Modernités de la poésie scientifique. Entretien avec Hugues Marchal
1Annick Ettlin : Vous dirigez actuellement un projet de recherche intitulé « Reconstruire Delille1 ». Pourriez‑vous le présenter et en indiquer les résultats ? Et préciser ce qui vous a conduit à prendre en charge l’édition des œuvres et la réévaluation critique de ce poète ?
2Hugues Marchal : Jacques Delille, né en 1738 et mort en 1813, fut considéré de son vivant comme un des poètes majeurs, non seulement de la France, mais de l’Europe entière. Pour prendre la mesure de son renom, il faut savoir qu’à sa mort, alors que son enterrement est suivi par des milliers de personnes, la presse l’égale à Racine, Corneille ou Voltaire et ne doute pas de son immortalité future.
3Lancé en 1769 par une traduction des Géorgiques de Virgile aussitôt reçue comme un chef‑d’œuvre, il publia en 1782 un poème de son cru, Les Jardins, qui, comme l’a bien montré Édouard Guitton2, l’imposa aux côtés de Saint‑Lambert, Roucher, Lebrun ou André Chénier, parmi les principaux acteurs d’une importante transformation : le développement par les secondes Lumières d’une poésie dite « descriptive », « didactique » ou « philosophique » qui, marquée par une nouvelle sensibilité à la nature, fit le pari de se passer des ressources de la fiction et du récit continu, tout en concurrençant par sa taille l’épopée. Delille rafle alors tous les honneurs de la monarchie finissante : il obtient une chaire de poésie latine au Collège de France, une place à l’Académie française et de confortables bénéfices ecclésiastiques. Mais, contrairement à Chénier, qui mourut sous la guillotine et dont, pour mémoire, l’essentiel de l’œuvre ne se diffusa qu’après 1819, Delille survécut à la Terreur, fit l’expérience de l’émigration et, surtout, il publia l’essentiel de ses poèmes sous le Consulat et l’Empire, avec un succès qui renforça sa place centrale dans les lettres du temps. L’Homme des champs (1800), dont un des chants est dédié aux sciences naturelles, s’écoule à 30 000 exemplaires en quelques jours et connaîtra quatorze traductions différentes, jusqu’au Brésil. La Pitié (1803) produit un immense scandale : le poème ose réclamer à la France révolutionnée des « larmes » pour les victimes de la Terreur. Dans L’Imagination (1806) et surtout Les Trois règnes de la nature (1808), Delille reprend son dialogue avec les sciences contemporaines, au point que les notes en prose qui accompagnent ce dernier titre sont rédigées par divers savants de premier plan, dont Cuvier. Enfin, La Conversation (1812) traite, sur un mode souvent caustique, un art de l’échange oral qui avait fait le renom de la culture française d’Ancien régime.
4Toutefois, la gloire de Delille est aussi passée par une autre forme d’oralité : les témoignages s’accordent pour faire de lui un lecteur hors pair de ses propres textes, qu’il déclame dans les salons, mais aussi dans divers lieux institutionnels parisiens, en attirant alors tant d’auditeurs que ces grandes séances publiques sont largement couvertes par la presse. Or l’examen de ces documents montre que, par ce biais, ses compositions se diffusèrent dans les discours jusqu’à vingt‑cinq ans avant de paraître effectivement, étrange gloire du livre avant le livre ! Autre forme de ce que j’ai appelé ailleurs la « plasticité » de l’œuvre de Delille, il existe, en France et à l’étranger, un vaste réseau de lieux dans lesquels ses contemporains se sont attachés à associer ses textes à des espaces réels. Potocki, l’auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse, a ainsi inscrit un des alexandrins des Jardins à l’entrée de la Grande Pyramide d’Égypte, où ce vers se lit encore, tandis qu’en Suisse, tout près de Bâle où j’enseigne, un parc à fabriques datant des années 1810 place en son cœur un « Monument‑Delille », qui se présente comme la transposition d’un passage de L’Homme des champs.
5Or l’intensité de cette gloire contraste avec la rapidité de son érosion. Éreinté en 1837 par un Sainte‑Beuve qui définit sa génération comme celle des « railleurs posthumes de Delille », ce dernier devient un repoussoir, le symbole d’une poésie sans poésie dont la chute doit consommer celle d’un xviiie siècle poétique traité, en son entier, comme une période affectée de la même tare. De Lamartine à Verlaine en passant par Hugo, Gautier, Chateaubriand, Baudelaire, Nodier, Flaubert, Zola ou encore Balzac, le nom de Delille hante le canon moderne, mais pour y essuyer des attaques qui finissent, vers 1900, par le faire disparaître des mémoires.
6Tout cela fait de Delille une matière passionnante. Par « matière », j’entends non seulement ses textes mêmes, mais les cadres, les réseaux, les débats au sein desquels elle s’est développée, ainsi que les acteurs qu’elle a impliqués (notamment les scientifiques qu’il a côtoyés, mais aussi des figures comme l’imprimeur Didot, qui choisit de proposer dans son édition de luxe des Jardins un des premiers exemples français d’une innovation majeure en matière de papier, le vélin, ou encore l’architecte Ledoux, qui plaça au cœur de son projet de cité idéale une maison explicitement destinée à Delille). Et bien sûr, j’inclus dans cette « matière » le processus qui fit glisser en moins de cent ans cette œuvre acclamée dans un régime d’existence négative — celui de l’exemple à ne pas suivre, du texte à ne pas lire, bref, de ce qui serait pour l’histoire littéraire l’équivalent de la « matière noire » des astrophysiciens, une présence‑absence indétectable mais nécessaire à la pleine compréhension des phénomènes observables.
7J’ai insisté longuement sur cette présentation, parce qu’un projet entièrement consacré à un auteur perçu comme mineur, tel le programme collectif « Reconstruire Delille », qui a bénéficié du soutien financier du Fonds national suisse pour la recherche, court le risque d’apparaître essentiellement comme une entreprise de réhabilitation.
8Bien sûr, il y a quelque chose de cet ordre dans ma démarche. Le projet est né des travaux que j’ai commencé à mener en 2007 sur la « poésie scientifique » du xixe siècle. Tout au long de cette période, le nom de Delille traverse les discours qui traitent des articulations possibles entre science et poésie : je ne pouvais donc pas ne pas me pencher sur ses compositions. Mais je n’ai pas débuté cette campagne de lecture avec beaucoup d’enthousiasme, précisément parce que tout ou presque m’annonçait le « pire ». Je cite là un mot de Flaubert, qui s’effraye dans sa correspondance de voir Louise Colet risquer de composer « du Delille, et du pire ! » Or j’ai trouvé tout autre chose. Les « poèmes scientifiques » de Delille contiennent des morceaux admirables, qu’on s’étonne de voir aujourd’hui ignorés.
9Je vous invite à lire, par exemple, le chant VI des Trois règnes de la nature et en particulier son ouverture3. Là, le topos de la perte de crédit de la mythologie nourrit une magnifique élégie sur la fin des Métamorphoses d’Ovide, puis un brusque retournement proclame l’existence d’un autre merveilleux, celui des « prodiges » du monde vivant, mis au jour par les savants. C’est ce que Réaumur avait nommé un peu plus tôt le « merveilleux vrai » des sciences. Or, pour Delille, l’aptitude d’un tel merveilleux à remplacer les fables usées constitue une promesse de jouissance neuve, qui transforme toute la suite du chant en un parcours endiablé de la flore et des savoirs botaniques récents.
