Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Postface
Fabula-LhT n° 23
(Trans-)historicité de la littérature
Brice Tabeling

Éthique et politique de la transhistoricité littéraire

Ethics and politics of literary transhistoricity

Postface

1.

1Plus de quarante-six ans après sa publication aux États‑Unis, Metahistory d’Hayden White continue d’animer la réflexion historienne sur les conditions de validité épistémologique de la discipline1. Le titre de l’ouvrage et le nom de son auteur ont fini par constituer aujourd’hui un raccourci efficace pour évoquer non seulement la crise que l’application aux pratiques historiographiques des problématiques issues du linguistic turn a provoquée dans les années 80 mais aussi et plus généralement, l’événement d’un soupçon jeté, et depuis jamais vraiment dissipé, sur les ambitions référentielles de l’Histoire. Les ouvrages les plus récents du grand historien italien Carlo Ginzburg, acteur prééminent du débat dès son importation européenne, invoquent avec constance le livre de White pour nommer ce qui serait, selon lui, l’objection sceptique à laquelle la discipline historique ne doit cesser de se confronter sous peine de devoir renoncer à ses ambitions épistémologiques2. La réactivité polémique, conceptuelle et méthodologique qui caractérisa (et continue de caractériser) l’Histoire pour répondre au scepticisme référentiel de Metahistory est, par bien des aspects, impressionnante, et pour les littéraires, enviable : déploiement maximal des enjeux éthico-politiques du problème (la représentation de la Shoah en particulier), ajustement notionnel (le paradigme indiciaire de Ginzburg par exemple), dialogue continu avec les champs théoriques impliqués par les arguments de Hayden White (la rhétorique et la littérature notamment).

2Pour autant, Metahistory n’est pas d’abord une remise en cause de la capacité de l’Histoire à représenter le passé mais bien davantage une tentative pour qualifier les présupposés éthiques et esthétiques des formes de son discours en suspendant, le temps de l’analyse, ce qui, dans le travail de recherche de l’historien, relève de l’effort de justification référentielle (documents, archives, notes). Comme il le souligne lui-même en 2014, à l’occasion d’une nouvelle préface écrite pour le quarantième anniversaire de la première édition, les critiques contre Metahistory sont en partie nées d’un malentendu sur son objet :

Je dois dire que, parmi ses attaques, nombreuses sont celles qui sont motivées par la conviction que Metahistory porte sur la manière dont on doit mener ses recherches et écrire en histoire ou que mon ouvrage offre des critères permettant de déterminer ce qui relève ou non d’un véritable travail historien. Mais je n’ai jamais rien dit sur la façon dont les historiens doivent faire leur travail – mener leur recherche ou écrire. J’ai voulu montrer qu’ils font leur travail aussi bien à travers leur recherche que leur écriture3.

3Son corpus d’étude, les historiens du xixe siècle (Michelet, Tocqueville, Ranke, Buckhardt), est, à ce titre, curieusement décalé par rapport à l’actualité (voire l’urgence) historiographique et politique des débats qu’il a provoqués. Bien sûr, heuristique ou non, une telle suspension demeure problématique dans la mesure où elle suggère que les représentations du passé en histoire peuvent s’analyser comme discours historien indépendamment de leur relation au référent, et qu’en outre, elle s’accompagne, dans Metahistory, d’une série d’opérations terminologiques, sinon provocatrices, du moins très polémiques (le récit historique comme « fiction » notamment).

2.

4Pourquoi évoquer Metahistory aujourd’hui, en conclusion d’un numéro sur la transhistoricité de la littérature ? Dans notre appel à communication, Lise Forment et moi insistions sur notre souhait de « contourner » la discussion épistémologique « au profit d’une exploration des présupposés théoriques à l’œuvre dans la constitution de l’objet “littératureˮ, dans les commentaires “littérairesˮ des textes et de leurs effets ». Il s’agissait alors de déplacer la question de l’historicité des textes littéraires, en la faisant porter principalement par le commentaire critique plutôt que par les textes. Les trois questions qui suivaient cette requête proposaient ainsi aux contributeurs d’investir non seulement le « régime d’historicité de l’objet “littératureˮ », mais encore celui « du discours critique et de ses catégories » et le rapport entre l’un et l’autre. Comme le suggéraient aussi les guillemets autour du mot « littérature », le texte littéraire lui-même nous paraissait ne pas pouvoir être détaché d’une décision préalable ou conjointe sur sa littérarité et sur l’espace d’où elle se détermine ; nous interrogions ainsi : « la littérature met-elle en jeu un élément – affect, émotion, sentiment, trace, trauma, voix, valeur, etc. – qui déterminerait un régime spécifique de (trans-)historicité ? Ou revient-il au commentaire de le présupposer » ? En somme, nous invitions les contributeurs à opérer le même effort de recul (métathéorique) queHayden White tenta d’effectuer sur le discours historien : atténuer le rôle de notre objet d’étude (le texte, l’œuvre, voire l’auteur) en espérant par là mieux apercevoir comment nos propos critiques construisent son historicité ou sa transhistoricité, et les raisons qui fondent cette construction.

