Présentation des contributions
1Notre appel, ouvert à toutes les « spécialités » séculaires, choix de corpus et méthodes d’analyse, espérait réunir des littéraires au‑delà des « crispations théoriques1 » et des partitions habituelles (notamment entre contemporanéistes ou comparatistes, volontiers théoriciens, et spécialistes des « siècles anciens » souvent renvoyés, quoiqu’ils en pensent eux‑mêmes, à leur expertise historienne). Si peu de propositions reçues se sont emparées de nos questions pour penser le partage des textes d’avant la Littérature2, nous avons été frappés par l’empressement des contributeurs à investir l’espace de discussion ainsi créé, et à le faire dans une grande liberté et créativité formelles. Les Je en présence sont variables — notre appel encourageait ce bougé entre les positions : les Je du « simple » lecteur3, du critique plus ou moins spécialiste et de l’enseignant, des nous aussi, au périmètre varié, se côtoient donc dans ce numéro. Ils s’affirment plus ou moins explicitement, mais nul ne s’est soustrait à la nécessité d’affirmer sa situation et position subjectives face au temps des œuvres. Quand bien même certains auteurs sont passés par le prisme d’autres métalangages4 (c’était aussi une piste ouverte par notre argument), tous ont cherché à préciser la manière dont ils préfèrent temporaliser cet objet à partager qu’est la littérature ; tous ont explicité les raisons de nature différente — tantôt épistémiques, tantôt pédagogiques ou éthiques5 — qui président à ce choix.
2Le dossier, dans l’organisation de son sommaire, témoigne de cet engagement : les cinq articles réunis et consacrés (par Maxime Cartron, Adrien Chassain, Jessy Neau, Mathieu Roger‑Lacan et Cosmin Toma) à l’étude de tel ou tel cas (formes ou catégories communes du discours critique, approche d’un genre littéraire ou d’un auteur en particulier) sont précédés et suivis de cinq contributions où l’on se risque encore davantage, par le format choisi, à formuler positivement l(e régime d)’historicité que l’on privilégie, l’attention accordée en conséquence à certains textes plutôt qu’à d’autres, l’éthique qui sous‑tend chaque métalangage dans la relance et le partage de l’objet à commenter. Hélène Merlin‑Kajman a choisi la forme de l’essaipour développer sa définition et sa défense du terme « transhistoricité » sans trait d’union ni parenthèses ; Michèle Rosellini nous a confié une précieuse note pédagogique, série de remarques sur les exercices imposés à l’agrégation qui s’appuie sur sa propre expérience de préparatrice ; Jérôme David nous a adressé une lettre, car « pour les choses » dont il s’agit de parler « il faut une adresse de confiance, un dialogue et de l’intimité6 » ; enfin, Laurent Dubreuil a voulu participer à cet ensemble sous la forme d’un entretien, laquelle est davantage familière aux lecteurs de la revue Fabula‑LhT.
3De l’ensemble réuni se dégage un effort commun pour interroger la pensée du temps présupposée par les catégories d’analyse qui composent notre boîte à outils de littéraires. Si certaines concordent avec le régime d’historicité sans doute dominant à l’époque qui les a vues naître, les usages que l’on en fait, variant en diachronie (à travers l’histoire de la discipline) et en synchronie (dans la pratique de chacun), induisent autant de relances que de décalages, de reprises discordantes. Ainsi du « signifiant » qu’Hélène Merlin‑Kajman associe à une conception de l’historicité bien différente de l’usage achronique qu’en faisaient les structuralistes. Ainsi, également, de l’« intertextualité » dont les inflexions commentées par Jessy Neau, de Genette à Riffaterre (et au‑delà), gagnent à être pensées en fonction de la question du temps… Le choix d’une catégorie implique un mode de temporalisation, une manière de lier les textes passés au présent de la lecture et du commentaire — c’est très net par exemple pour la notion de « baroque » évoquée par Maxime Cartron, ou pour celle de « type » dont Jérôme David a fait la généalogie —, mais ces articulations sont loin d’être figées, absolument contraintes ou univoques. C’est donc d’abord à l’explicitation de ce rapport entre métalangage littéraire et régime de (trans‑)historicité que se sont attelés les contributeurs — et ce, à tous les niveaux de l’analyse : micro‑lectures, panoramas théoriques, études monographiques. À partir de l’examen minutieux de nos outils critiques, à partir de cette interrogation sur les modes de temporalisation qui les fondent ou qu’ils induisent, les contributeurs ont mis au jour les effets, plus ou moins prévisibles et volontaires, que leurs métalangages produisent pour la transmission des textes, selon la manière que texte et commentaire ont d’articuler passé, présent et avenir. Comme Jérôme David le souligne avec tact, il y a sans doute dans cette tâche, et dans la double ambition qui l’anime, quelque chose du tonneau des Danaïdes : est‑il vraiment possible d’éclairer tous nos présupposés théoriques, afin d’anticiper chacun de leurs effets éthico‑politiques ? Peut‑être bien que cette recherche tient d’un « fantasme », celui d’un inatteignable « point de vue de Sirius », mais l’ensemble des contributions, dans leur diversité même, justifie à mon sens le risque pris de ne jamais toucher le fond, ou de se brûler les ailes… et de tomber, du même coup, dans une impasse infernale, pris dans l’un de ces cercles herméneutiques qu’évoque par exemple Cosmin Toma dans la coda de son article.
