Vérité, contre-vérité : sur la valeur des vers de Villon
1Entre les huitains xi et xii de son édition du Testament, Clément Marot insère la rubrique suivante : « Icy commence Villon a entrer en matiere pleine d’erudition & de bon scavoir1 ». Le poète et éditeur soumet ainsi à l’attention de son lecteur cette œuvre du siècle précédent, qui devrait l’intéresser en raison précisément de son contenu, jugé porteur d’un enseignement : le savoir qu’il recèle est à la fois profitable et de qualité (il est bon), l’érudition qui le soutient est quant à elle entière voire exhaustive. À quatre cents ans d’intervalle, ou presque, Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du Roman de la Rose, ne « vendait » pas autrement son récit onirique : s’il informait le lecteur de son prologue que la matière contenue était « bone et nueve2 », il précisait, toujours au registre de la captatio benevolentiae, que l’on aurait accès à un savoir amoureux, puisque « l’art d’Amors e[r]t tote enclose » en ses vers (v. 38). Avec des arguments quelque peu différents, plus esthétiques d’un côté, plus didactiques de l’autre, les stratégies se rejoignent, couvrant les champs du prodesse et du delectare de l’ancienne et toujours vivante rhétorique.
2On pourrait à juste titre s’étonner de voir ainsi l’œuvre de François Villon inscrite dans une veine érudite, voire savante. Estelle Doudet a clairement démontré les enjeux stratégiques qui sous‑tendent l’entreprise éditoriale de Marot3, qui tente de soustraire l’œuvre à une autre influence, plus comique, ayant fait de Villon, dans le recueil des Repues franches, un personnage héritier des Pathelin et autres Panurge4. Mais, comme on l’a vu avec l’exemple de Guillaume de Lorris, la démarche de Marot, finalement, ne rompt pas avec une tradition ancienne. C’est qu’à défaut de pouvoir se prévaloir du signe de la Vérité, dont seul Dieu autorise la manifestation, les auteurs médiévaux, et plus encore les poètes vernaculaires dont la langue les éloigne d’autant de cette source, ne peuvent que revendiquer un contenu, une matière digne, éthiquement, d’un certain profit.
3Dans ce contexte, le récit de Guillaume de Lorris et de son successeur, Jean de Meun, associe intimement savoir et amour, instaurant pour les décennies à venir une épistémologie où le sentiment est à la fois objet de connaissance — l’art d’aimer évoqué dans le prologue — et moyen grâce auquel le lecteur accédera au savoir de façon plus générale. C’est précisément l’un des aspects qu’aborde l’ouvrage co‑écrit par Sarah Kay et Adrian Armstrong, Knowing Poetry (2011)5 ; il semble d’ailleurs que la question intéresse de plus en plus les chercheurs en littérature médiévale. Certains poètes paraissent toutefois mieux se prêter à cet angle d’analyse, dont le corpus, plus explicitement, regarde en direction d’un savoir identifiable : Christine de Pizan, Jean Froissart et bien sûr le Roman de la Rose6. Villon ne semble pas appartenir à ce groupe. Aucune monographie, aucun article à ma connaissance n’a été à ce jour consacré à l’étude des rapports entre Villon et le savoir. Mais l’ensemble des travaux sur l’auteur met bien en évidence que le sujet existe et qu’il a déjà intéressé nombre de chercheurs, ne serait‑ce que de façon marginale.
4Je me propose ici de parcourir les modalités sous lesquelles le savoir apparaît dans l’œuvre du poète parisien, ainsi que les différents biais qui rendent parfois son accès problématique. Mais auparavant, je passerai en revue les lignes directrices de l’ouvrage de Kay et Armstrong. C’est en effet l’une des études les plus récentes et les plus importantes sur la question, qui permet de repérer, pour le Moyen Âge, les lieux d’intersection de la poésie et du savoir. Ce sera aussi l’occasion de voir de quelle manière précisément l’œuvre de Villon trouve sa place dans une recherche de cet ordre. Il faudra ensuite tenter de mettre en avant ses spécificités.
Panorama
5Le titre français de l’ouvrage co‑écrit par Kay et Armstrong, Une muse savante, et plus encore son sous-titre, Poésie et savoir du Roman de la Rose aux grands rhétoriqueurs, indique le lien privilégié qu’il prend pour objet, unissant une forme, la poésie, à un contenu, le savoir. Titre et sous‑titre prédisent tous deux au lecteur le dévoilement d’une union où le savoir se dit par la poésie. Ce qu’ils masquent par rapport aux originaux anglais, c’est le processus à l’œuvre dans cette union. En effet, Knowing Poetry explicite, mieux que l’adjectif, qu’avant d’être savant, il faut apprendre ; et surtout qu’ici la poésie sera envisagée comme un intermédiaire privilégié dans cette acquisition, non seulement en donnant accès à un savoir — ou plutôt à des savoirs —, mais également, et c’est là l’originalité du volume de Kay et Armstrong, en façonnant ce savoir. Les auteurs insistent sur cette dimension dans leur introduction7, afin de rendre perceptible l’interaction essentielle à leurs yeux entre un contenu et une forme, non séparés l’un de l’autre, mais agissant au contraire l’un sur l’autre, l’un avec l’autre, l’un dans l’autre.