5La manière dont nous formulions notre intérêt pour les différents termes décrivant l’historicité de la littérature est, à ce titre, très proche de l’approche proposée par White pour rendre compte des différents modes de mise en intrigue (emplotments) et d’argumentation (argument) du discours historien. Car que représentent les « héritiers » et les « retardataires » du modèle téléologique lansonien, termes dont nous estimions qu’ils témoignaient d’un style de récit de la transmission littéraire et qu’ils méritaient, malgré leur caractère attardé aujourd’hui (ou pour cette raison même), notre attention théorique, sinon un genre spécifique d’argumentation mécaniste ou préfigurale ? Et que sont les « plis », « traces », « résonances », « spirales » du discours historiographique contemporain, toutes ces métaphores dont nous souhaitions l’exploration, sinon les figures des nouvelles façons de mettre en intrigue l’historicité de la littérature ? Ce qui importe ici n’est pas que notre appel à communication puisse être traduit dans les termes de Metahistory mais bien davantage que cela atteste d’un même effort de creusement continu du langage critique, historien ou littéraire, qui neutralise (dans notre cas, partiellement) la légitimation qu’il tire de l’efficacité de la description de ses objets pour l’accompagner d’une autre qui, elle, naît des présupposés qui le fondent : « il faut tenter de dire, positivement, le “régime de (trans-)historicité” que présupposent ou construisent nos manières de lire et de faire lire – déclarer le rapport au passé et à l’avenir qui se trouve ainsi promu », écrivions-nous.

6Or l’immense apport du livre de White est, me semble-t-il, qu’il met au jour l’importance d’une telle déclaration et qu’il en révèle la nature. Recouvert par les problèmes posés par la suspension des justifications référentielles, cet aspect de Metahistory est en général passé inaperçu alors même qu’il en constitue une des articulations fondamentales. On se souvient en effet que l’ensemble de la réflexion de White se déploie à travers une série de trois catégorisations du discours historien – argumentation, mise en intrigue, idéologie –, elles-mêmes divisées en quatre modalités possibles, formant ainsi un ensemble fini de combinaisons que détermine et limite une dernière catégorisation, le style historiographique, qu’à la suite de Stephen Pepper, White associe à quatre tropes « pré-cognitifs » : métaphore, métonymie, synecdoque et ironie. Or ce qui fonde pour chaque catégorie la modalité choisie, ce ne sont pas des critères épistémologiques mais, de la part du sujet historien, une décision éthique. White nomme plus particulièrement « moment éthique » l’articulation entre les conceptions des processus et de la connaissance historique (mise en intrigue et argument) telle qu’elle est commandée par l’orientation idéologique de l’écriture historienne, soulignant fortement qu’il n’existe aucun élément cognitif qui permette d’arbitrer entre ces différentes conceptions4. Mais même le style historiographique, qui constitue pourtant la catégorie au sein de laquelle l’autonomie du sujet écrivant l’Histoire paraît la plus évanescente face aux déterminations de la linguistique structurale, est régulièrement présenté, dans Metahistory, comme un choix5. L’espace métathéorique où se formulent les différents agencements historiographiques du matériau historique – en somme, le régime d’historicité du discours historien – est ainsi principalement une scène éthico-politique.

3.

7L’Histoire aura moins été attentive à cet aspect de Metahistory qu’au problème référentiel. Était-ce qu’y répondre impliquait une manière de consentement au relativisme supposé des thèses de White ? Ou que, pour reprendre les termes qu’emploie Roger Chartier dans un article au sujet de Metahistory paru en 1993, la « contradiction » entre « la linguistique post-saussurienne » qui alimente théoriquement l’œuvre et « la liberté de l’historien comme créateur littéraire » semblait trop « grave » pour que l’interrogation éthique qui s’y énonce soit entendue6 ? Ou n’est-ce pas plutôt que les historiens ont opéré un déplacement de la question éthique, la situant justement dans le rapport de leur écriture au référent, plutôt qu’au sein des catégories précritiques qui soutiennent les formes argumentatives, narratives ou idéologiques de leur discours ? Comme le souligne Carlo Ginzburg dans Le Fil et les traces, c’est à travers l’épreuve avec le « principe de réalité », une épreuve qui accompagne chaque étape du travail de l’historien, que se joue un premier devoir7.

