus des contraintes mortifères du livre dans le livre lui‑même16 ». Mais il en livrait en 1996 une image sensiblement différente dans un article du Magazine littéraire dédié aux « livres fantômes ». Dans les colonnes de ce texte, le Manuel et les « à paraître » de l’écrivain rejoignent l’« inventaire des livres en moins » dressé par Leroy, inventaire dont le spectacle, note‑t‑il, « porte à la mélancolie17 ». Le contraste est frappant : alors qu’en 1951, Cendrars envisageait son Manuel comme le moyen de documenter l’intimité du travail des écrivains, de relever leurs points de butée inconscients, voici que le bourlingueur nourrit une méditation sur l’absence et la disparition des livres, toutes modalités confondues : soient‑ils « ruinés par le temps, sacrifiés par l’auteur ou d’autres mains, cachés, volés, inachevés ou même inécrits18 ».
6Une année plus tard, en 1997, le texte de Claude Leroy dans le Magazine littéraire sert d’appui à l’écrivain et critique d’art Jean‑Yves Jouannais dans un essai consacré à la « figure lumineuse et libre de l’artiste sans œuvres19 », dont Bartleby constitue le personnage allégorique et l’art conceptuel, l’horizon esthétique privilégié. Aux côtés de Jacques Vachet, Félix Fénéon, Jorge Luis Borges, Marcel Duchamp, Roland Barthes et d’autres, Cendrars est à son tour amené à poser dans le costume du scribe de Melville :
Érotisme d’un Blaise Cendrars envisageant la rédaction d’un « Manuel de la bibliographie des livres jamais publiés ni même écrits ». Cendrars qui mit lui‑même en circulation dans les limbes éditoriales plus de trois cents fantômes d’ouvrages, annonçant systématiquement au terme de ses bibliographies « 33 volumes » en préparation ; jamais les mêmes, tous identiquement destinés à demeurer des titres20.
7Au regard mélancolique de Leroy porté sur les projets cendrarsiens passés de possibles à irréels, succède ici un tableau controuvé. Comme si, pour que les autobibliographies prospectives de Cendrars échappent à la logique posturale et auto‑promotionnelle que l’essai de Jouannais déprécie, il fallait qu’elles aient toutes d’emblée relevé de la fiction ou du canular, que l’intention de les honorer en ait dès le début été feinte ou absente. Nolens volens, l’essayiste ignore la grande variété de statuts que Cendrars prête à ces listes d’ouvrages à venir, comme ce dernier s’en explique dans « Le roman que je n’écrirai jamais » :
[L]a liste des 33 volumes en préparation que j’annonce depuis plus de quarante ans n’est ni exclusive, ni limitative, ni prohibitive, le nombre 33 étant le chiffre clé de l’activité et de la vie. Ce n’est donc point une liste noire. Si elle comporte un index, ce n’est pas une mise à l’index. Elle ne comporte pas non plus que les titres des romans que je n’écrirai jamais. L’autre jour, j’ai eu la surprise d’y découvrir La Main coupée, ouvrage que je n’ai publié qu’en 1948 et qui y figurait depuis 1919. Je l’avais complètement oublié ! Y figurent également des romans que je vais reprendre et qui paraîtront dans les années qui viennent21.
8Arasant les aspérités de ces trente‑trois titres invoqués de livre en livre, Jouannais introduit sans ciller l’auteur polygraphe, chantre du modernisme et de la poésie publicitaire, dans son panthéon des artistes sans œuvres. Là‑même où Cendrars voyait la source vive, véritable « pile atomique » de son (de toute) écriture, apparaît désormais la marque d’une éthique dandy de la rétention et de l’improduction, frappant d’ironie tout engagement volontaire dans l’écriture et la publication.
9En peu de temps, sont déjà apparues quelques‑unes de ces figures du livre imaginaire particulièrement conductrices d’historicité : du projet futuriste aux livres fantômes contemporains, en passant par la forme post‑structurale et post‑mallarméenne du livre à venir dont Leroy s’inspire dans son texte de 1976, empruntant à Blanchot et à Barthes. Mais cette ligne chronologique est compliquée par ceci que, de proche en proche, c’est bien le même objet, le même référent déjà temporalisé et inscrit dans l’histoire qui se transforme, marquant plis et replis dans le temps, donnant à observer ce que Didi‑Huberman nomme « la contredanse des chronologies et des anachronismes22 ». Anachronisme majuscule, dans le cas de Jouannais, puisqu’il a justement trait à une affaire de temporalité : la relance, la remise en partage des projets cendrarsiens est ici corrélée à une transformation de leur condition temporelle (et aspectuelle) irréductible au seul et simple passage du temps — sauf à imaginer que ce « passage » puisse également aller à rebours. Inutile d’incriminer, au nom de la rigueur philologique, la démarche de Jouannais : ce serait passer à côté de l’un des traits caractéristiques de l’œuvre essayistique de l’auteur, qui se plaît à instiller dans le discours intellectuel certains traits, faits et même personnages fictifs, lesquels viennent inquiéter le contrat référentiel du genre23. Il demeure que cette forgerie vénielle a pour effet — au contraire, il me semble, des « chimères » que Cendrars mêle à ses inédits et ouvrages programmés ou sur le métier — d’homogénéiser son objet, de simplifier sa condition temporelle. Comme un arbre cache une forêt, l’anachronisme tend ici à en oblitérer d’autres, qui vont m’intéresser à présent.