10Ou bien ouvrez le chant iii de L’Homme des champs, qui célèbre les plaisirs du naturaliste. Il contient ce tour de force : rimer en quelques lignes la genèse complète d’un grain de sable4 et archiver ainsi le sentiment de sublime qu’un homme du xviiie siècle pouvait ressentir face à l’expansion récente de la chronologie terrestre — mais à partir de ce que Ponge nommera plus tard un objet « du dernier peu »…
11Venu de la poésie contemporaine, je retrouvai donc chez Delille des interrogations, des réussites, des tentatives et des jeux, qui n’avaient rien à envier à cette dernière. Ainsi y a-t-il pour moi encore quelque chose de Ponge dans la manière dont Les Jardins ne cessent de troubler les différences ontologiques entre la description et son référent, les vers se muant en bosquets, fleurs de rhétoriques ou chemins que le lecteur est invité à parcourir, en même temps que les jardins réels se font composition poétique, contenant « épisodes », « transitions », et autres annonces5.
12Mais comme je l’ai signalé, la « matière Delille » est plus vaste, à mes yeux, que ses livres et les motifs de son étude dépassent largement la question du jugement personnel : si cette matière est intéressante, ce n’est pas en professant mon admiration ou mon plaisir pour les vers de Delille que cet intérêt pourra être démontré.
13Aussi l’enquête que nous avons entamée, avec d’autres chercheurs, articule‑t‑elle trois principaux axes. D’abord, offrir la première édition critique des œuvres de Delille (à l’exclusion de ses propres traductions de Virgile, Milton et Pope, qui posent d’autres enjeux). Ensuite, étudier à nouveaux frais sa poétique, non pour recommencer le travail de référence mené par Édouard Guitton dans son Jacques Delille et le Poème de la nature, ou faire doublon avec d’autres approches plus récentes (par exemple celle de Joanna Stalnaker6), mais pour en explorer d’autres aspects, tels que le rapport entre le livre imprimé et les lectures orales, la question du plan (réputé absent) des poèmes longs ou encore — et ce volet a été mis en œuvre au sein du projet dans une thèse de doctorat élaborée par Nicolas Leblanc — analyser la poétique des émotions dans une création qui, selon certains romantiques, en serait entièrement dénuée. Enfin, tenter de cartographier l’impact au long cours de cette œuvre, à l’échelle du xixe siècle, en recourant pour cela, entre autres, à l’outillage des humanités digitales.
14Une partie des résultats escomptés a déjà été diffusée, sous formes d’articles, au fil des recherches. Nous venons de faire paraître, dans une livraison des Cahiers Roucher‑André Chénier, les actes d’un colloque international sur la fortune de Delille hors de France7 et la revue Nineteenth‑Century French Studies accueillera cet automne une section spéciale sur les « Célébrités de Delille ». La publication des éditions critiques, qui s’échelonnera sur plusieurs années, va intervenir aux éditions Classiques Garnier, où doit aussi paraître la monographie de Nicolas Leblanc. Enfin, nous travaillons à la mise en ligne de l’« édition inverse » d’un chant de L’Homme des champs, sur un site qui proposera de suivre et de modéliser les échos que ces 650 vers ont reçus, jusqu’en 1900, dans d’autres œuvres littéraires ou scientifiques, dans la presse, les dictionnaires, etc.
15A.E. :Vous avez été il y a quelques années le maître d’ouvrage de l’anthologie Muses et Ptérodactyles, qui permettait d’identifier et de voir évoluer la « poésie de la science de Chénier à Rimbaud », à travers des textes aux statuts divers : certains appartenant à notre canon et qui font encore l’objet de lectures aujourd’hui, d’autres qui sont tombés dans un relatif oubli. Ainsi, vos travaux et ceux de vos collaboratrices et collaborateurs nous ont permis de redécouvrir aujourd’hui des corpus longtemps négligés ; ils nous ont forcés à mettre en cause une opposition essentiellement moderne entre la poésie et les sciences, en nous invitant à relire la poésie scientifique du xixe siècle. Comment celle‑ci était‑elle accueillie à l’époque ?
16H. M. : Votre question me force à tenter de circonscrire au préalable la notion même de « poésie scientifique ». L’expression ne devient courante que dans les dernières décennies du xixe siècle et elle ne s’est vraiment imposée, dans le vocabulaire de la critique, qu’après la publication par Albert‑Marie Schmidt, en 1938, d’une étude sur La Poésie scientifique en France au seizième siècle. Cet ouvrage a profondément modifié notre vision de la Renaissance, en rappelant que Ronsard, Pelletier et nombre d’écrivains que le romantisme avait remis au goût du jour n’avaient pas signé seulement des poèmes lyriques ou épiques, mais aussi des compositions dialoguant étroitement avec les savoirs de leur époque. Certes, Schmidt ne procède pas à une révélation, car on connaissait ces textes. Mais il en propose une réévaluation, en refusant d’écarter ce segment massif de la poésie renaissante de la réhabilitation dont elle avait fait l’objet.
17Reste à savoir ce qu’il faut entendre par « poésie scientifique ».
18On songe d’abord je crois à des poèmes longs et dits « didactiques », comme le De Natura Rerum, La Semaine de Du Bartas ou Les Trois Règnes de Delille. Mais on peut avoir affaire à des pièces beaucoup plus courtes. En 1555, les Œuvres d’Ambroise Paré s’ouvrent sur un sonnet de Ronsard ; en 1795, l’Astronomie des dames de Lalande débute par une épître de Constance de Salm sur la science. Élogieux ou railleurs, les épigrammes et poèmes de circonstance sur des médecins, des savants ou des expériences comme le vol des premières montgolfières, sont innombrables. Hors du vers, la poésie en prose abonde en autres exemples, qu’on songe à des expérimentations littéraires oubliées comme L’Univers de Boiste, paru en 18018, ou aux Chants de Maldoror. L’étiquette du « didactisme » s’avère ainsi très réductrice : à une visée enseignante, qui est en réalité assez minoritaire, s’ajoutent selon les auteurs et parfois au fil d’un même texte des postures très diverses. La volonté de soutenir, ou au contraire de contrer, l’essor des savoirs. La conviction que la poésie doit s’emparer des réalités découvertes par les savants comme d’une matière inédite, ou encore, qu’elle risque de perdre son lien avec le présent si elle se ferme à ces évolutions. L’ambition d’explorer, avec les moyens de la poésie, des objets ou phénomènes réputés appartenir aux sciences, comme Michaux l’entreprend dans ses écrits mescaliniens. Un besoin de commentaire moral, esthétique ou religieux. Le désir d’enregistrer non pas l’évolution des savoirs, mais leur impact psychologique sur les consciences collectives, voie où s’engage Sully Prudhomme méditant sur le darwinisme dans La Justice. L’envie, pour des figures excentriques, en marge du champ scientifique, d’imposer par le vers leurs lubies. Un intérêt financier, quand le poème n’est qu’une réclame pour un produit, un médicament nouveau. Etc. L’inventaire grossit encore si on considère que les poèmes les plus antiscientifiques, tels qu’en a composés par exemple Verlaine, persistent à parler de sciences. Faut‑il aussi intégrer à cet ensemble les textes qui s’appuient sciemment sur un état ancien des savoirs, développent une science alternative, comme la ’pataphysique de Jarry, ou relèvent de la science‑fiction, comme l’étonnant Poëme humain de Rousselot, qui imagine dès 1874 villes sous‑marines et stations spatiales9 ? Que faire des compositions « poétiques » des savants eux‑mêmes ? Sont-elles automatiquement « scientifiques », même si elles traitent de tout autres sujets ? Quelle place donner aux nombreuses œuvres de vulgarisation en prose, voire aux textes proprement savants, que leurs contemporains ont qualifiés, en bonne ou mauvaise part, de « poèmes » ? Doit‑on considérer, avec certains commentateurs, que la science est « poétique » ou poïétique, hors de toute production discursive, dans ses découvertes, ses réalisations techniques, voire la façon dont elle modifie monde et usages ? Faut‑il suivre Cédric Villani, qui affirme dans un petit livre de 2015 que Les Mathématiques sont la poésie des sciences ? Où ranger les œuvres qui entendent dialoguer avec la science non pas au niveau des contenus, mais par leur forme même, ce qui fut notamment le cas du vers libre, dont l’émergence, chez un Gustave Kahn, est étroitement liée aux propositions du physiologiste Charles Henry, comme l’a montré Robert Brain10 ? Face à un tel foisonnement (qui, au passage, implique des relations non moins variées à la « vérité »), même la définition très extensive avancée par René Ghil, pour qui la poésie scientifique « prend thème en les connaissances d’alors », s’avère insatisfaisante.