6L’exploration de ce lien s’effectue en deux grandes parties, chacune composée de trois chapitres. Dans un premier temps, il s’agit de mettre au jour les lieux où la poésie investit le domaine du savoir. C’est tout d’abord sa dimension performative qui est envisagée : parce que la poésie — lyrique notamment — occupe à l’origine un champ pleinement oral. Qu’elle soit récitée par des jongleurs ou par l’auteur lui‑même, le corps qui l’assume est placé au centre de la performance ; partant, une fois les conditions d’oralité bouleversées par l’imposition progressive de l’écriture, celui‑ci demeure le support de ce médium et fait de la poésie un genre assuré par une présence. Cette dimension est d’ailleurs revivifiée, à la fin du Moyen Âge, par des pratiques sociales où la poésie, comme à son origine, retrouve une exécution orale. C’est le cas des Puys, ces concours qui fleurissent dans le Nord de l’Europe, où défilent poètes professionnels et amateurs, récitant leur composition dans l’attente d’une récompense octroyée par le Prince du jeu, instance suprême en la matière. Ici, le contenu véhiculé par la poésie, le savoir qu’elle transmet, est soutenu par la voix qui le profère et en assure la fiabilité. C’est encore le cas du théâtre ou des récitations à haute voix — comme celle que Jean Froissart accomplit sur son propre texte, le roman de Melyador, lorsqu’il se rend à la cour de Béarn et qu’il récite à Gaston Phébus, pendant l’hiver 1388‑1389, les quelque trente mille vers de son récit octosyllabique. Dans tous les cas, un « Je » étaie le texte lu ou récité.
7Le second chapitre explore quant à lui le travail de la poésie dans le champ de l’histoire. On sait qu’à la fin du Moyen Âge en particulier, certains auteurs et parmi eux plusieurs rhétoriqueurs écrivent des pièces circonstancielles parallèlement à la rédaction, année après année d’une chronique rédigée en prose8. Ces pièces en vers, plus courtes, ont pour principe de rédaction un événement — heureux ou malheureux — qu’elles abordent par le biais du vers. Cette histoire dite d’actualité — elle aborde presque exclusivement des faits récents, observés parfois par le rédacteur en personne — privilégie généralement une dimension absente de l’écriture en prose, celle de l’émotion, laquelle sert souvent même de moteur à la composition. Par ailleurs, ici encore, l’événement historique est médiatisé par une subjectivité sur laquelle repose directement le processus commémoratif.
8Dans la même période, des poètes comme Eustache Deschamps accomplissent un trajet inverse et complémentaire : au lieu d’investir le discours historiographique au moyen de la poésie, ils ouvrent la lyrique au discours de l’histoire. Ainsi, le corpus énorme des ballades de Deschamps est traversé par un propos et un contexte historiques qui déplacent insensiblement son contenu, l’amenant à abandonner la topique amoureuse au profit de la satire des états.
9Enfin, le dernier chapitre de cette première partie du livre de Kay et Armstrong passe en revue trois textes clés pour la thématique envisagée : le Roman de la Rose tout d’abord, commencé par Guillaume de Lorris dans la première moitié du xiiie siècle et achevé quarante ans plus tard par Jean de Meun ; l’anonyme Ovide moralisé du premier quart du xive siècle qui, comme le laisse entendre son titre, reprend les Métamorphoses du poète latin en les traduisant et en les adaptant au moule de l’octosyllabe, et enfin l’un des textes latins les plus lus au Moyen Âge, la Consolation de Philosophie, prosimètre composé par Boèce en 523 ap. J.‑C., lors de l’emprisonnement qui précède son exécution par Théodoric. Ce dernier ouvrage, considéré ici à travers ses traductions françaises, qui ont fleuri dès la fin du xiie siècle, constitue pour les presque dix siècles suivants un enseignement littéraire des principes philosophiques antiques. Son propos sur la Fortune et le libre arbitre est l’un des plus repris ; Jean de Meun, dans sa continuation de la Rose, en offrira déjà quelques aperçus avant de le traduire pour Philippe le Bel à l’aube du xive siècle.
10Les liens qui unissent poésie et savoir semblent ici plus directs, chacun de ces textes s’étant fait le relais, quasi encyclopédique parfois, des connaissances antiques, que celles‑ci portent sur l’amour ou la prédestination, ou qu’elles composent une philosophie naturaliste. Ils ont de plus tous largement influencé la littérature vernaculaire qui les a suivis, quand bien même les originaux latins, pour la Consolation et les Métamorphoses, avaient déjà irrigué la pensée et la production antérieure à leur traduction en langue vulgaire. On a même pu désigner le xiie siècle du nom d’aetas ovidiana, et ce aussi bien pour les productions latines que vulgaires.
11La seconde partie de l’ouvrage module son approche en concentrant chacun de ses chapitres sur un domaine précis du savoir. Elle passe ainsi en revue ce que les auteurs appellent le savoir référentiel, de type encyclopédique, le savoir textuel, et finalement un savoir idéologique, qui comprend aussi bien la politique et la religion que la société.
12Le premier chapitre, qui aborde le vaste domaine des encyclopédies, souligne les contraintes qui affectent les textes poétiques, dès lors qu’ils ont pour ambition de fréquenter cet espace du savoir. Ils se placent en effet dans la perspective d’une parcellisation, et ce pour deux raisons : ils excluent tout d’abord la possibilité de rendre compte dans son intégralité du domaine qu’ils abordent et réduisent leur champ à des sujets plus circonstanciés ; ce faisant, ils visent moins l’exhaustivité de la matière que l’unité dans la présentation. La subjectivité qui les informe constitue un second critère restrictif, supposant la médiatisation du savoir par le biais d’un sujet forcément limité dans son expérience. Cette dimension est évidemment essentielle d’un point de vue épistémologique puisqu’elle permet d’introduire, par la petite porte certes, un instrument qui deviendra décisif, l’expérience, et qui fait précisément défaut dans les constructions savantes antérieures et les réflexions qui les assument. Le même constat se vérifie dans un autre domaine, celui de l’histoire universelle. Ainsi, lorsque Christine de Pizan, au début du xve siècle, parcourt le temps depuis la création, elle le fait d’un point de vue singulier, alors même que le savoir qui lui permet d’effectuer son parcours est de seconde main et provient souvent même de compilations anonymes, qui l’éloignent d’autant de sa « source ».
