Compléter sans fin, débattre sans arbitre : le dossier Edwin Drood
1Débattre d’une fiction, qu’est-ce que c’est ? C’est débattre, et d’une fiction1. Mais derrière le truisme se cachent des implications que je voudrais examiner d’un peu près, avant d’observer un cas exemplaire, celui des tentatives de procurer un dénouement au dernier roman de Charles Dickens.
1. Débattre
2L’idée même de débat implique l’abandon de ce que j’appelle le modèle satellitaire2, où les interventions transfictionnelles se font indépendamment les unes des autres et ne reconnaissent donc pas les autres prolongements ou versions — ce qui ne veut pas dire que leurs auteurs en ignorent l’existence, mais seulement que leurs textes n’en portent aucune trace, ne s’articulant qu’à la fiction initiale dont ils dérivent3. Que deux textes débattent à propos d’un troisième et, aussitôt, l’ensemble qu’ils forment suit un tout autre modèle, où hypothèses et inférences ne pourront manquer d’être mises en concurrence.
3Je viens de supposer qu’il y a davantage qu’une intervention et qu’elles se répondent les unes aux autres. On peut cependant assouplir la première condition en faisant valoir qu’un texte critique engage à lui seul un débat ne serait-ce que potentiel, du simple fait qu’il déploie des arguments, prévoit des objections possibles, y répond, etc. Du coup, son auteur admet la possibilité, si ce n’est la justesse, de lectures adoptant d’autres vues, même si celles-ci ne sont pas actualisées en des textes où elles seraient effectivement soutenues. Il s’agit en quelque sorte de l’équivalent narratif du dispositif que Gerald Prince baptise « disnarrated » et Maxime Abolgassemi « contrefiction »4. Approximatif, car ces scénarios écartés aussitôt que formulés sont partie prenante du récit qui les convoque — davantage, me semble-t-il, que les objections qu’un critique prend en considération et qui, même impersonnelles, appellent l’idée qu’un autre critique aurait pu les avancer. Même si on peut à l’occasion leur reconnaître une dimension argumentative — c’est le cas dans Jacques le fataliste, où presque toutes sont congédiées par le narrateur au titre de leur irréalisme —, les contrefictions ne suscitent pas à un tel degré, me semble-il, cet effet de disponibilité transfictionnelle.
4La seconde condition peut elle aussi être assouplie, et pour une raison similaire : même lorsqu’elles s’ignorent les unes les autres, les critiques portant sur une même fiction seront considérées comme des interventions sur une même scène argumentative appelant éventuellement arbitrage. Je doute qu’il en aille de même pour ce qui est des transfictions au sens strict (narratives, donc), face auxquelles on appliquera par défaut le modèle satellitaire : les versions de l’avenir qui attend Berthe Bovary ne seront pas inscrites par leurs lecteurs dans une relation transfictionnelle aux autres versions. On pourra certes considérer les plus récentes comme des répliques à celles qui les ont précédées, mais je n’imagine pas que des lecteurs aillent jusqu’à y voir des objections à ces dernières. C’est dire que, si l’on a de bonnes raisons d’admettre la possibilité d’une critique transfictionnelle (certes pas toujours assumée5), le fonctionnement argumentatif de ces textes entraîne des différences non négligeables par rapport à la transfictionnalité qui nous est plus familière, celle des suites et des versions. Contributions à un effort collectif d’élucidation d’une œuvre plutôt qu’œuvres jalouses de leur singularité, les textes critiques reconnaissent de façon au moins tacite l’ensemble qu’elles forment : un ensemble ouvert, pourvu d’une dynamique propre qui confrontera chacune de ses composantes à l’œuvre tutrice et à ses autres lectures.
