Le Procès de Monte-Cristo, essai de critique judiciaire, ou Comment peut-on juger un héros de roman populaire ?
Initiée par Pierre Bayard avec Qui a tué Roger Ackroyd ? (Paris, Minuit, 1998), la critique policière est aujourd’hui pratiquée collectivement, au sein du réseau Intercripol, par les équipes qu’il m’a été donné de coordonner depuis sa fondation1. Elle se donne pour mission de mener l’enquête au sein des fictions ; notamment, de prouver l’innocence de personnages qui y ont été injustement accusés de meurtre, et de révéler l’identité des criminels qui n’y ont pas encore été épinglés. En effet, bien des détectives de fiction, que la narration érige en héros d’une perspicacité absolue, ne concluent à la culpabilité de tel ou tel personnage qu’au terme d’une enquête riche en « abductions créatives »2, c’est à dire fondée sur des hypothèses séduisantes esthétiquement, mais logiquement peu rigoureuses ; et les invraisemblances, voire les incohérences de leur démonstration, appellent incontestablement le réexamen. Mais, comme l’a déjà suggéré Laetitia Tabard, directrice de notre brigade médiéviste3, si l’on veut, en tant que critique littéraire, œuvrer jusqu’au bout au triomphe de la justice dans la fiction, on ne peut pas se contenter de la phase policière de l’enquête : on doit également élargir son champ d’investigation à la critique judiciaire, et offrir aux personnages de fiction ce qui constitue, au sein du monde réel, un droit fondamental et inaliénable de l’individu : la possibilité d’être équitablement jugés. Qu’on les estime coupables ou innocents, nous nous devons, ainsi, de leur garantir les conditions d’un procès en bonne et due forme.
La fiction comme cas juridique : l’affaire de tou(te)s ?
1 Lire, c’est juger. Comme l’a notamment rappelé Philippe Hamon dans Texte et idéologie, la littérature est « née dans le prétoire »4 ; et, organisant, au sein de l’espace de la diégèse, un débat pro et contra où sont confrontés plusieurs systèmes de valeurs, elle institue, de fait, le lecteur ou la lectrice en « juge ultime »5 de la fiction. Un(e) juge qui va toujours, pour son verdict final, essayer, plus ou moins, de concilier ses propres valeurs à celles qui s’affirment, plus ou moins clairement, dans la logique narrative. Et qui va parfois être amené(e) à (re)juger des personnages eux-mêmes aux prises avec la Justice, effectivement condamnés ou en passe de l’être (tel Humbert Humbert, le narrateur de Lolita, qui écrit son récit en prison, dans l’attente de comparaître devant les magistrat(e)s) :
Mettre en scène le juge, le moment de l’application du droit est implicitement ou non convoquer un lecteur-citoyen, quand bien même celui-ci ne serait pas directement interpellé par l’auteur. (…) Témoin, indigné, dubitatif, incrédule, conforté ou inquiété dans ses croyances, le lecteur formule des jugements, et se reconnaît ou se distancie des jugements formulés dans un texte6.
2Bref, lire c’est juger, et, pour comprendre la fiction, il n’est donc pas inutile de se demander ce qu’on définit soi-même comme juste ou injuste. Née au début du XXe siècle aux États-Unis, portée dans l’espace francophone depuis plusieurs décennies par des équipes comme celle qui s’est fédérée autour de la Revue interdisciplinaire d’études juridiques éditée par l’Université Saint-Louis de Bruxelles, l’interrogation sur les rapports entre droit et littérature a déjà donné lieu à de nombreuses recherches. Dans le champ plus spécifiquement littéraire, déjà dynamiques pour les siècles anciens7, celles-ci commencent à se développer dans le domaine des études romantiques, dans lequel s’inscrit mon travail8.
3A été défendue, dans ce cadre théorique global, l’idée que la littérature, imaginant des cas exceptionnels, offrait aux juristes une occasion précieuse d’élaborer une compréhension plus fine du Droit — pour leur permettre de développer une écoute compréhensive et leur apprendre à adopter, face au cas jugé, la mesure convenable entre empathie et distance (tradition éthique, majoritairement américaine, développée depuis le début du XXe siècle) ; ou, au contraire, pour s’initier à la complexité du cas particulier, et donc, à l’occasion, prendre du recul par rapport à la législation elle-même, et en évaluer le bien-fondé (tradition critique, majoritairement européenne, développée depuis la fin des années 1970)9. Aux États-Unis, où le Legal drama (aussi appelé Courtroom drama) constitue un sous-genre particulièrement populaire de la fiction10, c’est une coutume, déjà ancienne dans les Law schools, que d’organiser le procès des personnages de fiction pour que les avocat.e.s en herbe fassent leurs armes et peaufinent leurs effets de manche, avant de plaider dans des procès réels ; et, malgré des résistances dues à une formation en Droit fondée avant tout sur le rapport au texte de loi et non sur l’attention au cas singulier, cette pratique commence à se diffuser en France11.
