Peut-on débattre d’une fiction dans le cadre scolaire ?
Introduction
1« Mais il est fou lui ! Moi, si ma femme meurt, je vais pas la rechercher en enfer ! » Cette remarque, entendue lors d’une séance de français alors que nous regardions une vidéo sur le mythe d’Orphée avec une classe de quatrième, me fit sourire. La réaction spontanée de l’élève, son investissement émotionnel dans l’histoire du poète, sa projection dans un futur conjugal, tout ceci témoignait d’une appropriation du récit. Il me semble que cette appropriation est au cœur du plaisir que procure la fiction et constitue aussi un des objectifs de la transmission littéraire. Que les élèves se saisissent des fictions en pensées et en paroles, qu’ils et elles puissent trouver dans une histoire des outils pour penser leur propre vie, qu’ils et elles en tirent des leçons et formulent en retour des analyses et des interprétations, cela semble être une expérience de réception satisfaisante dans le cadre scolaire. La remarque citée donna d’ailleurs lieu à un débat animé entre celles et ceux qui pensaient que le sentiment amoureux justifiait la mise en danger de soi et celles et ceux qui pensaient le contraire.
2La mise en débat des fictions et de leur contenu est donc au cœur de la transmission littéraire. Elle comporte des aspects moraux, identificatoires et esthétiques : les jugements portés par les lecteur·rice·s, notamment dans le cadre scolaire, témoignent des valeurs des individus1, de leurs représentations identitaires ainsi que de leurs goûts et de leurs appréciations pour telle ou telle mise en forme du récit. Mais nous verrons que ce genre de réflexions est en partie condamné dans le cadre des exercices scolaires, et ce d’autant plus que le niveau d’études augmente.
3J’aborderai donc ici les enjeux épistémologiques et pédagogiques que comporte le fait de « débattre d’une fiction » dans le cadre scolaire. Il s’agit d’interroger la possibilité d’un tel débat au regard d’une conception de la lecture qui hiérarchise les attitudes et les pratiques de lecture par la construction d’un idéal de lecteur expert ou herméneute. En Occident, la théorisation de la lecture dite « littéraire », notamment dans les théories de la réception et de la lecture, a en effet structuré les pratiques pédagogiques à travers des dynamiques d’exclusion et d’invalidation de certaines attitudes lectorales et interprétatives jugées trop naïves, émotives ou sentimentales2. Ceci s’observe alors même que la lecture d’un texte, en particulier d’un texte de fiction, implique ce type de réactions et d’attitudes.
4Je définis ici le débat littéraire à son degré minimal comme toute prise de position qu’un lecteur ou une lectrice émet au sujet d’un texte qu’il ou elle a lu et qui est orientée vers une réception3. La particularité du débat est alors double. Le débat est une situation de communication. Il implique une adresse qui est aussi une confrontation de point de vue, même quand ce point de vue est imaginé par celui ou celle qui prend la parole. Par ailleurs, le débat implique un investissement du locuteur : la prise de position du lecteur ou de la lectrice témoigne d’un engagement subjectif qui émerge d’une personnalité4.
5La mise en débat d’une fiction apparaît alors comme un moyen d’éclairer à la fois le fonctionnement de la lecture de fiction pour l’individu et la communauté à laquelle il appartient et le rôle qu’a l’esthétique d’un·e auteur·rice sur les réceptions du texte dans le cadre scolaire. À partir d’exemples de mises en débat de fictions dans le cadre scolaire et universitaire, j’interrogerai donc en définitive la pertinence du débat comme outil pédagogique et plus largement, la possibilité de penser la transmission littéraire scolaire comme une expérience de réception orientée vers le partage.
La lecture de fiction, entre immersion et projection
La lecture en soi : une expérience d’immersion et de projection
6On peut donner ici une première définition de la lecture comme une expérience, qui implique un investissement du sujet dans le texte et dans le monde. Ainsi, on pourra émettre l’hypothèse que la lecture, et c’est sans doute particulièrement le cas dans la lecture de fiction, est une activité au cours de laquelle l’individu se projette et s’investit émotionnellement et subjectivement même dans le cadre d’une lecture analytique, scolaire ou critique. La lecture de fiction semble en effet impliquer une immersion spécifique du lecteur ou de la lectrice dans le texte. Pour Jean-Marie Schaeffer, « l’instauration d’un cadre pragmatique approprié à l’immersion fictionnelle » est même « la règle constituante fondamentale de toute fiction5 ». Le pacte de lecture de fiction implique donc de la part de celui ou celle qui crée la fiction l’instauration de ce cadre d’immersion et de la part de celui ou celle qui reçoit la fiction l’acceptation volontaire de cette immersion, ce que Schaeffer appelle la « feintise ludique partagée6 », notion qu’il reprend à Searle.