5En cela, la critique transfictionnelle ne se distingue pas de la critique en général, de sorte qu’on peut se demander si l’adoption d’un modèle concurrentiel ne tient pas essentiellement au caractère argumentatif de ces textes, et ce même lorsque ces derniers mènent par ailleurs des opérations clairement transfictionnelles. Il n’est qu’à voir la réticence des commentateurs de Qui a tué Roger Ackyord ? à entrer sur le terrain de Bayard en opposant, à sa contre-solution, des contre-contre-solutions — ou même seulement une défense à nouveaux frais de la solution de Poirot. Car si on a beaucoup commenté l’ouvrage de Bayard, on n’a guère débattu de la solution qu’il avance. C’est sur d’autres terrains que se sont engagés, par exemple, Jean Bellemin-Noël et Marc Escola6. Ce qui intéresse Bellemin-Noël, ce n’est pas l’innocence de Sheppard ou la culpabilité de sa sœur Caroline, mais bien le caractère secret de la solution que Bayard donne comme la véritable : que doit-on penser, se demande-t-il, d’un résultat de lecture dont rien n’indique que l’autrice l’ait cautionné (ou même en ait été consciente) ? Il est vrai qu’Escola, de son côté, aboutit à une autre solution que celle de Bayard. Mais cette solution se situe sur un autre plan, car c’est encore un débat méthodologique qui s’engage ici : Geoffrey Raymond y est désigné comme le coupable, mais d’un autre récit, celui dont Agatha Christie aurait amorcé la rédaction avant d’en infléchir l’intrigue dans une direction dont chacun conviendra qu’elle est plus spectaculaire. Nulle rectification ici : l’article d’Escola ne « corrige » pas l’ouvrage de Bayard comme ce dernier entendait le faire face au roman de Christie ; sa reconstitution ne vise pas ce qui se serait vraiment passé mais le roman qui aurait pu s’écrire ; elle fait émerger un texte possible, non une vérité fictionnelle cachée. Là encore donc, mais d’une autre façon que chez Bellemin-Noël, la démarche résolument transfictionnelle de Bayard fait l’objet d’un débat qui n’a, lui, rien de transfictionnel.
6Cette réticence semble dire qu’une entreprise comme celle de Bayard ne saurait être qu’un « one-shot » — ou n’être répétée, comme son auteur l’a fait par la suite, que sur d’autres objets. Elle semble dire aussi que c’est le geste qui importe et non ses résultats. Qui se soucie vraiment, une fois le premier choc passé, de la culpabilité de Caroline Sheppard ? On a bien plutôt retenu que Bayard remettait en question la solution d’un roman policier ; c’est cela, bien davantage que sa solution, qui a fait la notoriété de son essai. C’est peut-être aussi qu’un débat transfictionnel, où plusieurs critiques renchériraient sur « ce qui est vraiment arrivé », semblerait faire la part trop belle à l’illusion référentielle. On dira que Qui a tué Roger Ackroyd ? s’engage déjà dans la voie d’une hypostase de la fiction et que des interventions subséquentes n’y changeraient rien. Je n’en suis pas si sûr. D’abord, il n’est pas impossible de ramener l’essai de Bayard à un geste, à une expérience de pensée plutôt qu’à une proposition sérieusement soutenue concernant le roman de Christie. Ensuite, je dirais qu’un débat effectif change inévitablement la donne en ce que la perspective d’un arbitrage y devient beaucoup plus concrète, et avec elle la postulation d’une réalité fictionnelle qu’on pourrait en principe dégager de la confrontation des versions. Le dossier Edwin Drood, sur lequel je me pencherai plus loin, nous offrira un exemple saisissant — mais au bout du compte ambigu — d’une telle situation. Avant de l’aborder, toutefois, il me faut considérer le second terme de la formule débattre d’une fiction.
2. D’une fiction
7Ici encore, les choses paraissent simples : on débat d’une fiction lorsque le texte dont on discute est reconnu comme une fiction. On fera valoir que cette reconnaissance ne va pas toujours de soi en ces temps d’autofiction et d’historiographie plus ou moins ouvertement fictionnalisée. Cette incertitude générique m’intéressera toutefois moins que le rapport que les textes critiques eux-mêmes établissent avec leurs objets. La critique transfictionnelle se retrouve ici devant une contradiction structurelle. En tant que métatexte, que critique donc, elle n’est pas censée méconnaître la fictionnalité du texte sur lequel elle porte. C’est pourtant cette méconnaissance, réelle ou feinte, qu’implique son traitement des personnages comme des personnes sur lesquelles notre savoir pourrait être complété ou corrigé, comme si leur existence n’était pas enclose entre les pages du livre que l’on commente.