8Mais la critique littéraire ? Dépourvue (ou dégagée) de la « pulsion référentielle » de la discipline historienne, peut-elle justifier ses formes de mise en récit de la littérature en dehors du langage de l’éthique et de la politique8 ? Comment déclarer l’historicité de notre objet d’étude, la manière par laquelle le texte ou l’œuvre s’inscrit dans une série temporelle, sans du même coup déclarer la façon dont nos outils d’analyse construisent les arguments qui soutiennent cette inscription – autrement dit, aussitôt, les figures précritiques qui les fondent et le moment éthique et idéologique qui établit ces dernières ? Ce « rapport au passé et à l’avenir » que promeuvent nos usages (nos partages) de la littérature et que nous souhaitions explorer, nulle épistémologie de la réalité extratextuelle ne vient, dans nos commentaires, le justifier : notre métalangage n’a d’appui qu’un autre langage. Les approches théoriques de la littérature sont, bien sûr, à la fois diverses et transdisciplinaires : l’Histoire, la sociologie, la psychanalyse, les sciences cognitives, la philosophie, l’anthropologie, etc. ne cessent d’intervenir dans l’élaboration de nos interprétations. Mais précisément, dès lors que ces disciplines sont mobilisées au sein du commentaire littéraire, elles perdent, me semble-t-il, le critère qui, dans leur domaine d’origine, leur permettait d’arbitrer entre leurs arguments, et récupèrent la nécessité d’une déclaration éthico-politique de leur métalangage (de la même manière, l’Histoire peut solliciter d’autres domaines pour appuyer ses arguments mais ne cesse pourtant de les soumettre à l’épreuve spécifiquement historienne du « principe de réalité »). Or une telle nécessité est très exactement le problème que nous souhaitions explorer quand nous disions vouloir contourner la discussion épistémologique pour examiner les régimes d’historicité présupposés par nos analyses et nos usages de la littérature.

Transhistoricité du commentaire : politique et éthique du je critique

4.

9Cet aspect de notre appel aura été inégalement entendu par les contributeurs de ce numéro : certains l’auront abordé frontalement, d’autres seulement en passant, préférant consacrer leur attention à l’autre problématique de notre invitation, le régime d’historicité déployée par certaines œuvres singulières. Les raisons de cette diversité méritent un examen propre, et ce d’autant plus que l’un des textes, celui de Jérôme David, s’est attaché aux difficultés soulevées par notre questionnement pour conclure sur son caractère partiellement intraitable. Nous y reviendrons. D’ores et déjà néanmoins, il me semble important de noter que la place accordée à la discussion (éthico-politique) de nos présupposés critiques s’est avérée surtout dépendante de la clarté avec laquelle la rupture entre nos objets d’étude et le métalangage de nos commentaires s’est imposée aux différents auteurs : pour nombre de contributions, ce sont les textes qui sont appelés à fournir les moyens de l’analyse de leur régime d’historicité ; pour quelques autres, au contraire, la difficulté d’un arbitrage interprétatif donné par les textes eux-mêmes les a conduits plus naturellement à interroger les présupposés de leur méthodologie critique, à les assumer et à en formuler les raisons.

10Le long texte d’Hélène Merlin-Kajman est, à cet égard, exemplaire. Le point de départ est un différend critique autour de la nouvelle de Barbey d’Aurevilly, « La vengeance d’une femme ». Soit, d’une part, une lecture historienne présentée par Judith Lyon-Caen dans son ouvrage La Griffe du temps et, d’autre part, une lecture « en littéraire » dont les modalités, indéterminées au début de l’article, seront peu à peu dévoilées. D’une interprétation du texte à l’autre, il n’y a pas de continuité des critères épistémologiques : la lecture de Judith Lyon-Caen, fixant les significations du texte en les attachant à des référents historiques, conserve toute sa valeur (historiographique et principalement référentielle), mais sans pouvoir prétendre ne rien dire d’un autre usage, qui, à l’inverse, resterait, sinon indifférent à l’historicisation des sens de l’œuvre, du moins susceptible de glisser parmi les différentes strates temporelles portées par les signifiants et leur équivoque. Hélène Merlin-Kajman le souligne fortement : « La littérature, en tant qu’elle appartient au passé, tombe légitimement dans le champ d’investigation des historiens », mais, ajoute-t-elle, que peut, de l’œuvre, saisir l’Histoire, dès lors que le cadre de son appréhension n’est plus celui de la discontinuité historienne (de l’avant et de l’après) mais celui de la transhistoricité du langage et de ses effets ?

[L]’évidence d’une date primitive (date de création ou date de publication) originant l’œuvre littéraire dans une chronologie précise ne dit pas tout, ne dit peut-être même pas grand chose, du processus de création et de réception d’une œuvre littéraire. Quand une œuvre littéraire commence-t-elle vraiment à naître ? Le fait du langage, avec sa transhistoricité irréductible, interdit en un sens de dater l’œuvre, qui n’existe que prise en amont et en aval dans un phénomène de résonance et de diffusion qui n’est certes pas seulement celui de l’intertextualité. Car un écrivain écrit non seulement parce que la littérature lui fait de l’effet, mais peut-être surtout parce que le langage lui fait de l’effet : écrire, c’est d’abord écouter ce sillage d’effets. Tout processus de création « commence » donc avec la mobilisation intentionnelle (ce qui ne veut pas dire totalement consciente) de toutes ces strates qui font qu’on est dans le langage, travaillées en vue d’une fin particulière : strates de la voix et de l’énigme de son adresse – strates de la référence in praesentia, mais aussi, comme par magie, in absentia – strates de la langue et de sa grammaire – strates des figures, strates de la connexion entre signes et imagination...