4 Mais pourquoi s’entraîner à considérer la fiction comme un cas juridique, et s’attacher à juger les personnages qui y évoluent, si l’on n’est pas soi-même juriste ? Je vois, pour ma part, deux vertus à une telle pratique : l’une, pour le monde réel, l’autre, pour notre expérience de lecture. Tout d’abord, on peut y trouver une vertu de simulation : en tant que citoyen ou citoyenne, il n’est pas inutile de réfléchir, à travers la fiction, au fonctionnement et à la légitimité de lois et de procédures qui, non contentes de condamner ou d’absoudre certains personnages, sont ou ont été en vigueur dans le monde réel ; d’autant plus que nous pouvons tous et toutes être amené(e)s, un jour, par tirage au sort, à nous prononcer, aux côtés des magistrat(e)s de profession, dans un procès d’assises. La fréquentation des fictions constitue alors une bonne occasion de préciser et d’interroger, en vue de cette hypothétique charge et, plus généralement, pour prendre position sur les projets de loi soumis au jugement démocratique, notre propre conception de la justice, et les biais de raisonnement susceptibles d’altérer notre sentence.
5Ensuite, et c’est peut-être l’essentiel pour la critique littéraire, un tel exercice spéculatif donne l’occasion au lecteur ou à la lectrice de faire une place à la dimension d’élaboration éthique qui se joue dans la fiction, sans pour autant accorder une prééminence absolue et hégémonique à l’axiologie morale. Dans un tribunal réel comme dans la fiction, celle-ci tend vite, en effet, à se constituer en norme surplombante et englobante :
La morale est un système de transcodage idéologique particulièrement efficace : en effet, tous les autres systèmes d’évaluation peuvent être très aisément réécrits, rewrités, en termes de morale (…) alors que l’inverse n’est pas évident12.
6Dans un tribunal, le cadre juridique et la structure du débat contradictoire sont là pour mettre en balance l’immédiateté et l’évidence du sentiment moral, qui peuvent être trompeuses pour de nombreuses raisons13, afin de permettre au juge de rendre le verdict qui s’approchera le plus possible de l’objectivité ; et, en retour, la conscience morale, qui permet de définir, au-delà de la lettre des textes juridiques, l’idéal qui fonde la légitimité de l’institution judiciaire elle-même, est une manière d’interroger le « bon droit » des lois en vigueur — jusqu’à donner la possibilité au juge de refuser d’appliquer une loi qui serait, dans la circonstance, source d’iniquité14.
7 De la même façon, le procès d’un personnage de fiction ne refuse pas de considérer la littérature comme une exploration privilégiée des dilemmes moraux qui peuvent se poser en société15, et cherche, in fine, à établir dans quelle mesure le personnage a « bien » ou « mal » agi ; mais il va en permanence peser la pertinence de l’évaluation morale personnelle par rapport aux « lois » internes à chaque fiction (ce qui suppose donc de les identifier clairement), et par rapport aux autres normes possibles (juridique, philosophique, religieuse, politique, esthétique, etc…). Formalisant, au sein d’un débat conscient, les raisons qui l’ont spontanément amené(e) à juger dans un sens ou un autre, il présentera l’intérêt, pour le lecteur ou la lectrice, de pouvoir consciemment déterminer quelle(s) norme(s) il ou elle a appliqué inconsciemment au cours de sa lecture, et lui permettra s’interroger sur le bien-fondé ou la précipitation de son propre jugement.
8Le privilège de la fiction nous donne alors la possibilité de donner raison à un personnage criminel, parce que ses agissements, bien que moralement répréhensibles, sont, d’un autre point de vue, les plus pertinents ; parce que, notamment, du point de vue esthétique ou narratif, ses méfaits jouent un rôle essentiel dans l’intérêt littéraire qu’on peut prendre à l’œuvre. Et rien ne nous empêchera, à ce moment-là, de lui accorder, si on juge ce critère plus important, un éclatant acquittement. Comme le rappelle Richard Posner, juge à la cour d’appel des États-Unis, dans un article virulent contre la dimension moralisante du courant Law and Literature, la littérature ne se soumet qu’aux lois qu’elle se crée elle-même, et n’a pas plus vocation à être jugée selon des critères moraux que le Droit ne devrait céder aux injonctions de la morale commune16.
