Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretien
Fabula-LhT n° 23
(Trans-)historicité de la littérature
Laurent Dubreuil, Lise Forment et Brice Tabeling

Comment la littérature fait tourner la pensée de l’histoire : transhistoricité, critique littéraire et turns of mind.

How literature spins the thinking of history: transhistoricity, literary criticism, and turns of mind

1L’entretien avec Laurent Dubreuil, professeur de littérature française, francophone et comparée à l’université de Cornell (États‑Unis), que nous publions ci‑dessous, s’est tenu en janvier 2019 à Paris. Comme on le verra, nous avons tenu à lui conserver ce qui en faisait véritablement une conversation — à conserver, donc, nos interventions intempestives, les pointes humoristiques, les saillies parfois provocatrices, l’expression des désaccords, etc. — plutôt qu’à lui donner la forme plus traditionnelle d’un exposé, plus ou moins ventilé par un jeu de questions venant d’intervieweurs en retrait, voire effacés.

2Laurent Dubreuil est l’auteur de très nombreux ouvrages. Lors de l’entretien, nous en évoquons plusieurs : De l’Attrait à la possession. Maupassant, Artaud, Blanchot (Hermann, 2003), L’Empire du langage. Colonies et francophonie (Hermann, 2008), L’État critique de la littérature (Hermann, 2009), À force d’amitié (Hermann, 2009), Pures Fictions (Gallimard, 2013), Génération romantique (Gallimard, 2014), The Intellective Space (Minnesota University Press, 2015), Poetry and Mind: Tractatus Poetico‑Philosophicus (Fordham University Press, 2018), La Dictature des identités (Gallimard, 2019), Baudelaire au gouffre de la modernité (Hermann, 2019). Il a également été l’objet d’un colloque dont les actes ont été dirigés par Anthony Mangeon : L’Empire de la littérature. Penser l’indiscipline francophone avec Laurent Dubreuil, Rennes, PUR, 2016.


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3Laurent Dubreuil : Si vous le permettez (je ne voudrais pas manquer de temps pour vos questions), je vais réagir rapidement à votre appel à communications. Cela ne sera évidemment pas une lecture précise, parce que votre texte est très long. Ce sera tout juste une note. Lorsque vous dites au début de votre texte que la situation d'enseignement nous conduit à parler d'un objet textuel ou d'un texte littéraire en dehors des coordonnées précises qui le situent historiquement, je suis d'accord ; mais il me semble que c’est un processus qui existe déjà dans la lecture. J’aimerais insister sur ce point. Si l’on considère — et c'est presque une question politique — que la seule « vraie » lecture, est la lecture professionnelle ou, pour reprendre l'expression de Godard, la lecture des « professionnels de la profession », alors ce que vous dites de la situation d'enseignement est juste. Mais, d’une part, il faudrait se demander ce que sont ces « professionnels » : s’agit‑il des critiques écrivant dans les journaux ou les revues ? En général, les universitaires pensent un peu différemment de la critique journalistique, si tant est que cette dernière existe, si tant est, d’ailleurs, que cette distinction entre critique journalistique et critique universitaire, qui date de la fin du xixe siècle, ait encore la moindre pertinence aujourd’hui. D’autre part, acceptons‑nous vraiment de réserver la critique aux professionnels ? C’est clairement ce que je refuse de faire. Dès lors qu’on ne limite pas la « vraie » lecture à l’exercice d’une profession, il faut interroger, non plus d’abord la situation d’enseignement (comme vous le faites), mais la situation de lecture. À ce titre, vous le savez, parmi les « professionnels » de la critique, il n'est pas certain qu'on ait toujours eu l'idée d’un texte littéraire comme produit direct ou total de circonstances historiques. Or que la lecture professionnelle bouge est aussi lié, je crois, à l’existence d’une lecture qu'on pourrait dire « d'activation » — même si ce n'est pas le bon terme et que je préfère plutôt parler du maintenant de la lecture, d’un maintenant qui n'est pas un présent mais une sorte d’effraction, à la fois anachronisme et événement.  Et il me semble que ce maintenant de la lecture, vous souhaitez le désigner lorsque vous évoquez la situation d’enseignement. Mais on a tous subi des cours sans lecture. Ne pas lire le texte est même une pratique assez courante chez les professionnels. Malgré tout, les élèves peuvent parfois être touchés par un maintenant — à un moment ou un autre. J’ai des souvenirs, même à l’école primaire, d’avoir été touché par une lecture et pourtant je n’avais pas, face à moi, des théoriciens de la littérature.Je pense que cette affection qui était la mienne lorsque j'avais huit ou neuf ans et que je lisais un extrait en français moderne du Roman de Renart, par exemple, était moins liée à la situation de l'enseignement en tant que telle, qu’au texte qui était mis en commun.


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4Brice Tabeling : Vous avez raison sur cette configuration du maintenant de la lecture qui serait essentiellement indépendante de la situation d'enseignement. La raison pour laquelle nous avons décidé de formuler ce problème à travers la scène de l'enseignement est qu’une telle formulation nous permettait de poser immédiatement la question éthique et politique de notre rapport à l’historicité du texte littéraire, via la question de la transmission. Il me semble que la lecture ne formule pas cela aussi nettement.

5L. D. : Oui, mais c'est un écart que j'ai avec le mouvement Transitions1. Je suis d'accord avec ce que vous dites à l’instant, mais, pour moi, cela part moins de l'enseignement que de la lecture ; c'est pourquoi je soulignais qu’il existe des situations d'enseignement de la littérature qui sont sans lecture.


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6Lise Forment : Certains membres de Transitions seraient sans doute d'accord avec ce que vous dites.

7L. D. : J’imagine. Ce problème a cependant des conséquences importantes sur la transmission et sur les concepts ou les catégories de « traces », « survivances », « résonance », « plis », « spirale », « feuilletage », etc. que vous introduisez dans votre appel. D’autres termes existent, et les vôtres ne sont pas forcément les miens, mais peu importe. On pourrait formuler ces conséquences à travers le concept de tradition. Sur quel fondement assurer la transmission des textes passés ? La position de Gadamer à ce sujet est univoque, et franchement horrible de mon point de vue. Pour Gadamer, vous le savez, on ne peut pas enseigner, ni commenter les textes contemporains car la tradition ne s’en est pas encore constituée ; il faut donc attendre. C’est une thèse que je trouve tout de même incroyable.


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8B. T. : Bah, nous, on est dix‑septièmiste, donc cela ne nous dérange pas.

9Rires.