1951
10À lire le texte de Blaise Cendrars, « Le roman que je n’écrirai jamais », paru le 15 juin 1951 dans La Gazette des lettres, on comprend que Claude Leroy s’appuie sur lui pour affirmer que « Cendrars a élevé le livre imaginaire à la dignité d’un genre24 ». Encore faut‑il préciser que l’écrivain suisse répond ici à une enquête qui certes ne dicte pas son propos, mais lui fournit au moins son occasion, son sujet et son titre. Lancée le 15 novembre 1950 par Raymond Dumay et Robert Kanters, directeurs de cette revue littéraire parisienne, cette enquête s’étend sur environ dix‑huit livraisons mensuelles25 et reçoit, par sa récurrence au sommaire, le statut d’une rubrique provisoire. S’il ne fait pas doute que la question du livre imaginaire fait l’objet, chez Cendrars, d’un investissement intense et singulier, cette singularité prend ainsi sens et valeur dans un cadre où le discours auctorial sur le livre imaginaire fait l’objet d’une demande, participe d’un dispositif médiatique qui le précède et l’informe. Rappelons la note d’intention de l’enquête, placée en tête de la première réponse procurée par Paul Vialar :
Quel est le romancier qui ne porte pas dans son cœur un beau projet de roman dont il sait bien que, pour une raison ou pour une autre, il ne le réalisera jamais ? La Gazette des Lettres a eu l’idée de demander à quelques‑uns des maîtres d’aujourd’hui de raconter à ses lecteurs ce roman qui ne verra jamais le jour, et c’est M. Paul Vialar qui a bien voulu inaugurer cette série26.
11Nous sommes là en plein dans la recherche de la confidence, du secret d’atelier. Les écrivains sont amenés à se prononcer sur un roman imaginaire à la fois désiré et réprimé, dont les rédacteurs de La Gazette littéraire présupposent le caractère universel, transhistorique. C’est associer, sinon confondre, la généralité d’un lieu commun attaché à l’activité littéraire avec une expérience effective, effectivement partagée par tous les romanciers. Soulignons que le profil du livre impossible ne recouvre pas celui du livre fantôme allégué par Claude Leroy et Jean‑Yves Jouannais. Loin d’être assimilés à des Bartlebys ou à des dandys, les « maîtres » réunis par Dumay et Kanters sont pour la plupart des écrivains prolifiques, ayant rencontré des succès populaires. Si le livre impossible est ainsi objet de curiosité, c’est qu’il fait en quelque sorte figure d’exception ou de point de fuite dans la pratique des écrivains.
12De livraison en livraison, les réponses publiées empruntent des voies diverses, chacune (dés)investissant à sa façon le lieu commun auquel il s’agit de se mesurer. Le 15 juillet 1951 par exemple, Jean‑Jacques Gautier, romancier et critique au Figaro, insiste comme Cendrars sur la profusion de son imagination romanesque, mais en tire un commentaire plus mélancolique : dans la « grosse chemise bête, gonflée à craquer27 » des projets amassés au fil des ans, formés dans des moments d’enthousiasme, rien ou presque de viable. Et l’ironie du sort fait même que certaines de ces « idées mirobolantes » reviennent comme neuves plusieurs fois dans les feuillets : occasion de mortification « pour le pauvre bonhomme de romancier, pour l’artisan de lettres, pour l’honnête ouvrier en écriture… [qui] s’est cru un instant animé28 ». Dans la réponse qu’il publie dans la Gazette du 15 mars 1951, Henri Troyat, quant à lui, refuse de s’engager dans cette imagination de l’impossible, et exprime ses doutes sur le sujet de l’enquête :
Comment voulez‑vous qu’un écrivain, parlant d’un sujet de roman, puisse affirmer sans détour qu’il ne l’écrira jamais ? De deux choses l’une : ou ce sujet ne l’intéresse pas, et, dans ces conditions, à quoi bon le confier au public ? ou ce sujet, l’intéresse, et notre homme aurait bien tort de jurer qu’il s’interdira, toute sa vie durant, d’en tirer un livre. Pour ma part, je me refuse à engager l’avenir de cette manière catégorique et aveugle. Le problème dont je vous entretiendrai, je n’ai nullement renoncé à l’exploiter sous la forme d’un ouvrage littéraire. Tout au plus puis‑je dire que je ne suis pas encore décidé à rédiger ce récit, que j’attends son mûrissement dans ma tête, que j’hésite sur les procédés techniques à utiliser pour l’illustration et l’animation de l’idée conductrice29.