7Dans l’acte même de lire de la fiction, le lecteur ou la lectrice fait par ailleurs preuve de créativité. L’immersion dans le texte est active, elle transforme le texte lu. La fictionnalisation ou « activité fictionnalisante du lecteur », pour reprendre le concept de Gérard Langlade semble indissociable de l’acte de lire7. Gérard Langlade définit ce processus comme « les déplacements de fictionnalité » auxquels les lecteur·rice·s procèdent « en investissant, transformant et singularisant le contenu fictionnel d’une œuvre8 ». Cela implique que le lecteur ou la lectrice de fiction s’approprie le texte et développe ainsi un point de vue subjectif sur ce dernier. J’ai par exemple pu constater lors d’une enquête que j’ai menée auprès de lycéen·ne·s qui avaient lu Madame Bovary de Flaubert que certaines lectrices inventaient dans leurs journaux de lecture une autre vie pour Emma. Face au parcours décevant du personnage, les lectrices réécrivaient l’histoire, jouant avec les « blancs » du texte, les « interstices » qu’il ouvre, pour reprendre la terminologie d’Umberto Eco9. Les lectrices s’adonnaient à « l’activité coopérative qui amène le destinataire à tirer du texte ce qu’il ne dit pas mais qu’il présuppose, promet, implique ou implicite, à remplir les espaces vides10 », mais leur démarche n’était pas herméneutique, elle était imaginative. Solène11 par exemple, qui arrive à la fin de sa lecture (l’entrée date du 2 octobre et elle finit son journal le 5), écrit juste avant le suicide d’Emma :
Si j’avais été à Yonville à la même époque qu’Emma, je lui aurais conseillé de se faire des amis, ou du moins, trouver [sic] quelqu’un à qui se confier, parce que ça règle pas mal de choses de partager. Je dis pas que c’est LA solution : non, mais quand même, à aucun moment du livre elle est allée chez quelqu’un pour passer du bon temps à papoter (sans compter ses amants, c’est pas la même chose).
8Quand Solène suggère à Emma, sur le mode imaginaire, de « trouver quelqu’un à qui se confier », la lectrice entre dans la fiction et s’y transforme en amie. La sociabilité amicale et les échanges discursifs qui l’accompagnent sont d’ailleurs pour les jeunes filles contemporaines un aspect essentiel de la construction identitaire et de « la découverte de l’intime », surtout au lycée, puisque « le passage au lycée laisse apparaître un dévoilement plus explicite, avec l’importance des sujets portant sur les sentiments et sur les problèmes12 ». Ainsi, la lecture apparaît comme une pratique d’immersion et de projection car elle participe à la construction de soi, dans un mouvement dialectique que Marielle Macé appelle une « pratique d’individuation13 », qui s’apparente à une « conduite dans les livres et avec les livres14 » : l’individu lecteur se compare, se reconnaît et se différencie des formes proposées par le texte. Pour Marielle Macé, cette stylisation de sa propre existence par la lecture se manifeste dans le fait que la lecture nous mène à « infléchir nos perceptions », « trouver notre rythme » et « se donner des modèles »15. On voit bien dans l’exemple tiré du journal de lecture de Solène que la lectrice utilise la fiction à la fois pour se reconnaître en Emma (elle peut s’identifier au fait de subir des malheurs), mais aussi pour s’en distinguer (elle cherche une solution à ce malheur dans la sociabilité amicale). Ce faisant, elle fait d’Emma un contre-modèle pour affirmer ce qui selon elle est l’ingrédient d’une vie heureuse, ce qu’elle désire expérimenter dans sa propre existence : le soutien, le partage, l’amitié.
9Mais aucune lecture n’est accessible immédiatement : le langage qui permet de réfléchir à sa propre lecture et de la partager fait office de médiateur. Ainsi, il transforme l’expérience première du lecteur ou de la lectrice et reconfigure l’immersion initiale vécue immédiatement par le lecteur ou la lectrice. Notre lecture ne parvient à autrui que par une mise en mots qui rend l’expérience partageable et audible et la prise de parole sur sa propre lecture transforme cette dernière en activité tournée vers le monde. C’est ce que remarque Marielle Macé dont l’analyse prend pour exemple des textes d’écrivains :
Je ne prends pas leurs descriptions pour la restitution transparente d’une expérience objectivable, mais pour se refiguration, sa ressaisie individuelle, sa stylisation, qui peut être opaque, transformante, contradictoire, mais qui en tout cela est précisément une manifestation et une mise au travail de leur manière d’être16.
10Le cadre dans lequel ce partage prend place joue alors sur la possibilité d’exprimer ce que la lecture a provoqué comme émotions, sensations et réflexions. On peut même aller plus loin et s’interroger sur la façon dont l’institution scolaire et littéraire en général crée les conditions de possibilité non seulement de l’expression d’un point de vue sur un texte, mais également de son ressenti même. Les écrivains que Marielle Macé prend pour exemple s’expriment dans un cadre de légitimité culturelle qui fait des lectures évoquées des sujets d’intérêts, de débats voire des modèles. Ce cadre de légitimité autorise l’expression d’émotions et de réactions diverses sur les textes. Mais ce n’est pas le cas pour les lecteurs et lectrices scolaires, ces apprenant·e·s, qui prennent la parole dans un cadre où la légitimité de leurs lectures est sans cesse mise à l’épreuve (corrigée, commentée, évaluée).