10L. D. : La question de la tradition n’est pas liée uniquement à Gadamer. Elle provient, d’abord et avant tout, d’une réflexion philosophique, indépendante de la littérature et touchant à l’herméneutique… à l’interprétation. Quel mot choisir ? Pendant longtemps, j’ai préféré utiliser « interprétation » plutôt qu’« herméneutique », mais il faut reconnaître que c’est à peu près exactement le même terme dans un système d’équivalence. Toutefois, dans les années quatre‑vingt‑dix et deux mille, c’était l’herméneutique que l’on présentait comme une chose merveilleuse dans le milieu universitaire français ; pas l’interprétation. Et il s’agissait d’accepter une sorte de science rationaliste où figuraient les brillantes idées de Gadamer, etc., bref, tout un kit intellectuel, qui me déplaisait fort. Si l’on pense davantage au romantisme allemand, on peut tout à fait utiliser « herméneutique » ; et, en un sens, le mot est plus beau qu’« interprétation », puisque s’y glisse le nom d’Hermès. Mais du moment que l’herméneutique est posée comme une affaire de tradition (avec ou sans référence à Gadamer), on finit vite par interpréter la tradition au lieu des œuvres. C’est un problème crucial pour les études classiques et qui a éminemment touché le xviie siècle français, qui vous intéresse tant. Quand on fait des études de philosophie ou de littérature grecque, pour parler de ce que je connais mieux, encore pire, la quasi‑totalité des commentaires se font vers la tradition. Et pour les auteurs les plus « traditionnels » au sein de la tradition même ce regard vers l’intérieur a des conséquences extraordinaires. Ainsi, il arrive que le texte d’Aristote par exemple ne soit pas d’accord avec les propos que la tradition lui a prêtés, assez généralement en latin d’ailleurs2. Que fait‑on dans ces cas‑là de discordances ? On traduit la tradition. On ne traduit pas le texte que l’on a établi sur la page du gauche, on traduit en fonction de ce qui est la tradition, c’est‑à‑dire, pour nous, la tradition même de l’université3.


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11B. T. : Est‑ce que, cependant, le terme de « tradition » n’est pas un peu trompeur ici ? Car il y a une charge idéologique très forte derrière ce terme, charge qui n’est pas, sauf erreur de ma part, aussi manifeste chez Gadamer où la tradition fonctionne davantage comme processus herméneutique de questionnement.

12L. D. : La tradition est, d’un côté, totalement historisante et, d’un autre côté, totalement transhistorique. Je crois que c’est une des raisons pour lesquelles, au sens fort que vous venez d’esquisser, il peut y avoir une vraie validité de cette catégorie ou concept de tradition : la tradition est ce qui me permettrait aussi de comprendre le texte dans son développement ultérieur. Une grande partie des questions que vous soulevez dans votre appel au sujet d’un texte ou d’une œuvre qui, tout en étant ancré dans une histoire ou dans une circonstance, peut également se projeter ailleurs, trouve en effet une forme de réponse dans cette compréhension‑là de la tradition ; la tradition n’est pas alors une simple lecture d’antiquaire qui ne cesse de revenir, c’est une collection ouverte et pluriséculaire. Le problème, c’est que, même en procédant de la sorte, on promeut la tradition au lieu de l’œuvre, la première devenant le cadre d’exercice du commentaire de la seconde. En d’autres termes, dans chaque texte littéraire ou philosophique, nous risquons ici de dire la tradition dans certains cas ou de lire la tradition dans d’autres, quitte, ensuite, à en séparer le texte. C’est ce que fait parfois, il me semble, Pierre Judet de La Combe4.


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13L. F. : Mais n’est‑ce pas un peu ce que vous faites vous‑même dans votre lecture de Baudelaire quand vous prenez en charge l’ensemble du discours critique autour de la notion de modernité ? Ce discours critique ne peut‑il être considéré comme une forme une tradition ? Même si votre visée est cette approche que vous appelez « singulative » du texte, n’est‑ce pas en définitive le même procédé ?

14L. D. : Je pense que c’est un peu différent. On peut faire comme si la tradition n’existait pas. C’est souvent très commode. Néanmoins, quand j’enseigne au niveau doctoral, je vois bien que beaucoup d’étudiants ne trouvent pas cela si praticable. Beaucoup d’étudiants ont cette envie d’aller face à une tradition parce qu’alors, ils ne sont pas seuls. Il y a cette plaisanterie que je partage avec mes étudiants : tous les gens qui soutiennent ou ont soutenu un doctorat avec moi, jusqu’à maintenant, ont dressé, dans leur thèse, « l’état de la question » ; à chaque fois, je leur demande : « est‑ce que je vous ai jamais dit de le faire ? » et, à chaque fois, ils me répondent : « non, vous ne l’avez pas dit ». Pourtant, on s’est vu beaucoup, on a discuté. Or, malgré ce dialogue continu et bien que je ne leur en aie jamais fait la demande, mes propres élèves me donnent tous cet état de la question. Je ne dis pas que ce soit tout à fait inutile, mais le péril est celui d’un remplacement de l’argumentation par le résumé du passé (une pratique universitaire assez standard, en France en particulier). La tradition critique ne doit être ramenée au jour qu’à la condition d’enclencher le commentaire.

15Dans le chapitre auquel vous faites directement allusion, qui figure au sein de mon État critique de la littérature et porte sur Baudelaire et « Le Cygne » — le poème des Fleurs du Mal qui est sans doute le plus commenté et un des seuls auquel au moins deux ouvrages sont intégralement dédiés —, il me paraissait difficile de ne pas montrer le mouvement de séparation que j’avais à accomplir vis‑à‑vis d’une certaine sédimentation critique5. Dans Baudelaire au gouffre de la modernité, je parle également en termes explicites de la tradition de commentaire ouverte par Walter Benjamin, même si ce n’est pas mon point d’entrée. Dans ces deux cas, qui touchent précisément à l’un des auteurs français aujourd'hui les plus « canoniques », la vulgate est si prégnante qu’il convient sans doute de l’évoquer pour la révoquer, sans quoi l’on se rendrait totalement inintelligible aux yeux des lecteurs qu’a bercés le ronron d’une glose assez inepte mais entonnée depuis des générations.  

16Pierre Judet de La Combe, que j’ai évoqué tout à l’heure, a été formé à l’école de Jean Bollack. Son approche est donc liée à la position d’hostilité à l’égard de la tradition, que je partage, et qui était développée par « l’école de Lille ». Mais là, l’idée directrice, à mon sens, consiste en une sorte d’expertise totale et critique de la tradition qui, conjointement à la lecture du texte, autorise une différence interprétative. Je suis d’ordinaire plus cavalier… Donc, oui, il m’est arrivé, bien sûr, et il m’arrive encore de brosser la fresque des commentaires passés avant d’entamer une critique, mais il ne faut pas cacher que, quand on reprend toute une tradition pour amener une lecture très différente, il y a un côté un peu spectaculaire : « Regardez tout ce qu’ils ont dit, moi je vais… ». Chez Bollack, cela devenait assez souvent : « La vérité, qui est celle que je vous révèle, a été tronquée ». Bref, quand l’état de la question échappe à la modeste redite qui est un effet d’institution, on s’approche souvent d’une certaine rhétorique de véridiction, ou de révélation, qui peut être plus ou moins agréable et plus ou moins valable. Pour revenir à votre interrogation, je préfère considérer la tradition comme permettant une éventuelle ressaisie en vue d’une libération critique, comme une potentielle toile de fond, plutôt que comme une nécessité préalable au commentaire. Mais le fait que le terme de « tradition » soit absent de votre argumentaire me laisse penser que cette question est un peu tombée en désuétude en France et qu’elle a, pour vous, moins d’enjeux.


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17B. T. : Je ne sais pas si elle a moins d’enjeux. Lors d’une discussion que nous avions eue à Cornell, c’est l’une des questions que je vous avais posée. Je vous avais interrogé sur votre positionnement par rapport à ce que j’avais alors appelé, plutôt que la « tradition », la « scène critique ». Vous m’aviez répondu, si je me souviens bien, que la tradition que vous commentiez était celle que vous créiez vous‑même, que c’était cette tradition qui vous importait. Je vous avais alors dit que je me sentais incapable de me positionner sans me situer par rapport à la parole autre qui me précède, car il y a toujours, me semble‑t‑il, une parole qui me précède sur la scène critique où je m’engage. Or ce problème, cette précédence, qui pèse sur nos manières de réfléchir la temporalité du texte littéraire, je ne la problématise pas dans mes écrits, bien qu’elle les prédétermine.