4Une telle réflexivité vaut la peine, car elle permet de mieux distinguer entre des définitions variées de la transhistoricité7, qui correspondent à autant de tentatives pour cerner ce qui serait un régime proprement littéraire d’historicité, ou du moins pour penser cette condition du partage littéraire qu’est la co‑présence des temps, dans le texte comme dans sa réception. Il serait vain et quelque peu malhonnête d’aplatir artificiellement les différences de position, ou même d’échelle, dans les contributions. Le fil que je suis et construis dans la présentation ci‑dessous n’est donc qu’un parcours de lecture parmi d’autres possibles, conçu dans l’espoir qu’il pourra guider les lecteurs de Fabula‑LhT à la découverte du numéro.
Trois micro-lectures : le temps est dans les détails
5Quelques exercices de micro‑lectures éclairent ainsi le régime transhistorique de la littérarité, quand on la saisit par le prisme du détail : l’écoute des signifiants (Hélène Merlin‑Kajman), l’arrêt sur un nom de lieu et une description topographique énigmatiques (Mathieu Roger‑Lacan), l’attention à tout ce qui peut surprendre les attentes génériques d’un lecteur (Michèle Rosellini). À partir de catégories d’analyse connues (assonances et allitérations, jeux intertextuels, procédés de la narration ou de la description, registres socio‑esthétiques ou éthico‑passionnels), à partir de leurs effets de temporalisation plus ou moins attendus, une page de Barbey d’Aurevilly, de Patrick Modiano ou de Charles Sorel nous aident à saisir non seulement ce qui passe du « réel » passé et des diverses strates qui en forment la trace jusqu’à nous, mais aussi à comprendre comment ce passage peut s’opérer du temps de l’écriture à celui de la lecture. Ces micro‑lectures rendent manifeste la manière dont cette articulation entre les temps semble aléatoirement programmée par le texte littéraire, par son adresse à un public indéterminé, tout en illustrant à quel point ces liaisons dépendent du commentaire lui‑même et du type de partage que l’on choisit.
6Dans son essai, Hélène Merlin‑Kajman se saisit d’un « détail textuel » qu’a relevé Judith Lyon‑Caen dans sa lecture historienne de « La Vengeance d’une femme » : « une statuette indescriptible […] sur le socle de laquelle on ne lisait que ce mot mystérieux : “Madame Husson” ». Tout en soulignant ce qu’a d’« éblouissant » l’enquête à laquelle se livre l’historienne pour rendre la statuette à son contexte passé et en éclairer la signification énigmatique, Hélène Merlin‑Kajman déploie avec virtuosité la « charge évocatoire » du signifiant et s’interroge sur cette « attention extrême, quasi maniériste » de Barbey « aux jeux de sens nés des jeux de mots ». La statuette de Barbey a à voir avec le monde, elle ne se situe pas hors de toute référentialité, mais cette relation n’échappe pas à l’équivoque car l’objet fictif n’est jamais « assignable à un seul passé ». Plus largement, affirme‑t‑elle :
La littérature est d’autant moins assignable à un seul passé qu’elle investit à plein la transhistoricité du langage (c’est‑à‑dire toutes ces strates), et ceci même quand elle le mobilise dans sa dimension référentielle : qu’un mot désigne un objet, une rue, le temps qu’il fait, etc., ne l’empêche pas d’être un mot pris dans un tissu d’autres mots comme toute occurrence de langage, mais ici choisi pour cette raison, pour sa signifiance, c’est‑à‑dire ses échos à l’échelle du texte, les uns calculés, visibles, analysables, les autres invisibles voire imprévisibles — et tous imprédictibles du point de vue de leurs effets réels sur des lecteurs réels.
7En redoublant sa discussion avec Judith Lyon‑Caen d’un dialogue avec le structuralisme, Hélène Merlin‑Kajman démontre que cette expérience de lecture et la « curiosité » littéraire qui l’anime ne peuvent être rabattues sur une défense de la critique interne, sur une soumission aux prétendues « lois‑du‑dedans », car le lecteur‑commentateur, comme n’importe quel sujet et contrairement à la fiction épistémologique qui sous‑tend les approches formalistes, ne peut se placer devant la langue : il est dans la langue. L’équivocité et la transhistoricité de la littérature apparaissent alors « irréductibles », en raison même de celles du langage.