13Suit le synopsis dudit projet de roman et son titre, Les Héritiers de l’Avenir, qui correspond bel et bien à un cycle romanesque qui paraîtra dix‑sept ans plus tard, entre 1968 et 1970. Autant dire qu’il y a loin de cette conception positiviste et fortement professionnalisée de l’écriture romanesque au lyrisme créateur de Cendrars et de sa « pile atomique », ou aux velléités romantiques de Jean‑Jacques Gautier. Cette diversité des contributions est également formelle : si la majorité des textes associent de diverses manières le commentaire auctorial à la formulation d’un résumé de roman, certaines réponses — celles de Cendrars, Jean‑Jacques Gautier, Charles Plisnier et Guy Dumur — relèvent totalement ou presque du commentaire auctorial et du registre de l’essai. À cette façon de dévier la question posée vers la mise en cause de son principe ou de sa pertinence, répond le contournement inverse, qui consiste à ne communiquer qu’un simple synopsis romanesque, sans autre forme de commentaire. Ainsi font Claude Roy, Jacques Laurent ou encore Marcel Aymé, lequel affirme d’emblée : « excusez‑moi, cher Raymond Dumay, de brûler le préambule et d’en venir tout de suite à l’action30 ». Ces dernières contributions sont sans doute celles qui révèlent le mieux la dimension paradoxale de l’enquête proposée par la Gazette, parce qu’elles en subvertissent la logique tout en la prenant au pied de la lettre : idées de roman croquées en quelques pages, elles se présentent comme une réponse nue à la question posée mais éludent, ce faisant, l’exposé des raisons qui expliquerait l’incapacité de l’écrivain à les mener à bien. Sans médiation, elles acquièrent une consistance, une positivité qui les fait migrer vers le genre de la nouvelle.
14Rapporter le texte de Cendrars à l’occasion et à la série dont il procède conduit ainsi, d’une part, à faire droit à la double discordance affectant son inscription temporelle. En porte‑à‑faux par rapport à l’irréel du présent postulé par l’enquête, il prend encore sens par rapport à l’ensemble des contributions auctoriales, engagées dans des imaginaires du temps qui se font diversement contrepoint. Partie d’un lieu commun réputé universel, l’enquête de Dumay et Kanters donne lieu à une forme médiatique permettant de manifester la coexistence anachronique des œuvres imaginaires et des imaginaires de l’œuvre. D’autre part, c’est rappeler le discours du livre imaginaire à la généricité médiatique qui est la sienne, en deçà de l’initiative de l’auteur. Plutôt que d’« élev[er] le livre imaginaire à la dignité d’un genre31 », suivant l’expression déjà rencontrée de Leroy, Cendrars investit une forme instituée du discours médiatique pour soumettre celle‑ci à un travail de littérarisation — lequel, d’une façon ou d’une autre, est sinon appelé du moins permis par cette forme, dès lors qu’elle met ainsi les écrivains à contribution. Jouant de contraintes éditoriales qui sont autant de possibles, Cendrars les annexe à son œuvre pour leur donner un sens symbolique32 : c’est précisément ce type de geste que l’enquête de La Gazette lui permet de commenter et de reconduire.
1919
15L’enquête qu’on vient de voir n’est qu’une manifestation parmi d’autres de la grande banalité des discours du livre à venir dans l’espace médiatique moderne. Outre les enquêtes, il faudrait évoquer les interviews, où ne manque jamais une question sur les projets en cours, mais aussi les brèves dédiées aux « projets » ou aux « travaux » en cours des écrivains, lesquelles sont parfois réunies sous forme de rubriques à part entière dans les pages littéraires des journaux du premier xxe siècle. Le cas de Cendrars, à lui seul, permettrait de parcourir cet éventail de formes prospectives. Pour m’en tenir à un exemple et déplacer le repère temporel, j’évoquerai une autre enquête à laquelle contribue l’écrivain, publiée quotidiennement au sortir de la première guerre mondiale, d’août à septembre 1919, dans le journal L’Intransigeant. Le 13 août, « les Treize » (pseudonyme collectif des responsables des pages littéraires) présentent ainsi leur démarche :
Les Treize ont demandé à quelques‑uns des écrivains qui ont été mobilisés de leur dire ce qu’ils préparaient au point de vue littéraire et si les conditions de la guerre leur avaient permis de travailler.
Il était intéressant, en effet, de savoir si le temps de guerre avait été pour tous les écrivains mobilisés du temps perdu33.
16Ouverte dans sa formulation, la question posée par L’Intransigeant ne porte pas directement sur le traitement littéraire de la guerre. Elle interroge plutôt les effets de cette guerre, quels qu’ils soient, sur la pratique des écrivains quelle qu’elle soit. Elle interroge la compossibilité de la mobilisation militaire et de l’écriture pour aboutir au constat (peu surprenant dira‑t‑on) qu’« exception faite pour les auteurs qui se trouvèrent dans une situation privilégiée, la guerre a vraiment nui au labeur des jeunes écrivains. Puissent les mois qui viennent les dédommager avec toute l’ampleur souhaitable !34 » À une époque que Walter Benjamin, évoquant le mutisme des soldats revenus du front, a placée sous le signe d’une crise de l’expérience et de sa communicabilité35, les Treize dressent un état des possibles littéraires, tâchent de sonder ce qu’il reste d’avenir à des écrivains que l’expérience des tranchées a collectivement déconditionnés et traumatisés. Cette démarche de L’Intransigeant a pour toile de fond l’opposition entre les « tenants du maintien de la mobilisation intellectuelle du temps de la guerre groupés autour des hommes d’Action française36 » et ceux qui, comme Jacques Rivière dans la NRF ou les signataires internationaux de la « Déclaration de l’indépendance de l’esprit » dans L’Humanité du 26 juin 1919, se prononcent en faveur d’un « désengagement politique et moral » des écrivains. De cet appel du 26 juin, un seul des premiers signataires participera à l’enquête des Treize37, où la droite nationaliste est davantage représentée, en cohérence avec la ligne politique du journal38. Lisons les deux premières réponses publiées au bas de la présentation citée ci‑dessus :
Cher ami,
Je travaille à une enquête, auprès des combattants, sur l’état présent et l’avenir de la France. D’autre part, je termine un volume sur les États‑Unis.