18L. D. : J’ai longtemps dit qu’à ne pas connaître la tradition, on en vient à être agi par elle. Je ne suis donc pas en train de prêcher l’ignorance. Pour certains textes extrêmement canoniques et extrêmement centraux, rien ne nous prouve — au contraire, tout nous prouve l’inverse ! — que cette tradition ne soit pas en train d’informer la plupart des positions. En revanche, je ne souhaite pas dire que l’on doive toujours se situer à l’intérieur de la tradition, ni non plus que l’on doive toujours déduire ses positions d’une opération de séparation. D’ailleurs, si l’on comprend le terme de tradition comme l’ensemble des sédimentations et des effets d’un texte à travers le temps, alors on ne peut plus parler de « la » tradition mais de sa position majoritaire. Or tout mon travail théorique est traversé par un goût des positions minoritaires. La tradition de la tradition est un fait majoritaire. Dans l’institution de l’université moderne, qui hérite des efforts médiévaux, elle est en outre très liée aux monothéismes (et notamment le traditionalisme chrétien). Ainsi, la tradition majoritaire tend à se faire passer pour la seule, et l’on excommunie à l’occasion les traditions minoritaires.

19Mais peut‑être souhaitez‑vous que nous passions à un autre aspect de votre problématique ?


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20B. T. : Volontiers ! Un des aspects les plus constants, à mes yeux, de vos textes est votre défense de la littérature : défense de son indiscipline, défense de sa vivacité, défense de sa puissance critique, défense de son nom même etc. Pour autant, le je qui commente les textes littéraires (ceux de Baudelaire, de Sartre, ou de Madame de La Fayette) dans vos écrits ne semble pas investir le moindre enjeu personnel (une émotion, un sentiment, un souvenir, un désir) dans son commentaire ; ce je n’est pas absent, loin de là mais, comme vous l’écrivez, dans la conclusion de L’État critique de la littérature, je « ne veut pas dire moi […], il s’accomplit au pluriel, de tous ces je qui sont je, pas soi, et pas lui, et elle, je donc. » De là, une position très singulière d’un commentaire s’énonçant à la première personne — ou s’originant sur la première personne — mais qui réduit celle‑ci à une fonction grammaticale (énonciative, déictique) sur laquelle pourraient s’observer les perturbations provoquées par son usage de la littérature. En d’autres termes, il s’agirait d’un commentaire (ou d’une lecture) non pas exactement sans sujet (sans moi) mais que fonde un sujet (un moi) qui s’est absenté, qui s’est en quelque sorte abstrait. Cette procédure a une capacité critique incontestable mais elle déplace radicalement, me semble‑t‑il, l’objet du commentaire qui est dès lors moins la littérature que les conditions énonciatives d’un discours (d’une parole) sur la littérature. De là, comme une syllepse grammaticale dans votre défense de la littérature dont l’objet véritable serait moins la littérature que la défense passionnée d’une théorie de sa théorie. Votre commentaire serait non pas littéraire mais métalittéraire, métaénonciatif, métacritique (et donc en quelque sorte sans objet sinon ce je abstrait).

21L. D. : Question un peu vaste…


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22B. T. : Elle commence par le problème du je.

23L. D. : La première chose que je dirais là‑dessus, c’est que le je qui parle dans mes textes de critique est comparable à la personne ou au je tel que le théorise Benveniste : c’est un déictique. Je ne crois guère au moi profond, indépendamment de la question littéraire. C’est un point que j’ai essayé de défendre plus récemment, en particulier dans Poetry and Mind. Vous savez que « personne » vient de persona : le masque, ce qui sonne à travers, le son qui résonne. De la même manière que l’on a un stade du miroir dans la constitution du sujet psychique, si on veut l’appeler ainsi, on a précisément dans les textes littéraires, par l’usage du je, la constitution d’autres personnes. Je deviens également autre à partir du moment où je me projette en ce je critique. C’est aussi ce qu’il se passe dans ma vie, dans notre vie en général, donc cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de sédimentation, de noyau, de proprioceptions, etc. L’idée d’un moi ou d’un surmoi ou d’un ça enfoui qui auraient des périphéries et des expressions ou des manifestations me laisse extrêmement dubitatif. Des lors, si c’était une critique que me dire « le je constitué dans vos textes de critique est un je déictique », je répondrais que je suis d’accord avec le constat mais aussi qu’il n’y a pas autre chose en ces pages que ce je. C’est un premier élément de réponse. Il faut cependant immédiatement y ajouter une précision importante, parce que vous me dites que ce je ne semble pas investir le moindre enjeu personnel, une émotion, un sentiment, un souvenir, ou un désir. Or je n’ai pas dit que le je ne se souvenait pas, le je se souvient, le je existe, j’ai des émotions et j’en ai eu et je me rappelle assez que j’en ai eu. Si on touche un tout petit peu mes zones cérébrales, j’oublie, et pourtant je puis dire que je suis toujours je, quoique peut‑être plus « moi‑même ».


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24B. T. : Nous n’en doutons pas, mais votre je déictique ou critique, est‑ce qu’il engage tout cela ?

25L. D. : Là, nous sommes, me semble‑t‑il, face à des questions d’énonciation et de discours. Dans L’État critique de la littérature, le livre sur lequel vous vous appuyez ici, le je critique qui se construit ne va pas se construire de la même manière que dans d’autres types de textes, ni à la manière d’un je plus philosophique, ni à la façon d’un je qu’il serait plus difficile de qualifier mais qu’on pourrait nommer « poétique‑réflexif » et qui affleure par exemple dans Génération romantique. Tout cela constitue des variations qui dépendent, non pas seulement des activités (je ne dirais pas des « disciplines »), mais, de manière plus pragmatique ou pratique, des circonstances, lesquelles incluent le type de texte duquel je vais parler. Par exemple, j’ai écrit un essai intitulé « Leurs Biographies d’auteurs » — il s’agit d’un texte très court, qui était inclus dans un recueil d’essais venant du premier colloque sur Cixous et Derrida tenu après la mort de Derrida, un événement auquel devait participer le philosophe6. Ce texte parlant donc de « leurs » biographies, j’y fais aussi autre chose. Je commence par Michel Foucault tel que je l’imagine, un texte tout à fait exceptionnel dans lequel Maurice Blanchot imagine Foucault, tout en disant l’avoir rencontré anonymement en Mai 68 et en ajoutant qu’on lui a rapporté que c’était impossible puisque, durant Mai 68, Foucault était en Tunisie et non pas en France7. Travaillant sur ces questions, j’ai été amené à me mettre en jeu, à mettre mon je en jeu. Dans À force d’amitié, un texte plus en rapport philosophique, il m’est apparu très tôt que je ne pouvais prendre fait et cause comme je le faisais pour la possibilité d’une amitié hors normes, passionnée, à l’encontre de toute la tradition dominante, sans mettre en cause le je. Mais les passages qui, dans cet ouvrage, peuvent paraître autobiographiques, sont tout autant fictionnels. De plus, dans ces paragraphes intercalaires, les amis évoqués ne sont pas nommés. Je joue, par ailleurs, en permanence sur les rapports entre les personnes « je », nous, « il », « elle ». L’avantage d’avoir un prénom comme le mien, d’une banalité statistiquement affligeante quand on est né entre 68 et 75, c’est que l’initiale en est L ; cela procure certaines ressources personnelles. Bref, ma réponse, mi‑figue mi‑raisin, à votre question serait : « cela dépend » ! Ne soyons‑nous pas trop déçus de cet empirisme et rappelons‑nous avec Goethe que tout poème est un poème de circonstance. La poétique du je est circonstancielle.