La lecture de fiction dans le cadre scolaire : codes, règles et évaluation sociale
11–
12La lecture est une pratique. En ceci, elle n’est pas indépendante du cadre dans lequel elle prend place. C’est une activité régie par un certain nombres de codes, de règles et soumise à une évaluation sociale. La lecture scolaire apparaît alors comme un cas spécifique dans lequel cet encadrement se révèle particulièrement codifié, ritualisé voire figé, tant par la structure dans laquelle elle prend place (un cours soumis à des horaires, une salle de classe, etc.), par la forme des exercices qu’elle prend (par exemple, la dissertation littéraire) que par les attentes qui pèsent sur les lecteur·rice·s. Elle peut en ceci servir de laboratoire à une réflexion sur les conditions de possibilité d’un débat littéraire dans le cadre de l’institution littéraire en général.
13Les travaux sur la lecture et la réception dans différents domaines (sociologie, histoire, sciences de l’éducation, théorie de la réception) ont montré au cours du XXe siècle que l’institution scolaire et littéraire dans son ensemble repose sur une hiérarchisation des lectures qui aboutit à distinguer une bonne lecture d’une mauvaise lecture. En conséquence, on observe la théorisation d’un lecteur idéal17 qui possède les qualités du lecteur expert, à mesure que la critique littéraire se professionnalise et théorise sa propre pratique. Ce lecteur idéal adopte une pratique basée sur la distanciation, l’analyse, le recul critique, l’herméneutique. À ce titre, l’immersion dans la fiction et l’identification ne sont pas des attitudes recherchées chez un lecteur ou une lectrice « littéraire »18, ou alors comme une première étape qu’il faut dépasser pour une « meilleure » lecture. En outre, l’aspect collectif et évalué de la lecture en classe favorise la production d’un discours normatif sur le texte, discours formulé de manière plus ou moins consciente par les élèves.
14Le cadre normatif de la lecture scolaire peut être illustré par une expérience faite en classe de français au niveau 1ère. J’avais en effet envisagé de consacrer une séance à un débat sur l’aveu de la princesse de Clèves. Le support pédagogique que j’avais choisi pour cette séance était entièrement tourné vers l’argumentation19. Les textes présentés aux élèves dataient de la parution du roman et faisaient du questionnement sur l’attitude de la princesse de Clèves un débat historique tenu par d’autres personnes que les élèves. Les questions invitaient les élèves à résumer les arguments de ceux qui défendaient l’aveu de la princesse comme un acte émouvant et vraisemblable et de ceux qui l’accusaient d’invraisemblance20. On voit que les questions guidaient les élèves vers la formulation d’une problématique « littéraire » au sens esthétique du terme : il s’agissait de commenter la poétique des écrivain·e·s du XVIIe siècle et les choix de Mme de La Fayette. J’avais intitulé ma séquence « débat » mais il s’agissait en réalité d’un « faux » débat, comme je m’en rendis compte après coup. L’exercice n’autorisait pas les points de vue des élèves à émerger ni à se confronter puisque leur réflexion était guidée par les questions vers l’acquisition d’un contenu de cours.
15L’observation de ce type de support et de pratique enseignante, fréquents dans les documents pédagogiques destinés aux lycée·ne·s, étaye l’hypothèse de sociologues de la lecture selon laquelle le passage au lycée entraîne une disqualification du régime ordinaire de lecture, caractérisé par l’immersion, jusque-là valorisé dans le cadre du collège ou le cadre privé : « [e]ncouragées au collège, les postures et les dispositions au principe de la lecture ordinaire vont se trouver disqualifiées au lycée, par l'imposition de normes nouvelles qui impliquent de la part des élèves une conversion mentale à laquelle beaucoup de lycéens d'aujourd'hui ne sont pas préparés21 ». Ce saut scolaire expliquerait en partie la « désaffection pour la lecture » constatée lors du passage du collège au lycée. Pour Fanny Renard en effet, « l’appropriation des textes est valorisée au lycée lorsqu’elle ancre les textes (style comme thème) dans des savoirs spécialisés et académiques ; elle l’est moins lorsqu’elle les réfère à des expériences, biographiques ou lectorales, non constituées en savoirs »22. À partir du lycée, les questionnements intimes et la projection biographique dans les textes sont donc très peu encouragés.