13Le deuxième chapitre envisage quant à lui la réflexion que la poésie porte sur sa propre élaboration. C’est donc un savoir réflexif qui est étudié ici, la poésie se prenant elle‑même pour objet de connaissance. Deux manifestations de cette réflexivité sont examinées. Les auteurs s’intéressent d’abord aux citations et aux allusions : le savoir y est tout à la fois convoqué à l’appui d’une argumentation et mis à distance, voire critiqué. Par ailleurs, certains débats qui éclatent dans le courant du xve siècle, la Querelle de la Rose par exemple ou les suites attachées à la Belle dame sans mercy d’Alain Chartier, construisent leur développement et leur argumentaire à partir de citations extraites du texte débattu. La polémique exige alors des preuves qu’elle exhibe sous une forme jusque‑là peu exploitée dans le domaine vernaculaire.
14L’ouvrage examine ensuite l’insertion, renvoyant à un phénomène qui apparaît pour la première fois au xiiie siècle avec le Guillaume de Dole de Jean Renart. Ce texte insère dans le cours de son récit des pièces lyriques qu’il place dans la bouche de ses protagonistes. Ce faisant, il convoque, comme dans le cas de la citation, un élément exogène qui vient justifier, soutenir ou encore diversifier son propos. Mais surtout, en juxtaposant différentes formes poétiques — généralement l’octosyllabe à rimes plates, qui sert de base narrative, ainsi que des pièces à formes fixes —, il exige du lecteur qu’il mesure l’écart séparant formellement ces parties. Une distance ici encore est mise à profit, que permet dans ce cas le montage des formes. Au xve siècle, et dans un discours plus théorique, on assiste à l’aboutissement de cette entreprise dans les recueils d’art de seconde rhétorique. Là, un discours en prose insère en même temps qu’il les commente des pièces lyriques, dans le but cette fois explicite d’enseigner à son lecteur les subtilités de la composition. Par leur assemblage, ces traités ressemblent à bien des égards à une forme reine de la poésie de l’époque, le prosimètre. Si, dans ce cas, la prose n’a pas pour vocation d’expliquer le vers, la co‑présence de leur forme, l’hétérogénéité de leur discours permet encore une fois d’élaborer une réflexion sur les voies contrastées et contrastantes des rhétoriques première et seconde.
15Le dernier chapitre envisage enfin ce que les auteurs, par souci de décloisonnement, appellent ici le savoir idéologique. C’est assurément la partie où les soubassements théoriques sont les plus présents. Ainsi, le savoir idéologique est en lien étroit avec ce que Brian Stock9 a désigné du terme de « communauté textuelle » : cette notion chapeaute les différents savoirs regroupés sous une telle étiquette, lesquels sont partagés par différentes communautés, par l’intermédiaire d’un ou de plusieurs textes qui les véhiculent. Un exemple fera mieux comprendre cette dynamique. Dans le Livre du chemin de long estude, Christine de Pizan propose un récit partagé en deux parties. La première décrit un voyage aérien qui permet à l’actrice, guidée par la Sybille, d’acquérir un savoir encyclopédique. La seconde partie en revanche, plus statique, met en scène dans la même vision un tribunal où siègent cinq personnifications : Noblesse, Richesse, Sagesse et Chevalerie, présidées par Raison. Chacune des quatre premières entame un discours visant à imposer la dimension comprise par son nom dans les affaires politiques : Chevalerie défend la cause de la classe des chevaliers, Richesse met en avant l’importance des finances dans le gouvernement, etc. À l’issue de leur monologue, Christine, qui a tout consigné, revient sur terre offrir le résultat de son témoignage. Écrit dans le contexte délicat et troublé de la Guerre de cent ans et des accès de folies de Charles vi, lesquels, après l’assassinat de Jean sans Peur, conduisirent la France au bord de la guerre civile, le Chemin de long estude expose une réflexion sur les conditions du pouvoir. Mais au lieu de trancher arbitrairement le débat qui a pris place dans la fiction, l’auteure le donne en partage à ses lecteurs, créant ainsi une communauté autour de son texte. Cette dernière, par ailleurs, est unie au‑delà du contenu, à travers le choix qui l’amènerait à privilégier l’une ou l’autre des personnifications et les valeurs qu’elle représente.
16Dans le parcours qui précède, l’œuvre de Villon n’est sans aucun doute pas la plus exploitée. Elle apparaît pourtant en deux ou trois moments du développement. Reprenons‑les rapidement. Elle sert tout d’abord à illustrer, parmi d’autres exemples, les rapports que le Lais et le Testament entretiennent avec le temps, qu’ils s’efforcent de maîtriser en le ralentissant. Dans le deuxième chapitre de la seconde partie, les auteurs en appellent encore au Testament afin de commenter la façon dont il manipule des citations empruntées à des corpus divers, biblique, vernaculaire et laïc, de même que le rôle que jouent les insertions lyriques dans sa structure. On sait en effet que ce texte inclut une vingtaine de pièces, ballades et rondeaux, qui tissent des liens singuliers avec l’ensemble du propos, certaines d’entre elles devenant même des legs que le Je offre à son entourage.