8Il convient toutefois de distinguer deux stratégies selon que la fictionnalité est reconnue ou non par le métatexte. Malgré les apparences, la seconde de ces stratégies est moins susceptible de conduire à une hypostase de la diégèse que la première : niant l’évidence, elle a toutes les chances d’être vue comme une dénégation ludique, à l’instar de l’holmésologie lorsqu’elle désigne John Watson — et non Conan Doyle — comme l’auteur véritable des enquêtes réelles qu’aurait menées un Sherlock Holmes tout aussi réel. Le lecteur n’a alors d’autre choix, s’il ne veut pas tenir les holmésologues pour des illuminés, que de voir leur négation de la fictionnalité d’Une étude en rouge ou d’« Un scandale en Bohème » comme une fiction (une fiction critique, si l’on veut). C’est une posture plus ambivalente (et, disons-le, plus douteuse) qu’adopte la critique psychologisante lorsque, tout en désignant les personnages comme tels7, elle n’hésite pas à spéculer sur leurs motivations, états d’âme, etc., au-delà de ce que le texte en dit. Le résultat est ce que j’appelle une critique transfictionnelle honteuse, qui ne se voit pas comme relevant de la fiction (et encore moins comme une entreprise ludique)8. Concevant son rôle sous le mode de l’identité et non de la transformation, elle occulte l’intervention qu’elle est au profit de ce qu’elle invite à voir (et qu’elle voit manifestement) comme la mise au jour d’un déjà-là sémantique du texte. La fiction, si l’on suit Karlheinz Stierle, ne se laisse ni compléter ni corriger ; il s’agira donc, pour la critique transfictionnelle honteuse, d’éviter les manœuvres les plus ostensibles — corrections, expansions factuelles — en misant plutôt sur ce que l’idéalisme, de toute façon, considère comme l’essentiel : les personnages et leur intériorité. Cette posture lui permet de reconnaître la fictionnalité de ses objets sans s’estimer liée par cette reconnaissance. Ce qu’elle dit — « ceci est une fiction » — est contredit par ce qu’elle fait : la traiter, dans les limites que je viens d’indiquer, comme on le ferait d’une non-fiction. D’un côté, la présence même sporadique de marqueurs métafictionnels — mention de l’auteur, qualification des personnages comme tels, mais aussi modalisateurs du type « on peut penser que » — ancre la critique, dit son extériorité par rapport au texte commenté et à une fiction que l’on reconnaît comme telle. Mais, d’un autre côté, les inférences, surtout lorsqu’elles sont développées, tendent à s’affranchir de cette tutelle métafictionnelle : d’externe, le rapport à la fiction devient insensiblement interne — et la critique transfictionnelle9. L’ambivalence qui en découle est bien entendu celle du texte critique, qui joue double jeu. Mais elle frappe aussi la notion même de fiction, dont cette critique ne peut qu’éroder la spécificité — d’autant plus insidieusement qu’elle ne le fait pas explicitement mais en acte.
9Il en va bien autrement du côté de la critique transfictionnelle assumée dont les interventions, qui ont peu de chances de passer inaperçues, se situent aux confins — si ce n’est au-delà — de ce que la fiction paraît admettre : minuscule ou majeure, la crise qui en découle ne peut que favoriser une réflexion sur les paradoxes de la fiction, et de la critique.
3. Inférer, juger
10De quoi débat-on, lorsqu’on débat d’une fiction ? L’appel à contributions de ce numéro distingue deux possibilités, que je rangerais respectivement sous les rubriques de l’hypothèse et du jugement. Dans le premier cas, la lecture (et l’écriture, lorsqu’elle en prend transfictionnellement le relais) s’aventure au sein de ce que Dolezel (1998 : 191-194) appelle le domaine indéterminé de la fiction, à savoir tout ce qui, d’un monde fictif donné, n’est pas mentionné par le texte et ne peut donc être approché qu’à travers des inférences lecturales. C’est bien entendu lorsque ces dernières sont incertaines, et donc potentiellement multiples, qu’un débat peut survenir. Il n’y a rien de bien aventureux à supposer un système digestif à Charles Bovary, bien que le texte de Flaubert n’en fasse aucune mention. La question devient plus délicate lorsqu’on se demande si ses incessantes visites médicales ne cacheraient pas quelque aventure extra-conjugale. De telles spéculations invitent naturellement à la discussion, mais c’est un autre type de débat qu’on amorce lorsqu’on prend position face à la conduite d’un personnage10 et que, l’estimant répréhensible (ou invraisemblable, malavisée, etc.), on critique l’œuvre (quand ce n’est pas l’auteur) qui met en scène et, suppose-t-on, cautionne ces agissements.