Rien ne peut empêcher un travailleur de travailler : j’ai publié quinze volumes pendant la guerre, qui s’ajoutent aux quarante que j’avais donnés déjà.
Louis ThomasMes chers Treize,
Puisque, à deux reprises, le presque invisible ennemi, et une fois le tout à fait invisible moustique de Macédoine, se sont plu à m’envoyer à l’hôpital, j’ai pu « travailler » pendant la guerre.
Dans les tranchées, on peut surtout penser et comprendre pendant de trop longues heures le sens désespéré de la vie.
Ce que je prépare ? Le Poème du Vardar, S. P. 505 [sic], qui va paraître avec une image de Picasso, une préface musicale, véritable « commentaire de sons », de Maurice Ravel, un « commentaire de couleurs » de Benedictus et un ex‑libris de Lambert. C’est, vous le voyez, une tentative de fusion des arts dans le creuset d’un Poème. […]
Canudo
17Comme ces deux premières contributions, les suivantes se signalent par leur façon d’appréhender la notion de travail, soumise à des traitements contrastés dont témoignent ici les guillemets prudents de Ricciotto Canudo et l’emphase de Louis Thomas39. Pour le poète et romancier Christian Frogé, dont l’avis est publié le lendemain, la guerre n’a également laissé de temps pour l’écriture qu’à l’hôpital, mais elle a affecté la « sensibilité » des écrivains :
La guerre a aiguisé notre sensibilité — et peut‑être surtout notre pitié.
Au front de combat, j’ai pu jeter sur le papier quelques notes hâtives, mais je n’ai travaillé qu’à l’hôpital, durant les longues journées monotones et douloureuses, où l’on sent que l’âme a besoin de se ressaisir.
Je termine actuellement mes Diables noirs, promis à Berger Levrault, qui sont un peu l’histoire de la grande misère des tranchées. Je reprendrai ensuite mes Porte‑Glaives, un poème que j’avais commencé en mai 1914… à l’heure où je prévoyais l’affreuse tragédie de ces quatre années.
Et puis… et puis… je voudrais faire du théâtre — du théâtre en vers ! J’ai remis à Gémier trois actes : En ce temps là, Jésus…
Que deviendront‑ils ?
En attendant, je travaille. Il ne faut pas que la vague de paresse nous atteigne, nous autres combattants40 !
18Ainsi Frogé hésite‑t‑il entre la reprise des projets interrompus par la guerre (Les Porte‑Glaives) et l’ambition de rendre compte de celle‑ci (Les Diables noirs), entre la mobilisation d’un imaginaire prophétique de l’écrivain (« à l’heure où je prévoyais l’affreuse tragédie… ») et l’évocation plus triviale de ses démarches dans le domaine de l’écriture dramatique. Adressée à soi et à la collectivité des écrivains démobilisés, l’exhortation finale promeut — avec, peut‑être, une once d’autodérision ? — un transfert de la morale soldatesque à l’activité littéraire elle‑même. Dans sa réponse publiée le 16 août, le poète Alfred Droin fait entendre un autre langage :
Très honoré confrère,
La seule poésie qui compte est celle qui a des ailes, comme la prière. Pour créer cette poésie, il faut du silence et du recueillement. Le tumulte des batailles l’effarouche. La vie du front, surtout pour le simple soldat, écrasé par le labeur quotidien, si elle n’est pas tout à fait contraire aux longs repliements de l’âme sur elle‑même, n’offre jamais les longs loisirs que demande la réalisation d’un poème achevé.
Aucune œuvre vraiment belle n’est née des tranchées, ou de la zone de l’avant. Nous n’avons lu jusqu’ici que des strophes vulgaires, maladroites : lyrisme, grossier que seuls peuvent supporter les admirateurs de Barbusse. C’est de l’art de primaire ou de primate, qui barbote dans le fumier et ignore les étoiles.
Vous me demandez quels sont mes projets, au point de vue littéraire. Ma réponse sera simple : je suis le serviteur des Muses et non leur chef. Je n’écris jamais pour me conformer à un plan tracé d’avance. Le frôlement des ailes divines m’est nécessaire. Je ne suis guère plus renseigné que vous sur ce que j’écrirai demain. Spiritus uti vult spirat41.