19Une fois tout cela posé, peut‑on parler d’un divorce « moderne » entre sciences et poésie ? Oui et non. Oui, au sens où des formules bien frappées ont, sous la plume de certains des acteurs majeurs de cette modernité, théorisé et essentialisé cette dissociation. C’est ainsi que Baudelaire proclame le « caractère anti‑scientifique » de toute poésie — ce qui ne l’empêchera pas de composer ses Paradis artificiels et d’y rendre compte d’une sorte d’expérience poético‑physiologique sur l’impact des excitants modernes sur l’inspiration ! Non, au sens où d’autres figures, tout aussi notables, ont interjeté en appel contre ce jugement, à commencer par le Hugo de William Shakespeare.
20En publiant l’anthologie Muses et Ptérodactyles, l’équipe que je dirigeais a tenté de rendre compte de cette complexité par trois principaux biais. D’une part, nous avons voulu fournir des échantillons variés de ce qui, au fil d’un large xixesiècle, avait pu relever de la « poésie scientifique ». D’autre part, nous avons inclus d’autres textes — fragments romanesques, manuscrits de travail de certains savants, coupures de presse et même extraits de débats parlementaires — qui montrent combien la relation entre poésie et sciences a fait débat tout au long de la même période, ce qui tend à justifier un constat formulé en 1885 par Paul Bourget, au détour d’un article sur Leconte de Lisle : la question de « l’art moderne » s’est développée dans un rapport consubstantiel à celle « des rapports entre la science et la poésie ». Enfin, deux brefs chapitres encadrent cette sélection, avec une ouverture vers l’amont et vers l’aval du siècle, pour offrir quelques repères diachroniques. Or tout cela implique, pour rependre vos formules, que l’« opposition essentiellement moderne entre sciences et poésie » n’a pas été forcément « moderne » au sens où cet adjectif désignerait la période courant, disons, de Lamartine à Rimbaud, mais « moderne » au sens où elle a surtout résulté d’un processus postérieur de sélection et de reconstruction historiographique. D’autant que cette polémique sur la légitimité de la « poésie scientifique » est sans doute aussi ancienne que le genre, qu’on songe au célèbre arrêté d’expulsion des poètes hors de la cité philosophique, édicté par Platon, ou aux travaux de Philippe Chométy sur la « poésie d’idées » à l’âge classique11.
21J’en arrive enfin à votre question. Comment la poésie scientifique fut-elle accueillie au xixe siècle ? Eh bien, de manière extrêmement contrastée.
22Pour simplifier, on assiste, jusqu’à 1820 environ, à un moment d’extraordinaire engouement pour les créations de Delille, qui dotent provisoirement ce faisceau de pratiques d’un trait crucial pour la reconnaissance d’un genre : des chefs‑d’œuvre. Puis, à mesure que le jugement porté sur Delille et ses pairs s’inverse, le genre perd ce trait et devient, disons, « impossible ». Pour Sainte‑Beuve, non seulement le triomphe offert naguère à Delille trahit l’insensibilité de son époque à la poésie, mais sa chute prouve le caractère inconciliable de la poésie et de la science contemporaine : cette intersection devient vide, en tous cas vide de chefs‑d’œuvre possibles, de sorte que l’ombre portée du naufrage de Delille condamne tout imitateur ultérieur à l’échec. Pour citer une formule bien plus tardive de Ponge, on entre dans un moment, durable, où il y aurait « danger à être Delille ».
23Il faut attendre les années 1870 pour voir, en réaction partielle au romantisme ainsi entendu, des auteurs reconnus, tels Richepin avec La Mer ou Sully Prudhomme, s’essayer à nouveau à des poèmes longs sur les sciences. Mais, malgré ce qui les démarque du modèle exploité par Delille, une partie de la critique pourra alors les éreinter en les renvoyant à ce dangereux précédent. Pour ne citer qu’un exemple très significatif, Leconte de Lisle sera ainsi accusé de n’être qu’un « Leconte‑Delille ».
24Paradoxalement, pourtant, la période intermédiaire, des années 1820 aux années 1870, correspond, d’un point de vue strictement bibliométrique, à une phase de production maximale pour la poésie scientifique : à l’échelle du siècle, c’est durant cette cinquantaine d’années que les volumes ou plaquettes de poésie dialoguant ouvertement avec les sciences sont les plus nombreux12.
25On aurait ainsi, en somme, trois moments : une première période correspondant à l’achèvement d’une phase de légitimation graduelle de la « poésie scientifique » comme genre à la fois majeur, et, c’est important, novateur ; une seconde phase durant laquelle le registre, délégitimé par les avant-gardes et perçu comme vieillot, reste défendu par les institutions — écoles, Académie, etc. — tout en activant la plume d’une pléthore de minores ; une dernière phase enfin, où l’impossibilité du genre et son caractère erroné sont enregistrés, bon an mal an, par les institutions, tandis que le désir de (re)faire poésie de la science ressurgit, sans convaincre, chez des auteurs majeurs.
26Toutefois, ce n’est là qu’une mise en récit parmi d’autres. En marge de cette ligne de crête, la diversité des productions persiste à jouer à plein et les prises de position critiques, qu’elles se rapportent à un titre donné ou à la possibilité théorique d’une poésie de la science, se déploient selon un très large éventail, avec des stratégies multiples.
27D’un côté et c’est ce qui, malgré tout, fait la cohérence du « genre », on assiste chez les détracteurs de la « poésie scientifique » à toutes les formes d’essentialisation réductrice. Tantôt, la tentative pour faire dialoguer science et poésie sera assimilée, en mauvaise part, à une forme de publicité, complice ou naïve, pour les sciences et leur commerce. Tantôt, on en fera un projet purement didactique, voire strictement mnémotechnique. Tantôt encore, on l’accusera de n’être que la « mise en vers », dénuée d’invention, de morceaux de prose savante autrement « poétiques », etc.