8On reconnaît aussi, dans l’étude de cas que propose Mathieu Roger‑Lacan, les traces d’un dialogue indirect avec le livre de Judith Lyon‑Caen, dont il partage manifestement certaines hypothèses et conclusions8. Mathieu Roger‑Lacan choisit de suivre les pas de Patrick Modiano dans l’enquête qu’il mène sur Dora Bruder : le parcours du roman dans les rues de Picpus, comme l’enquête elle‑même, « s’arrête aux murs du pensionnat, qui ne semble pas trouver sa place dans la reconstitution minutieuse qu’opère le narrateur de la vie de Dora ». Il s’agit dès lors, pour le narrateur comme pour le commentateur, d’éclairer le mystère de ce pensionnat situé au numéro 62 de la rue Picpus : le Saint‑Cœur‑de‑Marie, rendu plus énigmatique encore par sa présence dans un intertexte cité par Modiano, les Misérables de Victor Hugo. La coïncidence est sidérante pour le narrateur ; elle permet dans l’analyse qu’en livre Mathieu Roger‑Lacan de mieux circonscrire « ce qui, concrètement, peut nous être dit de plus […] dans un texte littéraire » que dans les récits produits par le savoir historien. Le « vertige temporel » dont le lecteur de Modiano fait l’épreuve, la superposition des strates de temps qu’opère la description topographique (entre les parcours du narrateur, de Dora Bruder et des personnages hugoliens), sert de base à une redéfinition de « l’historicité portée par un texte littéraire, en ne la limitant pas à une relation factuelle avec son contexte d’écriture, mais en l’abordant également comme la production dynamique d’une intuition et d’une intelligence du temps par la littérature ». Si Mathieu Roger‑Lacan peut se passer, en fin de compte, du préfixe trans‑, c’est, me semble‑t‑il, parce que sa démonstration dégage précisément « une voie d’accès à l’expérience historique qui serait spécifique au régime littéraire » — spécifique… et fondamentalement transhistorique !
9Est‑ce à une telle « aperception sensible du temps », à un tel « rapport empathique et singulier au passé » que les programmes et exercices de l’agrégation de Lettres nous invitent ? On peut d’abord en douter. L’exercice de l’explication littéraire, sur lequel Michèle Rosellini revient en particulier, soumet l’enseignante et les étudiants réunis autour d’un texte déterminé à une série d’injonctions contradictoires en matière de temporalisation : il s’agit « de tenir l’œuvre à distance par les démarches historiennes nécessaires à sa contextualisation et de la rapprocher en la soumettant aux exercices prescrits », qui « tendent à la déshistoriciser » (« l’explication de texte exige son découpage en extraits quasi autonomes dont l’observation rapprochée révèlera la singularité », supposée perceptible en tout temps, en tous lieux) Toutefois, la pratique que l’enseignante‑chercheuse a inventée et mûrie peu à peu apparaît fondée sur un désir d’expliquer le « scandale de la survie » autrement que par les palmarès scolaires qu’elle évoque et dont le programme d’agrégation n’est qu’un avatar contesté et contestable. Face à ce qu’elle identifie comme un impensé du concours et des scènes d’enseignement qu’il détermine — impensé d’une transhistoricité mal pensée —, elle défend une certaine pratique de l’appropriation, « mode actif de transhistoricité ». Par l’entremise de « lectures rapprochées », tel détail d’un texte de Charles Sorel ou de Théophile de Viau signale, à celui qui ralentit sa lecture, la clé de la littérarité de l’œuvre, ce qui conditionne — mais n’assure pas pour autant, ne détermine pas entièrement — son adresse à travers les temps. Aussi diverses que soient les lectures proposées ici par Hélène Merlin‑Kajman, Mathieu Roger‑Lacan et Michèle Rosellini, elles reposent toutes sur une attention particulière à la textualité, à la matière langagière, sonore et sensible, du texte littéraire, support possible de liens transhistoriques. « Comme le regardeur d’un tableau, le lecteur d’une œuvre littéraire est toujours contemporain du détail qui le surprend comme une faille ménagée à travers l’épaisseur du temps », commente Michèle Rosellini, mais un peu plus loin elle précise :
Le regardeur du tableau et le lecteur face à un texte se trouvent, certes, tous deux « devant le temps », mais selon des modes de relation très différents à l’objet qui, dans l’un et l’autre cas, leur apparaît comme condensation de multiples strates temporelles. Si le tableau de peinture tient son altérité à son langage propre, proposant au regardeur une « expérience du regard9 », le texte littéraire offre au lecteur une possibilité d’étrangement parce que, tout au contraire, il partage son langage.