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26L. F. : J’ai eu l’impression que ces variations dont vous parlez, elles apparaissent à l’intérieur même de votre livre, L’État critique de la littérature. Le je, notamment celui de l’introduction et celui de la conclusion, n’est pas tout à fait le même que le je critique ou déictique des chapitres qui constituent le corps de l’ouvrage. Dans la conclusion notamment, vous parlez du rapport à vos étudiants de Cornell : ce je est le « je » de l’enseignant ; ce n’est plus tout à fait le je critique.

27L. D. : Ou alors, le je que construit le livre, si l’on pense qu’il est une deixis, est la résultante de ces différences. Le projet était la production d’un je critique qui puisse s’ouvrir à nous, même si, en France, je crois que, dans un certain style universitaire, on continue à manier le nous « de politesse ». Mon premier ouvrage, De l’Attrait à la possession est écrit au nous ; en revanche, ce nous est pluriel, ce qui avait choqué certains — les gens se choquent de peu... Un des points principaux dans De l’Attrait à la possession, livre qui portait sur la hantise et la possession par la lecture, était de faire émerger un nous collectif : je proposais un nous dans lequel nous (pluriel) pouvions nous inscrire. Quand j’ai rédigé L’État critique, j’ai opté pour un je. Selon les textes, j’utilise l’un ou l’autre. Il est possible que j’utilise plus je aujourd’hui, mais ce n’est pas définitif. Quoi qu’il en soit, c’est la même chose, à savoir tout autre chose que le même, soit une différenciation. Les variations que vous sentez, vous avez probablement raison de les percevoir. Mais il m’intéresse de faire apparaître une sorte de décalage entre ces différentes personnes qui puissent ensuite constituer un autre type de je. Le je de L’État critique de la littérature n’est cependant pas de vocation biographique. Il contient des « informations biographiques », en particulier dans l’introduction et la conclusion, mais, en soi, un je autobiographique ne serait, ni ne ferait, de la critique.


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28B. T. : On pourrait peut‑être ajouter que, si ce je devient biographique, pour vous, il n’est plus critique.

29L. D. : Il peut l’être, mais seulement si c’est un je biographique à la fois réflexif et qui s’altère dans le commentaire, dans le langage et dans la biographie même — si, en écrivant sa vie, il fait par exemple autre chose qu’écrire son vécu. Je parlerais de « fiction d’auteur » plutôt que de « fonction d’auteur ». L’auteur n’est vraiment pas une fonction, contrairement à ce texte célèbre et aberrant de Foucault qui est lié, à mon avis, à son erreur dans la lecture de Blanchot. L’auteur est toujours une fiction, même le je critique est fictif. Quand j’écrivais « nous », ce « nous », c’était aussi moi : je n’avais pas une cohorte à mes côtés pour lire Maupassant, Artaud et Blanchot, la possession, la psychiatrie, etc. Mais je voulais faire une place à un nous, variant selon les textes, selon les enjeux. De ce point de vue, malgré certaines apparences, le livre sur la Dictature des identités est en rapport avec ces problèmes, notamment quand j’évoque l’art et l’altération par l’art. Si c’est je égale je, cela ne me m’intéresse pas beaucoup.

30Enfin, sur la dernière partie de la question évoquant un commentaire qui serait non pas littéraire mais métalittéraire, je pense que la littérature est métalittéraire ; donc, pour moi, c’est littéraire.


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31B. T. : Considérant les déplacements que vous faites subir au terme « littéraire », l’employer dans une question était sans doute imprudent.

32L. D. : J’aimerais qu’on me dise ce que serait le littéraire qui ne serait pas métalittéraire. On m’a fait remarquer, parfois, que je ne parlais pas de littérature parce qu’il y avait des choses dont je ne traitais pas qui, me disait‑on, sont pourtant la littérature : la narratologie, la rhétorique, c’était variable — et c’était absurde, puisque je parle de tout cela. À l’inverse, on a reproché aux Portraits de l’Amérique en jeune morte ou à Pures fictions d’être trop compliqués ou réflexifs pour pouvoir appartenir à la littérature. En somme, cela témoigne au moins de ma cohérence : à partir du moment où j’estime que la littérature pense et qu’elle pense comme je dis qu’elle pense, qu’il y a donc une différence entre le penser et la pensée, il est certain que je défends alors, à travers tous mes ouvrages, un certain type de littérature que ces questions et leurs catégories auront du mal à saisir.


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33B. T. : Le métalittéraire permettait de noter qu’il y avait quelque chose comme un recul, voire une lacune de l’objet littéraire.

34L. D. : Mais de quelle manière ?


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35B.T. : Votre thèse me semblait se transformer en une discussion assez incroyable des conditions de l’énonciation d’un commentaire critique de la littérature. Il s’agissait moins, pour nous, de statuer sur ce que c’est que le littéraire que de noter, qu’à travers votre je déictique, votre pensée opérait un recul théorique par rapport à son objet. Noter un recul métalittéraire sans statuer sur ce qu’est le littéraire, je ne sais pas si c’est possible et, surtout, si je suis clair.

36L. D. : Non, je comprends ce que vous dites. Enfin, je comprends et je ne comprends pas. Je vois trois points d’appui pour une réponse. D’une part, ce je est pour moi toujours affecté. Ce je est bien sûr un je réflexif parce que c’est ce que je fais dans ce genre de livre, c’est une réflexion épistémique. On peut parler autrement de la littérature. C’est ce qu’on fait tous les jours. On parle de cinéma, de littérature, d’art, sans forcément écrire de monographie. Je passe mon temps à parler de cinéma ; pour l’instant, je n’ai pas écrit de livre sur le cinéma. Mais à partir du moment où l’on écrit un livre de réflexion, le je va être influencé par cette situation d’écriture. Or le je est aussi affecté par l’exercice de la pensée littéraire : il émerge de cette pensée littéraire. On pourrait dire qu’émergeant, il devient métalittéraire d’une manière que la littérature ne sera pas. Là, je m’inscris en faux. Deuxième point de réponse : vous fondez vos questions surtout sur L’État critique de la littérature. Je ne voudrais surtout pas laisser entendre que cet ouvrage est un unicum et n’a aucun rapport avec le reste de ce que je fais, mais il est certain que son objectif, surtout avec un titre pareil, était précisément d’appuyer cette direction. Cela ne signifie pas que ce soit la seule chose qui compte dans l’expérience littéraire. Enfin, il reste que — c’est mon troisième point et c’est ma question pour vous — je ne sais pas ce que serait pour vous l’objet littéraire. La fonction auteur, c’est une non‑question à mon avis. La question de savoir ce qu’est un objet littéraire, je l’estime en revanche fondamentale. Donc j’aimerais savoir : à votre avis, qu’est‑ce qu’un objet littéraire ?


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37B. T. : Je peux d’abord répondre un peu malhonnêtement. Le plus important, c’est la distinction littéraire/métalittéraire. Cela aurait pu être choucroute/métachoucroute. L’essentiel, d’un point de vue heuristique, c’est de reconnaître un écart et une différence.