11Il reste que jugements et inférences peuvent être liés en une même lecture. Dans l’exemple du Double suspect, c’est ce qui arrive lorsqu’on explique l’emploi du terme « déviance » par l’homophobie (supposée, donc inférée) de la narratrice. C’est ce qui arrive aussi lorsque, suivant une avenue bien différente, on se demande si la répétition de ce terme ne témoignerait pas plutôt d’un mécanisme de défense face à ses propres désirs inavoués. Le roman de Monette ne manque pas d’éléments qu’on pourrait alléguer en faveur de cette seconde hypothèse, qui tend à disculper la narratrice — et sans doute, derrière elle, l’autrice elle-même11, qu’on suppose alors, non pas souscrire aux opinions de son personnage, mais plutôt l’exposer à notre considération critique.
12Les choses, on le voit, se compliquent rapidement : juger d’une fiction, c’est inévitablement prendre une série de décisions au sein d’un faisceau d’options à la fois morales, idéologiques et méthodologiques. La réprobation, lorsqu’elle survient (car il est toujours possible de se refuser aux jugements), peut s’en tenir à une instance fictive, personnage ou narrateur ; elle peut viser, à travers cette instance, la figure de l’écrivain.e qu’on tiendra alors solidaire du comportement visé12 ; on peut aussi maintenir l’auteur à l’extérieur du débat, soit en vertu d’une conviction générale (formaliste ou structuraliste) soit à l’issue d’une décision ponctuelle, parce qu’on estime que le texte se dissocie ironiquement de sa propre fiction.
13Dans tous ces cas, mais sans doute tout particulièrement lorsque l’écrivain.e est mis.e en cause, le jugement porté sur une fiction peut déboucher sur une intervention transfictionnelle. La transfocalisation en sera souvent l’instrument privilégié13. La frontière entre ces textes animés par une visée argumentative plus ou moins ostensible et des transfictions axiologiquement neutres est sans doute poreuse, car elle dépend elle-même d’une appréciation des lecteurs : de telle version de Madame Bovary focalisée sur Charles, dira-t-on qu’elle conteste l’image que le roman de Flaubert donne de ce dernier ou qu’elle ne fait que relever un défi narratif ? C’est parfois net (dans le Charles Bovary de Jean Améry, exemple explicite du premier cas de figure), parfois un peu moins (dans le Monsieur Bovary de Laura Grimaldi, par exemple)14. Après tout, on peut imaginer (ou raconter) autrement pour toutes sortes de raisons — parce qu’on juge que ce serait idéologiquement ou moralement préférable, ou simplement plus amusant, ou provoquant —, qu’il n’est pas toujours facile de départager dans les faits. La fiction exhibe alors une propension à l’ambiguïté qu’on ne retrouve généralement pas du côté de la critique qui, lorsqu’elle se fait normative, le fait sans ambages.
14C’est d’une autre manière encore qu’inférer et juger se distinguent. La première opération peut amener à débattre d’une fiction (je reviendrai plus loin sur ce point) ; la seconde aussi, bien entendu, mais pas qu’avec les autres lecteurs : poser un jugement, c’est aussi débattre avec une fiction, et donc voir (et traiter) cette dernière comme une argumentation (sur les Arabes, l’homosexualité, la conduite qu’il sied de tenir en telle circonstance, et ainsi de suite). C’est aussi, symétriquement, amener insensiblement le critique sur le terrain de la fiction : la perspective externe, qui voit la fiction comme un fragile édifice de langage, fait alors insensiblement place à une perspective interne, puisque le critique considère les comportements fictifs comme il le ferait d’événements qui se dérouleraient devant lui. Par là, cette critique se rapproche tendanciellement de la critique transfictionnelle honteuse.