19Le poète et ancien combattant ne se contente pas de postuler l’impossibilité structurelle de produire une œuvre « vraiment belle » à proximité du champ de bataille, impossibilité qui se révèle dans la pauvreté, selon lui, de la littérature de guerre jusqu’alors publiée. Il dément aussi la pertinence de la notion de projet pour la description de son activité créatrice42, lui substituant un imaginaire de l’inspiration poétique. Le lendemain, la contribution de Blaise Cendrars remet à l’honneur le discours de projet. Je la reproduis dans toute sa longueur :
Vous me demandez ce que je prépare. Voici, j’ai six volumes sous presses, qui paraîtront à la rentrée aux Éditions de la Sirène : 1° Le Film de la Fin du Monde avec des compositions de Léger ; 2° L’Anthologie Nègre, un volume de 600 pages. Aux Éditions de la Nouvelle Revue Française : 3° Du monde entier, poème ; 4° L’Eubage (aux Antipodes de l’Unité), une synthèse critique de l’Univers. Aux Éditions du Sans Pareil : 5° Les Poèmes Élastiques, une plaquette ; 6° Une traduction des Master of Balantras de Stevenson.
D’autre part, je mets la dernière main à un roman intitulé : Moravagines [sic], idiot. Voici quelques mots à son sujet qui répondent à votre deuxième question et vous jugerez par vous‑mêmes si les conditions de la guerre m’ont permis de travailler.
Durant deux ans de présence sous les drapeaux je n’ai pas écrit une ligne. Une flamme créatrice me dévorait. Dans la vie obscure des tranchées je ne pensais qu’à une chose, qu’à Moravagine. Jamais Moravagine ne m’a quitté, ni de jour, ni de nuit. Il m’accompagnait en patrouille, m’inspirait des trucs de bandit pour tendre une embuscade, un piège. Dans les marais de la Somme c’est lui qui me réconfortait en me parlant de sa vie d’aventurier alors qu’il connaît les pampas détrempées par le terrible hiver de la Patagonie. Sa présence illuminait ma cagna et mes camarades ne s’en sont jamais doutés. À l’arrière, j’encaissais tout, brimades, corvées, servitudes, vivant de sa vie de prison. Il était à côté de moi à l’attaque et c’est peut‑être lui qui m’a donné la volonté et l’énergie de me relever seul sur le champ de bataille de Champagne. Je le retrouvai dans mon lit d’hôpital, après l’amputation. À ce moment, il avait encore grandi. Sa jeunesse, son passé m’étaient connus. Il ne me manquait rien. Le type était là, devant moi, entier, complet. Rien de si facile que d’écrire maintenant son histoire. J’aurais pu le faire en une page ou en cent volumes, tant je possédais mon sujet.
À la réalisation, il n’en fut pourtant rien. Moravagine passa par trois états. Premièrement : un état de pensée : je vise l’horizon, je fouille, je sonde, je trace un angle déterminé, je happe les pensées au vol, je les encage toutes vivantes, pêle‑mêle, vite et beaucoup, sténographie. Deuxièmement : un état de style : sonorité et images, je trie mes pensées, je les choisis, je les caresse, je les lave, je les pomponne, je les dresse, elles courent panachées dans les phrases, calligraphie. Troisièmement : un état de mot : correction, souci du détail neuf, le terme juste, exact, claquant comme un coup de fouet et qui fait que la pensée se cabre, typographie.
Le premier état est le plus difficile : formulation.
Le deuxième, le plus aisé : modulation.
Le troisième, le plus dur : fixation.
Vous voyez, cher ami, que la guerre est la guerre et qu’un homme de lettres est toujours un homme de lettres, à la guerre, dans les trains de la fantaisie et à sa table à écrire43.
20Après avoir donné la liste de ses six ouvrages sous presse, Cendrars se concentre donc sur le projet de Moravagine et son expérience des tranchées. Présenté comme une obsession et un secours vital pendant les deux ans passés au front, le livre à venir (métonymisé par son héros éponyme, déjà si complètement présent et vivace en imagination) signale ce qui, clandestinement, fait que l’écrivain aura moins vécu la guerre en soldat qu’en « homme de lettres » et que, au contraire de ce que suggérait Alfred Droin, la « flamme » qui l’animait dans son abnégation et ses faits d’armes était déjà celle de la création littéraire. Réciproquement, cette maturation virtuelle de Moravagine dans l’esprit du soldat ne suscite aucun état de grâce lors du retour à l’écriture : homme de lettres à la guerre, habité par son œuvre à venir, Cendrars le reste aussi face à sa « table à écrire », où les mêmes problèmes de technicité et d’exécution se posent toujours. Tel est le sens des trois états que Cendrars distingue dans la genèse de son roman, en un commentaire de méthode qui rompt avec l’évocation épique des tranchées et semble donner l’exemple d’un retour à la normale de l’activité littéraire, d’une « démobilisation des esprits44 ». À lire L’Homme foudroyé, cette succession d’une phase euphorique d’imagination et d’une phase laborieuse de « réalisation » est le fait de toute genèse romanesque :
Matérialiser un roman par l’écriture est une corvée de tâcheron, aussi sombre et fastidieuse au bout de 400 pages qu’il était un trouble divin et une ivresse de créateur d’en imaginer, souvent durant des années, les péripéties gratuitement45.
21De fait, entrepris en 1914, Moravagine ne sera finalement publié chez Grasset qu’en 1926 et encore augmenté par la suite. Notamment, en 1956, d’une postface et d’un texte intitulé « Pro domo. Un inédit de Blaise Cendrars. Comment j’ai écrit Moravagine » qui reprendra cette même typologie de la genèse esquissée en 1919 dans L’Intransigeant.