11Or, pour Hélène Merlin-Kajman, c’est précisément cette attention à la transhistoricité des effets du langage – l’équivoque irréductible des sens multiples du signifiant dans le temps – qui caractérise l’usage de la littérature en tant que littérature :

L’équivocité du langage rend impossible toute forme de stabilisation de la signification. Ceci est vrai pour toute occurrence de discours : on interprète le droit, on se dispute sur le sens d’un traité, d’un texte « sacré », on se brouille sur un quiproquo, etc. Mais la littérature est le nom regroupant des pratiques de langage qui, aussi variées qu’elles soient de fait, soumettent l’équivocité du langage à un but esthétique en en tirant le maximum d’effets. Nom d’un regroupement, nom d’un corpus, il permet de faire circuler dans le temps les productions issues de ces pratiques de façon institutionnellement protégée, avec les commentaires qui les accompagnent, les relancent et les reconfigurent.

12De là néanmoins, la mise au jour d’une lacune dans la fondation épistémologique du commentaire « littéraire ». Car, si la lecture historienne peut s’appuyer sur le référent pour arbitrer entre ses interprétations du texte, sa confrontation avec l’approche littéraire souligne la pauvreté épistémologique fondamentale de cette dernière : du moment que la reconnaissance de « l’équivocité du langage » est ce qui identifie le commentaire comme littéraire, ce dernier est, par nécessité, condamné à errer dans son propre métalangage sans possibilité d’y reconnaître jamais un critère qui départage ses arguments (puisque un tel critère annulerait l’équivoque d’où il tire sa spécificité). S’il doit y avoir un arbitrage, celui-ci ne peut porter que sur le métalangage en tant que tel – autrement dit : la réflexion doit se déporter dans l’espace métathéorique où s’exposent les raisons qui justifient qu’aujourd’hui un sujet et/ou un collectif commentent un objet sans pouvoir viser à mieux le connaître (ou, ce qui revient au même, constituent un objet d’étude – la littérature – tout en se retirant la possibilité de le connaître sans risque d’équivoque). C’est ce que White nommait le « moment éthique », un moment que la réflexion d’Hélène Merlin-Kajman investit pleinement en accompagnant la discussion théorique de sa démarche par un récit intime (sa première rencontre avec la nouvelle de Barbey via la figure de son père) et l’affirmation de choix explicitement moraux et politiques (« [le nom de “littératureˮ] affirme l’utilité sociale de ces productions et de ces pratiques de langage : jugées bonnes en raison de leur double effet de plaisir et de formation, de leurs effets de subjectivation, elles ont la vertu incomparable de pouvoir se partager et se discuter publiquement »). Cette apparition du sujet lisant/commentant s’explique parce que la transhistoricité du langage – son équivocité – est d’abord une expérience individuelle, caractéristique de tout être humain9, mais aussi, et à mon sens tout aussi crucialement, parce que cette même transhistoricité neutralisant la possibilité d’une fondation épistémologique des énoncés interprétatifs oblige à une fondation de l’énonciation elle-même. Or celle-ci, interrogeant le « je », le « tu », le « ici » et le « maintenant » de l’interprétation – en d’autres termes, le sujet, l’adresse, le temps et le monde – peut-elle être autre chose qu’éthico-politique ? C’est du côté des valeurs que se justifient le métalangage littéraire et la manière dont il soutient l’instabilité transhistorique des significations des œuvres, leur capacité de jeu. Une formule de Michel Pêcheux, citée en conclusion de l’essai d’Hélène Merlin-Kajman, résume ce spectaculaire trajet argumentatif : « La métaphore aussi mérite qu’on se batte pour elle ».

5.

13L’une des conséquences les plus notables de cette série d’opérations critiques est d’effectuer un déplacement important des problématiques attachées à l’interprétation littéraire. Ses points de tension ne naissent plus tant, me semble-t-il, d’éventuels désaccords sur ce qu’on pourra dire positivement des objets littéraires et/ou sur les systèmes herméneutiques chargés de produire une telle parole (les querelles interprétatives et méthodologiques) que du type de sujet à l’origine de la parole qui interprète. La mobilisation du récit familial, de jugements subjectifs et de considérations morales et politiques dans le texte d’Hélène Merlin-Kajman pose la question des éléments nécessaires à la constitution du sujet interprétant. Par quel type de transhistoricité du sujet l’interprétation de la transhistoricité de la littérature (du langage) doit-elle être soutenue ? Ou, peut-être, la transhistoricité du sujet n’est-elle pas une condition nécessaire ? Car, en fin de compte, l’équivocité du langage implique-t-elle autre chose, du côté du commentaire, qu’un sujet assumant son hic et nunc ?