4. Le mystère d’Edwin Drood
15Des questions comme celles qu’on vient de voir, le dernier roman de Charles Dickens, The Mystery of Edwin Drood, les pose de manière particulièrement aiguë, d’abord en raison de son inachèvement (sa rédaction a été interrompue par la mort de Dickens, de sorte que nous ne pouvons lire que la moitié environ du roman projeté par l’écrivain), ensuite parce qu’Edwin Drood est, ou aurait été, un récit d’énigme dont l’incomplétude frappe, outre sa portion non écrite, les pages rédigées qui ne disent manifestement pas tout sur la portion de diégèse qu’elles couvrent. On ne s’étonnera donc pas que ce roman inachevé ait donné lieu à de nombreuses tentatives, soit de le compléter en amenant l’histoire jusqu’à son dénouement, soit de s’interroger, en des analyses argumentées, sur ce dénouement et sur les incertitudes que, suppose-t-on, ce dernier aurait résolues.
16Si le dossier Drood constitue un objet exemplaire, c’est d’abord en raison de son ampleur (on compte des dizaines de propositions depuis 187015), signe à la fois d’une fascination pour l’énigme et d’une insatisfaction envers les précédentes tentatives de la résoudre. Ce qui frappe le lecteur qui aborde le continent droodiste est aussi la remarquable diversité qu’on y découvre. Aux continuations romanesques et aux analyses s’ajoutent en effet des manifestations plus étonnantes :
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une comédie musicale interactive de Rupert Holmes lors de laquelle les spectateurs sont appelés à se prononcer par vote à main levée sur l’orientation de l’intrigue ;
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des continuations qu’on pourrait qualifier de métafictionnelles : Epilogue de Bruce Graeme (1934), dans lequel deux policiers de l’entre-deux-guerres se retrouvent inexplicablement sur les lieux et à l’époque du roman, et mènent l’enquête au milieu des personnages de Dickens, ou encore L’Affaire D. de Fruttero & Lucentini (1989), dans lequel une demi-douzaine de détectives célèbres — Holmes, Maigret, Porphyre Petrovitch... — sont réunis en un « groupe de travail Drood » au sein du « Colloque international sur l’achèvement d’œuvres incomplètes ou fragmentaires en musique et en littérature »16 ;
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un procès (deux, en fait) visant à établir la culpabilité ou l’innocence du principal suspect, sur lequel je reviendrai.
17C’est surtout à travers les questions générales qu’il soulève que le « cas Drood » me paraît mériter l’attention. Plusieurs de ces questions résultent du caractère inachevé de l’œuvre. Ainsi, est-ce la même chose que de débattre de l’interprétation d’un texte actuel (en l’occurrence, la portion d’Edwin Drood que Dickens a rédigée), de ses marginalia (illustrations, confidences, témoignages de proches, etc.) et des zones virtuelles de la diégèse, qu’elles soient postérieures ou simultanées à la portion du roman dont nous disposons ?