1997‑1919
22En me gardant de trop généraliser à partir de ces quelques études de cas autour et à côté de l’œuvre de Cendrars, je voudrais, pour résumer, distinguer deux ou trois types d’anachronisme qui me semblent ici en jeu, entretenant, les uns avec les autres, des rapports de continuité46. Le premier agit en diachronie : c’est la petite forgerie intervenant en 1997 au détour d’un chapitre d’Artistes sans œuvres, où Jouannais réduit les livres imaginaires allégués par Cendrars à l’expression ironique de projets velléitaires sans lendemain. Cette re‑temporalisation est elle‑même marquée en historicité, puisqu’elle participe d’un intérêt contemporain pour les livres fantômes et les figures de l’inadvenue déjà à l’œuvre dans la source de Jouannais, le texte de Leroy paru un an plus tôt dans Le Magazine littéraire. À cette réinterprétation de la condition temporelle des projets cendrarsiens s’ajoute une construction rétrospective de la catégorie même du livre imaginaire. Dans cette conception qui tend à assimiler le livre imaginaire à un irréel (du passé ou du présent), se trouve oblitérée ou maquillée une part pourtant large de ce corpus d’œuvres sollicitudinaires, relative à l’œuvre en marche des écrivains. Plutôt que de ne retenir des livres imaginaires que ceux qui le sont restés ou le sont devenus à la suite d’une perte, on gagne ainsi à prendre en compte un certain type d’écrits gardant trace d’un moment où l’œuvre n’existe que de manière virtuelle ou potentielle, et où l’éventualité de sa réalisation ou de son abandon est foncièrement indécidable47. C’est, en tout cas, ce à quoi invitent les textes considérés par Leroy et Jouannais dès lors qu’on les observe dans leur premier environnement. Loin d’être le pur produit d’une fantasmagorie auctoriale, avant même d’être susceptibles de littérarisation, ils procèdent de la rencontre et du chevauchement entre une « matrice médiatique48 », ses genres diversement institués, et l’imagination pratique des auteurs. De ce point de vue, il est assez remarquable que ce qui relève par excellence de l’initiative auctoriale soit ici porté par un discours hétéronome, répondant à une sollicitation extérieure qui lui fournit son occasion. Nombreuses dans les revues et journaux depuis au moins la fin du xixe siècle, ces enquêtes, rubriques et entretiens prospectifs se portent au‑devant de l’actualité des écrivains, et promeuvent une figure du livre imaginaire étrangère au couple du livre fantôme et de l’artiste sans œuvres, puisque c’est l’idée même de travail qui se trouve le plus souvent mise en avant. Dans ces conditions, le discours du livre imaginaire, pour virtuel et évanescent que soit son objet, ne renvoie pas à une disposition velléitaire, mais tend au contraire à documenter l’activité productrice des écrivains, à établir sa continuité, son actualité, en amont et en aval de la publication de leurs livres.
23Bien que dominant dans les discours du livre imaginaire qu’on a observés ici, un tel paradigme du travail ne va pas sans négativité, sans discordances ou réticences. Il en va là de la seconde dynamique anachronique que l’on a rencontrée, laquelle agit cette fois en synchronie. À mesurer les assemblages composites d’imaginaires et de pratiques du temps qu’elles constituent, les deux enquêtes de L’Intransigeant et de La Gazette accréditent ce que Didi‑Huberman affirme, dans Devant le temps, à propos de Fra Angelico et d’Alberti : « les contemporains, souvent, ne se comprennent pas mieux que des individus séparés dans le temps : l’anachronisme traverse toutes les contemporanéités49. » Il demeure que l’on ne saurait se satisfaire de cette opération, consistant à disqualifier une généralisation rétrospective au profit d’une mise en contexte qui elle ferait droit à la complexité, à la bigarrure irréductibles des discours et des usages. Nos deux enquêtes le montrent elles‑mêmes : tandis qu’en 1951, le discours du livre imaginaire trouve son occasion dans le postulat suivant lequel tous les écrivains sont sujets à la menace (et à la séduction) d’un « livre impossible », c’est au contraire une grande césure historique, un grand traumatisme collectif qui justifie la démarche des Treize. Qu’il s’agisse d’auner l’œuvre (im)possible à la transhistoricité d’un lieu commun ou à la transversalité synchronique d’une expérience traumatique partagée (la mobilisation), on voit que la généralisation, quelle que soit sa pertinence, est déjà logée dans la question. Autrement dit qu’elle précède, précipite et finalement augmente cette historicité plurielle qui émane du discours des écrivains et de leur montage dans l’espace du journal, ou de la revue. C’est dire la difficulté, souvent même l’impossibilité qu’il y a à départir les anachronismes produits par le discours critique des contretemps affectant constitutivement l’objet « littérature ». Et si de telles généralisations interviennent en amont et au lieu même de ce sur quoi portait l’anachronisme de Jouannais, il convient, réciproquement, de descendre aval jusqu’au lieu de cet anachronisme50, afin de faire droit aux effets temporels qui, en même temps que son objet, affectent l’actualité de l’essayiste. Aussi conclurai‑je en revenant à la démarche de ce dernier, occasion d’introduire un troisième type d’anachronisme.