16Une telle situation permet de formuler des hypothèses sur les expériences de lecture qui sont celles des lecteurs et lectrices dans le cadre institutionnel et sur le pouvoir inhibant de ce dernier. Le concept de « dissonance émotionnelle », théorisé d’abord par la sociologie du travail, nous incite à réfléchir à la tension intérieure que peut provoquer l’enseignement scolaire de la fiction quand il impose au lecteur ou à la lectrice d’adopter une attitude distancée par rapport au texte. On peut reprendre ici le concept de « travail émotionnel » qui, selon Arlie Hochschild, désigne « l’acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment23 » pour interroger la manière dont l’institution scolaire nous invite à modifier notre ressenti face à un texte. L’élève devrait apprendre à réfréner non seulement l’expression, mais aussi l’apparition d’une émotion et d’un point de vue illégitimes sur un texte considéré comme légitime. Il ou elle se devrait d’aimer tel classique, d’être en accord avec le héros, de trouver le style de l’auteur·rice beau, etc. Ce sont bien là les contradictions de l’enseignement littéraire qui se fixe pour objectif de rendre la culture légitime partageable et qui a mis récemment au cœur des programmes de français au lycée la question de l’appropriation des textes24. Le cas de l’enseignement secondaire sert d’ailleurs de laboratoire pour réfléchir au travail émotionnel du lecteur ou de la lectrice dans le contexte plus large de l’institution littéraire, et notamment celui de l’université et de la recherche, où la figure de l’expert·e doit apparaitre à travers la lecture critique des textes25.
17On peut alors au contraire proposer comme horizon idéal du partage lectoral la mise en place d’une « relation résonante au monde », pour reprendre les mots du sociologue Hartmut Rosa. Selon Hartmut Rosa, la « résonance » se définit comme la mise en relation du sujet avec le monde dans un rapport de réception et de réaction, un « type spécifique de mise en relation entre le sujet et le monde à partir de laquelle l’un et l’autre se configure » à travers un « espace de résonance » qui peut être un artefact comme un texte26. On retrouve ici le terme de « configuration » subjective employé par Marielle Macé pour définir le processus de lecture. Ainsi, la lecture d’un texte de fiction peut être considérée comme une expérience de réception satisfaisante quand elle permet une mise en dialogue de soi avec le monde et autrui. La mise en débat d’un texte, si elle permet la construction d’un rapport interpersonnel au texte, serait alors la forme extériorisée de l’expérience de résonance intime que peut être la lecture de fiction.
La mise en débat de la fiction comme modélisation : lire, se lire, se dire
18Plus qu’une projection ponctuelle, l’immersion dans la fiction peut provoquer un phénomène de modélisation de soi qui pousse le sujet-lecteur à se lire dans le texte. Marielle Macé emploie d’ailleurs le terme de « débat » car ce processus dialogique de la lecture est aussi une prise de position : « devant les livres, nous sommes conduits en permanence à nous reconnaître, à nous « refigure », c’est-à-dire à nous constituer en sujets et à nous réapproprier notre rapport à nous-mêmes dans un débat avec d’autres formes27 ». Mais la question reste de savoir si le débat sur la fiction dans le cadre institutionnel de la lecture scolaire (ou professionnelle) permet la modélisation de soi, et si oui, sous quelles formes.
La modélisation de soi : se positionner comme lecteur·rice
19On peut émettre l’hypothèse que certains exercices favorisent l’appropriation des textes littéraires enseignés. Un exemple tiré d’une de mes enquêtes auprès d’étudiant·e·s en Lettres au niveau Licence28 montre comment la lecture d’une fiction dans un cadre scolaire, ici universitaire, peut encourager l’expression d’une subjectivité et illustrer le débat avec les formes évoqué par Marielle Macé pour caractériser la lecture, à travers un exercice moins normé que les exercices traditionnels.
20Ainsi, l’exercice du journal de lecture, non évalué et dont la méthodologie est plus souple que celle d’une dissertation ou un d’un commentaire de texte, devient prétexte à la construction d’une image de soi. L’étudiante a eu depuis longtemps un rapport conflictuel à Madame Bovary de Flaubert, qu’elle a refusé de lire en troisième et en Terminale Littéraire bien qu’il ait été au programme. Mais le roman de Flaubert est au programme des lectures obligatoires en Licence 1 et elle décide de le lire. Elle explique rétrospectivement son appréhension initiale par les associations d’idées et les images négatives que la lecture des résumés du roman avait provoquées en elle :
En définitive ce à quoi je n’adhérais pas, c’était l'effet que le comportement d'Emma avait sur moi. Les vieux démons qu'elle faisait ressurgir. Son attitude, ses gestes que je me représentais, ses mots, tellement de détails finalement me renvoyaient directement l'image pitoyable et la sensation de dégoût que j'avais pour ma propre mère. Cette Emma, sur la question de l'amour, était la copie conforme de ma mère. Emma détruisait sa vie et celle de Charles, ma mère, elle, détruisait une famille.29
21Le texte serait donc une « biographie » de sa vie, écrite par Flaubert : « Décisivement [sic] je ne pouvais pas concevoir que ma haine soit multipliée en lisant cette “biographie”. Je tentais de vivre avec un mal-être permanent et ce livre était comme une sorte de “grosse claque”, de rappel ». Les détails intimes de l’existence de la lectrice sont comparés à l’histoire d’Emma. Notons d’ailleurs que dans la formulation des phrases, ce n’est pas la vie de la lectrice qui ressemble à celle du personnage, mais la vie du personnage qui ressemble à la sienne. Ce faisant, la jeune fille s’empare de l’exercice du journal de lecture et le transforme en autobiographie. La lecture et le journal deviennent l’occasion d’une introspection : « En somme c'est mon quotidien, ma vie avec laquelle je n'étais en paix et non pas avec ce livre », écrit-elle.