9Jugera-t-on, par exemple, comme le suggère Camus lui-même à propos de L’Etranger, que Meursault est condamné à la guillotine, non pas à cause du meurtre qu’il a commis, mais parce qu’il refuse de feindre des sentiments moraux consensuels, parce qu’il s’obstine à dire la vérité ?
J’ai résumé, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : « Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort »17.
10Retiendra-t-on alors comme circonstance atténuante la manière dont sa sincérité révèle l’hypocrisie bien-pensante de la société coloniale, ou éveille la conscience du lecteur ou de la lectrice à l’absurde de la condition humaine ?
Comment juger un personnage de fiction ?
11 Pour juger, en toute conscience, un personnage de fiction, il n’est donc pas inutile d’avoir des notions de Droit, et il est judicieux de reconstituer le contexte juridique et, plus largement, le cadre normatif général de la société fictive dans lequel celui-ci évolue (reflet direct, ou non, de celui dans lequel vit l’écrivain). Ce qui est, je le conçois, plus facile à déterminer pour un roman réaliste, renvoyant à une référence extra-diégétique précise et vérifiable, que pour un univers fictionnel fantaisiste. Dans ce dernier cas de figure, il n’est néanmoins pas impossible de formuler des hypothèses raisonnables et étayées sur les peines encourues par les contrevenants à la législation fictionnelle qui régit leur existence, à partir d’éléments présents dans la narration elle-même (dans Alice aux pays des merveilles, de Lewis Carroll, on peut gager que le châtiment universel pour tout enfreinte à la loi, c’est-à-dire au bon vouloir de la Reine de cœur, est la décapitation), ou par analogie avec des régimes historiques existants dont les auteur(e)s ont pu s’inspirer (par exemple, la monarchie louis-quatorzienne pour les contes de Perrault18, ou l’État stalinien pour une dystopie comme 1984 d’Orwell). Aucune loi n’interdisant, dans la France du xixe siècle, la consommation de drogue, il m’aurait, par exemple, paru injuste de rajouter aux nombreux chefs d’accusation à retenir contre le comte de Monte-Cristo le fait qu’il se délecte de confitures de haschisch ; en revanche la question s’est posée de savoir si, comme il projette de le faire au cours du roman, il pouvait être poursuivi au tribunal s’il tuait un homme lors d’un duel19.
12Il n’est, en tout cas, pas non plus superfétatoire de s’appuyer sur quelques compétences d’analyse littéraire ; car les modalités selon lesquelles nous apparaissent ces êtres de papier ne sont pas les mêmes que celles auxquelles ont accès les juges d’un procès réel ; et, comme on le verra, la tâche n’est pas plus aisée pour autant. En France, et ce n’est certainement pas un hasard, les deux principaux avocats qui s’y sont essayés étaient spécialisés dans les questions littéraires : Maurice Garçon qui, dès les années 1930, a entrepris de rédiger des plaidoiries en défense de divers personnages de fiction20, et Jacques Hamelin, qui, pour supporter sa détention pendant la Seconde Guerre mondiale, s’est attaché à composer, pour chaque cas choisi, à la fois l’argumentaire de l’accusation et celui de la défense.21 Lorsqu’il entreprend l’écriture de ses plaidoiries fictionnelles, Maurice Garçon, qui déplorait régulièrement qu’au tribunal il soit le plus souvent impossible de parvenir à une sentence assurée, notamment parce qu’il était extrêmement ardu de déterminer les intentions du ou de la prévenue22, se réjouissait d’avance de se colleter à des dossiers, sur ce point, beaucoup plus complets que les affaires qu’il avait, dans l’exercice de sa profession, à traiter :
Tout autre est le problème lorsqu’on tente de comprendre le caractère d’une personne de fiction, créé de toutes pièces par un romancier ou auteur dramatique. L’écrivain sait, ou croit savoir, le véritable esprit de l’être qu’il a imaginé pour les besoins de son œuvre. En le livrant au jugement du lecteur, il a souvent pris soin de fournir des éclaircissements et d’expliquer comment il conçoit le caractère et les intentions de celui qu’il fait agir. Bien mieux, il affabule en fonction de ce caractère. Il semblerait donc que dans le cas psychologique posé dans une œuvre d’imagination on doive échapper à l’incertitude. L’auteur raconte et explique.23