28D’un autre côté, les postures n’ont rien de monolithique et chaque anathème paraît admettre ses exceptions. Que dire de Flaubert, qui place Delille dans la bibliothèque de Homais mais qui suit attentivement et avec enthousiasme la composition des Fossiles de son ami Bouilhet ? Ou d’un Barbey d’Aurevilly, dont la haine pour toute forme de positivisme et pour les professions de foi en la science de Hugo est solidement ancrée, mais que séduit l’œuvre de Rousselot ?
29C’est que, quoi qu’il en ait, le xixesiècle voit se développer des formes multiples de « poésie scientifique », dont la réception croise une gamme étendue d’enjeux esthétiques ou idéologiques. Cette réception a donc tous les traits d’un nuancier, mais elle présente au moins un trait d’ensemble : les affrontements y sont violents.
30A. E. : Ainsi, les premiers lecteurs de Lamartine, de Hugo ou de Vigny, dans les années 1820, étaient aussi des lecteurs de Delille ?
31H. M.: La plupart des auteurs dont procèdent Hugo, Vigny ou Lamartine avaient lu et croisé Delille. Germaine de Staël, qui accueillit à plusieurs reprises ses lectures dans son salon, commente chacune de ses publications dans sa correspondance et n’hésite pas à les conseiller à ses proches, comme l’Italien Monti ; Chateaubriand, qui l’a côtoyé à Londres, l’évoquera notamment dans ses Mémoires d’Outre‑Tombe, et Stendhal l’a beaucoup fréquenté vers 1805. Or, à cette date, Delille était déjà entré, de son vivant, dans le rang des « classiques » scolaires. Dès la fin des années 1790, ses œuvres figurent dans les manuels destinés aux collégiens et lycéens, où elles garderont une place de choix, sous forme de morceaux choisis, jusqu’à une date très tardive. La génération née avec le siècle a donc grandi avec Delille, d’autant que ses œuvres semblent avoir été simultanément un classique des familles : dans l’étude au vitriol que Sainte‑Beuve lui consacre en 1837, le critique en appelle aux souvenirs d’enfance de tous ses lecteurs. Dès lors, oui, Lamartine, Hugo, Vigny et leurs propres lecteurs avaient lu les œuvres de Delille. Hugo lui consacre un de ses premiers articles. On a par ailleurs souvent souligné le tour « delillien » de certains vers de Vigny. Enfin Lamartine a laissé l’un des témoignages les plus marquants sur la gloire dont jouissait Delille à la veille de la parution des Méditations poétiques : il assure que les éditeurs qu’il commença par solliciter l’éconduisirent, en lui conseillant d’imiter davantage ce modèle ! Quant à la suite, nés respectivement en 1821 et 1822, Flaubert et Du Camp sont encore assez familiers de la poésie scientifique d’un Delille pour la parodier avec brio, dans une œuvrette de jeunesse — une tragédie graveleuse sur l’inoculation. On sait en outre que l’élève Rimbaud dut livrer un thème latin sur des vers de Delille… S’il est à peu près certain que ce dernier est passé, sans doute dès le mitan du siècle, d’un statut d’auteur lu à travers ses livres à celui d’un poète réduit aux morceaux choisis des manuels, il est donc tout aussi évident qu’il a fait partie d’une sorte de bagage littéraire très commun, jusqu’aux années 1880 au moins.
32A. E. : On associe bien sûr la poésie romantique aux innovations formelles qu’elle a introduites, à son travail sur le vers. Les velléités de libération du vers qu’on observe chez les romantiques sont‑elles complètement absentes chez les poètes dits scientifiques ?
33H. M. : Absolument pas. D’abord, parce qu’il arrive à la poésie la plus indéniablement romantique de s’aventurer sur le terrain des sciences, comme Hugo dans « Plein ciel ». Ensuite, parce que l’école « à la Delille » contre laquelle s’est progressivement défini le romantisme se montra, de son propre temps, contestatrice.
34Le Chénier de L’Invention, Delille ou Lebrun furent les acteurs d’une évolution poétologique que les spécialistes du xixesiècle tendent à sous‑estimer, parce qu’ils travaillent sur des auteurs se posant en libérateurs de pratiques sclérosées. La réalité s’avère plus intéressante. Pour Chénier, les sciences nouvelles ont ouvert aux vers une « carrière » nouvelle, une masse de faits nouveaux, de découvertes et de réalisations techniques, que la poésie ne saurait ignorer. Tant pour célébrer dignement ces conquêtes que pour rivaliser avec les lettres antiques, l’époque exige un Lucrèce moderne, un « nouveau Virgile » : il ne tient qu’aux contemporains de relever le gant, au lieu de se complaire dans des clichés usés, des mythèmes auxquels plus personne ne croit. Dans La Nature, ou le bonheur philosophique et champêtre, Lebrun fait pour sa part un portrait saisissant du poète attendu : laissant « le Vrai l’enflammer », il devra permettre au « feu du Génie épars dans l’Univers » de brûler « en se resserrant aux limites du vers ». Or un tel programme, largement partagé, se heurte à deux sérieux obstacles.
35Première barrière, la poésie est alors réputée incapable de traiter des techniques ou des savoirs dans un registre élevé, en raison des proscriptions lexicales et thématiques qui s’imposent à elle. Vers 1760 encore, parce que la mention des instruments aratoires ou l’évocation des engrais ne paraît acceptable qu’en registre burlesque, les Géorgiques sont jugées intraduisibles. D’où l’impact de la traduction de Delille, qui par la suite n’hésitera pas à se vanter d’avoir fait sauter ce premier verrou, dans un auto‑satisfecit qui n’a guère à envier à la célèbre « Réponse à un acte d’accusation » de Hugo. Avant sa traduction, affirme Delille, « les mots de râteau, de herse, d’engrais, de fumier, paraissaient exclus de la poésie noble », de sorte qu’esthétiquement, « l’agriculture était en pleine roture ». Après ce texte, ses rivaux ont trouvé une « route déjà frayée, le préjugé affaibli » et, ayant « moins de difficultés à vaincre », ils n’ont plus eu à travailler « avec cette hésitation qui refroidit la composition et affaiblit la verve poétique ». On a donc tort de réduire Delille à un poète de la périphrase, se condamnant aux contorsions les plus ridicules pour éviter le mot propre. Ce cliché a la vie dure, mais il cède dès que l’on range à côté de ses périphrases les innombrables vers dans lesquels il introduit des néologismes comme tungstène et kangourou, ou encore débarrasse « la vache » de toute épithète ennoblissante ! D’une manière plus subtile, la versification de Delille assouplit l’alexandrin, teste des coupes décalées et explore l’impact des parallélismes d’une façon qui ne nous est plus forcément sensible, mais qui frappa ses contemporains. Négatives ou positives, presque toutes les recensions insistent, quand ses textes paraissent, sur une hardiesse lexicale, des jeux rythmiques et une volonté de s’emparer de motifs perçus comme prosaïques, qui surprennent.