38L. D. : Je comprends bien la malhonnêteté aussi.


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39B. T. : La réponse honnête, largement inspirée par la réflexion du mouvement Transitions, serait : est littéraire un objet auquel la société a confié une certaine fonction, personnelle ou collective ; or cette fonction serait considérée comme irréductible aux différents langages qui tente de la saisir et mettant en jeu des objets intermédiaires entre le corps et le langage, le sujet et le monde — les émotions, l’expérience par exemple — sans que ces objets, qui sont pourtant vecteurs de l’engagement du sujet dans le texte ou l’œuvre littéraire, puissent en constituer à proprement parler le contenu.

40L. D. : Si ce que vous dites est vrai, comment distinguer le littéraire du métalittéraire ?


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41B. T. : Là, vous suspectez l’honnêteté de ma réponse honnête.

42L. D. : Je pense que vous n’avez pas expliqué, mais c’est normal, en quoi un objet littéraire ne serait pas un objet métalittéraire parce qu’en fin de compte, vous ne le pouvez pas, vous ne le pourrez jamais. Ce que je pourrai constamment vous montrer : il y aura toujours un détail hypercritique dans vos définitions du littéraire. À partir de ce moment‑là, même si on croit ce que je viens dire, cela ne signifie pas que l’état hypercritique du texte soit un summum. Très bien. Cependant, sous l’idée que l’hypercritique n’est pas le summum, peut poindre une autre idée assez répandue : qu’il vaudrait mieux que cela n’existe pas. Et je m’inscris en faux.

43Dans la textualité de langue française, le rapport entre le littéraire et le philosophique, qui est la question qui ouvre L’État critique de la littérature, est extrêmement présent. Cela ne veut pas dire que tous les textes littéraires en français sont dans un dialogue soutenu avec la philosophie, mais il se trouve là une espèce d’inscription. En revanche, penser que toutes les littératures, si l’on admet qu’il y a des littératures en dehors de l’Occident, si l’on admet que, dans l’Occident, il y a plusieurs types de littérature, si l’on admet que l’Occident existe — oui, temporairement, admettons beaucoup de choses pour les besoins de la question —, penser que toutes les littératures doivent d’abord et avant tout être en rapport avec la philosophie, c’est non‑garanti. Il est certain que, dans les traditions littéraires où le dialogue le plus soutenu, non le seul ou l’unique mais le plus soutenu, est avec la philosophie, la tentation, lorsqu’on se trouve face à un moment hypercritique ou réflexif, semble être le méta du méta, qui constitue le moment culminant d’une démarche philosophique ; mais, il y a — et c’est crucial — d’autres possibilités, et cela ne veut pas dire qu’elles ne seront pas réflexives. Lorsque j’ai travaillé sur la littérature « francophone » dans L’Empire du langage, il m’est apparu rapidement que le dialogue épistémique le plus puissant n’était pas ici avec la philosophie et plutôt avec l’anthropologie, avec le droit, pour des raisons assez évidentes puisqu’en francophonie (post)coloniale, on est face à une anthropologie, un droit, une politique qui nient la possibilité d’expression ou de parole. Cela n’implique évidemment pas que la francophonie littéraire ne s’intéresse pas à la philosophie — il suffit de considérer Césaire ou Senghor. L’urgence, toutefois, n’est peut‑être pas dans la discussion de Platon ou d’Héraclite. En Chine, la poésie Tang, la poésie canonique, est‑elle dans un rapport avec le philosophique ? Non, mais cela ne signifie pas qu’elle n’est pas réflexive. Elle est au contraire hautement réflexive d’elle‑même. Elle est totalement métalittéraire. Quand on décide, comme le fait Ezra Pound, de traduire de manière imagiste les poèmes classiques chinois de l’époque Tang, on peut avoir l’impression d’être face à une sorte de présentation, ou, pour parler avec les vieux termes de la phénoménologie, d’apprésentation de la sensation même. Sauf que cela s’inscrit dans un cadre totalement spéculaire : chaque mot est saturé de références et tout l’enjeu de ces textes réside dans les légers déplacements du cadre au sein duquel ils apparaissent. C’est terriblement métalittéraire. De la même manière qu’on peut lire les haïkus japonais comme une sorte de déroulement de la sensation, alors que je crois qu’il s’y passe tout à fait autre chose, même dans ceux qui sont les plus connus, comme ceux de Basho.


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44B. T. : Mais la réflexivité ne va‑t‑elle pas dépendre du commentaire ? Ne peut‑on trouver de la réflexivité dans tout texte littéraire ?  

45L. D. : Oui, mais je crois que cette possibilité nous est donnée par l’état critique du texte littéraire, point par « la critique ». Je ne crois pas que nos outils déterminent notre capacité à lire de manière métalittéraire ou réflexive. Je crois que notre force réflexive vient de la constitution de l’objet‑même, ce qui ne signifie pas que ce qu’on dira sera forcément juste. La possibilité est ouverte par le texte littéraire qui répond au discours déjà constitué et qui donc est déjà critique, y compris critique de la critique. C’est pourquoi je parle d’hypercritique. Et s’il est déjà critique de la critique, il est critique de toute critique y compris de celle que je vais formuler, qui est inférieure, en termes de statut pourrait‑on dire, aux possibilités du texte littéraire.


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46L. F. : Il y a dans votre livre l’État critique de la littérature une très belle expression par laquelle vous caractérisez le travail de l’historien : vous écrivez que la garantie que les historiens « viseraient […] consisterait dans l’écoulement du réel ». Cette expression vous permet d’abord de spécifier le poids de l’événement dans l’écriture historiographique et son déficit de « réflexion langagière ». Or c’est précisément, si j’ai bien compris, l’historicité du langage, ce que fait le langage au temps (donc, en un sens, une certaine réflexivité du langage agissant sur le dit du temps) qui caractériserait la littérature (ou disons l’usage littéraire des textes) : cette historicité littéraire du langage se décline en plusieurs figures ou configurations : la hantise, l’allégorie, la « prolifération signifiante », la « lecture » qui, chacune à leur manière, défont la linéarité du temps, promeuvent une forme essentielle d’anachronisme et, crucialement, entament la consistance du réel (par exemple, le devenir fantôme de la guerre chez Sartre). Si notre compréhension de votre propos est correcte, une première question porterait sur le privilège que vous accordez au langage comme signification dans la littérature : d’une part, le concept de signification n’est‑il pas un peu trop stable et délimité (au moins linguistiquement) quand celui de sens aurait l’avantage me semble‑t‑il d’être plus indiscipliné (chez Lyotard, chez Deleuze notamment) ; d’autre part, vous semblez considérer le temps littéraire comme le produit d’une singularité grammaticale (une syllepse temporelle, une accumulation des significations). De quelle manière, faites‑vous place — ou peut‑être ne souhaitez‑vous pas leur faire place mais dans ce cas pourquoi ? — à la possibilité de la prééminence de l’événement représenté dans le temps littéraire (l’immémorial, le mémorable sont‑ils autres choses que des dispositifs rhétoriques d’épuisement du temps historien ? l’événement n’a‑t‑il pas un poids propre — la Shoah — dans la temporalité de sa représentation ?), ou celle d’une émotion de lecture liée au rappel de l’événement ?