22L’étudiante qui (se) débat avec le personnage d’Emma y voit un contre-modèle de mère et d’amoureuse. On repère ici le rôle que joue le récit dans la configuration de situations moralement problématiques : selon Jérôme Ravat, il permet l’incarnation de ces situations problématiques ainsi qu’un investissement émotionnel des débattant·e·s30. Le propos de l’étudiante fait écho aux débats ayant eu lieu autour du texte de Flaubert et ce dès sa publication. Ainsi, certains passages du journal de lecture rappellent les textes juridiques et les articles parus dans la presse lors du procès de Flaubert. On retrouve certains arguments du procureur Ernest Pinard dans le portrait d’Emma en mauvaise mère et mauvaise épouse dressé par l’étudiante. La lectrice soulève alors le problème du traitement narratif du personnage féminin dans le roman de Flaubert. Ce faisant, elle interroge un aspect central de l’esthétique du romancier. En tant que femme, Emma ne cesse de confronter ses lecteurs et lectrices à leurs valeurs. Elle suscite encore aujourd’hui de vives critiques qui éclairent les attentes morales des différentes communautés interprétatives qui la lisent.31
23Le jugement moral porté sur le personnage d’Emma fournit par ailleurs l’occasion à la lectrice l’occasion de recréer le texte de Flaubert, dans un processus que Gérard Langlade appelle le « texte du lecteur ».
Pour le chercheur, la création d’un texte de lecteur correspond à l’activité originale de celui qui, auteur plus ou moins conscient de sa lecture, marque son rapport aux œuvres de l’empreinte de ses interrogations, de ses fantasmes et de ses désirs. Car le lecteur à toujours affaire à ses « autres » : les souvenirs enfouis issus de son histoire personnelle, les scénarios fantasmatiques tissés par son inconscient et activés par les œuvres de fiction, le bruissement des diverses communautés interprétatives auxquelles il participe, le frayage des langues et des langages qui médiatisent son rapport au monde. On peut formuler l’hypothèse que ces présences intérieures dessinent la figure démultipliée d’un Ghostreader qui, échappant pour une large part à l’activité consciente du lecteur, nourrit, dans l’interaction féconde qu’est la lecture, les formes d’une subjectivité qui s’indéfinit.32
24Ainsi, dans la suite de son journal, au terme d’une lecture plutôt plaisante du roman, notre lectrice associe de nouveau le roman à l’histoire de sa vie, l’intrigue reflétant cette fois les amours d’une de ses amies :
Ma première vraie lecture je l'ai donc faite en Licence 1 […]. Mais chose rigolote cette année- là j'avais une très grande amie dont je ne citerai pas le nom par raison de respect de vie privée. Amie très facilement identifiable à Emma et un très grand ami du coup, petit copain de celle-ci, facilement identifiable à Charles. Leur histoire était similaire ! Je ne pourrais expliquer pourquoi je les comparais ainsi et ce à chaque instant, à mesure de la progression de leur dégradation amoureuse […]. Mon amie multipliait les conquêtes mais n'était jamais satisfaite, toujours triste de se sentir si perdue et mon ami, lui, devenait peu à peu malade de son absence et sombrait. Il filait un mauvais coton. Un des conquêtes de mon amie pouvait même être assimilée au jeune étudiant en médecine qui ne faisait finalement rien de sa vie. Pour vous dire qu'à deux reprises ce roman était l'histoire de mon quotidien. Tout simplement fou.
25La lectrice interprète ici le roman selon une intrigue romanesque qualifiée de « dégradation amoureuse », au prix d’un véritable mélange entre les personnages. Le « jeune étudiant en médecine qui ne faisait finalement rien de sa vie », conquête de son amie, représenterait-il Charles ou Léon ? Cette pratique de lecture s’accompagne d’une grande désinvolture face à l’exigence des références ou encore à l’exercice même du journal33: Berthe devient « Marthe », le film Gemma Bovery serait une adaptation du roman de Flaubert, sans que la bande-dessinée de Possy Simons ne soit mentionnée, Bouvard et Pécuchet devient Boulevard et Pétuchet … mais peu importe puisqu’il s’agit pour la lectrice de réécrire l’histoire, de la fantasmer. Cette appropriation totale du récit ne se fait pas sans un certain humour, comme si la lectrice avait conscience de ce mécanisme : « Peut-être était-ce le fait que ce livre m'avait tellement plu que le syndrome Don Quichotte se réveillait en moi. Ahhaha. » Le texte ainsi recréé devient un nouveau roman qui peut entrer en débat avec d’autres textes de lecteur·rice·s et éclairer l’esthétique de l’œuvre lue.