1997‑2019
24Par son expérience de critique d’art, de commissaire d’exposition autant que par son œuvre écrite et performée, Jean‑Yves Jouannais témoigne à plein de la prégnance du paradigme de l’art contemporain dans la littérature actuelle, marquée par un « débordement de l’œuvre au‑delà de l’objet51 », et par le développement d’une « littérature exposée52 », explorant les dehors du livre. L’auteur présente la chose sans détour dans un entretien de 2010 accordé à Olivia Rosenthal pour Littérature :
J’ai toujours rencontré des écrivains malheureux, parce qu’ils n’étaient pas publiés, parce qu’ils étaient publiés mais pas lus, parce qu’ils étaient lus mais critiqués, parce qu’ils avaient un prix littéraire et qu’on refusait leur manuscrit suivant… J’ai trouvé peu d’exception à cette règle. Comme je ne supporte pas de souffrir gratuitement, j’ai toujours désiré ne pas être malheureux à cause de la littérature. De fait, je me suis toujours offert des livres comme des cadeaux à moi‑même, sans me considérer comme un écrivain.
Le livre n’est qu’un épisode formel qui apporte une gratification. Mais on peut en faire l’économie. On peut faire l’économie de la publication et de l’écriture en elle‑même. Cela m’intrigue de savoir jusqu’où on peut amenuiser l’expérience de l’écriture pour qu’il demeure néanmoins de la littérature. C’est ce que j’essaye de faire avec l’Encyclopédie des guerres53.
25À l’utopie bartlebyenne de l’artiste sans œuvres, se mêle dans ces lignes une conception plus terre à terre qui affirme le besoin de reconnaissance sociale de l’écrivain, tout en continuant d’imaginer et de promouvoir une littérature émancipée du livre, sinon même de l’écriture. Il est frappant de voir ici l’ambiguïté d’un mot comme publication, qui paraît renvoyer au seul support livresque, lors même que Jouannais, loin de se retirer dans le silence, expérimente une autre forme de publication, où sa parole et sa personne sont particulièrement exposées. En effet, d’une façon qui renoue étrangement avec les figures de l’œuvre totale et de la conversion littéraire, Jouannais se consacre presque entièrement, depuis 2008 et encore aujourd’hui, au projet de L’Encyclopédie des guerres, vaste cycle de conférences‑performances mensuelles, accueilli par le Centre Pompidou et la Comédie de Reims. Partie d’un projet de livre, cette entreprise a été réorientée vers la scène par le secours d’une commande institutionnelle54 qui, semble‑t‑il, a offert à l’auteur le moyen de composer entre désir de reconnaissance et aspiration à s’émanciper du support écrit. Tant s’en faut donc que cette démarche soit comparable aux projets sans lendemain et aux conduites d’invisibilité, de disparition ou d’anonymat qui sont opposées, dans Artistes sans œuvres, au productivisme affectant les espaces littéraire et artistique contemporains. En effet, l’auteur‑performeur de L’Encyclopédie des guerres investit là des formes de visibilité et de publication extérieures au livre qui, empruntant aux pratiques de l’art contemporain, relèvent aussi d’une nouvelle économie élargie du littéraire. Celle où le livre, tout en demeurant un repère central, n’est plus la source unique ni même majoritaire du capital symbolique et matériel des écrivains, de plus en plus adonnés aux performances, lectures, ateliers d’écriture, etc. Lisons la description de cette Encyclopédie, telle qu’elle apparaît dans une note d’intention mise en ligne sur le site internet de Beaubourg :
C’est un livre en train de s’écrire, et qui va s’écrire en public, sur scène. L’usage commun implique que l’écriture d’un ouvrage soit motivée par un projet précis, le développement d’une théorie. On suppose que le sujet préexiste à l’écrit, que le livre offre l’espace de sa démonstration. Or, il s’agit là de faire de l’essai le lieu d’élucidation de son prétexte même. Une analyse spéculative en aveugle, centrée non pas sur l’énonciation d’une thèse, mais centrifuge, sur la découverte de son amorce, sur la nomination de son prétexte. Aussi, le principe de cette enquête est‑il celui de la candeur, et sa méthode, l’idiotie55.