17On reviendra sur ces deux occurrences, mais envisageons d’abord plus en détail la dernière mention du texte du « povre escollier », dans le chapitre consacré à la communauté textuelle : il nous oriente vers certaines limites qui vont nous retenir. En effet, comme les auteurs le soulignent, le texte de Villon suscite un phénomène singulier : ancré dans un temps et un lieu précis (le Paris des années 1450‑1460), le savoir social qu’il transmet est si intimement lié au contexte dont il dépend, que l’éloignement temporel qui nous sépare toujours davantage de ce hic et nunc devient progressivement un écran nous en rendant la saisie de plus en plus malaisée. En conséquence, la communauté liée par le texte de Villon est unie par l’incompréhension dans laquelle elle se trouve vis‑à‑vis de lui. Dans cette perspective, c’est moins un savoir qu’une absence de savoir qui fait le dénominateur commun du groupe. Et ce jusqu’à aujourd’hui, où le texte de Villon, sa langue, ses allusions, nous échappent encore en grande partie, n’étaient les notes des éditions savantes qui nous en redonnent partiellement l’accès.
18Dans l’ensemble de l’ouvrage de Kay et Armstrong, cet exemple constitue une sorte de hapax. En effet, il esquisse un autre versant qu’illustre peu leur recherche, celui des doutes, des limites qui affectent le savoir, le rendent peu sûr, et surtout le font échapper à notre compréhension. Mais la marginalité ou l’excentricité de cet exemple ne remet pas en question, loin de là, la démarche des chercheurs. Le « cas Villon » est à comprendre dans le projet global qui est le leur et qui consiste non seulement à établir les liens unissant poésie et savoir, mais aussi — et peut-être surtout — à déconstruire une idée largement reçue pour la période retenue, qui voudrait qu’à partir du xiiie siècle la prose soit devenue hégémonique dans le domaine des lettres, au point de reléguer la poésie dans une périphérie, avec pour seul contenu un discours amoureux vieillissant. L’entreprise de Kay et Armstrong consiste donc à démontrer que si effectivement la prose gagne du terrain, dans les domaines de l’histoire et de l’encyclopédie entre autres, elle ne fait pas disparaître pour autant la poésie. Celle‑ci a dû en revanche façonner un discours qui lui était propre, principalement dans ces domaines qu’occupait désormais aussi la prose. L’objectif des auteurs les a donc en quelque sorte obligés à se concentrer sur un savoir positif, dont les fondements n’étaient pas ou peu sujet à caution. L’exemple de Villon et d’une communauté textuelle partageant un non‑savoir représente ainsi un cas limite. On pourrait d’ailleurs expliquer la présence relativement peu importante de Villon dans la recherche de Kay et Armstrong précisément par la nature du savoir que Villon convoque et par les relations qu’il établit avec la connaissance. En effet, tout dans l’œuvre de Villon est problématique, sujet à caution voire incertain. Le cas de la communauté textuelle, loin d’être unique, constitue la norme sous laquelle se présente le savoir chez le poète. Il était donc difficile aux auteurs de Knowing Poetry de l’exploiter plus qu’ils ne l’ont fait.
19Cette dimension problématique a pourtant été largement mise en évidence par la critique à propos de l’œuvre de Villon. C’est donc elle qu’il faut maintenant exposer afin de mieux saisir les différents prismes par lesquels le savoir s’y trouve à la fois exposé et brouillé.
Savoir objectif, subjectivité du savoir
20On peut, pour illustrer cet aspect double, qui concerne tout à la fois le savoir lui‑même et son lien avec le sujet qui en parle, commencer par l’un des exemples utilisés par Kay et Armstrong, qu’ils empruntent à Nancy Freeman Regalado. Il s’agit de la question des citations abordée au chapitre 5. Comme Regalado le met en évidence, Villon trompe souvent son lecteur lorsqu’il le renvoie à une source. Un cas, souvent cité, est celui que l’on trouve au début du Testament, dans la partie généralement appelée les Regrets, qui précède celle des legs à proprement parler. Dans le huitain xv, le Je, qui vient de préciser la date de rédaction du texte (« l’an soixante et ung », v. 81) et qui dit être sorti de « la dure prison de Mehun » (v. 83), débute une sorte de confession dans laquelle il sollicite l’indulgence de ses lecteurs. Il écrit :
Et comme le noble Rommant
De la Roze dit et confesse
En son premier commancement
C’on doi jeune cueur en jeunesse,
Quant on le voit viel en viellesse,
Excuser, helas ! il dit voir.
Ceulx donc qui me font telle presse
En meureté ne me vouldroient voir10.
21Or, comme le révèle la critique, ce n’est pas dans le Roman de la Rose que l’on peut lire cet aveu concernant la jeunesse, mais dans un autre testament, attribué à Jean de Meun. Villon brouille donc ainsi les pistes intertextuelles en croisant une œuvre avec une autre, toutes deux composées par le même auteur qui, dans les faits, bien qu’il ne soit pas nommé dans le huitain, assure un lien entre les deux sources et permet de réattribuer correctement la citation. Ce décalage dans la référence peut évidemment être imputé à une erreur de la part du poète qui aurait confondu les deux sources. Il est cependant plus vraisemblable qu’il s’agisse d’un geste parfaitement calculé, visant à susciter le doute chez le lecteur, voire à l’induire vraiment en erreur. Il met en tout cas en évidence que l’erreur, quelle qu’en soit la provenance, est possible et qu’elle peut affecter ce que l’on sait, et partant ce que l’on comprend.