26Le journal de l’étudiante révèle donc une lecture subjective qui s’apparente bien à un débat, précisément parce qu’elle s’exprime comme une prise de position individuelle face au roman et à son personnage. À lire le journal, on constate qu’une négociation intérieure entre des émotions contradictoires s’y joue. La lectrice explore ainsi son inimitié à l’égard du personnage d’Emma en tant que mère, mais aussi une forme de compréhension voire d’empathie à l’égard du personnage d’Emma en tant qu’amie. Elle évoque aussi le déplaisir de la prescription scolaire.
[C]e qui me reste de Madame Bovary durant mes années de collège et de ma classe de première c'est ma résistance, ma réticence à le lire, à ne serait-ce que l'ouvrir […] Quel cauchemar ! Devoir lire ce machin tout pourri, chiffon moisi de « nian-nian titude ». Alors rebelle et garçon manqué comme je l'étais à l'époque avec mon caractère bien trempé, je ne l'ai bien entendue pas lu !
27Elle aborde ensuite le refus de lire le texte en classe de Terminale Littéraire puis la prise de décision qui l’a menée à ouvrir le roman pour finir par le « dévorer » :
Si je voulais obtenir mon année, il fallait que je mette mes préjugés et mes refus de côté. Lettres Modernes, je ne pouvais plus prétendre pouvoir refuser un classique n'est-ce-pas ? Et puis j'avais grandi et énormément mûrie donc je me sentais tout à fait capable de prendre sur moi.
28L’expression d’une émotion initiale négative mue en appréciation positive est l’occasion de se définir comme lectrice, à travers la construction d’un parcours de lecture : du garçon manqué rebelle et lecteur intermittent à la jeune fille mûre et lectrice experte, le rapport conflictuel au texte se mue à nouveau en autobiographie.
29Selon Gérard Langlade, les textes de lecteur peuvent se manifester à travers divers supports (« un article, un essai littéraire, une correspondance, une autobiographie, une réécriture de l’oeuvre, une adaptation cinématographique, etc. »34) et la « confrontation de plusieurs textes de lecteurs d’une même œuvre permet de montrer la disponibilité, la mobilité, voire la malléabilité interprétative d’une œuvre soumise à la créativité des investissements affectifs de ses lecteurs35 ». Pour le chercheur, l’exploitation de ces textes de lecteurs permet de rendre la lecture subjective « soluble dans l’enseignement de la littérature » et « l’enseignement littéraire aurait tout à gagner à prendre appui sur ces réactions affectives des lecteurs experts ou novices au lieu d’en faire les passagers clandestins de la lecture au nom d’une objectivité factice de l’interprétation »36. Certains exercices, comme un journal de lecture, peuvent sans doute favoriser une appropriation du texte par l’expression subjective qu’ils permettent dans le cadre institutionnel de la lecture scolaire. L’absence d’évaluation semble à ce titre pertinente : elle favorise une certaine « égalité » entre les débattant·e·s, plus libres d’exprimer leur opinion sans être soumis·e·s à la plume correctrice d’un·e enseignant·e.
30Ce serait pourtant oublier la spécificité du pouvoir institutionnel qui procède par intériorisation des normes. On le voit bien dans l’exemple que je viens de donner : si la lectrice se débat avec le personnage d’Emma Bovary, elle met aussi en scène une lutte entre les attentes scolaires et les attentes intimes en ce qui concerne la lecture du classique. Ainsi, la lectrice exprime de façon lyrique la « pression » scolaire, ce qui peut être interprété comme une auto-justification de ne pas avoir lu le roman dès que l’institution scolaire lui en a signalé l’importance :
Oh combien je l'ai reculé ce moment fatidique de la lecture. À la simple vue du titre Madame Bovary […], je ne pouvais que soupirer et détourner le pas. En réalité c'est que [sic] ce roman m'a suivie de mon collège à ma première année universitaire. Bien souvent je l'avais sur ma liste de lectures facultative et mes professeurs nous en faisaient l'éloge à chaque heure de cours. Je me souviens de ces éloges qui lui ont été fait, et de chaque heure de littérature et des enseignants aussi. Je m'en souviens puisqu'à l'époque je vivais cela comme « une pression ». Ce que c'était fatiguant d'en entendre toujours parler. Un enfant de 12-13 ans se lasse vite mine de rien. Il a envie d'un panel varié. Et il n'a finalement pas toujours réellement conscience du côté incontournable d'une lecture comme Madame Bovary.
31On voit comment cette lecture subjective s’adresse à la lectrice universitaire que je suis37, par le recours à un style qu’on pourrait qualifier de « littéraire » avec le recours à l’interjection, aux tournures exclamatives, aux hyperboles ou encore à un lexique soutenu (« fatidique », « éloges »). Un autre indice de cette intériorisation des attentes de la lecture experte se repère dans l’évocation du « côté incontournable » du roman de Flaubert ou encore de la doxa critique sur Madame Bovary à travers la comparaison avec Don Quichotte, remarque de connivence qui n’est pas anodine. Enfin, la critique des attentes scolaires dans le journal de lecture peut se comprendre comme la mise en scène d’une figure de lectrice rebelle, extra-ordinaire, ce qui est aussi une figure valorisée par l’institution scolaire (on pense au « génie » ou à l’élève « brillant » qui ne sont jamais « scolaires »).