18Une autre série de questions est ouverte par le fait que le dossier Drood constitue un rare exemple de système résolument concurrentiel, au sens qu’on a vu plus tôt. On ne s’étonnera certes pas que des travaux critiques se fassent référence les uns aux autres, délimitant les zones d’accord et consacrant de patientes discussions aux inévitables désaccords. Mais le débat droodiste n’engage pas que ces essais dont le rapport au texte de Dickens relève à la fois du commentaire, de l’interprétation et de la spéculation ; y participent aussi les complétions, récits à la fictionnalité assumée mais qui se sentent tenus de défendre, d’abord le principe même de la continuation, ensuite la précellence de la solution diégétique particulière avancée chaque fois17. Cette polarisation généralisée, dont on chercherait en vain l’équivalent dans la plupart des autres ensembles transfictionnels, je l’expliquerais par deux facteurs. Le premier est l’inachèvement de Drood, qui crée une béance ostensible dans laquelle fictions et analyses s’engouffreront. Alors que l’expansion d’une œuvre achevée peut en prolonger le récit dans diverses directions (en aval, en amont ou parallèlement), aboutissant, si plusieurs s’y mettent, à une constellation transfictionnelle, la menée à terme d’un récit confronte inévitablement les différentes manières d’occuper une même place vide18. Cette tension est fortement avivée par la dynamique du corpus droodiste, qui se développe autour d’un nombre limité de questions auxquelles romanciers et « solutionnistes » se sentent tenus de répondre : Edwin Drood est-il mort ou n’est-il que disparu ? Quel rôle son oncle (et rival amoureux) John Jasper a-t-il joué dans ce qui lui est arrivé ? Qui est au juste Datchery, personnage dont l’apparence suggère un déguisement et qui apparaît à Cloisterham pour enquêter sur les agissements de Jasper ?19 À quoi s’ajoute une interrogation au second degré, source d’une nouvelle fragmentation de la communauté droodiste : doit-on lire Edwin Drood comme un roman policier avant la lettre, en mettant l’accent sur son mystère promis à une solution étonnante, ou comme un roman psychologique dont le dénouement importe moins que le drame qui s’y joue20 ? Cette alternative influence en retour la lecture qu’on fera des indices : si Edwin Drood est un (proto-)roman policier, la culpabilité apparente de Jasper est un leurre tendu aux lecteurs ; si c’est un roman psychologique, elle redevient une donnée indiscutée et forme le point de départ d’interrogations d’un tout autre ordre, visant à sonder l’intériorité du personnage. La cohabitation de continuations narratives et de critiques transfictionnelles au sein d’un même ensemble soulève à son tour son lot de questions. Admettons, comme je l’ai avancé plus tôt, que les premières n’échappent pas aux considérations argumentatives mises de l’avant dans les secondes. Cela justifie-t-il qu’on les lise comme des prises de position au sein du débat droodiste ? Les analystes, lorsqu’ils évoquent ces continuations, soulignent parfois le manque de rigueur auquel conduirait à leurs yeux l’adoption de la forme romanesque. Cela revient à annexer ces récits à l’entreprise solutionniste en dépit de leur revendication d’un statut fictionnel ; ce statut ne soustrairait pas ces romans au régime sérieux de la recherche d’une solution ; mais il minerait, de par la liberté qu’il octroie aux auteurs, la crédibilité de leur entreprise21.
19Le statut des essais a lui aussi quelque chose d’ambigu. L’inachèvement du Mystère d’Edwin Drood a pour conséquence que les tentatives d’extrapoler son dénouement à partir du segment rédigé portent sur un texte possible : celui que Dickens, s’il avait vécu, aurait produit. Cela rend leurs spéculations indécidables, mais pas au sens où on le dit de la fiction. L’infalsifiabilité de la fiction est statutaire22 et ne peut être levée que par une stratégie interprétative qui en refuse le principe, comme le ferait le lecteur de l’incipit de L’Amérique qui verrait dans l’épée que brandit la statue de la Liberté une bourde de Kafka. L’infalsifiabilité des conjectures droodistes, elle, est contingente : seules les circonstances ont fait que nous ne disposons ni de la seconde moitié du roman, ni d’un document exposant de manière univoque les intentions de l’écrivain23. Ils feraient donc, mutatis mutandis, ce que fait Marc Escola lorsqu’il s’essaie à reconstituer le Meurtre de Roger Ackroyd que Christie aurait initialement prévu. Mais quand ils tentent de combler des ellipses de la portion écrite du roman, se demandant par exemple si Jasper a assassiné son neveu après que celui-ci ait quitté Neville Landless, ou encore si l’évanouissement ultérieur de Jasper, lors de sa conversation avec le notaire Grewgious, constitue un aveu tacite de sa culpabilité, ces critiques font autre chose, qui se rapproche beaucoup plus de ce que fait Pierre Bayard : leur objet n’est plus tant un texte possible qu’une réalité fictive sur laquelle la narration demeure silencieuse. Dira-t-on que leurs énoncés relèvent du régime sérieux (au sens de la pragmatique) dans le premier cas et du régime fictionnel dans le second ? Cette position, sans doute la plus rigoureuse, est passablement contre-intuitive : après tout, ces énoncés sont produits d’un seul tenant et s’étayent les uns les autres : on « déduit » la fin du roman à partir de la manière dont on lit (parafictionnellement) les chapitres existants. Même lorsqu’elle est mue par un réflexe positiviste, chez un Cuming Walters par exemple, la critique droodiste est plus engagée sur le terrain fictionnel qu’elle ne veut sans doute le reconnaître.