13Il découvre alors, à sa grande surprise, que, contrairement à ce qu’il croyait, les intentions des personnages sont tout aussi difficiles à établir que dans le réel — et que, sur ce point, le procès se révèle très loin d’être jugé d’avance :
C’est lorsque j’ai voulu établir le plan et déduire des raisonnements les faits que m’est apparue le mieux l’incertitude des constructions psychologiques, et, par conséquent, la difficulté de découvrir les véritables ressorts humains. L’intention de l’auteur était connue, et, cependant, les actes matériels par lui fournis, pour permettre de pénétrer les caractères, étaient sujets à des interprétations différentes. Pourtant, on peut supposer que l’auteur n’a imaginé les circonstances que pour permettre de faire comprendre la psychologie des personnages. Or, je suis arrivée parfois, en toute bonne foi, à des conclusions que, probablement, l’auteur eût estimé fausses. Ainsi ai-je mieux compris comment les interprétations personnelles de faits identiques peuvent amener à concevoir des vérités différentes. L’homme est bien audacieux lorsqu’il croit à l’infaillibilité de son jugement.24
14C’est que, pour commencer, le narrateur ne nous donne pas toujours accès, aussi obligeamment que le pense Garçon, à l’intériorité des personnages. Dans le cas de Monte-Cristo, qui m’occupe actuellement, j’ai été frappée, au contraire, de constater à quel point Dumas se montrait peu coopératif, et à quel point il nous refusait souvent, à des moments-clés où nous en aurions eu bien besoin pour déterminer les raisons du héros, non seulement tout jugement, mais, bien plus, toute précision sur les pensées de Monte-Cristo (qui n’est donc, pour les lectrices et lecteurs, pas forcément beaucoup moins « impénétrable »25 que pour les personnages qu’il côtoie au sein du roman). Un exemple parmi d’autres, à une étape particulièrement importante de son parcours, où le héros, fermement décidé à laisser mourir empoisonnée la fille de son ennemi, change brusquement d’avis en apprenant que son ami Maximilien en est amoureux :
Que se passa-t-il dans cette tête si lourde d’effrayants secrets ? Que dit à cet esprit, implacable et humain à la fois, l’ange lumineux ou l’ange des ténèbres ? Dieu seul le sait !26
15Depuis les travaux de Dorrit Cohn27, on sait à quel point les modalités narratives sont variées en la matière — et l’on ne peut pas, de toute évidence, accorder le même degré de fiabilité, et traiter également comme pièce à conviction, une pensée présentée au discours direct, au discours rapporté ou au discours indirect libre. Et, même quand le romancier nous permet de contempler, en pleine transparence, les intentions des personnages, ce privilège octroyé par la fiction est loin de toujours nous simplifier la tâche, car la plongée dans un esprit torturé et confus a toutes les chances de nous embrouiller encore davantage : comme l’a bien montré Jean-Louis Chrétien, « le paradoxe est que plus la conscience nous apparaît à nu, et moins nous sommes capables de porter un jugement, en tout cas un jugement ferme et définitif »28.
Pourquoi (pas) Monte-Cristo ?
16C’est donc à la tâche délicate de juger le surhomme vengeur le plus célèbre de toute la littérature que je me suis attelée au cours de ces dernières années, en écrivant Le Procès de Monte-Cristo, dont je suis actuellement en train d’achever le manuscrit. L’intrigue de Dumas met en scène un héros victime des institutions judiciaires, arrêté sans procès sur la base d’une dénonciation calomnieuse, qui entreprend, plusieurs décennies plus tard, de faire justice lui-même et de châtier, au mépris de la législation, les responsables de son malheur. La narration met en balance, en permanence, les « droits de la vengeance »29, droits que le héros assimile à la justice divine, et les lois humaines. Et entraîne son lecteur ou sa lectrice dans un périple de plus d’un quart de siècle, à une époque passionnante du point de vue de l’évolution d’un système juridique sur lequel repose encore très largement le Droit français contemporain — où, en accord avec la libéralisation progressive du régime, les bases posées par les codes napoléoniens (code civil, code pénal, code d’instruction criminelle) font l’objet de nombreuses réévaluations, dans la législation comme dans la pratique pénale.