32Un débat littéraire peut donc avoir lieu même quand le point de vue opposé est imaginé par le locuteur, par exemple ici le point de vue de l’institution, à travers le regard de l’enseignant ou de la chercheuse qui liront le journal de lecture. L’opposition entre les notions d’ « activité » et de « passivité », qui permet généralement de penser l’opposition « écriture » et « lecture », n’est pas pertinente quand on se penche sur le fonctionnement de la lecture de fiction, notamment dans le cadre scolaire. Celle-ci implique en effet toujours un positionnement de l’élève face au texte lu, à travers des prises de paroles et des silences qui sont orientés vers la réception de l’enseignant·e, relai de l’institution, et qui émettra en retour une opinion sur ces prises de paroles et ces silences. Comment, dans ce contexte, faire du débat en classe un espace de partage ?
Le débat en classe ou la construction d’un espace de partage
33Il n’y a sans doute pas de recette miracle, mais on peut évoquer à nouveau le travail d’Hartmut Rosa pour réfléchir à ce que serait cet espace de partage. Le sociologue évoque l’existence de « processus éducatifs » qui seraient plus réussis que d’autres :
les processus éducatifs réussis se caractérisent par le fait que des fragments de monde spécifiques (le monde des chiffres, les formules de physique, le fonctionnement des bactéries, les poèmes expressionnistes, l’histoire de la guerre de Trente Ans, etc.) sont “amenés à parler”, instaurant ainsi un rapport responsif avec les sujets.38
34Il insiste à ce titre sur le rôle des relations interpersonnelles dans la qualité de l’échange scolaire. J’ai déjà évoqué la problématique de l’inégalité des positions sociales dans un débat littéraire, dès lors qu’un lecteur ou une lectrice (ou un groupe de lecteur·rice·s) occupe une place plus légitime au regard de l’institution scolaire que les autres. Le rôle des relations entre l’enseignant·e et ses élèves ou étudiant·e·s est alors crucial. Pour Hartmut Rosa, un professeur qui favorise cet espace de résonance « ne fait pas seulement office de premier diapason “inspirateur” : il est aussi un second diapason “récepteur” en mesure de réagir avec tact aux besoins, aux humeurs et aux intérêts des élèves39 ». Mais le rôle des relations entre apprenant·e·s est aussi essentiel : les prises de paroles des élèves apparaissent alors comme l’expression de points de vue qui éclairent le texte de fiction classique de manière à la fois subjective et collective. Pour que ces points de vue s’expriment, il faut alors que l’ambiance de classe soit propice à cette prise de parole. Il faut aussi avoir conscience que les relations qui animent les élèves et les étudiant·e·s informent la mise en place du débat40.
35Un exemple peut être fourni par un échange ayant eu lieu dans une de mes classes de 4ème lors de l’étude de L’Île des esclaves de Marivaux. La pièce fournit l’occasion de réfléchir à la thématique des rapports de pouvoirs dans une société donnée. Alors que j’interroge les élèves sur la pertinence de pardonner aux maîtres en leur rendant la liberté à la fin de la pièce, trois élèves prennent une position morale différente sur cette situation. Jana, excellente élève, défend l’idée que la punition des maître rééquilibre l’injustice et que le pardon intervient car « on est quitte ». La jeune fille adopte le point de vue qui valide la fin choisie par Marivaux et donc le texte choisi par l’enseignante. Arthur dit que le pardon doit dépendre du crime. Rayan, lui, s’oppose fortement à ses camarades : il refuse le pardon, car il y voit la certitude que la relation de domination va s’inverser à nouveau. « On est toujours l’esclave à quelqu’un ou le maître à quelqu’un » affirme-t-il. Rayan lit avec émotion et il l’exprime. Il réagit fortement aux textes : c’est lui que j’ai cité en introduction de ce travail et qui critiquait la décision que prend Orphée de descendre aux enfers. Rayan fait également partie des élèves défavorisés de l’établissement scolaire (dont le contexte est très favorisé). Il est en décalage avec le reste de la classe, par sa taille, sa manière de parler. Sa réflexion sur les mécanismes de domination sociale est très avancée pour un enfant de son âge et elle s’exprime avec force, dans un ton qu’on pourrait qualifier d’agressif (donc défensif) : « Plus on a de capital, moins on est l’esclave » ; « Si on a l’argent, on a le pouvoir » lance-t-il. On voit comment sa prise de position sur le texte est en fait une prise de position subjective, influencée par la position sociale qui est la sienne41. Il s’agit pour lui de se faire entendre. L’enseignant·e a alors un rôle-clé dans la régulation de cette parole et doit s’interroger sur les valeurs que son cours cherche à créer, à travers le choix des textes bien sûr, mais aussi par la manière dont il ou elle autorise, valide ou invalide ces prises de position. La prise de parole de Rayan est ainsi l’occasion de réfléchir à la fin heureuse que propose Marivaux, fin qu’on pourrait qualifier d’utopique et qui atténue la dimension de critique sociale de la pièce. Comme bien des auteurs du XVIIIe siècle, Marivaux n’est pas un révolutionnaire. Avec la classe, et grâce à la réaction de Rayan, nous interrogeons plus finement la visée argumentative et les effets de la littérature du XVIIIe siècle et de la littérature en général. Cette séance m’a semblé être ce qu’Hartmut Rosa appelle un cours « réussi ».