10Les études de cas, comme le suggère Hélène Merlin‑Kajman, sont dès lors une voie d’accès possible à la généralité, à la définition d’un régime littéraire d’historicité, que l’idée même de transhistoricité ne suffit sans doute pas à préciser : importent manifestement, pour ce régime littéraire d’historicité, la dimension langagière (elle aussi transhistorique) de la littérature, ainsi qu’un usage particulier de cette dimension langagière elle‑même, du côté de l’appropriation ou subjectivation. Pour Mathieu Roger‑Lacan, il y a « contamination de notre conscience du temps par notre expérience littéraire » : le « mécanisme » de la transhistoricité est « attribuable à la fiction », mais « il ne doit pas nous leurrer sur son impact extralittéraire » ; en reprenant le titre de Judith Lyon‑Caen, il souligne ainsi « la griffe qu[e ce mécanisme fictionnel] laisse sur notre perception du temps lui‑même ». Pour Hélène Merlin‑Kajman, la littérarité est une « espèce de transhistoricité » particulière qu’elle nomme transitionnalité : celle‑ci permet de circonscrire un corpus à géométrie variable, la littérature, rassemblant les « textes bons à transmettre indépendamment de leur valeur patrimoniale, indépendamment des débats portant sur la pertinence historique de leur appellation » — bons à transmettre, explique‑t‑elle encore, « parce qu’ils ont une manière d’investir la transhistoricité du langage qui laisse le lecteur libre de son appropriation tout en le rapportant à un monde commun ».
Transhistoricité et appropriations : des rapports entre textes et co(n)textes
11Aux côtés d’autres catégories comme le duo a(na)chronie/anachronisme ou l’opposition actualisation/contextualisation, l’appropriation entre en effet dans cette constellation des notions qui permettent de penser le temps des œuvres et la (trans‑)historicité de la littérature. Évoquée par Hélène Merlin‑Kajman, elle est fondamentale dans la réflexion pédagogique de Michèle Rosellini, et se trouve également au cœur de la contribution métacritique de Maxime Cartron sur l’histoire littéraire que forgent les anthologies poétiques baroques. Il y a sans doute, comme l’admet Cosmin Toma dans sa contribution, une sorte de truisme à rappeler que « la question de la transhistoricité est peut‑être surtout affaire de lecture, c’est‑à‑dire aussi d’interprétation ». Mais en compliquant l’équivalence posée entre « lecture » et « interprétation », en liant plutôt la notion d’appropriation aux questions de la transmission culturelle et du langage que nous avons en partage, comme le propose Hélène Merlin‑Kajman, le débat sur la transhistoricité change quelque peu de nature et évite cette possible impasse : la pure réduction du débat à l’antagonisme barthésien entre approches socio‑historiques et critique herméneutique. On voit, me semble‑t‑il, le gain d’une telle association dans la contribution de Maxime Cartron, qui analyse l’intrication entre le choix d’une forme‑support (l’anthologie), la promotion d’une catégorie historique et esthétique (le baroque) et le partage d’une certaine expérience du temps, selon lui transhistorique et « présentiste ». Sa réflexion est explicitement redevable de la notion d’appropriation telle qu’elle est définie par Roger Chartier :
Les œuvres — même les plus grandes, surtout les plus grandes — n’ont pas de sens stable, universel, figé. Elles sont investies de significations plurielles et mobiles qui se construisent dans la rencontre entre une proposition et une réception. Les sens attribués à leurs formes et à leurs motifs dépendent des compétences ou des attentes des différents publics qui s’en emparent.
[…] Considérer ainsi que toute œuvre est ancrée sur les pratiques et institutions du monde social n’est pas, pour autant, postuler une égalité générale entre toutes les productions de l’esprit. Certaines, mieux que d’autres, n’épuisent jamais leur force de signification. Pour le comprendre, il est un peu court d’invoquer l’universalité du beau ou l’unité de la nature humaine. L’essentiel se joue ailleurs, dans les rapports complexes, subtils, mobiles, noués entre les formes propres des œuvres (symboliques ou matérielles), inégalement ouvertes aux appropriations, et les habitudes ou les inquiétudes de leurs différents publics10.