17Il s’agit donc d’une de ces œuvres qui mettent en scène un héros typiquement romantique, « sujet affranchi de toute loi extérieure à soi-même et qui pense la liberté poétique comme inconditionnelle »30 ; qui serait donc, comme le montre Christine Baron, un « mauvais auxiliaire du juge car il ne représente que lui-même »31 et ne prétend en aucun cas se soumettre à la norme commune. A l’inverse, dans l’optique d’une réflexion critique qui, dans la lignée de la tradition continentale, considère la dialectique entre droit et littérature comme une occasion de s’interroger sur la pertinence des lois, le roman donne une occasion de naviguer entre des pôles normatifs sur lesquels, en tant que citoyen ou citoyenne, il me semble important de réfléchir : peut-on admettre l’idée d’un « droit à la vengeance », et, le cas échéant, comment le définir ? Que vaut l’argument de la loi divine, lorsqu’il est brandi pour enfreindre les lois humaines ; et même pour bafouer, telles qu’on les définit dans le roman, les « lois naturelles »32 ?
18Questions qui pourraient sembler réglées d’avance, si le tragique de l’actualité ne venait pas, régulièrement, démentir qu’il n’est plus besoin, au haut degré de civilisation qui est le nôtre, de les poser. Jacques Hamelin, dans la préface à ses Procès imaginaires, reconnaissait notamment la séduction que continue à exercer, sur l’idée commune de la justice, cette archaïque loi du talion dont se réclame le héros pour accomplir sa vengeance :
Par exemple, nous ne nous sentons pas entièrement hostiles à la loi élémentaire du talion. Certes, nous ne demandons plus que soit rendu borgne celui qui a crevé un œil, mais nous acceptons, même si nous ne le désirons pas, que celui qui a tué soit décapité. Nous nous bornerions volontiers à modeler le châtiment sur le crime. (...) La sentence équitable sera celle qui assurera l’équilibre des plateaux33.
19On considère généralement que la dynamique narrative du Comte de Monte-Cristo nous contraint à penser que « les actions du Surhomme sont légitimées au départ »34, et que le charme du roman, sa limite et sa force, est de programmer une lecture d’adhésion sans nuance vis-à-vis des agissements du héros :
Qui, dans sa jeunesse, n’a traversé sa crise de « monte-cristisme », ce « bovarysme » des hommes ? Qui n’a rêvé, non seulement d’être dispensé des servitudes du quotidien, mais surtout d’être soustrait aux lois de la pesanteur sociale et morale ? Qui, dans le secret, n’a rêvé un jour gratuitement d’être le Dieu moderne ?35
20Il se trouve que — nobody’s perfect — je ne corresponds pas au lecteur idéal présupposé, sinon par Dumas lui-même36, du moins par la critique37 : je suis une femme, et ma période de rébellion adolescente n’est déjà plus qu’un lointain souvenir (il ne me semble d’ailleurs pas, à la réflexion, qu’elle m’ait jamais fait miroiter des fantasmes de toute-puissance). Il se trouve aussi que, ce que j’ai aimé dans Le Comte de Monte-Cristo, c’est qu’il a su, comme le font tous les grands romans problématiques, me « mettre en guerre avec moi-même »38, et me faire expérimenter la profondeur abyssale de mon incertitude, sur la question du juste ou de l’injuste. En tant que citoyenne, j’ai donc estimé qu’il pouvait être pertinent d’arracher Le Comte de Monte-Cristo à cette fascination du héros dont Gramsci a pu suggérer qu’elle avait fait le lit idéologique du fascisme39. Et, en tant que dix-neuviémiste, de rendre justice au roman (à ma lecture du roman, au moins), en essayant de mettre en valeur sa polyphonie normative.
21En effet, plus je relisais avec attention Le Comte de Monte-Cristo, plus je cherchais à peser les actes du personnage, et plus je reconstituais les notes de la partition d’une mélodie subtile qui se jouait, en sourdine, au-delà des tambours et trompettes du grand air triomphant du héros. Bref, plus je trouvais dans ce roman populaire, souvent regardé avec condescendance, ce que François Ost a parfaitement décrit chez Shakespeare :
une intrigue qui semble conforter les préjugés, et pour ceux qui ont l’oreille plus fine, une musique qui aura bientôt fait d’en dissoudre les pesantes certitudes.40
22J’ai, ainsi, été sensible aux cris déchirants d’Edmond Dantès, que l’Inspecteur des prisons, mandaté par la monarchie un an après l’incarcération du héros au château d’If, n’a pas su écouter — condamnant définitivement le héros à croupir au fond de son cachot (où il pourrirait encore, s’il n’avait pas eu la bonne idée de s’échapper une dizaine d’années après) :
Ayez donc pitié de moi, monsieur, et demandez pour moi, non pas l’indulgence, mais la rigueur ; non pas une grâce, mais un jugement ; des juges, monsieur, je ne demande que des juges (…) vous pouvez provoquer une enquête, vous pouvez, enfin, me faire mettre en jugement : un jugement, c’est tout ce que je demande ; que je sache quel crime j’ai commis, et à quelle peine je suis condamné ; car voyez-vous, l’incertitude, c’est le pire de tous les supplices41.