14La discussion avec Laurent Dubreuil a longuement porté sur ce problème. À la lecture de son travail, nous avions été frappés par l’attention portée à la caractérisation du sujet interprétant : la possibilité du propos théorique et interprétatif sur la littérature était explicitement associée à la constitution complexe de la première personne à laquelle il s’énonçait, sans que, pour autant, cette dernière rejoigne les coordonnées traditionnelles d’un je, historiquement situé et psychologiquement reconnaissable. Lors de notre entretien, Laurent Dubreuil rejeta avec fermeté une conception du je principalement fondée sur de tels critères, qualifiant d’« impressionniste » le discours critique alors produit. Il assuma, à l’inverse, entièrement la formulation de « je déictique » par laquelle nous avions cherché à caractériser la persona critique de son travail, sans doute parce que cette expression s’articulait aisément au maintenant de la lecture qui constitue un des cœurs théoriques de sa réflexion, mais aussi et surtout parce qu’elle affirmait avec force la spécificité construite et circonstancielle du sujet de l’interprétation. Néanmoins, la qualification déictique, aussi assumée fût-elle au départ de la conversation, apparut rapidement comme seconde par rapport au désir de ne rien fixer du je interprétant (« Si je égal à je, cela ne m’intéresse guère »). En effet, celui-ci, quoique déictique, est aussi ouvert au désir, à la mémoire, aux émotions, il est même possiblement biographique ; la dimension énonciative – et, de ce point de vue, principalement langagière – du je s’efface au profit, non seulement de l’effet de « différenciation » résultant de la diversité des éléments composant l’identité de celui qui parle (écrit, critique, vit ou pense), mais surtout, me semble-t-il, du mouvement continu qui dynamise cette diversité. Car, soutenant cette conception (mobile, paradoxale, virevoltante) du je critique, se trouve la théorie, au croisement des sciences cognitives et de la philosophie, d’un penser « interruptif, événementiel, méta-émergent, c’est-à-dire émergeant de l’émergence, donc extrêmement transitoire ».

15Aussi, la transhistoricité de la littérature qui, dans la réflexion de Laurent Dubreuil, s’affirme d’autant plus fortement face à l’historicité de l’approche historienne, me parait-elle moins essentielle que l’impossible historicité du je qui en produit le commentaire dans la mesure où celui-ci n’est, en fin de compte, que la pointe énonciative (écrivant, critiquant, interprétative) de la temporalité événementielle, interruptive, transitoire, etc. d’un mode spécifique de penser. C’est sur cette fondation, assurément méta, que repose le temps du littéraire, une fondation qui est très expressément politique. Car, comme y insiste Laurent Dubreuil, ce penser qu’il appelle « intellectif » est aujourd’hui menacé et doit être défendu.

16De là, néanmoins, un affaiblissement considérable, me semble-t-il, des déterminations éthiques du rapport à l’historicité de l’objet littéraire. Car, en définitive, la transhistoricité de ce dernier naît, pour Laurent Dubreuil, en arrière du sujet, du côté des mécanismes de pensée qui précèdent son mode d’implication dans l’interprétation quand, par exemple, elle naissait chez Hélène Merlin-Kajman à l’endroit même du je, dans son acceptation ou non de la temporalité instable de la langue et de son équivoque. Les propositions de Laurent Dubreuil effectuent ainsi ce dernier recul théorique que White s’était refusé à faire dans Metahistory : expliciter ce sur quoi se fonde le rapport pré-cognitif de l’interprète à son écriture (le style historiographique chez White) dont se déduisent les formes d’agencements narratifs de son argument (sa manière de construire l’historicité de ses objets). White s’était contenté de nommer les tropes (métaphore, métonymie, etc.) régissant les combinaisons possibles du récit historien, évitant explicitement d’investir les déterminations « psychologiques » des différents auteurs étudiés10 et permettant ainsi de conserver une dimension morale au travail historien. Laurent Dubreuil, s’il ne s’engage évidemment pas dans les mécanismes psychologiques à l’origine de l’interprétation, découvre un espace théorique au sein duquel le problème et les enjeux de la décision (métathéorique) sont rendus caducs par l’attention portée aux processus intellectifs par lesquels cette décision s’effectue.

Un régime d’historicité commun entre l’œuvre et le commentaire ? Le problème de l’écart

6.

17Un des résultats les plus inattendus de ce trajet argumentatif est ainsi un effacement de la frontière entre l’œuvre et le commentaire. Car, dans la mesure où l’accent est mis sur les processus intellectifs, l’objet littéraire n’est pas moins le lieu possible d’un penser que l’interprétation ou le sujet interprétant, ce qui fait de la littérature, immédiatement et indistinctement, une métalittérature (une littérature qui pense11). C’est ainsi qu’au terme d’un argument qui aura pourtant largement fait place à la multiplicité conflictuelle des lectures possibles d’un même texte et à la dimension métathéorique de la réflexion, Laurent Dubreuil me semble rejoindre, de manière profondément paradoxale, les articles au sein desquels l’interrogation des régimes d’historicité construits par le métadiscours est assourdie au profit d’une écoute de ceux qui procéderaient de l’œuvre même.