5. Débattre d’Edwin Drood
20L’inscription des textes droodistes dans des débats, parfois acharnés, ne simplifie pas les choses : si, pris isolément, on peut lire chacun comme faisant inévitablement une place à la spéculation, leur lecture croisée nous confronte à des textes qui, de toute évidence, se prennent mutuellement au sérieux. On pourrait certes tenir ce sérieux pour aussi feint que celui des holmésologues et considérer l’ensemble des spéculations droodistes comme une production fictionnelle tentaculaire. Cette interprétation serait plus convaincante si les droodistes arboraient le ton pince sans rire qu’on reconnaît aux holmésologues ; et si, surtout, ce n’était de l’impression que leurs débats sont sous-tendus par un enjeu réel : reconstituer, sinon le roman à jamais inaccessible dont la mort de Dickens a interrompu la rédaction, du moins les grandes lignes de son intrigue.
21Cette idée d’enjeu, rien ne la suggère aussi clairement que l’organisation, en 1914, d’un « procès » intenté à John Jasper, principal suspect de la constellation droodiste. Les formes extérieures du processus juridique y étaient respectées : des tenants des thèses de la culpabilité (J. Cuming Walters, B. W. Matz) et de l’innocence (Cecil Chesterton, W. Walter Crotch) y agissaient respectivement comme avocats de la poursuite et de la défense ; des personnages du roman, évidemment interprétés par des comédiens, ont été appelés à la barre ; à l’issue des témoignages et des plaidoiries, un jury présidé par George Bernard Shaw devait livrer un verdict24.
22Spectacle pour un public composé de nombreux curieux (la soirée avait été largement publicisée et la presse allait s’en faire l’écho sous des titres aussi accrocheurs que « John Jasper found guilty of manslaughter »), ce procès n’en visait pas moins des objectifs sérieux dans l’esprit de ses organisateurs. Effervescente depuis plusieurs années, la critique droodiste ne se dirigeait de toute évidence pas vers un consensus mais bien au contraire vers une arborescence apparemment incontrôlable des scénarios virtuels que le procès, espérait-on, parviendrait à juguler en confrontant in præsentia les principales thèses avancées jusque-là25. C’était là attendre beaucoup d’un exercice qui, même s’il avait respecté les règles qu’il s’était données au départ26, n’aurait certainement pas mis un terme aux désaccords entourant Edwin Drood. À cela, deux raisons au moins27.
23La première tient au principe même du procès, qui réduit à un seul axe (en l’occurrence, John Jasper est-il coupable ou non du meurtre de son neveu Edwin Drood ?) ce qui constituait déjà un réseau où les hypothèses se ramifiaient en sous-hypothèses, l’accord éventuel sur un point ne préjugeant jamais des opinions sur d’autres questions. L’hypothèse de la survie d’Edwin Drood, par exemple, peut être expliquée par la supposition que Jasper n’a jamais voulu l’assassiner, ou bien par celle qu’il a effectivement tenté de le faire mais infructueusement28. Dans ce dernier cas, Datchery peut être Drood, revenu incognito à Cloisterham pour recueillir les preuves de la culpabilité de son oncle, ou Helena Landless qui en veut à Jasper pour d’autres raisons (il harcèle son amie Rosa), ou être un personnage à part entière et non l’un de ceux que le récit a présentés avant son introduction... Se satisfaire d’une réponse à une question unique, ce serait mésestimer non seulement la complexité du texte, mais aussi la dynamique propre des débats critiques qui reposent en grande partie sur la surenchère — et l’ingéniosité des critiques, illustrée par leur capacité à faire apparaître des problèmes que leurs prédécesseurs n’avaient pas su relever.