12La démonstration de Maxime Cartron, en s’attachant aux « stratégies critiques » des anthologistes, explore ces « rapports complexes » qui ont assuré le succès du baroque : l’entrée de la catégorie dans le lexique métalittéraire, la réhabilitation des minores regroupés sous cette étiquette — leur accession à une certaine durée classique —, aussi bien que la réussite éditoriale et institutionnelle de leurs promoteurs. La transhistoricité, « entendue comme système d’interpénétration entre des époques distinctes », ne serait qu’une « stratégie d’accréditation » ; ses variations d’un anthologiste à l’autre (Rousset, Aury et Maulnier, Schmidt) feraient apparaître les tactiques possibles pour agir sur le lecteur et sur le temps présent. Cependant, le cheminement de Maxime Cartron à travers les anthologies, la consistance (trans‑)historique que prend à leur contact le terme « inquiétudes » employé par Roger Chartier, semblent l’inciter, en toute fin de parcours, à compliquer le point de vue déployé, pourtant fort des acquis de la sociologie historique et de l’histoire du livre, au profit d’une conclusion plus inquiète, plus instable, solidaire en quelque sorte de son objet de réflexion et du régime de transhistoricité qu’impliquent concomitamment le genre de l’anthologie et la catégorie de baroque. L’anthologie baroque, pour ses promoteurs, est « une poésie pour temps de guerre », « un projet de reconstruction », elle porte « une force de résistance »11. Le lien est sans doute ténu, mais je suis frappée par un lointain écho entre la conclusion de Maxime Cartron et cette mention dans la lettre de Jérôme David, relatant comment ses travaux successifs ont « contribué à épurer la ligne qui [l]e raccroche à ce xixe siècle‑ci [celui de Balzac et Le Play] : une sorte de hantise de la guerre civile. Et ce fil plonge désormais jusqu’au xvie siècle. Vertige et ivresse. » Inquiétude commune. À vrai dire, cette forme particulière du discours critique qu’est l’anthologie baroque et qu’analyse Maxime Cartron pourrait bien servir à modéliser l’ample gamme de nos gestes critiques et pédagogiques, consistant toujours, quoique parfois de manière invisible, non seulement à choisir certains textes plutôt que d’autres, à en déployer les effets dans un nouveau contexte, mais aussi à sélectionner et relier des « contextes » entre eux, à articuler temps passés, expériences présentes et projections pour l’avenir.
13C’est par le prisme d’un autre outil de l’analyse littéraire, non sans rapport avec la dynamique de l’appropriation, que Jessy Neau explore le temps des œuvres : elle s’intéresse en effet à un trope bien connu de la critique du xxe siècle, la « Bibliothèque intérieure », et étudie, à travers ses variations, quelques reconfigurations possibles de la notion d’intertextualité. Si une telle figuration de la mémoire des œuvres semble plutôt soutenir un rapport spatialisé à la littérature, hostile à la chronologie de l’histoire littéraire (c’est la clôture formaliste de l’espace littéraire pensé comme un Grand Texte), elle ne s’y résume pas forcément, et implique en fait un certain imaginaire du temps — ou plutôt, selon Jessy Neau, une pluralité de temporalisations possibles pour l’expérience littéraire, qui ne relèvent pas toutes d’un régime achronique. En s’appuyant aussi bien sur des discours critiques que sur des écrits de fiction, elle propose donc d’analyser « le réseau signifiant de la “Bibliothèque intérieure” […] dans son rapport pluriel au temps littéraire », et de distinguer entre trois régimes d’intertextualité / transhistoricité : un régime sériel, pour lequel la transhistoricité est en fait achronie, « développement de séries de textes sur un axe non chronologique et potentiellement illimité » ; un régime « spectral », pour lequel le transhistorique a à voir avec l’inactuel : rattaché à la « relation singulière du contemporain avec le temps », c’est le régime de la hantise, du « retour compulsif vers le passé envisagé comme incomplet » ; et, enfin, le « régime du monde partagé », pour lequel la transhistoricité se définit comme la « synchronicité d’un imaginaire littéraire envisagé comme plan de simultanéité des œuvres et des images » : c’est, explique Jessy Neau, « un régime de négociation difficile entre un passé artificiel et un apparent plan de continuité, il tend en effet à essayer de créer des ponts avec une histoire coupée de notre contemporain, radicalement autre ». Bien que ces régimes de transhistoricité ne soient pas propres à la littérature — Jessy Neau ne manque pas de le souligner —, elle fait l’hypothèse d’un lien étroit entre ces déclinaisons de la « Bibliothèque intérieure » et la possibilité qu’un « pouvoir sans doute singulier à générer des associations libres de temps réside dans le rapport direct de la littérature à l’imaginaire originel de l’écriture elle‑même, symbole fort de la mémoire en permanente construction ».
Littérature et historicités discordantes
14Or, fermement appuyés sur ce rapport entre imaginaire de l’écriture et construction singulière d’une mémoire commune, il est sans doute des œuvres, des formes ou des genres tout entiers qui appellent plus largement et plus directement qu’une nouvelle, un roman ou un poème singuliers, une réflexion sur la (trans‑)historicité de la littérature. C’était sans doute déjà notable face à l’écriture romanesque de Patrick Modiano si proche de l’enquête historienne, jouant des frontières du réel et du fictionnel. C’est aussi le cas de l’œuvre inclassable de Pascal Quignard, qui déploie une réflexion métahistorique et métalittéraire sur le « Jadis » (Cosmin Toma), ou encore du corpus formé par les « autobibliographies prospectives », ces « livres imaginaires » dont le régime d’historicité comme le statut générique posent problème (Adrien Chassain).