18Dans ces articles, la demande, le plus souvent tacite, faite à l’œuvre de fournir le genre d’historicité du commentaire n’est pas – c’est ce qui distingue notablement la réflexion de Laurent Dubreuil – précédée par un examen théorique (historiographique ou cognitif) des conditions de l’interprétation ; cette demande est au contraire initiale. Il est possible que les spécificités du corpus étudié soient alors déterminantes : les articles de Cosmin Toma, de Mathieu Roger-Lacan, d’Adrien Chassain, de Jessy Neau et de Maxime Cartron sont tous en effet consacrés à des œuvres du xxe et du xxie siècles qui anticipent explicitement, voire constituent elles-mêmes, pour Maxime Cartron et Adrien Chassain, un discours critique sur la littérature. En d’autres termes, il s’agit de textes où la distinction entre littéraire et métalittéraire paraît inopérante, sinon vaine.   

19Les contributions de Cosmin Toma et Mathieu Roger-Lacan sont, à cet égard, exemplaires. Le premier l’annonce dès le titre, insistant sur les effets de proximité, voire de continuité, entre l’œuvre et son analyse : « L’histoire et ses “travers” : dans les parages de Dernier Royaume de Pascal Quignard ». Le résumé est encore plus clair : l’argument se fera « à la manière de Pascal Quignard ». La très belle analyse de Mathieu Roger-Lacan, autour d’une page du livre de Patrick Modiano, Dora Bruder, tire une partie de son efficacité et son élégance de son abandon à la mélancolie de l’écriture qu’il commente : les hasards de la rencontre de plusieurs nappes temporelles en un même lieu, sources de perplexité et de vertige dans le roman, sont reconduits dans l’analyse comme signes d’une « historicité romanesque » ; le lexique critique épouse le modèle préfigural de l’œuvre : les coïncidences inexplicables entre la fresque hugolienne des Misérables, la biographie tragique de Dora Bruder et l’exploration parisienne de Modiano qui, dans la fiction, sont pris dans un jeu d’anticipations et de rappels réciproques, deviennent des figures du régime historique singulier de la littérature et se retrouvent dotés de ce pouvoir « cognitif » que le roman lui-même n’avait cessé de thématiser explicitement dans son dispositif narratif (puisqu’il s’agit d’une « enquête » au cours de laquelle les coïncidences fonctionnent comme autant d’indices).

20En requérant de l’œuvre qu’elle fournisse les motifs de la transhistoricité du commentaire (voire, dans le cas de la contribution de Cosmin Toma, l’intégralité de son langage), ces deux articles témoignent des enjeux attachés au lieu d’où naît la question éthique, à savoir l’écart entre le littéraire et le métalittéraire, l’œuvre et l’analyse. Tel serait un nouveau point de tension rendu apparent par l’exploration des régimes d’historicité du littéraire, point de tension qui, par ailleurs, constituerait un préalable nécessaire à la question de l’énonciation critique dans la mesure où cette dernière ne pourrait se poser qu’à la condition que cet écart ne soit pas nul.

21L’article d’Adrien Chassain présente avec une précision remarquable l’ensemble de ces éléments. Son objet d’étude – les œuvres possibles, réalisées ou non, mais discutées par les auteurs – impliquait, sans nul doute, une accentuation des tensions entre œuvre et commentaire puisque, d’une part, nul texte effectif ne supporte le commentaire (forçant à l’examen des responsabilités du discours interprétatif dans le choix de l’historicité de ses objets) et que, d’autre part, c’est à partir du discours auctorial sur ses propres projets d’œuvre que s’effectue principalement l’analyse (favorisant, à l’inverse, l’effacement de la présence de l’interprète). Adrien Chassain privilégie très nettement le deuxième aspect et, comme le relève également Lise Forment dans son introduction, justifie son choix à partir de considérations cognitives : « il s’agira ici de se porter au plus près des pratiques et des discours afin d’observer la façon dont, autour des livres imaginaires, s’enroulent et parfois se contredisent ou concurrencent plusieurs formes d’expériences du temps ». La neutralisation des fondations éthiques et politiques du je interprétant semble alors parfaitement assumée : si l’étude de l’historicité des « projets d’œuvre » dépend de la reconnaissance de leurs effets sur « nous », alors ce « nous », estime Adrien Chassain, doit être reformulé à travers le discours des autres (auteurs, institutions) et une atténuation, voire une expulsion, de ce qui l’attache à l’énonciation du commentaire :

Pour reprendre le vocabulaire du philosophe Étienne Souriau, l’œuvre à l’état d’idée ou de projet participe d’une existence sollicitudinaire, propre à ces êtres « moindres » qui « existent à proportion de l’importance qu’ils ont pour nous ». Mais ce nous, justement, est problématique. Composite, polyphonique, dissonant par force, il est le précaire effet d’une rencontre entre des voix associées à des temps, mais aussi des espaces, des médiums et des institutions dont il convient de faire cas.