24L’incapacité du procès de John Jasper à mettre un terme aux débats droodistes tenait aussi à son recours à la fiction — à une fiction métaleptique, qui plus est, puisque en citant des personnages à comparaître le procès les mettait en contact avec des personnes réelles jouant leur propre rôle (les frères Chesterton, Cuming Walters, etc.29). Les secondes, qui n’ignoraient évidemment pas le véritable statut des premiers, s’adressaient malgré tout à eux comme s’ils étaient aussi réels qu’elles-mêmes. Le procès était donc sous-tendu par un fantasme, celui d’un accès immédiat et non problématique au monde fictif : au roman de Dickens, traité comme un document factuel, s’ajoutait la présence entre les murs du King’s Hall de quelques-uns de ses principaux protagonistes, venus témoigner de leurs agissements, de leurs motivations et de leur compréhension des événements entourant le drame. On devine l’importance, dans un tel dispositif, des comédiens chargés d’interpréter, au sens théâtral mais aussi herméneutique du terme, les personnages qu’ils incarnaient. D’autant plus que le procès se donnait pour objectif de dégager une solution à l’issue des échanges, de sorte que les participants ne pouvaient visiblement pas suivre un texte entièrement écrit à l’avance. De là une part d’improvisation qui a sans doute contribué à l’effet d’authenticité du jeu des comédiens, appelés à réagir sur le vif aux questions des avocats en fonction de leur connaissance factuelle du roman mais aussi de leur compréhension de « leur » personnage. Le fantasme d’un accès aux protagonistes du drame aboutissait ainsi à un dilemme : ou bien les témoins s’en tenaient à la lettre du texte, et le procès s’interdisait toute percée significative ; ou bien ils s’aventuraient au-delà, réagissant comme aurait réagi, à leur avis, le personnage, et ils s’exposaient au reproche d’avoir substitué à ce dernier la conception qu’il s’en faisaient.
25Doit-on s’en étonner ? C’est précisément ce qui est arrivé. Non seulement le procès de John Jasper n’est pas parvenu à clore les débats droodistes, mais il est devenu lui-même, quelques semaines durant, un objet de controverses dont les numéros du Dickensian portent quelques traces instructives. La charge a été menée par J. Cuming Walters et J. W. T. Ley, qui n’ont visiblement pas apprécié la désinvolture de Shaw et de Chesterton, mais qui ont tous deux réservé leurs principales critiques à la prestation de C. Sheridan Jones, interprète du clerc de notaire Bazzard, coupable selon eux d’avoir dénaturé le personnage et, surtout, d’avoir inséré dans son témoignage le récit d’épisodes absents du roman30. Cela suffit-il à l’invalider ? Oui, selon Walters et Ley qui allèguent tous deux la règle des inférences légitimes (« reasonable deductions ») à partir du roman. Nullement, leur a répondu Cecil Chesterton lorsqu’il a rappelé au second que les clauses du procès ne limitaient pas les témoins à de telles inférences mais, plutôt, leur interdisaient des déclarations entrant en contradiction avec l’œuvre31 — ce qui est loin d’être la même chose et leur accordait une latitude considérable dont Sheridan Jones s’est habilement prévalu.
26Faut-il se désoler de l’échec d’un procès qui, si son déroulement et ses conclusions avaient rallié participants et commentateurs, aurait mis un terme au débat entourant le Mystère d’Edwin Drood ? Non, bien sûr. D’abord parce qu’un tel consensus n’aurait pu être, au mieux, que provisoire : mu par sa dynamique propre, le débat aurait eu tôt fait d’être relancé par de nouvelles hypothèses, de nouvelles reconstitutions du dénouement à jamais manquant du roman de Dickens. Mais aussi, et peut-être plus fondamentalement, parce que cette tentative audacieuse d’arbitrer les différends entre droodistes était aussi, quoi qu’en aient pensé ses participants, une étape de plus dans un réseau fictionnel dont nul arbitre, mais peut-être seulement la lassitude de ses producteurs, ne saurait stopper la prolifération et l’enchevêtrement.