36Pour penser la manière dont la communication prend place dans une salle de classe, Hartmut Rosa schématise en effet deux types de processus éducatifs grâce à la figure du triangle. Les triangles « d’aliénation » ou « de résonance » correspondent à des types d’interaction et à des expériences de communication réussies ou non.
L’école et l’enseignement peuvent ainsi être modélisés sous forme de triangles de résonance ou d’aliénation dans lesquels l’une et l’autre se renforcent souvent d’elles-mêmes. Processus de formation raté, le triangle d’aliénation se caractérise par une situation dans laquelle l’enseignant, l’élève et la « matière » n’ont au fond rien à se dire, voire pire : entretiennent un rapport d’indifférence, de rejet ou d’hostilité42.
37 Au contraire, un cours « réussi » se caractériserait par une écoute et une adresse partagées :
La formation du triangle de résonance comme paradigme d’un cours réussi suppose donc, première condition, que les élèves et les professeurs soient capables de s’atteindre mutuellement. Il faut à cette fin que le professeur soit convaincu d’avoir quelque chose à dire à ses élèves et certain de vouloir être entendu par eux. De même du côté des élèves : l’axe de résonance ne saurait s’instaurer s’ils doutent du fait qu’ils ont leur propre rôle à jouer et trouveront une oreille accueillante43.
38En cours de littérature, on pourrait dire que le texte a quelque chose à dire ou non et qu’il fournir l’occasion de se parler. Il s’agit bien sûr ici de schémas idéaux, mais il est intéressant de constater qu’il ne suffit pas qu’un espace triangulaire soit mis en place pour que la discussion ait lieu. Il faut, pour que la résonance se fasse entendre entre les différents acteurs de ce triangle, que les un·e·s et les autres s’adressent les un·e·s aux autres. La discussion autorise alors la confrontation, la remise en cause, l’adaptation. Elle « vibre » pour reprendre les mots du sociologue.
39On peut donc s’interroger sur les conditions de possibilité d’un tel débat sur les textes au sein de l’enseignement scolaire et universitaire. Outre la création d’un cadre adapté à une communication ouverte par la régulation des relations interpersonnelles et la clarification des règles de l’exercice, il semble que l’enseignant·e doive avoir conscience du cadre institutionnel dans lequel il ou elle lit et transmet la littérature. Mais encore faut-il que l’institution fournisse à l’enseignant·e les outils qui permettront la mise en place de cette réflexion : dans sa formation d’abord, dans une véritable réflexion collective sur les problématiques de domination et de légitimation qui structurent l’institution littéraire ensuite44. Nous, lecteurs et lectrices expertes, devons réfléchir à la dimension sociale d’une activité qui nous semble pourtant profondément subjective et individuelle. Et l’on voit alors qu’enseignement et recherche vont nécessairement de pair et que l’interdisciplinarité, ici entre littérature, sciences de l’éducation et sociologie, est essentielle pour aborder un texte littéraire et sa transmission.
Conclusion
40Le débat littéraire apparaît à la fois comme l’espace de construction d’une réception personnelle et comme un outil privilégié de l’appropriation d’un texte. Il prend tout son sens quand il est mis au service de la transmission littéraire. Grâce à lui pourront s’exprimer différents points de vue qui viennent éclairer le texte et enrichir notre perspective sur lui. Ainsi, la réaction de Rayan qui ne comprend pas la démarche d’Orphée met en avant le décalage entre l’intensité des sentiments que nous éprouvons au quotidien, sans cesse médiés par la présence des autres et leur inscription dans une vie sociale, et celle des sentiments exprimés dans un texte littéraire. Cet effet de loupe éclaire à la fois l’esthétique des contes et légendes et la manière dont nous nous les approprions : l’intensité de l’amour exprimé par Orphée prêt à mourir pour Eurydice est constitutif d’un genre littéraire comme le conte et la légende dont la rapidité narrative n’autorise pas l’exploration approfondie des sentiments. Ceux-ci nous sont livrés de manière brute, dans des réactions extrêmes. La réaction d’un élève comme le mien et qui s’autorise à l’exprimer ainsi est alors proportionnelle à cette esthétique : la violence du texte provoque une émotion violente et un questionnement fort. Est-ce vraiment possible d’aimer ainsi ? Et pourquoi nous faire découvrir un récit aussi absurde et dérangeant ? Si les conditions d’enseignement le permettent, l’enseignant·e peut alors proposer un débat sur le texte et sur les réactions qu’il suscite et des éléments de réponse seront construits collectivement. La classe devient le lieu d’un partage entre texte, auteur·rice, lecteur·rices. La littérature se transmet.