36Quant à la seconde barrière, elle tient directement à la question du vrai. En 1765, dans l’article de l’Encyclopédie qu’il consacre à la « poésie didactique », Jaucourt, synthétisant des discours antérieurs, dénie à cette pratique toute poéticité. Son argumentaire combine trois perspectives. La première relève de la stricte orthodoxie aristotélicienne. La poésie exige la fiction ; un texte n’exposant que la « vérité même » ou n’offrant que des « tableaux d’après nature » ne saurait donc être poétique, fût‑il en vers, ou plutôt, le poème didactique constitue une « sorte d’usurpation que la poésie a faite sur la prose ». L’affirmation est étroitement liée à une seconde perspective, cette fois d’ordre pragmatique : la prose, moins contrainte que le vers, est bien plus propre à l’enseignement. Enfin l’article fait droit à une approche affective du fait poétique. À la suite de l’abbé Du Bos, Jaucourt associe la valeur d’un poème à sa capacité à « toucher » ses lecteurs. De façon générale, il juge donc qu’un poète doit s’adresser essentiellement au « cœur », et non à la raison, les hommes préférant « le plaisir d’être émus, au plaisir d’être instruits ». Certes, Jaucourt concède qu’un ébranlement affectif lié à la découverte de l’inconnu existe ; mais cette émotion ne se répétant pas (Jankélévitch dirait que son mode d’être relève de la primultimité), un tel poème ne se relira que froidement. Bref, tout désigne le genre comme une aberration. Malgré des précédents prestigieux comme les Géorgiques, le « didactique pur » (qui ne serait que vérité) est défini comme diamétralement opposé au « poétique pur » (qui ne serait que fiction). Là encore, la poésie scientifique dut donc travailler à démonter un horizon d’attente qui l’excluait et le débat est passionnant. Marmontel, dans ses Éléments de littérature, va opposer au primat de la fiction le concept complexe de « fiction de style », qu’il emprunte à Louis Racine. Pour simplifier, cette formule (qui s’apparente à un oxymore pour qui a appris avec Genette à opposer fiction et diction) thématise l’aptitude des figures, et notamment des personnifications, à ouvrir un espace conceptuel à la fois objectivable et irréel. Mais elle fait aussi déjà signe vers la possibilité de penser la poésie sous l’angle d’un travail de l’écriture, et non de la fable. Sans surprise, Delille s’engouffrera dans la brèche ainsi ouverte, en défendant un droit à expérimenter une poésie où l’intérêt né d’une « action qui excite vivement la curiosité » et nourri par des « passions qui ébranlent fortement » serait remplacé par un « intérêt de composition », dirigeant l’attention (et l’admiration) vers « la perfection du style ».
37Il faudrait encore évoquer nombre de points et citer d’autres auteurs, mais vous pourrez trouver d’autres éléments en ce sens dans la monographie déjà citée d’Édouard Guitton, dans les travaux d’autres spécialistes du xviiiesiècle comme Catriona Seth, Jean‑Noël Pascal, Sophie Lefay ou Jean‑Louis Haquette, ainsi que dans la thèse de Nicolas Leblanc. Je préfère signaler que deux autres enquêtes doctorales récentes ont posé à nouveaux frais la question des articulations entre « révolution poétique » et « révolution scientifique », cette fois après 1850. Yohann Ringuedé s’est affronté directement à leur étude dans une thèse intitulée Une crise du moderne. Sciences et poésie dans la seconde moitié du xixe siècle. De son côté, Elsa Courant consacre des pages remarquables à Mallarmé, dans son enquête sur Poésie et cosmologie dans la seconde moitié du xixe siècle13. Enfin, l’université de Leuven abrite un gros projet piloté par Sascha Bru, Literary Knowledge (1890‑1950 ) : Modernisms and the Sciences in Europe14, qui devrait à son tour apporter des éléments passionnants sur la fin de siècle, à une échelle cette fois internationale.
38A. E. : Pourriez‑vous décrire la forme ou les particularités du rapport au monde que définit la poésie scientifique ? On pense d’abord, en effet, à propos des poésies de Delille ou de Sully Prudhomme par exemple, à leur accointance avec les travaux des savants et à leur entreprise de mise en forme (et en vers) des théories scientifiques de leur temps. Ces poésies, qui s’appuient donc sur des textes, des discours, définissent‑elles aussi un rapport au réel qui leur serait propre ?
39H. M. : Quoique la diversité des pratiques rende difficile, j’y insiste, toute systématisation, on peut partir d’une évidence assez générale. Si nombre de poètes ont jugé nécessaire d’ouvrir leurs créations à la science de leur temps, c’est par conviction que l’évolution des savoirs scientifiques modifiait notre appréhension du « réel ».
40Pour le comprendre, il faut d’abord rappeler que la fin des Lumières correspond à une brusque accélération des connaissances sur le monde, mais aussi à une montée en puissance symbolique des sciences, qui peut être vécue comme une relégation des lettres et qui s’appuie de manière croissante sur le lien de causalité établi entre recherche fondamentale et innovations techniques — autant d’inventions qui, telle la mise au point des premiers ballons ascensionnels, vont parfois jusqu’à décaler radicalement l’horizon des possibles. Qu’on déplore ou salue cette mutation, il devient difficile de ne plus prendre très au sérieux cette sphère de l’activité intellectuelle et à cet égard la Révolution, qui aboutit à la réorganisation des classes de l’Institut au profit des sciences, puis le soutien que Napoléon a accordé à ces mêmes disciplines, n’ont fait que rendre l’évolution patente : avec le xixe siècle on entre dans un moment, qui reste le nôtre, où les sciences s’imposent comme un vecteur privilégié de bouleversement de nos conceptions du réel et de nos capacités pratiques.
41D’un point de vue théorique, les partisans de la poésie scientifique n’ont pas pour autant la naïveté de penser que les sciences diraient ou dicteraient le « réel » au sens où elles énonceraient exactement ce qui est. Bien au contraire, l’écrasante majorité de ces auteurs les conçoivent, avec bien plus de finesse épistémologique, comme une construction toujours provisoire, approximative, plurielle, susceptible d’être corrigée, incapable de s’ériger en système stable, inapte à rendre compte de la totalité de ce qui fait l’humanité et son monde, et néanmoins redoutablement efficace pour investiguer l’expérimentable, le quantifiable, le mesurable. Par ailleurs, ces poètes se refusent généralement à une autre naïveté : penser que le « réel » existe pour nous indépendamment des discours contemporains qui l’énoncent. Si un Delille estime nécessaire de produire des Géorgiques ou un De natura rerum neufs, ce n’est pas que le monde en soi a changé ; c’est qu’il change pour qui le parcourt et l’observe au prisme des savoirs récents, en empruntant le regard de ceux que Delille nomme « les Buffons ».
42Je cite cette formule, parce que, de nouveau, on ne saisit guère l’enjeu des vers qui en résultent si on s’obstine à penser le « didactisme » comme la visée dominante de tout poème scientifique. Dans L’Homme des champs, Delille n’entend pas substituer son texte à un traité d’histoire naturelle. Il s’adresse à un lecteur qui ira lire « les Buffons » sur ses conseils et dans un but hédoniste, le chant consacré aux plaisirs issus de la géologie, de la botanique et de la zoologie soulignant le fait que ces savoirs, en agrandissant pour nous le monde, procurent des sensations inédites et accroissent nos jouissances.