47L. D. : Je l’ai exprimé dans « What is Literature’s Now ?8 » mais je l’ai formulé de manière plus claire peut‑être dans un autre texte qui s’appelle « Anachronisme et événement », un texte assez long publié dans le recueil sur L’Empire de la littérature,qu’a dirigé Anthony Mangeon. Si nous parlons du rapport entre histoire et littérature, nous parlons de la constitution de l’histoire ; mais si nous parlons en particulier de ce que la littérature fait à l’histoire en tant que discours savant, et non pas aux événements en tant que tels, alors la littérature se trouve particulièrement bien dotée grâce à deux expériences, concepts, catégories ou notions : l’anachronisme et l’événement. Ce sont deux notions fondamentales pour l’histoire en tant que science mais que l’histoire en tant que science a un mal fou à absorber — ou plutôt à accepter et à rendre productives au lieu de les effacer. Les deux vont ensemble. Si j’insiste parfois plus sur l’anachronisme, c’est que l’argument le demande. Mais le maintenant de la lecture relève de l’événement. Est‑ce que j’associe ces deux notions de manière dialectique ? Il est vrai que je pense qu’une lecture anachronique, par exemple, fait événement et que l’événement, introduisant une rupture du temps, est forcément anachronique. D’un côté se trouve la réflexion philosophique française qui ranime, dès les années quatre‑vingt, la catégorie de l’évènement, le concept d’événement :  Badiou, bien sûr, avec l’Être et l’événement9, mais de nombreux textes de Derrida, parmi les derniers qu’il a écrits, sont sur la survenue, sur l’imprévisible, sur l’événement en tant qu’événement, sur le fait qu’on ne peut qu’escompter l’inescompté donc on ne peut pas l’escompter etc. L’événement est, à cet égard, à peu près le seul point de contact entre Badiou et Derrida. Brutalement, cette idée‑là apparaît dans un certain discours philosophique que l’on peut aujourd'hui considérer comme daté, mais qui est toujours très influent ; il s’intéresse à l’événement comme ce qui trouerait une forme de continuité, qui ferait une brèche dans la continuité. De l’autre côté, à l’intérieur d’une réflexion sur l’histoire, figure une tentative de réhabilitation méthodique de l’anachronisme. On peut penser à Nicole Loraux, que vous citez dans votre appel, je crois, à Georges Didi‑Huberman, ou à Jacques Rancière. C’est une position qui suscite alors un certain intérêt, mais qui demeure très marginale pratiquement. Lorsque j’ai présenté « Anachronisme et événement » comme conférence plénière au colloque de Montpellier qui a donné le premier état de ce qui est ensuite devenu le livre dirigé par Mangeon10, les historiens dans la salle grimpaient aux rideaux : tous me citaient Febvre que j’avais pourtant évoqué en connaissance de cause. L’anachronisme, c’est le pêché de l’historien. Même quand Nicole Loraux essayait de le réhabiliter, c’était par un usage contrôlé, comme on parle d’un dérapage contrôlé. Et quand Didi‑Huberman, qui a énormément écrit sur la question, revendique l’anachronisme, il le limite à l’image, ce que je n’ai jamais bien compris : l’image peut être anachronique, mais un texte non ? Ainsi, on pourrait constater deux formes d’investissements : l’événement comme une trouée de l’histoire et l’anachronisme comme rupture du lissage historien. Or il me paraît important de considérer les deux ensemble : l’anachronisme peut faire événement et l’événement est anachronique. Idéalement, il faudrait les faire opérer en même temps. Mais ce n’est pas possible puisque, précisément, la possibilité même du « en même temps » est défaite par l’anachronisme et l’événement. Cette impossibilité est à l’œuvre dans l’histoire en tant que discipline. À l’inverse, la littérature nous permet particulièrement de situer le rapport entre tous ces éléments, particulièrement dans la réponse qu’elle apporte à l’histoire comme discipline.

48Sur ce surgit l’immense différence entre l’histoire de la littérature et l’histoire littéraire. Les deux syntagmes sont pris souvent comme équivalents ; pour moi, ils ne le sont absolument pas. D’un côté, l’histoire de la littérature part du principe qu’il existe une discipline historique et que cette discipline historique — comme pour l’histoire de l’art, l’histoire des mentalités, ou l’histoire des systèmes de pouvoir — peut se particulariser à certains égards en touchant à la littérature. Mais une telle discipline sera, d’abord et avant tout, agie par la méthodologie de l’histoire. Et, curieusement, les gens qui font de l’histoire de la littérature n’ont pas l’air d’être très au courant de la réflexion historiographique. Alors même qu’ils se présentent comme redevables d’une discipline, ils en suivent une version qui date de la fin du xixe siècle : c’est le plus ou moins inévitable canal historique de l’histoire de la littérature. L’histoire littéraire, elle, serait une histoire affectée dans sa méthodologie par ce que fait le littéraire à l’histoire comme discipline. C’est en ce sens que me concernent les différentes temporalités impliquées par l’histoire, et donc l’anachronisme et l’événement.

49L’approche qui caractérise l’histoire de la littérature — et non pas l’histoire littéraire — reste extrêmement puissante en Europe et, malgré les apparences, elle est encore très forte aux États‑Unis. Sans doute y a‑t‑il des différences, mais le primat de l’historique ou de la configuration par les circonstances socio‑historiques demeure particulièrement suivi. L’histoire m’intéresse en tant que discipline, mais je n’ai pas vocation d’historien. L’Empire du langage est un livre avec une dimension historienne importante, mais ce n’est pas une œuvre d’historien. En revanche, j’ai toujours été en dialogue avec les historiens. Une part non négligeable de ce qui est la toile de fond intellectuelle de L’État critique de la littérature vient de la revue Labyrinthe dont le comité de rédaction comprenait beaucoup d’historiens, inusuels dans leur approche et leur style bien sûr, mais, tout de même, des historiens « à patentes » (comme la formation à l’École des Chartes, l’agrégation ou le doctorat en histoire : des patentes que je n’ai pas).

50En France, la situation de ce qu’on appelle les sciences sociales, est très spécifique. Car, sans conteste, l’histoire a vaincu. Cela aurait pu être, ou a été en d’autres époques, un autre domaine, sans doute l’anthropologie, peut‑être la linguistique, mais aujourd’hui dans les sciences sociales au sens français, la discipline qui a gagné, c’est l’histoire. De ce point de vue, il faut étudier la position des vainqueurs et, si possible, leur expliquer pourquoi ils ne font pas bien leur travail, selon leurs propres protocoles, et en fonction de leurs propres limites. Ce n’est pas sans procurer un certain plaisir. Il faut absolument expliquer à ceux qui croient composer l’histoire de la littérature, que ce qu’ils font est trop souvent soit dispensable (ils feraient mieux de « faire de l’histoire »), soit faux (ils ne parlent presque jamais de littérature). Il est possible que je coécrive avec Marc Aymes un ouvrage de réflexions sur les sciences sociales, ce qui provoquera peut‑être des digestions difficiles, mais je suis passionné par la réflexion sur les sciences humaines et la réflexion sur l’histoire comme discipline. Que les choses et les êtres soient historiques, ce n’est pas cela le problème. Mais il paraît essentiel de savoir ce qu’on entend par une détermination : est‑ce un déterminisme ? Est‑ce une circonstance ? Toutes ces questions méritent d’être posées. Même celle du transhistorique ou de la transhistoricité peut être traitée par la discipline qu’est l’histoire. C’est rarement le cas aujourd’hui, parce qu’on est face à une discipline qui, dans sa position majoritaire, aura tendance à dire que tout ce qui n’est pas historicisé n’existe pas ; comme tout est historique, il n’y a pas d’en dehors de l’histoire. L’anachronisme et l’événement rendent de telles positions beaucoup plus fragiles. Je ne crois pas que ces notions soient intraitables, mais il faut renoncer à une perspective historiciste, étant entendu que ce que j’appelle historicisme est l’idée que l’histoire est animée par un déterminisme. Or l’anachronisme et l’événement sont nécessaires à la constitution de la discipline historique.