22La Ballade des contre‑vérités pousse le jeu plus loin encore. Elle appartient aux Poésies diverses, c’est‑à‑dire à un corpus assez restreint de poèmes qui ne sont pas intégrés au Testament mais nous sont parvenus dans des témoins manuscrits ou imprimés regroupant en général plusieurs textes de Villon. Elle est entièrement construite sur des vers qui font s’entrechoquer deux propos contraires voire contradictoires, comme on peut le lire dès la première strophe :
Il n’est soing que quant on a fain,
Ne service que d’ennemy,
Ne mascher qu’un botel de faing,
Ne fort guet que d’homme endormy. (v. 1‑4)
23Comme on le voit, le premier vers, dont la forme est reprise au début de la deuxième strophe (« Il n’est engendrement qu’en boing », v. 9) et dans l’envoi (« Il n’est jouer qu’en maladie », v. 26), permet, syntaxiquement, de construire la suite des oppositions en lançant chaque série par une formule unique : « il n’est… ». Si tous les vers ne présentent pas le même degré dans les « contre‑vérités » qu’ils déroulent, la plupart d’entre eux est quand même fondée sur un décalage qui fait ressortir l’incertitude, voire l’absurdité de ce qui est affirmé. Le savoir « objectif » est ainsi fragilisé, remis en question par un jeu où domine le renversement, mouvement qui affecte d’ailleurs plus largement l’œuvre du poète, l’inscrivant dans ce que Mikhaïl Bakhtine a désigné comme relevant de la culture carnavalesque11.
24Le Lais et le Testament, par ailleurs, sont tous deux rédigés à la première personne du singulier. C’est dire que l’ensemble de ce qui est offert au lecteur est constamment médiatisé par un Je duquel tout dépend en dernière analyse. Or, les incertitudes relevées précédemment affectent bien plus encore cette instance. À l’orée du Testament, le Je se présente d’emblée dans une posture qui thématise l’incertitude relative à celui qui parle : « ne du tout fol ne du tout sage » (v. 3). L’entre‑deux dans lequel il se place mine tout d’abord l’autorité qu’on avait pu lui accorder, et que l’on devrait pouvoir lui concéder au vu du pacte qu’établit un récit relaté à la première personne. L’affirmation tend même à contredire le premier vers qui, en précisant l’âge du narrateur — il a trente ans —, suggère que ce dernier a atteint un âge de raison, conformément au découpage des périodes de la vie en vigueur à cette époque. Le testateur affirme le contraire, postulant que l’on peut vieillir sans forcément devenir plus sensé.
25La Ballade dite du concours de Blois, autre Poésie diverse, appartient à un ensemble assez particulier, puisqu’on ne la trouve copiée que dans le manuscrit personnel de Charles d’Orléans, le célèbre BnF fr. 25458 (p. 163) ; et pour cause. On sait que Villon a fréquenté la cour du prince‑poète, vraisemblablement entre 1457 et 1458. Charles d’Orléans avait écrit lui‑même une ballade dont l’incipit (« Je meurs de soif encouste la fontaine ») allait servir d’inspiration à une petite coterie d’auteurs dont les poèmes ont tous été consignés dans le manuscrit. La ballade de Villon appartient à ce recueil. Elle se détache pourtant de cet ensemble par plusieurs traits, à commencer par un rejet du sujet qui, chez le prince, orientait le poème : délaissant la thématique amoureuse et ses symptômes qui en affectent les sujets depuis Ovide, Villon reconduit le principe des oppositions dans un champ assez proche de celui de la Ballade des contre‑vérités. Les contradictions cette fois ne sont plus objectives et extérieures, elles sont devenues subjectives, internes au sujet de l’énonciation. Comme le reste de l’œuvre, cette ballade est écrite à la première personne. Tout transite ainsi par une voix qui dans le premier vers de la deuxième strophe affirme : « Riens ne m’est seur que la chose incertaine » (v. 11). On ne saurait mieux décrire le doute épistémologique que par le biais d’un tel paradoxe. Le corps qui pâtissait sous les assauts du désir dans la version d’origine, assailli par le chaud et par le froid, le rire et la douleur, est désormais le centre d’un savoir incertain. Les sensations contraires dont il fait l’expérience, loin de construire un savoir assuré, déstabilisent les connaissances et aboutissent à cette « certitude incertaine ».
26Proposant des variations sur la même thématique, la Ballade des menus propos, elle aussi construite sur un principe de répétitions, fait vaciller le savoir subjectif en assénant, dans chacune de ses strophes, une série de certitudes qui trouvent leur résolution dans le refrain : « Je congnois tout fors que moy mesmes » (v. 8, 16, 24 et 28). Ici encore, on assiste à une déconstruction du savoir par le biais d’une fragilisation de celui qui doit en être responsable dans le texte. Le non‑savoir dont il est affecté contamine ainsi l’ensemble de ses connaissances, lesquelles se réduisaient déjà à une série de lieux communs.
27D’une façon générale, l’œuvre de Villon s’en prend à l’ensemble des autorités : autorité politique et religieuse (dans la personne de Thibaut d’Aussigny), autorité intellectuelle par la remise en question de l’enseignement, autorité policière lorsque Villon, à travers ses legs, fustige les sergents de la ville de Paris, autorité juridique quand il dénonce les traitements subis au Châtelet. Mais, comme on vient de le voir, l’autorité que le lecteur pouvait accorder à celui qui parle est elle aussi remise en question. Dès lors, l’édifice entier vacille et avec lui le savoir aussi bien objectif que subjectif qu’il déploie. On saisit peut‑être mieux encore la raison qui a poussé Kay et Armstrong à n’user de l’œuvre de Villon qu’avec précaution. Le terrain, en effet, est ici entièrement miné.