43À la limite, on peut donc aborder la posture didactique comme une fiction énonciative, un prétexte perçu comme tel par les auteurs des poèmes et par leurs lecteurs. Saint‑Lambert, par exemple, le suggère nettement, en 1769, au seuil de ses Saisons. Selon lui, si l’on peut désormais entreprendre des poèmes exigeant « une connaissance variée de la nature », c’est que « des philosophes éloquents ont [déjà] rendu la physique une science agréable », lui permettant d’être « reçu[e] dans le monde ». Dans cette perspective, la diffusion de la « connaissance » scientifique, sa « mise en culture », pour reprendre une expression très juste de Jean‑Marc Lévy‑Leblond, serait donc le préalable du poème, non son objectif. Il faudrait évidemment nuancer, mais la position de Saint‑Lambert a le mérite de souligner ce que je cherche à vous expliquer : l’auteur des Saisons, comme Delille, Chénier, Roucher, etc., ont conscience de prendre la plume dans une situation socio‑historique où les représentations du réel informées par la science, ou passant, si l’on préfère, par son prisme, sont devenues trop prégnantes pour être ignorées des poètes. Sully Prudhomme ne dira pas autre chose, à l’autre extrémité du xixe siècle. Le poète auquel sa Justice donne la parole n’a plus le loisir de fermer sa fenêtre aux discours des hommes de science : « La nature est la même et lui sourit encore, / Mais il ne la voit plus que par eux, malgré lui ». Or c’est cette rencontre inéluctable avec une science qui ne transforme donc pas la nature, mais sa représentation, qui lance le locuteur du poème dans une enquête longue et inquiète, cherchant à concilier éthique et darwinisme.
44Voilà, me semble‑t‑il, une des matrices centrales de la poésie scientifique telle qu’elle s’est développée au xixe siècle. La question n’est pas tant celle du didactisme que celle d’un voir le monde « avec » ou « par » la science, angle dont il s’agit d’évaluer la poéticité. Sur cette base, le débat qui entoure ce régime d’écriture peut grossièrement se résumer à deux lectures concurrentes du vieil adage de Térence : rien de ce qui est humain ne m’est étranger. C’est parce que la science est « humaine » que certains poètes et penseurs vont proclamer l’impossibilité de l’ignorer, et c’est au contraire parce que la science serait non « humaine » (étrangère au rêve, aux émotions, à la morale, à la foi ; hostile aux idées si elle n’est qu’attention à la matière ; coupée du verbe, si elle se réduit au chiffre, etc.) que d’autres acteurs vont souhaiter l’exiler loin du vers, alors même que les premiers n’ont jamais souhaité condamner la poésie en son entier à suivre la science. À part quelques positivistes enragés, personne n’a en effet milité pour que la poésie scientifique s’impose comme le seul avenir possible ! Très schématiquement, on assiste donc à un combat formidablement riche entre deux manières divergentes d’appréhender la totalité du « réel ». D’un côté, un refus de concéder à la science la moindre hégémonie sur une telle notion, dans l’angoisse d’une sorte de satellisation de la poésie, voire de la culture entière, dans l’orbite exclusive de l’épistémique. De l’autre, un refus tout aussi militant de garder le silence sur les sciences, dans l’angoisse cette fois d’une sorte de déliaison entre la marche du monde et une création poétique qui orchestrerait son devenir inactuelle, en procédant à la réduction croissante de ce qui lui resterait dicible.
45Mais encore une fois, on ne perçoit pas cet enjeu crucial si l’on part du principe que la poésie scientifique « parle » la science en cherchant à la redire sous une autre forme. Elle revendique un droit à parler de la science ou encore, pour gloser la célèbre formule de René Démoris sur le parler peinture, elle s’offre comme un « parler science ». C’est en effet dans cette différence que se joue la possibilité, pour la poésie, de commenter la science avec ses propres moyens, voire d’établir sa propre autorité en matière de fabrique, d’aperception ou de conceptualisation du « réel ».
46En 1903, Claudel, par exemple, mettra à profit cette possibilité dans un passage célèbre de « Connaissance du temps ». Tout en convoquant des disciplines comme la géologie, il entreprend d’y établir la pleine valeur épistémique de la métaphore. Arrachée au domaine étroit des figures de style, cette dernière devient l’« opération » logique la mieux à même de rendre compte d’un cosmos tout relationnel, où « chaque chose ne subsiste pas sur elle seule, mais dans un rapport infini avec toutes les autres » — jamais donc dans la singularité d’une découpe individualisante, mais en tant qu’« existence conjointe et simultanée » à d’autres existences. Dès lors, « connaître » le réel revient pour Claudel à prendre acte de cette constante et toujours changeante « co‑naissance » de tous ses éléments à eux‑mêmes et, dans un tel cadre, la métaphore n’est pas seulement érigée en mode d’être de l’être (elle est, dit Claudel, « l’art autochtone employé par tout ce qui naît ») ; elle réclame tant pour elle‑même que pour le type de dire poétique que cherche Claudel une pleine justesse, car la « syntaxe » du réel qu’elle articule n’est pas moins valide que les logiques de causalité qui prévalent en sciences…
47A. E. : Avez‑vous trouvé dans la poésie de Delille (ou plus largement dans la poésie dite scientifique du dix-neuvième siècle) de tels espaces de réflexivité ? La valeur et le sens de la poésie didactique sont‑ils parfois abordés dans les vers eux-mêmes ? Certains poèmes assument‑ils leur propre justification ou même leur propre défense ?
48H. M. : Delille a consigné de multiples réflexions sur les relations entre sciences et création poétique dans le paratexte de ses œuvres. Au seuil de sa traduction des Géorgiques, il consacre ainsi une page passionnante à ce qu’il nomme la « méthode de Virgile », marche du texte poétique qu’il distingue de la « méthode » attendue d’un traité savant. Mais il me semble que son propre mode de justification est moins théorique qu’expérimental.
49Au détour d’une note rattachée à l’Énéide, il raconte que, dans un cercle où l’on rejetait la possibilité de l’harmonie imitative, il lut « pour réponse » quelques‑uns de ses vers, avant que son ami Boufflers ne déclare : « Il a fait comme le philosophe à qui l’on niait le mouvement : il a marché ». Par‑delà l’anecdote comparant Delille à Diogène, cette scène vaut paradigme. En effet, elle énonce un contrat de lecture qu’on retrouve, par exemple, au sein d’un mouvement des Trois règnes consacré à la dilatation des gaz et à ses applications techniques. Delille commence par évoquer brièvement les fusils à air comprimé, avant de marquer une nette pause. Il demande : « Mais puis‑je me flatter que le dieu des beaux vers / M’apprenne à célébrer tous ces effets divers ? ». Autrement dit, bien qu’il soit alors au sommet de sa gloire, le poète se peint en débutant, devant ici (ré)apprendre à composer, sans savoir s’il aura l’aval d’Apollon. Or ce que cette question fait entendre, c’est en réalité la voix de ceux pour qui la poésie ne peut s’ouvrir à de tels objets, ces derniers formant, comme le souligne la rime, quelque chose comme le « divers » par excellence du « vers », une matière radicalement non poétisable ou, ce qui revient au même, vouée à faire diverger le vers loin du poétique. Aussi Delille poursuit‑il aussitôt par une remarque aux enjeux complexes : « Ces procédés des arts que le vrai sage honore / Aux arts brillants du goût sont étrangers encore ». Qu’entend‑il par ce constat ? Certes, que son projet se heurte à sa nouveauté : parce qu’elles sont récentes, les machines qu’il s’agirait de chanter ne figurent pas « encore » dans les textes légués par une quelconque tradition. Mais le distique souligne également que l’interdit poétique qui frappe ces objets implique une hiérarchie symbolique tacite, que Delille rend explicite par le biais d’une antanaclase : les « arts » techniciens ne saurait prétendre à s’élever jusqu’aux « arts » nobles dont fait partie la poésie. D’où un troisième distique : « Toutefois, essayons d’en tracer le tableau : / S’il n’est pas relevé, le sujet est nouveau ». Essayons : le verbe employé et la personne grammaticale sont cruciales. Comme dans le cas de l’harmonie imitative, Delille déplace la controverse esthétique du terrain de la théorie vers celui de l’expérience pratique. Et pour mener à bien l’essai annoncé, il s’impose de lourds handicaps : le « tableau » qui suit peint un engin alors extrêmement technique, prosaïquement utilitaire et plus bas que bas, si l’on peut dire, puisqu’il s’agit d’une excavatrice à vapeur, employée pour s’enfoncer dans les tréfonds de la terre. Or, une fois l’évocation de cette machine achevée, Delille ne revient pas sur la valeur esthétique de ces lignes, car, même si leur publication au sein du poème indique qu’il les tient pour probantes, il ne lui appartient pas d’en juger. C’est désormais au lecteur, arbitre ultime de l’efficace esthétique du texte, qu’il reviendra d’établir s’il a apprécié ce passage ou non, et ainsi, d’achever un protocole expérimental dont il est désigné tout à la fois comme l’observateur et l’instrument de mesure. Pour pasticher la formule de Boufflers, un tel lecteur, s’il est séduit, pourra conclure que l’alliance entre poésie et sciences « marche », quoi qu’en disent les poéticiens. Et en procédant ainsi, vous l’aurez compris, Delille s’inscrit dans la droite ligne de l’épistémologique des Lumières : au « système » des règles esthétiques générales et à la spéculation, il oppose la posture expérimentale et l’évidence pratique de l’œuvre singulière.