15Comme d’autres avant lui12, Cosmin Toma reconnaît dans Dernier Royaume un lieu privilégié pour penser les rapports entre histoire et littérature. Il montre que le discours volontiers « antihistorique » de Pascal Quignard, ou sa quête d’un insaisissable Jadis peuvent se comprendre par le biais de la transhistoricité. En s’appuyant sur la définition du terme par Paul Ricœur13, Cosmin Toma procède à une véritable enquête — philologique et philosophique, autant que littéraire —, qu’il choisit précisément de mener à la manière de Pascal Quignard lui‑même. C’est en effet par le détour de l’étymologie, grâce à l’équivocité fondamentale de la notion et de son préfixe, qu’il rend compte des rapports complexes qu’entretiennent littérature et histoire dans Dernier Royaume : on peut « décliner les contradictions inhérentes à la transhistoricité de la littérature en faisant appel aux ressources idiomatiques de la langue française : à travers l’histoire, l’histoire de travers et en travers de l’histoire ». L’historien semble parfois tenir de l’homme de paille, chez Pascal Quignard, qui lui préfère l’antiquaire ou l’anecdotier, mais dans l’antagonisme, se dessine peu à peu une définition plus positive de l’écriture littéraire (ou d’une écriture historienne réévaluée par le littéraire) : « la littérature invente le jadis », donne accès à « ce passé au‑delà du passé14 », passé qui manque parce qu’il n’a pas encore fini de surgir15. C’est ce passé‑là qu’il s’agit de rendre vif et présent, par l’anecdote ou le fragment notamment — contre l’ordre de l’Histoire, contre son fil directionnel :
Dans Dernier Royaume, le « transversus » ou « travers » de l’histoire est donc plus qu’un simple jeu de mots, car il ne saurait y avoir d’histoire en dehors des mots ou, plus précisément, en dehors des lettres, fragment par fragment, un étymon à la fois. Voilà comment la littérature, en tant que principe même de la lettre, se met en travers de « l’esprit » de l’histoire, peu importe qu’on la conçoive comme discipline scientifique ou comme objet d’étude.
16En ce sens, Pascal Quignard est peut‑être bien « un historien », comme le suggère Cosmin Toma, mais un historien qui romprait avec le principe de la séparation des temps, et accepterait donc de prendre en charge la transhistoricité du langage — id est tout ce que les mots peuvent faire surgir du « Jadis » non seulement dans le présent mais aussi pour l’avenir.
17C’est plutôt dans une réflexion sur cette dernière idée de projection que nous entraînent Adrien Chassain et l’ensemble des « livres imaginaires » qu’il a choisi d’explorer, en se concentrant, parmi eux, sur un « corpus d’œuvres possibles, plus tard advenues ou non16, mais alléguées […] dans le discours auctorial ». Il s’intéresse en particulier aux projets d’écriture de Blaise Cendrars, examinés en regard de plusieurs commentaires (en l’occurrence, ceux de Claude Leroy, repris par Jean‑Yves Jouannais). Mettant d’abord à distance la notion de « régime » pour aborder l’historicité de son double objet (historicité des autobibliographies prospectives, historicité des discours qui les commentent), il ne retrouve cette catégorie qu’en fin de parcours, après avoir « circul[é] à travers différents contextes et époques » et exploré diverses sortes d’anachronismes (diachronique, synchronique, interne). Sans entrer dans le détail de ses analyses, extrêmement riches, on peut à la fois en souligner le point de départ méthodologique, que la plupart des contributeurs semblent en fait adopter, et mettre en lumière quelques‑unes de ses conclusions. En guise de méthode d’abord, cette précaution qui pourrait bien caractériser la démarche de tout littéraire face à l’historicité complexe, « feuilletée », de son objet, autant que de sa propre position temporelle et subjective : il s’agit de « se porter au plus près des pratiques et des discours afin d’observer la façon dont, autour des livres imaginaires, s’enroulent et parfois se contredisent ou concurrencent plusieurs formes d’expériences du temps ». En guise de conclusion intermédiaire, cette affirmation essentielle à propos de l’articulation d’un texte et de son commentaire : les efforts produits pour expliciter la pensée du temps que l’un et l’autre charrient mettent au jour « la difficulté, souvent même l’impossibilité qu’il y a à départir les anachronismes produits par le discours critique des contretemps affectant constitutivement l’objet “littérature” ». Est‑ce là la marque d’un déficit d’objectivité — celui d’une discipline indisciplinée —, ou le signe plus décisif d’un mode d’« être trans‑historique » dont la lecture littéraire permet de faire l’expérience vive ? En guise de proposition théorique, enfin, cette piste pour passer de l’observation d’une expérience du temps ou d’un montage anachronique singuliers à la définition d’un régime littéraire — généralisable — de transhistoricité :
[…] tenir comme [transhistorique] ce qui non pas subsiste à l’identique mais se transforme dans le temps et conserve la trace et les germes de ses mues successives ; […] imaginer que ces contretemps, non pas bien sûr dans leur propos mais dans leur forme, sont paradoxalement de ces choses qui restent, ou du moins reviennent, et de là permettent aux temps et aux sujets de communiquer.