28C’est sans doute Roger Dragonetti qui a exprimé le plus radicalement l’incertitude profonde qui travaille l’œuvre de Villon :
L’œuvre reste dans son ensemble illisible, et non tant pour la distance qui nous sépare de son époque et qui, comme le disait déjà Marot, rend précaire toute interprétation fondée sur des allusions à des événements extérieurs, mais plus fondamentalement et surtout par cette guille (ruse) dont le souffle corrosif, pressé par le frein de l’escollier, rature ce qu’elle atteint, déjouant ainsi toute lecture qui serait purement univoque ou polysémique. Car, si l’antiphrase, procédé constant chez Villon, fait partie de son grand jeu, il faut bien voir aussi qu’elle n’est jamais séparable du rythme d’ensemble, entièrement gouverné par la permutation des signes. Raison pour laquelle si l’antiphrase, par exemple, donne à entendre le contraire de son énoncé, le contredit qui en retour la traverse devient l’antiphrase de l’antiphrase, force subversive, dont la pointe insaisissable, mais destructrice, entame et déstabilise toute certitude d’un sens contraire pour le réduire au même régime que l’autre dans le jeu de l’absence et sans qu’on sache en fin de compte à quel sens il faut s’en tenir. Le sens et les référents que Villon met en scène n’auront jamais été que des effets de semblant, dont la vérité, située dans le rythme, ne se laisse pas atteindre en termes de savoir, ni encore moins représenter. Elle n’émerge que par fulgurance entre les articulations ou dans le scintillement des mots et des noms qui en multiplient et fragmentent les signifiances12.
29On revient ici, par la bande, à l’exemple « problématique » avancé dans Une muse savante, qui fait de l’illisibilité le lien paradoxal de la communauté textuelle suscitée par le Lais et le Testament. Dragonetti, dans sa radicalité peut‑être, n’envisage pas cette dimension communautaire qui engage la réception de l’œuvre. C’est pourtant le dernier aspect qu’il nous faut aborder : après les incertitudes concernant le savoir comme objet et celles qui visent celui qui l’appréhende et nous le transmet, reste à interroger le savoir requis de la part des lecteurs de l’œuvre, que le texte programme ou déjoue.
Lecteurs savants
30Le contrat qui lie tout texte à son lecteur présuppose un certain savoir de la part de ce dernier, lui permettant d’accéder à l’œuvre et, potentiellement, de la comprendre. Cet accès, on s’en doute par ce qui précède, est fortement compromis chez Villon. En semant le doute et l’incertitude dans l’ensemble de son œuvre, il l’enveloppe dans une sorte de nébuleuse qui en rend la lecture difficile. Toutefois, cette construction est elle‑même voilée par un semblant « positiviste » que Marot, cité par Dragonetti, n’a pas peu contribué à susciter et à entretenir. Dans la préface de son édition, il motive tout d’abord son entreprise en révélant l’état lamentable dans lequel se trouve, en 1533, l’œuvre du poète parisien, mise à mal par les précédents éditeurs qui en ont corrompu la lettre, la rendant ainsi plus difficile à entendre. Son travail a donc en premier lieu consisté, dans une démarche pré‑philologique, à redresser ce qui avait été déformé. Mais ceci accompli, l’intelligence du texte n’en demeure pas moins difficile d’accès. L’éditeur avance alors un argument qui fera florès par la suite. Évoquant la seconde partie du Testament, il déclare :
Quant à l’industrie des layz qu’il feit en ses testamens, pour suffisamment le congnoistre et entendre, il fauldroit avoir esté de son temps à Paris et avoir congneu les lieux, les choses et les hommes dont il parle, la memoire desquelz tant pluz se passera, tant moins se congnoistra icelle industrie de sez lays dictz13.
31Ce faisant, Marot crée un leurre : il laisse entendre, et la chose a été entendue, qu’il suffirait de pouvoir reconstruire le contexte du Paris de 1461 pour comprendre le texte de Villon. Dans cette brèche s’est ensuite engouffré tout un pan de la critique villonienne. Celui‑ci, que l’on pourrait sans mépris qualifier de positiviste, a patiemment, par un travail de fourmi, retissé des liens — que le temps, comme l’indique Marot, ne cesse de défaire — avec la langue, la topographie et la société que connaissait Villon.
32Pour Dragonetti, cette perspective est une erreur pure et simple. Sans aller aussi loin — les approches philologiques et les connaissances contextuelles que les chercheurs ont réussi à exhumer permettent dans une large mesure de lire un texte qui sans cela serait à proprement parler illisible, y compris pour le savant belge —, il faut reconnaître que la difficulté à lire le texte est programmée par l’auteur. Elle s’en trouve certes accrue par l’éloignement grandissant qui nous sépare de son contexte, mais cela n’est qu’un effet second qui vient s’ajouter à celui, premier, d’une construction volontairement labyrinthique, où se perdre fait intrinsèquement partie du jeu.
33À une exception près14, ni le Lais ni le Testament ne requièrent d’ailleurs un savoir particulièrement exigeant. Comme Emmanuèle Baumgartner l’a clairement souligné, le bagage scolaire impliqué dans l’œuvre de Villon « ne dépasse guère le niveau moyen de connaissance d’un licencié ès arts de la seconde moitié du xve siècle15 ». Cet état de fait est sans doute motivé par une double stratégie : d’un côté, pour reprendre l’exemple des citations erronées, il fallait à ce travail une « em‑prise » pour le lecteur, c’est‑à‑dire un moyen par lequel il pouvait — au moins en théorie — saisir une partie connue afin de reconstruire ce qui l’est moins, voire ce qui avait été falsifié. Dans l’exemple de la fausse citation du Roman de la Rose, Villon s’en prend pour son montage à deux textes non seulement archi‑connus au xve siècle, le Roman de la Rose d’un côté et le Testament de Jean de Meun de l’autre, mais aussi à des textes généralement transmis — et c’est encore plus vrai à cette époque — dans les mêmes manuscrits. C’est la constatation à laquelle aboutit Regalado, qui envisage ce cas parmi d’autres, regroupés pour l’essentiel au début du Testament : selon elle, ils servent en quelque sorte d’exercices préparatoires, de mises en train indiquant au lecteur selon quels principes il devra lire la suite.