50Je pourrais multiplier de tels exemples de réflexivité au sein des poèmes. Il est sans doute plus intéressant de signaler qu’a contrario, il arrive que les auteurs de textes en vers sur les sciences énoncent fermement leur caractère non poétique. Cela peut nous surprendre, car nous tendons, à la suite de Genette, à considérer le vers comme un marqueur de littérarité constitutive. Or l’un des intérêts des corpus qui m’attirent est de résister entièrement à cette approche. Un certain nombre de « poèmes scientifiques » convoque le vers à des fins mnémotechniques, pour faciliter l’apprentissage de nomenclatures médicales, géographiques ou encore géométriques, et les créateurs de ces ouvrages n’ont aucune envie d’être jugés en tant que poètes. Comme l’un d’entre eux le dit joliment en 1882, on a ici affaire à un « usage profane de la langue des dieux »…
51A. E. : La poésie de Delille vise‑t‑elle toujours selon vous à servir la science ? L’avez‑vous observée en tant qu’elle prendrait parfois à son égard certaines libertés, peut‑être pour mieux se servir elle‑même ?
52H. M. : Comme on l’a déjà vu, Chénier invite les poètes à traiter la science récente comme une « carrière » nouvelle, c’est‑à‑dire un terrain vierge à parcourir, mais aussi une source de matériaux bruts, à découper, modeler, etc. Or ce geste de ponction sélective, de réagencement et d’élagage est au cœur de ce que Delille nomme la « méthode de Virgile » : pas question de produire, en vers, l’équivalent des chaînes de raisonnements de Buffon et Cuvier, ni de rivaliser avec le copieux dictionnaire de sciences naturelles d’un Valmont de Bomare, qu’il cite comme une de ses sources. Le locuteur de ses poèmes prélève donc des fragments de savoirs, les réorganise pour créer des contrastes. Ici il intercale un « épisode » humain valant micro‑nouvelle, là il brosse une liste parcourant au galop une collection d’entomologie, ailleurs il pose un moment un regard fasciné sur un pan de mousse, avant de nous emporter au bord de la mer pour tout aussi vite remonter vers des glaciers. Cette marche, en apparence erratique, se double d’un parcours de multiples registres : tantôt drapée de la pompe qui sied à un paysage sublime, tantôt badine, mimant la confidence lyrique, revêtant les habits de l’épître familière ou de l’épopée, cette poésie longue vaut catalogue des manières et registres disponibles. En ce sens, malgré l’engagement en faveur de la culture scientifique qui l’ancre dans la pensée des Lumières, la poésie de Delille aspire d’abord à sa propre qualité littéraire. Aussi lui arrive‑t‑il de se poser en juge, critique, des sciences. C’est le cas lorsqu’à l’issue d’un tableau d’une vivisection, le locuteur exprime l’horreur que lui inspire la scène et oppose à la « barbarie » du physiologiste insensible à la douleur animale la compassion de l’entomologiste Lyonnet, qui composa un exceptionnel traité sur l’anatomie des chenilles en se faisant scrupule de sacrifier plus d’une dizaine d’entre elles.
53A. E. : La notion, ou même simplement le mot de vérité apparaissent‑ils dans les corpus que vous examinez ? En effet, les romantiques semblent avoir conjugué, paradoxalement, leur rejet de la poésie dite scientifique avec une nouvelle mainmise sur le terme. Les poètes scientifiques associent‑ils quant à eux le discours scientifique à un discours de vérité ?
54H. M. : Cette vérité de la science forme chez ces auteurs un motif crucial, mais soumis à de multiples inflexions ou usages, qui en interrogent les limites.
55La science se présente au poète, chez Delille notamment, comme un ensemble hétéroclite où des savoirs incontestables, tel l’héliocentrisme, voisinent avec des systèmes rejetés ou ébranlés, de vastes zones d’ombre et des faisceaux d’hypothèses incertaines, telles les différentes théories avancées pour expliquer le volcanisme, entre lesquelles Delille s’estime dès lors autorisé à sélectionner celle qui se prêtera le mieux à sa création littéraire. Il soumet toutefois cette liberté à une condition stricte : pour lui, « le poète raconte et ne discute pas », ce qui signifie qu’il s’interdit, dès lors qu’il s’engage sur le terrain des sciences sans en adopter les codes discursifs, de prétendre trancher entre ces hypothèses. Et sans doute cette liberté s’appuie‑t‑elle, en sus, sur la présence des notes en prose, souvent dues à des savants, qui complètent les vers. Leurs gloses apportent en effet au poème les nuances nécessaires. Ainsi, lorsque L’Homme des champs présente le charbon végétal comme l’aliment des volcans, une note indique que d’autres hypothèses, plus fermes, existent, mais elle valide néanmoins la sélection de Delille en l’assimilant à une sorte de métonymie, qui retiendrait une explication parmi d’autres comme on représente un tout par une seule de ses composantes.
56Chez d’autres poètes, au contraire, le recours au vers sera perçu comme un moyen pleinement valide pour participer à une polémique savante : c’est ainsi qu’au mitan du siècle, une vive controverse oppose, par odes ou satires interposées, partisans et détracteurs de l’homéopathie. Ici, en somme, deux « vérités » en conflit cherchent à s’étayer en exploitant les ressources discursives des lettres et l’on peut dire sans trop de méchanceté que les évidences scientifiques comptent moins sous leur plume que l’efficace rhétorique : sera « vrai » ce qui emportera l’adhésion d’un large public.