18Il y a sans doute, dans l’expérience que nous faisons de l’anachronie de tout métalangage, une ressource pour penser notre historicité transhistorique, et ce, par le fait même de la discordance, qu’on repère parfois entre le tempo d’un texte ou le discours de l’auteur sur sa propre œuvre — les manières qu’ils ont de temporaliser l’expérience humaine —, et l’allure des commentateurs successifs, la pensée du temps qu’ils entendent favoriser, et le choix que nous‑mêmes faisons pour mieux articuler notre présent au passé et à l’avenir, et nous lier ainsi à nos destinataires.
19Contrairement à Maxime Cartron, dont le regard analytique devenait en fin de parcours comme solidaire de l’inquiétude des anthologistes baroques, les articles de Cosmin Toma et Adrien Chassain font la part belle à l’épreuve d’une discordance entre historicités des textes commentés et historicités des commentaires. Mais ces discordances sont elles‑mêmes divergentes dans leurs principes et motivations. La discordance à l’œuvre dans la coda de Cosmin Toma m’apparaît comme la manifestation d’un surplomb critique et d’une distance, non seulement à l’égard des positions de Pascal Quignard, de sa conception « antihistorique » de la transhistoricité, mais aussi de l’hypothèse même d’une transhistoricité littéraire jusque‑là déployée à la manière de. Plus encore, si nous tirons toutes les conséquences de cette coda, se trouve suspendue, si ce n’est réfutée, l’idée selon laquelle la littérature, comme objet ou discipline, aurait quelque chose à dire de notre « être trans‑historique » dont l’historiographie et ses procédures ne peuvent pas se charger. Ce n’est pas le cas, dans la démonstration d’Adrien Chassain qui, sans disqualifier les lectures bourdieusiennes, n’entend pas réduire l’hypothèse de la transhistoricité, ou la stratification des temporalités et les différents ordres d’anachronismes qu’il analyse, à des postures d’auteurs (ou d’universitaires). En revanche, il semble que se manifeste bel et bien un « choix de temps » propre au commentateur, plutôt qu’au texte qu’il commente, même si l’objet littéraire en question, les possibilités de temporalisation et de subjectivation qu’il offre ou qu’il referme, ne sont pas indifférents. Décision, donc, plutôt que posture. Les commentaires d’Hélène Merlin‑Kajman et Jérôme David jouent ainsi à plein de cette possibilité évoquée par notre argument que les régimes de (trans‑)historicité du texte et du commentaire discordent parfois avantageusement. Hélène Merlin‑Kajman reconnaît la « transhistoricité dynamique » de la nouvelle de Barbey d’Aurevilly, comme des sermons de Bossuet, tout en leur opposant une autre « espèce de transhistoricité » : la « transitionnalité », qu’elle entend favoriser par l’élection de certains textes plutôt que d’autres — par le choix, également, de certaines modalités de partage. Jérôme David, pour sa part, conclut ainsi l’analyse qu’il livre du décalage observable entre plusieurs « allures » dans les récits de Balzac et dans l’historiographie du xixe siècle :
La tentation serait grande de reconnaître dans La Comédie humaine la matrice de mon propre rapport au temps et de surenchérir sur ce point dans mon interprétation de Balzac. Le régime d’historicité de l’œuvre et celui de son commentaire — l’anachronie — seraient homologues ; et la critique consisterait à accueillir dans l’interprétation cette puissance romanesque de façonner le présent et la durée. Je laisse ce soin à d’autres. Certes, il y a toujours quelque chose dans une œuvre qui nous sollicite et nous donne à penser, mais ce quelque chose n’est pas pour moi un « sens » qu’il suffirait de dévoiler, puis de déployer. La critique n’est pas une simple écoute ; encore moins une démonstration ; mais un dialogue.
Plus encore, il y a dans La Comédie humaine d’autres régimes d’historicité que l’anachronie : le fantasme de l’euchronie (« venez vers moi, contemporains, vous mirer dans mon œuvre ! ») ; le progrès moral, sinon social ; la rupture radicale avec le passé. J’ai choisi celui qui m’intéressait le plus, voilà tout.