34On pourrait cependant avancer une autre hypothèse, pour rendre compte de l’usage d’une connaissance objective à faible portée présente dans l’œuvre de Villon : elle ferait entendre que là ne se situe pas l’essentiel de l’herméneutique programmée par le texte. C’est que le Testament n’est pas la Divine Comédie : si tous deux nécessitent de vastes connaissances contextuelles permettant de reconstruire leur « décor » et ses habitants — le Paris de la fin du xve siècle pour l’un, la Florence du xiiie pour l’autre — le Testament ne propose à son lecteur aucune odyssée métaphysique. C’est ce que suggèrent les analyses de Kay et Armstrong et les exemples qu’ils empruntent à Villon : ils mettent en évidence le fait que celui‑ci délaisse un savoir à visée encyclopédique au profit d’un savoir poétique ou textuel.
35Deux exemples me permettront d’illustrer ce propos, et finalement d’observer les liens plus intimes que la poésie, en tant que moyen, tisse avec son sujet, en le façonnant d’une manière qui lui est propre. Le premier est celui du huitain octosyllabique qui sert à Villon de forme narrative. Jacqueline Cerquiglini‑Toulet16 a très finement décrit et analysé ce modèle, qui s’impose surtout au xve siècle et prend la relève de l’octosyllabe à rimes plates, adopté presque exclusivement au xiiie et encore au xive siècle pour les textes narratifs versifiés17. À la fin du xive et surtout au xve siècle, dans le Champion des dames de Martin Le Franc, la Belle dame sans mercy et l’œuvre de Villon, le huitain d’octosyllabes assure désormais le fil de la narration. Il introduit alors, comme l’a montré Cerquiglini‑Toulet, une dimension nouvelle : basés sur des unités discrètes de strophes carrées, les textes qui choisissent le huitain présentent un paradoxe, celui de faire du continu avec du discontinu. Chaque strophe, en effet, est en soi une unité finie, et l’ensemble se construit par leur accumulation. Ce discontinu est d’autant plus renforcé chez Villon que ce dernier ne le circonscrit pas, comme Alain Chartier par exemple, dans une structure dialogique permettant de distribuer ses strophes alternativement entre chaque protagoniste. Par ailleurs, si la structure du Testament est énumérative, comme le sont souvent les pièces composées de ces cellules strophiques, il ne possède pas d’articulations qui mettraient en évidence une progression (premièrement, deuxièmement, etc). La formule qui les scande ne les ordonne pas, bien au contraire : Item, mot propre aux listes et autres donations, laisse les strophes dans un ordre plus fragile18.
36Villon renvoie ainsi le huitain à sa nature parcellaire et fragmentée. Ceci n’est pas sans conséquence, et sur l’impression générale du propos, et sur la matérialité du texte. On comprend mieux ainsi que ni le Lais ni le Testament n’aient été transmis sous une forme unique. Aucun des témoins ne les a en effet copiés avec un nombre égal de huitains. Le Lais peut ainsi varier de 29 à 39 strophes — et la tradition éditoriale nous le donne aujourd’hui à lire en 40 huitains. De même, le Testament varie dans le nombre de ses huitains, plusieurs témoins étant lacunaires, les aléas concernant même, dans ce cas, les insertions lyriques19. Cette fragilité du texte, si bien mise en évidence par Armstrong20, est intimement liée à la structure et au choix du huitain. Il est en effet très facile, même involontairement, de supprimer, d’ajouter ou de réarranger des éléments qui possèdent tous leur sens propre et ne sont pas liés entre eux par un fil rouge, narratif ou autre. Le geste du legs, de la séparation de biens contenus chacun dans une unité strophique est ainsi renforcé, et la dispersion soutenue. On voit que le propos, tout entier traversé par les images de la pauvreté, du vieillissement et de la mort, s’ajuste parfaitement à la forme retenue. La poésie participe ainsi pleinement au sujet choisi et l’informe dans tous les sens du terme, y compris dans la problématique du savoir : en fragilisant le texte, en le soumettant aux aléas d’une forme qui en favorise la fragmentation et la fragilité, elle contribue à lui conférer une image incertaine, non assurée.
37Le second exemple que j’aimerais aborder concerne l’usage de la signature, bien repéré par la critique. Deux phénomènes se distinguent, d’un côté l’usage du nom dans les huitains et de l’autre la signature dans les pièces lyriques. Villon semble en effet répartir ses signatures en fonction de la forme poétique qui les accueille : pleines dans les huitains où le nom et/ou le prénom apparaissent dans un ou plusieurs vers ; déstructurées dans les pièces à forme fixe, comme c’est le cas dans la Ballade pour prier nostre Dame ou la Ballade de la Grosse Margot et, hors du Testament, dans la Ballade des contre‑vérités. Dans ces trois cas, le poète signe, dans l’envoi, en y faisant apparaître son nom en acrostiche. D’une façon générale, cette exhibition du nom dans l’œuvre, presque banale, rattache Villon à toute une tradition, ainsi qu’à la pratique contemporaine des grands rhétoriqueurs21. Cependant, si sa présence dans la Ballade des contre‑vérités ne pose aucun problème, l’envoi comportant six vers, c’est‑à‑dire autant qu’il y a de lettres dans le nom de l’auteur, les deux autres poèmes sont plus singuliers. Dans les deux cas en effet, l’envoi contient sept vers et le dernier, celui du refrain, débute à chaque fois par la lettre e. Ce supplément implique selon moi une possible variation : on peut lire le nom de l’auteur aussi bien dans une forme masculine que féminine, villone devenant l’autre signature de l’auteur(e).