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51B. T. : Je suis plutôt en désaccord avec l’idée que la transhistoricité, on peut facilement en faire un objet historique.

52L. D. : Ah non, je n’ai pas dit « facilement » !


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53B. T. : Il me semble que le problème est le même qu’avec l’anachronisme et l’événement.

54L. D. : Oui, mais avec l’idée de la longue durée, quand les historiens des mentalités ont proposé le temps long, à travers les travaux d’Ariès ou de Braudel par exemple, je crois qu’on est face à une tentative pour repérer quelque chose qui soit transhistorique. Il me semble important d’insister un peu pédagogiquement sur ce point : la volonté, avec la longue durée ou le temps long, est d’indiquer quelque chose qui est modifiable historiquement, qui se modifie et qui est donc historicisable, mais à un tempo ou rythme tel que, selon le point d’observation qui est le vôtre, vous puissiez voir ce quelque chose comme quasi immobile, comme extérieur à l’historique. C’est, en général, une trahison du transhistorique, car, par définition, dès qu’elle s’en sera saisi, l’histoire nous dira qu’il s’agissait en réalité d’une catégorie historique. Soit la réponse classique : « Tu parles de transhistoricité ? Mais ne vois‑tu pas que cette notion naît en telle année et dans tels textes ? » On peut aborder cette rencontre entre l’histoire et la transhistoricité d’une autre manière, en soulignant que le transhistorique ne relève pas uniquement de l’histoire humaine. Par exemple, on peut argumenter que les structures cérébrales chez Homo sapiens sont transhistoriques, dans la mesure où elles n’évoluent presque pas du point de vue du temps de l’histoire humaine. Cela ne veut pas dire que c’est un objet fixe. Serait transhistorique, dans cette perspective, ce qui relèverait d’un temps si peu mobile qu’il semble, peut‑être à tort, peut‑être à juste titre, sortir de l’historique.


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55B. T. : Il me semble que la question de l’échelle temporelle est en effet importante : elle pose le problème de l’historique à travers celui de la mobilité, de l’immobilité ou au contraire de l’invariabilité historique des objets étudiés. Un autre élément, qui me paraît essentiel, est la résistance de certains objets aux procédures d’appréhension du discours historien. J’ai toujours été frappé par deux historiens qui se sont mis aux marges théoriques de leur discipline parce qu’ils ont essayé de saisir un objet auquel le langage de leur métier était en fait mal adapté. Je pense à Denis Crouzet et à Alphonse Dupront11. Dans les deux cas, leurs objets — la violence religieuse, pour le premier, et le mythe de croisade pour le second —, fragilisaient le cadre historisant de leur discipline en se portant aux limites de la possibilité de la datation historique.

56L. D. : Oui. Dupront est un bon exemple de réflexion qui se ferait à l’intérieur de l’histoire tout en faisant place à quelque chose qui serait transhistorique. C’est un peu ce qu’a essayé de faire Daniel Milo dans son livre, que je n’ai pas tout à fait saisi, sur Homo sapiens12. Pour moi, qui suis beaucoup plus immergé dans les sciences, une telle question est d’abord celle du biologique et de l’évolution, que cette dernière soit darwinienne ou non. Est‑ce que cette évolution est historique ? Voilà un aspect intéressant du problème de la transhistoricité. Si vous êtes des historiens absolus, vous répondrez : « Oui, bien sûr, puisque ça bouge dans le temps, c’est bien de l’histoire ». Sauf que l’évolution des espèces n’est pas très redevable au temps historique tel qu’on le conçoit, même dans la longue durée à la Braudel. Si on souhaite articuler ce qui serait de l’ordre de ce qu’on appelait autrefois l’histoire naturelle et l’histoire telle qu’on l’entend plus généralement, se dresse alors quelque chose de l’ordre du transhistorique. Par exemple, nos manières de penser peuvent être altérées aux niveaux individuel et collectif sur une durée tout à fait historique (des décennies par exemple). Actuellement, avec l’usage pourtant récent des nouvelles technologies, nous sommes ainsi en train de nous reprogrammer massivement. En revanche, la constitution des hémisphères du cerveau ne change pas pour le moment. Cette organisation‑là relève de la constitution, en tant que mammifère, de notre hippocampe, de notre néocortex, etc. Tout cela, qui nous est conféré, est le produit d’une évolution. Ce n’est pas du tout statique, mais guère historique.


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57B. T. : Cela n’aurait guère de sens d’en faire de l’histoire.

58L. D. : Mais est‑ce qu’on considère alors que tout ce qui est de l’ordre de l’évolution est totalement séparé de l’historique ? Est‑ce que on peut appeler transhistorique l’évolution même ? Question supplémentaire : est‑ce qu’on appelle transhistorique ce qui relève du même ordre temporel, de la même mobilité lente que l’évolution ? Je crois que non, car ce ne serait pas une décision théorique extrêmement productive. Je crois que, dans la constitution même de la discipline historique, on pourrait avoir un discours qui laisse quelque chose au transhistorique ; ce serait probablement une chausse‑trappe pour la discipline historienne mais, pour le moins, cela permettrait de penser, de l’intérieur de la discipline, le transhistorique. Or cette possibilité est en général refusée, comme si le fait de reconnaître qu’il existe un temps sur des milliards d’années ou sur des millions d’années, pouvait être dangereux pour l’histoire disciplinaire. Il est très étrange de voir combien, dans leurs textes mais surtout dans leurs actions personnelles, les historiens, notamment en France où ils ont pourtant « emporté le morceau », se sentent menacés dès qu’on leur tient un propos qui consiste essentiellement à contester que l’histoire soit la discipline des disciplines. Normalement, ils devraient être capables de l’accepter. Il suffit de mettre en doute cette primauté pour provoquer aussitôt un mouvement de panique très fort. Et ce que je dis n’est pas un effet de ma paranoïa ! Je me suis retrouvé dans cette situation, toujours liée à des contextes publics, de nombreuses fois en France.


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59B. T. : Il faut que vous arrêtiez de créer des mouvements de panique !

60L. D. : Cela prouve sans doute que, chez beaucoup d’historiens, il existe une prise de conscience de la très grande faiblesse théorique de leurs prétentions, sans quoi ils ne réagiraient pas de cette manière à des propos qui, surtout quand l’on parle de littérature, devraient être pour eux tout à fait anodins. D’ailleurs, si vous commencez à aller discuter le bout de gras avec des mathématiciens et des physiciens, généralement, ils ne s’énervent pas trop. Ils disent que c’est très bien, très bien pour vous, bravo, continuez.


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61B. T. : Ils sont très aimables.

62L. D. : L’inquiétude n’est pas la même car ils estiment que leurs travaux s’appuient sur quelque chose de plus solide, je suppose.