22Ce qui veut être conjuré est alors très certainement cette critique « impressionniste » également dénoncée par Laurent Dubreuil. Mais les raisons de ce refus ne proviennent pas de considérations préalables et positives sur l’instabilité du « penser » dont le je critique serait la pointe. Elles naissent, négativement, d’une impossibilité épistémologique : celle de reconnaître et de nommer, parmi la polyphonie des voix, la voix qui engage le commentaire. Or, jamais l’article d’Adrien Chassain ne renonce pour autant à faire place à cette dimension « sollicitudinaire » des œuvres analysées. De là, un propos funambule où l’historicité du nous nomme principalement celle des autres et où celle du commentaire appartient rarement à celui qui commente mais toujours aux auteurs des textes commentés.

7.

23L’affirmation préalable de l’impossibilité épistémologique à connaître le nous, dont l’historicité du commentaire littéraire serait redevable, relève sans doute d’une mesure de prudence, hautement politique, face aux risques d’un commun trop vite présupposé. Mais elle résulte, beaucoup plus explicitement pour Adrien Chassain, également d’une autre forme d’indécidabilité qui touche cette fois très directement au lieu d’où s’origine le temps du littéraire : « l’impossibilité qu’il y a à départir les anachronismes produits par le discours critique des contretemps affectant constitutivement l’objet “littératureˮ ». Dans son introduction, Lise Forment, évoquant également ce passage, s’interroge sur la valeur de cette remarque : s’agit-il du signe du « déficit d’objectivité » de la discipline littéraire ou celui « d’un mode “d’être transhistoriqueˮ dont la lecture littéraire permet de faire l’expérience vive » ? Il me semble cependant que la conclusion d’Adrien Chassain indique fortement qu’une telle position est, en fait, principalement produite par un dilemme de la causalité au sein duquel il est impossible de déterminer ce qui a précédence entre « les contretemps de l’objet littérature » et les « anachronismes » que présuppose (ou aperçoit) le discours critique, les premiers étant possiblement exclusivement élaborés par les seconds, les seconds n’acquérant peut-être leur langage que des premiers. Adrien Chassain termine en effet son propos en suggérant que ces « contretemps, non pas bien sûr dans leur propos mais dans leur formalité, sont paradoxalement de ces choses qui restent, ou du moins reviennent, et de là permettent aux temps et aux sujets de communiquer ».

24Il rejoint par là, me semble-t-il, un argument important de la réponse de Jérôme David à notre proposition d’explorer les présupposés des régimes d’historicité de nos discours critiques. Son texte, rédigé sous la forme d’une lettre amicale, met en scène son engagement critique, en narrant, souvent avec humour, ses rencontres avec différents régimes d’historicité de la littérature (une édition « découronnée » du Faust de Goethe, l’Histoire littéraire de la France des Bénédictins de Saint-Maur, une page du La Maison du chat qui pelote de Balzac, etc.) et la perplexité qu’ils ont pu alors provoquer. Néanmoins, si ce récit permet, non sans une ironie vive, la présentation du « beau tableau » des régimes attachés au littéraire – théologique, positiviste, monadologique, archipélique, etc. –, il ne cesse de buter sur la difficulté de motiver le lien entre ces différents régimes et le je du discours critique, notamment parce que la frontière entre l’objet d’étude et l’analyse serait impossible à objectiver : « Comment prétendre », interroge-t-il à l’occasion d’un regard rétrospectif sur son travail sur la littérature du xixe siècle, « à l’objectivation (historique, sociologique) d’un passé qui m’avait si évidemment transmis ses interrogations ? ». Retrouvant le paradoxe de la causalité que j’ai voulu apercevoir dans l’article d’Adrien Chassain, il résume ainsi ce moment important de l’argument de sa lettre :

La littérature, à cet égard, n’est pas un objet historique commode : elle a contribué à forger ces imaginaires du temps ; elle a orienté nos usages du passé. L’historicité des œuvres se prépare en somme, pour partie, dans les œuvres elles-mêmes.

L’actualisation politique des régimes de transhistoricité littéraire

8.

25La conséquence que Jérôme David tire d’une telle situation épistémologique est cependant tout à fait différente : ce blocage de causalité n’entraîne pas une disparition du sujet interprétant, coincé entre la temporalité de l’œuvre et celle du commentaire, entre deux langages perméables l’un à l’autre ; il le renvoie au contraire à sa responsabilité d’interprète :

La tentation serait grande de reconnaître dans La Comédie humaine la matrice de mon propre rapport au temps et de surenchérir sur ce point dans mon interprétation de Balzac. Le régime d’historicité de l’œuvre et celui de son commentaire – l’anachronie – seraient homologues ; et la critique consisterait à accueillir dans l’interprétation cette puissance romanesque de façonner le présent et la durée. Je laisse ce soin à d’autres. […]
Plus encore, il y a dans La Comédie humaine d’autres régimes d’historicité que l’anachronie : le fantasme de l’euchronie (« venez vers moi, contemporains, vous mirer dans mon œuvre ! ») ; le progrès moral, sinon social ; la rupture radicale avec le passé. J’ai choisi celui qui m’intéressait le plus, voilà tout.