38Sans aller jusqu’à avancer que Villon était une femme — cela n’aurait pas grand intérêt et finalement réintroduirait une fixité là où c’est au fond l’ambiguïté qui prévaut — ce trouble dans l’usage de la signature, par le biais d’une figure exclusive à une pièce en vers, jette un éclairage sur l’usage que Villon fait des moyens poétiques à sa disposition. Au moment même où il devrait assurer la stabilité de son texte, dans une période où l’imprimerie vient concurrencer le manuscrit et redistribue les stratégies d’autorité du texte22, Villon se désengage et néglige sa composition. Ou du moins ne lui confère‑t‑il pas la stabilité attendue. Son usage de l’acrostiche rejoint la mise en scène de sa posture poétique dans le Lais et le Testament, posture labile, habitée par des figures et des voix diverses23. En définitive, l’acrostiche flou trouble le point de référence d’une œuvre écrite à la première personne : qui est Je ? Dans la construction de cette voix, Villon projette un trop grand nombre d’éclairages, qui sont autant de savoirs référentiels, mais qui par leur accumulation en viennent à se perturber les uns les autres. L’instabilité du genre qu’induit l’acrostiche vient peut‑être encore plus radicalement miner cette construction ou la parachever. Elle exige surtout du lecteur qu’il fasse un choix, et en ce sens le texte de Villon déplace la question du savoir ou du non‑savoir : il le transforme en un engagement, qui seul pourra et devra arrêter l’instabilité qu’il a lui‑même programmée.
39L’ensemble des exemples empruntés à Villon dans l’ouvrage de Kay et Armstrong, comme nous l’avons vu, met bien en évidence la dimension avant tout problématique que le poète entretient avec le savoir : non‑savoir formant le dénominateur d’une communauté à venir ; demi‑savoir permettant de gagner l’attention du lecteur tout en exigeant de sa part qu’il rectifie telle citation erronée ou qu’il rétablisse telle allusion incomplète ; enfin testateur situé entre sagesse et folie dont le genre ambigu déstabilise l’édifice et appelle au choix. D’un bout à l’autre de la chaine, de l’émetteur aux récepteurs du message villonien, règnent l’incertitude et le flottement. Toutes ces postures n’excluent pourtant pas l’existence d’un savoir : le poète n’affiche jamais une préférence pour l’impasse, l’impossibilité de connaître. Il nous rend par contre attentifs à la difficulté qu’il peut y avoir à accéder au savoir, et nous rappelle surtout que celui-ci est toujours sujet à caution, problématique. Le « Quatrain que fit Villon quant il fut jugé a mourir24 », qui sert de clôture au Testament dans le manuscrit F (Stockholm, Bibliothèque Royale, ms. V.u.22, f. 62v), exprime bien cette ambivalence, sur un mode humoristique qui n’amoindrit en rien sa portée :
Je suis François, dont il me poise,
Né de Paris emprés Pontoise,
Et de la corde d’une toise
Saura mon col que mon cul poise.
40Le savoir — comique — réside ici dans le jeu des inversions : le haut (col) et le bas (cul), le grand (Paris) et le petit (Pontoise), le corps de François assurant le lien entre ces extrémités.
41Villon a encore usé d’une autre signature épistémologique — si l’on me permet cette curieuse association — plus souvent citée encore que la précédente. On la trouve à l’ouverture du Lais et dans l’épitaphe qui apparaît à la fin du Testament : il s’agit de la figure de l’escollier (« Je, François Villon, escollier », Lais, v. 2). Dans sa seconde occurrence, elle est associée à l’épithète povre (Testament, v. 1886).
42Or, le fait que le poète se présente en ouverture et en clôture de son œuvre sous l’apparence d’un étudiant ne doit pas être trop rapidement délaissé. On y perçoit d’abord une posture de modestie (l’écolier est petit) et peut-être de modestie affectée. Mais si j’utilise à dessein, pour le traduire, le terme d’étudiant, c’est qu’on peut aussi y entendre un écho au titre (anglais) choisi par Kay et Armstrong. « Étudiant » et Knowing (Poetry) insistent tous deux sur la dimension dynamique, sur le processus dans lequel se trouve placé le savoir — ou l’étude. S’il n’était apparu qu’au début du Lais, on aurait pu l’interpréter plus simplement comme un détail, soulignant peut-être la sortie du testateur hors de l’Université et des rapports amoureux. Mais sa présence dans l’épitaphe, associé cette fois aux qualificatifs de pauvre et de petit, confirme la permanence de l’image et la volonté du testateur d’en user comme d’une posture, y compris post mortem.
43Associée directement au Je, elle situe ce dernier dans la position d’un sujet en perpétuel apprentissage. Ses incertitudes et ses doutes peuvent être indexés sur le postulat que le savoir n’est jamais acquis mais toujours en passe de l’être. Or, on pourrait encore élargir le champ et tenter de mettre une telle posture en lien avec le lecteur et la communauté du non-savoir, qu’on a déjà évoquée à plusieurs reprises. Il en résulterait alors que nous, qui sommes les héritiers de l’œuvre du poète, serions moins appelés à nous réunir à la faveur d’une incompréhension partagée, que par l’adoption d’une attitude ouverte, dans le prolongement de celle du sujet testateur, et critique par rapport au savoir. Les voies qu’empruntent Villon et le savoir sont tortueuses et sans fin : c’est au fond ce que nous devons apprendre.