Un choix de temps, « voilà tout » ? Quelques discussions à suivre
20Les discussions entamées ici, dans notre échange épistolaire avec Jérôme David et dans notre discussion avec Laurent Dubreuil, permettent donc de repérer les questions qui demeurent, et dont le retour est sensible, me semble‑t‑il, à la lecture du numéro, si divers que soient les textes et propositions réunis. Plus encore qu’Adrien Chassain, qui se méfie d’« une approche des livres imaginaires qui sélectionnerait quelques prototypes pour en faire les expressions paradigmatiques d’un rapport collectif au temps », Jérôme David met à distance la catégorie de François Hartog, de même qu’il rejette l’hypothèse selon laquelle nous serions « au xxie siècle, condamnés au “présentisme” ». Il a cette très belle formule post‑montaignienne : « Le présent n’est qu’un branloire pérenne : tous temps y branlent sans cesse. » Cependant, le titre humoristique de sa lettre, sa douce ironie — « La littérature au régime » —, ne l’empêchent pas de prendre au sérieux nos propositions, de s’en saisir dans une sorte de « premier degré » confiant et joyeux : « régime d’historicité de la littérature, elle‑même d’abord » ; « régime d’historicité, ensuite, de l’idée même d’histoire engagée dans chacune des histoires de la littérature » ; et, pour finir, rapport de l’un à l’autre, en déployant cette « possibilité que le geste critique puisse assumer de ne pas historiciser selon le même régime que l’œuvre étudiée ». Dans le très généreux et fort « beau tableau » des histoires littéraires qu’il esquisse pour nous, en se fondant sur de pratiques prototypes (des Bénédictins à Denis Hollier !), il souligne tout ce qui cloche quand on adopte une perspective trop « monadologique », et insiste notamment sur la présence, au sein d’une même histoire de la littérature, d’« une pluralité de manières de produire et de scander la durée collective ». Toutefois, il en vient à formuler l’hypothèse plus positive (sans positivisme !) d’« un régime de l’historicité discontinue », « régime à éclipse » dans l’histoire de l’histoire littéraire, « dont la reconnaissance par l’historien n’aurait aucune prétention à résumer une “époque” ».
21Démon de la généralisation ? Je serais tentée, pour ma part, d’y reconnaître les contours d’une histoire proprement littéraire de la littérature, de cette histoire dont parle Laurent Dubreuil dans son entretien et qu’on peut voir à l’œuvre dans certaines contributions. Que serait cette histoire littéraire de la littérature ? En quoi serait‑elle littéraire, et en quoi serait‑elle, malgré tout, ou elle aussi, une histoire ? Une histoire littéraire de la littérature ne serait pas littéraire parce qu’elle serait l’œuvre d’écrivains17, mais parce qu’elle s’attacherait à ce que la littérature fait à l’histoire et à notre perception de l’historicité : non seulement, donc, à l’histoire en tant que discipline savante, mais aussi à notre expérience du temps ou conscience (trans‑)historique, aux différentes catégories de pensée que nous utilisons pour nous rapporter au passé ou à l’avenir. « L’histoire littéraire, ce serait une histoire qui serait dans sa méthodologie affectée par ce que fait le littéraire à l’histoire comme discipline », soutient ainsi Laurent Dubreuil. D’après lui, la littérature se trouve par exemple « particulièrement bien dotée » vis‑à‑vis de deux notions, l’anachronisme et l’événement, qui sont « fondamentales pour l’histoire en tant que science » mais que celle‑ci justement « a un mal fou à absorber », et ce, quelles que soient les réflexions, nombreuses et cruciales, menées par les historiens sur ces catégories. « Une lecture anachronique par exemple fait événement et l’événement introduisant une rupture du temps est forcément anachronique », explique‑t‑il : il faut donc prendre les deux notions ensemble, et la lecture littéraire aide à penser cette articulation essentielle à notre expérience du temps. Il suggère qu’on pourrait sans doute en dire de même de la transhistoricité, même si certains historiens, par leur travail sur la longue durée ou le temps long, par le choix de certains objets résistant aux procédures du discours historien, ont cherché à « repér[er] quelque chose qui relèverait d’un temps si peu mobile qu’il semble, peut‑être à tort, peut‑être à juste titre, sortir de l’historique ». Hélène Merlin‑Kajman l’a souligné : on peut tirer de la réflexion d’un historien, Reinhart Koselleck, sur les catégories métahistoriques de sa discipline, une première définition de la transhistoricité, qui complique autant le mythe de l’éternité que celui d’une temporalité homogène, faite de séquences chronologiquement bornées. Il est des objets qui résistent à « l’histoire historisante », comme la nommait Barthes, et à sa discontinuité : la langue, admet Koselleck ; le temps long de l’histoire naturelle et l’évolution de l’espèce humaine, lance Laurent Dubreuil non sans provocation ; et peut‑être, donc, la littérature… ?
22Discussion à suivre dans la postface… et au‑delà !