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63L. F. : La littérature vaut pour vous, si j’ai bien compris l’intention de votre livre, parce qu’elle pense, parce qu’elle apporte quelque chose à la pensée, à des disciplines (comme la philosophie et l’histoire) qui achoppent à certains points (sur la question du je, par exemple, pour l’historien). Il s’agit alors, dans votre réflexion, de « déconstruire » en partie ces discours (négation ou suspension — cf. conclusion). Cela m’a frappée que dans les chapitres 4 et 5, vous partiez de pratiques ou de procédures propres à l’histoire littéraire pour les « déconstruire » — ce n’est pas tout à fait le bon terme, je crois, mais gardons‑le pour le moment. Ainsi, dans le chapitre 4 : vous vous lancez dans une « explication de texte », une sorte d’exercice post‑lansonien, une micro‑lecture historienne qui dit l’insuffisance du discours historique à cerner la pensée et l’expérience du temps (au présent) que le poème exemplifie. Dans le chapitre 5 : vous jouez à « périodiser » si je puis dire, et faites apparaître ce que l’histoire littéraire ordinaire, les périodisations ordinaires, manque trop souvent : le « processus de l’œuvre » — et « la réponse d’une œuvre à son passé » (p. 121) ou, plus précisément pour Sartre, à la « hantise contenue par la lecture littéraire » (celle de Kafka). On voit immédiatement, je crois, le gain de ce pouvoir suspensif de la littérature et du commentaire sur la littérature, face à un discours historien positiviste. Mais au‑delà de la sphère théorique, quels usages peut‑on faire de cette définition du littéraire ?

64L. D. : Dans Poetry and Mind, mon point de départ est qu’il existe plusieurs modes de pensée en nous : en anglais, c’est thinking and thought, qu’on pourrait traduire en français, sans trop de pertes, par penser et pensée. Il existe en particulier ce mode de pensée de type algorithmique, qui est l’objet principal des sciences cognitives et l’objet principal de la reprogrammation à laquelle nous nous soumettons actuellement via les technologies de communication, parce qu’elles sont fondées sur le paradigme théorique des sciences cognitives des années soixante‑dix, elles‑mêmes déduites des capacités de l’ordinateur, telles qu’elles sont comprises après Turing. C’est un cercle, un système très complexe et très clos. Je ne doute pas que ce mode de pensée existe et qu’il soit le nôtre l’essentiel du temps. En revanche, je mets en cause qu’il soit le seul. Je ne prends pas parti pour un langage des émotions, des affects ou du corps que je déclarerais différent. Une telle position ne serait pas, à mon avis, scientifiquement soutenable. Non, le mode de penser qui dépasse l’algorithmique est le mode de la création, qu’on retrouve, entre autres, dans la poésie et qui relève de ce que j’appelle l’intellectif. Mes deux livres qui abordent l’articulation entre le cognitif et l’intellectif sont, pour le moment, non traduits en français. Il s’agit de Intellective Space et de Poetry and Mind. Le seul texte en français sur ce sujet, c’est la conférence que j’ai faite au Collège de France en octobre 2018, qui devrait paraître dans le volume collectif des actes du colloque, mais qui, dès à présent, se trouve disponible en ligne. La littérature, la poésie, les arts, mais aussi la création dans les sciences, sont aujourd’hui dépositaires de ce mode intellectif — ou le révèlent, ou le réveillent, ou le suscitent. Or je crois qu’aujourd’hui, ce mode de penser, qui est toujours interruptif, événementiel, méta‑émergent, c’est‑à‑dire émergeant de l’émergence, donc extrêmement transitoire, est l’ennemi numéro 1 : notre société est en train de se constituer de telle sorte qu’il soit éradiqué. Dès lors, s’engager dans l’immersion littéraire, dans le penser poétique, c’est continuer d’accroître notre « écologie mentale » à un moment où ils vont être particulièrement menacés et considérés pour rien.

65Quelles sont les conséquences de ce péril dans la vie courante ? Elles sont permanentes, elles sont partout. À un moment dans Intellective Space, j’évoque la distinction pascalienne entre l’ « esprit de géométrie » et l’ « esprit de finesse » que je ressaisis comme turns of mind, des manières de tours, de rotations, des esprits. Or, nous sommes très clairement aujourd’hui dans 1) la négation de plusieurs rotations mentales au profit d’un seul turn of mind, toutexclusif ; 2) ce dernier turn of mind doit être purifié ou épuré selon certaines circonstances et 3) l’opposition à cette manœuvre de schématisation et d’appauvrissement rencontre des paralogismes semblables à ceux des historiens niant le transhistorique et on aboutit souvent à un « même si ça existait, de toute façon, je ne peux rien en faire, donc ça n’existe pas ». C’est face à ces trois tendances qu’il est important de souligner qu’on peut modifier son esprit. Si l’on accepte de considérer que nous sommes actuellement modifiés et reprogrammés par l’exposition massive aux technologies de communication informatique, on peut assurément soutenir que l’immersion dans la poésie a également le pouvoir de changer nos façons de penser. Ce qu’une telle immersion augmente, ce n’est pas tant le contenu de nos pensées que nos manières de penser. Poetry and mind a pour point d’arrivée l’articulation entre l’expérience de pensée, thought experiment, et l’expérience de penser, thinking experiment.


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66B. T. : L’expérience de pensée ?...

67L. D. : Écrite expérience de pensée, c’est toute espèce de choses spéculatives sur le modèle d’un « imaginons que… ». C’est Ernst Mach qui est le premier à la théoriser. Il précise que, pour lui, un roman, c’est ce type d’expérience, mais aujourd’hui, il est rare que ceux qui parlent de thought experiments évoquent les narrations littéraires. Pourtant, Ernst Mach est très clair là‑dessus. Et pour lui, par exemple, une fable comme l’Utopie de Thomas More est une Gedankenexperiment reposant sur un « imaginons que… » : imaginons que nous sommes dans une société qui… C’est ce que fait Tristan Garcia dans certains de ses livres. « Imaginons que les âmes, depuis la création de l’univers… » et voilà, il y a 800 pages, et puis d’autres volumes qui arrivent. Les âmes qui transmigrent d’un endroit à l’autre, imaginons cela. C’est très intéressant et cela fait partie de la littérature, mais pas seulement : c’est de la spéculation, du domaine du contenu. La question suivante est : comment faire émerger des contenus spéculatifs hors de l’expérience qu’on peut en avoir directement et hors des limites du computable, de la mathématique, du réel ? La poésie, entre autres, suggère des expériences de pensée, en particulier la poésie narrative, mais encore toute poésie lyrique qui vous présente des émotions auxquelles vous n’êtes pas accoutumé. Mais, de manière plus vibrante et plus stridente, il existe des expériences de penser à travers lesquelles on touche aux limites ordinaires de la pensée, notamment dans certains textes littéraires ou poétiques. Et à partir de là, il est possible de dire : « je n’en ai rien à faire » ou « ça me fatigue la tête » ou « j’aime pas » ou « it’s boring » ; ou, encore, et c’est ce qu’a beaucoup fait la théorie psychanalytique, y compris quand la littérature allait nettement plus loin qu’elle dans son exploration de ces questions : « tout cela est bien joli mais il faut remettre un peu d’ordre ». Se maintient toutefois une possibilité autrement plus intéressante : suivre ce régime de penser différent que la littérature nous propose. C’est ce que nous faisons couramment nous‑mêmes quand nous lisons. Et de la sorte, on essaiera de s’altérer, vraiment, tout le temps.