26Malgré les apparences, le caractère abrupt du « voilà tout » ne vise pas à mettre fin à la discussion ; il s’agit, au contraire, d’une relance qui, prenant acte du caractère indécidable du jeu des régimes de transhistoricité en littérature, décide d’exposer l’interprète et de porter le débat sur la scène éthico-politique de ses décisions. Une brève remarque, faisant immédiatement suite à la première mention du paradoxe de la causalité, affirme très nettement qu’il y a, d’une part, un espace critique pour explorer les motivations de la transhistoricité du commentaire (un livre !) et que, d’autre part, ces motivations relèvent du rapport politique qui relie aujourd’hui le sujet interprétant au passé :

Comment prétendre à l’objectivation (historique, sociologique) d’un passé qui m’avait si évidemment transmis ses interrogations ? Il m’a fallu vingt ans pour répondre à la première question, et j’en ferai un livre bientôt. Rien n’était clair encore au début des années 2000. Mais la dynamique du monde – appelons-la comme ça – et ma propre évolution ont depuis lors contribué à épurer la ligne qui me raccroche à ce xixe siècle-ci : une sorte de hantise de la guerre civile.

9.

27Dans un article important intitulé « Consentir » et publié en 1999 dans la revue Le Genre humain, Patrice Loraux a proposé, à la suite d’un rapprochement entre les Sophistes grecs et les négationnistes, d’envisager les problèmes posés au logos par l’exploitation des vertiges de la raison argumentative (« établir l’inexistence des étants » pour les premiers, le « mouvement hyperbolique de la demande de preuves » pour les seconds) en les reformulant à travers leurs effets actuels sur l’affectivité commune12. Dans la mesure où c’est du langagelui-même, de sa « jubilation » face à son propre pouvoir, que provient la neutralisation de ses ambitions cognitives, une telle reformulation qui esquive les capacités logiques (chez les philosophes) et référentielles (pour les historiens) du logos pour le considérer sous l’angle de sa contribution à la mise en commun des sensibilités paraît, dans le feu de l’épreuve négationniste et sophiste, nécessaire. Néanmoins, le propos de Patrice Loraux suggère aussi, plus largement, un moyen pour interroger un langage dont les fondations cognitives auraient été, du fait d’un bouleversement historique des possibles, d’un changement de paradigme théorique, d’un affaiblissement des structures institutionnelles chargées d’en conserver les pouvoirs d’attestation ou, tout simplement, de la « dynamique du monde », ébranlées13.  

28Il me semble que c’est dans cette perspective qu’il faut rapprocher l’article de Patrice Loraux d’un passage de l’ouvrage d’Hayden White paru en 2014, The Practical Past, dans lequel il s’interroge, à partir de la théorie des speech acts d’Austin, sur la meilleure manière de conceptualiser et de confronter le négationnisme :   

Le négationniste n’a pas seulement dit quelque chose, il a également fait quelque chose en parlant ; il a modifié ou tenté de modifier les relations dans le monde réel, à la manière d’un mauvais sort ou d’un charme magique. […] La réponse correcte à quelqu’un qui nie l’Holocauste n’est pas « Est-ce vrai ? », mais plutôt la question « Qu’est-ce qui motive le désir à l’origine d’une telle négation ? » 

The Holocaust denier has not only said something, he has also done something in the saying; that is, he has changed or tried to change relationships in the real world in the way that a curse or magical spell is supposed to do. […] The proper response to someone who denies the Holocaust is not “Is it true?” but, rather the question, “What motivates the desire driving the denial?”14

29Il serait, je pense, à la fois contreproductif et erroné d’opposer le commentaire de White au travail historien. Comme Patrice Loraux, qui souligne avec insistance la nécessité de l’enquête référentielle, mais suggère qu’elle n’engage qu’une partie des difficultés posées par le négationnisme, White invite à accompagner l’examen du dire quelque chose (« has not only said something ») d’une évaluation des effets, semblables à ceux d’une malédiction ou d’un sort, du dire même sur les relations actuelles dans le monde. L’appareil théorique sur lequel s’appuient alors ces remarques est notablement différent de celui qui nourrit la réflexion de Patrice Loraux (le seul point de rencontre, minime, est Jean-François Lyotard). Mais l’un et l’autre considèrent l’hypothèse d’un déficit temporaire des capacités cognitives du langage, que ce soit dans le scandale d’un logos devenu fou ou à la suite d’un réajustement théorique des capacités épistémologiques de sa discipline. Ils proposent alors tous deux un pas de côté politique pour continuer malgré tout à en discuter.

30L’étude des régimes de transhistoricité de la littérature aura mis au jour le déficit épistémologique du discours critique qui les construit ou les commente : l’équivocité temporelle de sa matière langagière, la pauvreté référentielle de ses arguments, la perméabilité de son métadiscours à la temporalité qu’il commente (et le paradoxe de causalité que cela produit), la fragilité d’un penser transitoire, etc. Il y a cependant cette force propre au discours sur le littéraire : celle de pouvoir fonder son étude de la multiplicité ambigüe des temps de la littérature, sur le présent politique et éthique de l’interprétation.