26Satisfaisant à la nécessité, pour l’institution, d’assurer la bonne présentation de son programme de conférences et de sa bibliothèque numérique, cette note est aussi le moyen d’attester et d’expliciter la littérarité paradoxale (et par là fragile) de ces séances. Refusant l’idéalisme du projet56, l’auteur y substitue une démarche « idiote57 » d’amateur, alternant entre des lectures de textes traitant de la guerre et des commentaires improvisés, qui explorent les mobiles et les enjeux intimes de cette enquête. Rémanente, insistante, la figure du livre continue d’être mobilisée dans ces lignes, pour décrire une œuvre qui n’est pas destinée à exister sous une forme écrite, mais à s’épuiser dans le présent de « tentatives orales » (suivant la formule de Francis Ponge). Mais sans s’y réduire tout à fait, puisque ces séances font l’objet d’un archivage et d’une mise en ligne exhaustive sur le site du musée‑bibliothèque parisien. Quant à lui, le livre imprimé n’est en rien laissé pour compte dans le travail de Jouannais. Depuis 2008, l’auteur a publié plusieurs essais et romans, où L’Encyclopédie des guerre, ressaisie par la fiction (et l’autofiction), joue un rôle central58. À propos de La Bibliothèque de Hans Reiter, parue en 2016,Laurent Demanze a bien commenté cette tension irrésolue entre la scène et le papier :
L’on pourrait bien sûr y voir une palinodie, et les limites d’un projet qui a encore besoin de l’objet‑livre pour trouver une pleine légitimité ou occuper le champ littéraire. Je préfère quant à moi y déceler la nécessité de moduler des seuils au cycle de conférences, de proposer des perspectives singulières qui tournent autour et convergent vers une encyclopédie absente, par modulation, travestissement, déclinaison. Et ce faisant, ces romans lui donnent corps indirectement, donnent à rêver cette encyclopédie : comme lorsque le narrateur entre dans une immense bibliothèque sur trois étages, dont les pièces sont disposées selon les entrées alphabétiques d’une encyclopédie, « une encyclopédie des guerres sur trois étages », ajoute le narrateur59.
27Sans m’en tenir non plus à la lecture bourdieusienne ici congédiée (mais sans la disqualifier), il me semble important de faire droit, dans cet élan maintenu en direction d’une « encyclopédie absente », aux formes de publication adoptées par Jouannais, aux discours et pratiques distinctes dont elles sont l’objet suivant les moments et les lieux. Comment lire, en effet, cette œuvre livresque nombreuse, aimantée par une grande encyclopédie hors du livre, elle‑même arquée sur un principe biblioclaste tout en faisant fond sur une bibliothèque de guerre proliférante, inlassablement lue, citée sur scène, et susceptible à son tour de revenir au livre60 ? Comment appréhender l’archivage minutieux qui, mois après mois, adresse à la postérité une œuvre que son auteur répute évanescente, soustraite à la publication ? Tout se passe comme si, même écrite, performée ou tout cela à la fois, l’œuvre jouannaisienne conservait une certaine existence imaginaire, la rendant en quelque sorte anachronique à elle‑même, aussi bien qu’à son auteur. Anachronisme d’un troisième ordre, travaillant, troublant de l’intérieur la façon dont artistes et écrivains conçoivent leur œuvre, temporalisent sa genèse et historicisent sa publication. D’une façon, on le voit, qui engage nécessairement des angles morts. Tout au contraire de temps morts, ces derniers ne sont peut‑être rien d’autre que du temps vivant, si l’on pense à l’inachèvement et à l’irrésolution qu’ils trahissent, ainsi qu’à la transmission dynamique et inquiète qu’ils engagent. Les autobibliographies prospectives de Cendrars, par la diversité de statut des ouvrages annoncés et pourtant mis sur le même plan, donnaient déjà à lire un phénomène du même ordre. Si la lecture de Jouannais ne leur rend pas justice, on peut dire que son œuvre, actuelle et imaginaire, y procède en quelque sorte d’elle‑même.
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28Au commencement de cette étude, j’ai laissé de côté une approche des livres imaginaires qui sélectionnerait quelques prototypes pour en faire les expressions paradigmatiques d’un rapport collectif au temps. Tant s’en faut que nous ayons été conduits à « dépériodiser » les discours rencontrés : il n’est que de voir comme contrastent le futurisme des projets cendrarsiens et le présentisme sensible chez l’auteur d’Artistes sans œuvres, le discours du livre imaginaire en venant à prendre des valeurs contraires, signe d’un refus d’œuvrer là où il était l’indice d’un travail en cours. À mesure, paradoxalement, qu’il dé‑ ou méshistoricise son objet, l’anachronisme diachronique dont Jouannais a donné l’exemple peut aisément être mis au profit d’une lecture en termes de régimes d’historicité — comme le fait aussi, à plus forte raison, le geste critique qui vient rappeler la lettre et le contexte des discours cendrarsiens. De la même manière que l’anachronisme provoque une relance de l’enquête, de même l’hypothèse des régimes d’historicité vaut‑elle sans doute aussi, peut‑être avant tout pour les écarts et les dissonances qu’elle permet d’apprécier. Ainsi des deux autres formes d’anachronismes que nous avons rencontrées : celle qui s’anime, en synchronie, entre les œuvres imaginaires, entre les commentaires qui les portent ; celle qui, de l’intérieur, informe et faille le rapport des écrivains à leur propre œuvre actuelle et virtuelle. En prenant pour objet ces trois espèces de contrepoints dont les œuvres imaginaires peuvent être le siège, en mettant en avant leur articulation et en définitive leur connaturalité, j’ai sans doute laissé peu de place à la part transhistorique de la transmission littéraire : à moins de tenir comme tel ce qui non pas subsiste à l’identique mais se transforme dans le temps et conserve la trace et les germes de ses mues successives ; à moins d’imaginer que ces contretemps, non pas bien sûr dans leur propos mais dans leur forme, sont paradoxalement de ces choses qui restent, ou du moins reviennent, et de là permettent aux temps et aux sujets de communiquer.