57D’autres poèmes interrogent la valeur du « vrai » scientifique et ses articulations possibles avec d’autres registres de vérité, qui peuvent être religieux, éthiques, psychologiques ou esthétiques. Et bien sûr, le concept croise la question du vraisemblable. C’est ainsi que sous l’Empire, le critique Andrieu distingue en poésie « vrai positif » et « vrai idéal ». Le premier « vrai » intervient, selon lui, quand un texte parle de « faits ou d’objets naturels ». Dans ce cas, un auteur n’a guère droit à l’erreur : pour simplifier, placer l’Orénoque en Afrique le ridiculiserait. Aussi tout poète, qu’il soit ou non un « poète scientifique », doit‑il, sinon maîtriser l’éventail complet de sciences devenues trop nombreuses et trop vastes pour un seul individu, du moins « acquérir des notions suffisantes de chacune ». Le second « vrai », en revanche, n’a pas le moindre compte à rendre à ces savoirs externes, car il correspond aux « objets éclos du cerveau du poëte ». Enfin, cette opposition se trouve complexifiée par la question de la justesse, un terme que j’ai déjà employé et dont l’empan dépasse largement l’évaluation de la conformité de l’énoncé poétique à l’état des sciences. Tantôt il désignera la conformité du texte à l’impression affective qu’un objet, une découverte, une situation donnés sont susceptibles de produire sur un être humain, car l’admiration pour un paysage ou une montagne, le sentiment de vertige procuré par la perception de l’âge immense d’un grain de sable, ou, comme l’explique encore Andrieux, la « vérité » d’une scène de Racine, n’appartiennent pas « au même genre de vérité que la solution d’un problème de mathématiques, ou la conséquence bien déduite d’une expérience de physique ». Tantôt cette justesse renverra à ce que certains auteurs nomment « science poétique », c’est‑à‑dire à l’aptitude du poète à produire une harmonie, opter pour un registre adéquat, offrir des tours et des termes suggestifs, etc.
58Mais là encore, ces indications n’ont rien d’un catalogue exhaustif : en déplaçant le discours de vérité de la science hors de ses supports disciplinaires, la poésie la range dans un espace de vérités plurielles, co‑présentes et parfois engagées dans d’âpres luttes.
59A. E. : Vous parlez volontiers de « dialogue » entre la poésie et les sciences, ou de « collaboration ». Qu’est-ce qui les caractérise ? À travers son rapport aux sciences, la poésie dite scientifique forme‑t‑elle l’ambition de contribuer à la découverte de la vérité ou à la progression vers la vérité ?
60H. M. : Ces formules de « dialogue » ou « collaboration », que j’emploie parfois par facilité, sont pleinement justifiées lorsque l’on a affaire à des créations fondées sur un véritable échange de compétences. C’est exemplairement le cas chez Delille : comme je l’ai déjà mentionné, Cuvier, avec d’autres savants de premier plan, a rédigé les notes de ses Trois Règnes, poème lui‑même issu d’une suggestion pressante de Jean Darcet. Ce chimiste, également membre du Collège de France, supplia en effet Delille de développer en une œuvre autonome le tableau des sciences naturelles qu’il avait présenté dans une section de L’Homme des champs, en lui promettant le soutien de ses pairs. Or des sources fiables et précises montrent que le poète bénéficia de leçons quasiment privées de la part de certains de ses collègues scientifiques et qu’ils lui adressèrent différents ouvrages pour l’aider à assembler sa matière. Par‑delà son caractère exceptionnel (car le renom de ces différents acteurs est tel que pour trouver un point de comparaison moderne, il faudrait sans doute chercher du côté des échanges entre un Valéry et un Einstein, qu’a étudiés William Marx), le « cas » Delille est l’illustration d’un moment historique, relativement circonscrit dans le temps, où prestige et puissance symbolique de la poésie et de la science ont atteint en France un point d’équilibre, avant que la première n’entame un lent processus de minoration au sein de la production littéraire, tandis que la seconde vivait les prémices de la spectaculaire promotion qui allait bientôt conduire le siècle à parler d’une « religion de la science ». Si, durant les années qui courent des secondes Lumières à la chute de l’Empire, nombre de poètes ne croient plus possible de garder le silence sur l’œuvre des scientifiques, il me semble qu’inversement, la science « croit » encore assez dans les puissances de la poésie pour solliciter ses lauriers et cultiver son appui, sur fond d’ailleurs d’inquiétude croissante quant à la possibilité de maintenir le modèle polymathe d’une République des lettres largement interdisciplinaire et peuplée de figures aux compétences diverses, également capables, tels Carnot ou Ampère, de repousser les limites des sciences et de brosser des vers.
61Il me paraît certain que, par la suite, la croyance en une quelconque utilité réciproque de la science et de la poésie s’est fortement érodée. Mais, là encore, de notables exceptions forcent à la prudence. Lorsque la revue Nature est fondée en Angleterre, en 1869, elle s’ouvre sur un texte où Thomas Huxley rend un vibrant hommage à Goethe et, durant de longues années, un vers de Wordsworth servira de devise au périodique. En France, Sully Prudhomme fut invité à développer ses réflexions sur la biologie contemporaine dans la très sérieuse Revue scientifique, ou « revue rose », sous forme d’une série d’articles, et c’est vers la même époque que le physiologiste Charles Henry chercha à doter l’étude des effets de la poésie de protocoles expérimentaux. Plus récemment, le cas de Michaux, convié par le laboratoire Sandoz à réaliser un film documentaire sur la mescaline en collaboration avec Éric Duvivier, a prolongé ce type d’échanges, sans parler de la poésie d’un Jacques Réda, qui n’écarte pas, au seuil de sa Physique amusante, la possibilité qu’une de ses « erreurs » dans ce domaine lui vaille, « bien comprise d’un vrai spécialiste » et « par procuration, un prix Nobel ». Certes, Réda cherche ainsi à nous faire sourire, mais il n’oublie certainement pas que les réflexions de Rimbaud et Ghil sur l’audition colorée nourrirent en leur temps les investigations de psychologues et médecins, ni qu’un poète comme Cros mit au point un prototype de gramophone la même année qu’Edison.
62Quant au Poëme humain de Rousselot, s’il se présente comme une sorte d’évangile inspiré par une foi enthousiaste dans le progrès scientifique, ce texte invente aussi, précédant un vaste pan de l’anticipation romanesque, un futur peuplé de machines intelligentes et de stations orbitales, où une humanité spatiale finirait par évoluer au point de maîtriser les forces nécessaires pour remodeler l’univers et, tel « un cerveau qui ferait explosion sur le monde », se créer un « réel jaill[i] du souhait ». En d’autres termes, et derechef bien loin d’un didactisme ancillaire, on a là un exemple de poésie scientifique qui n’entend pas soutenir la science en versifiant ses acquis : elle imagine pour elle des défis inédits. Mais, comme le Hugo de « Plein ciel », dont l’aérostat est « le calcul de Newton » s’envolant « sur les ailes de Pindare », Rousselot brosse ainsi un programme de fusion complète entre les deux domaines. Dans l’avenir qu’il annonce, « le savant est un poëte, / Et le poëte est un savant », ou encore, « Poësie, Harmonie, ou Science, Volupté, / C’est une même chose aux formes différentes », car toutes ces instances participent d’un unique élan créateur. Or la langue qui permettrait de dire adéquatement cette jonction ne peut que se dérober encore au locuteur de 1874, prophète à la parole tout entière travaillée par cet oxymore : la nostalgie du futur. Il faudrait, soupire‑t‑il, « broyer sur une toile / Du bonheur, et du rêve, et des éclats d’étoile », « tremper [sa] plume au prodige ». Voilà qui n’est pas trop mal penser la science en poète…