23Et je pense, à l’instar d’Edmond Dantès, qu’un personnage de fiction n’attend pas forcément du lecteur ou de la lectrice une adhésion naïve ou une haine viscérale ; mais, au contraire, une attention constante à la complexité de sa caractérisation, à l’ambivalence de ses choix, à la légitimité de ses raisons. Un personnage, surtout s’il a la conscience aussi tourmentée que Monte-Cristo, demande avant tout au lecteur qu’on le juge bien — et pas forcément qu’on le juge, en tous points, bon.
24Avant moi, des juristes ont souligné que les faits justifiant des poursuites contre le héros ne manquent pas dans ce roman :
Monte-Cristo ne recule devant rien (commanditer des enlèvements, droguer, corrompre un fonctionnaire du télégraphe, planifier l’évasion du bagne, provoquer le meurtre de Caderousse, usurper des identités, exercer un chantage, voler des documents administratifs, pousser au suicide, combattre en duel) pour parvenir à ses fins.42
25Mais la partie la plus grave et la plus ardue du procès à mener contre Monte-Cristo serait sûrement l’examen de sa culpabilité dans la mort d’Edouard, fils de son ennemi juré, Gérard de Villefort, procureur du roi de son état. Un enfant de dix ans à peine, empoisonné par sa propre mère, grâce au philtre préparé sur les bons conseils du héros. Monte-Cristo se révèle horrifié par ce meurtre43, qui remet profondément en question toutes ses certitudes, et pour lequel le narrateur semble d’ailleurs également condamner le personnage :
« Tiens, Edmond Dantès ! », dit-il en montrant au comte le cadavre de sa femme et le corps de son fils, « tiens, regarde : t’es-tu bien vengé ?... » Monte-Cristo pâlit à cet effroyable spectacle ; il comprit qu’il venait d’outrepasser les droits de la vengeance ; il comprit qu’il ne pouvait plus dire : « Dieu est avec moi et pour moi »44.
26Confronté aux terribles conséquences de ses actes, le héros en assume donc, au tribunal intérieur de sa conscience, une part de responsabilité. Du point de vue juridique, le héros n’a pourtant pas directement provoqué la mort de cet enfant, et les charges qui pèseraient contre lui relèveraient plutôt de l’accusation de complicité — en vertu de l’article 60 du code pénal de 1810, dont les premières lignes semblent taillées sur mesure pour le héros :
Seront punis comme complices d’une action qualifiée crime ou délit ceux qui, par dons, promesses, menaces, abus ou machinations ou artifices coupables, auront provoqué à cette action, ou donné des instructions pour le commettre ; ceux qui auront, avec connaissance, procuré des armes, des instruments, ou tout autre moyen qui aura servi à l’action, sachant qu’ils devaient y servir.
27Un tel chef d’accusation l’exposerait potentiellement à la même peine que la meurtrière (art. 59), c’est-à-dire, du fait du caractère récidiviste de l’empoisonneuse (art. 304), qui a déjà méthodiquement assassiné plusieurs victimes dans son foyer (faits qu’il ne serait pas difficile d’établir, grâce à l’expertise du médecin de famille qui a plusieurs fois fait part des conclusions de ses autopsies au procureur Villefort), à la peine capitale. Il n’est, en revanche, pas si simple de déterminer, à la lecture, si Monte-Cristo s’est vraiment conduit, dans cette affaire et comme l’édicte l’article cité du code pénal, avec connaissance. Tout ce dont nous disposons dans le dossier est une discussion générale et théorique avec Héloïse, à bâtons rompus, sur la possibilité de rendre indétectables les traces d’un poison ; et, en guise de pièce à conviction, un remède obligeamment fourni pour soigner Edouard, dont Monte-Cristo avertit la jeune femme qu’il serait fatal en cas de surdosage. Bref, rien qui ne nous prouve avec certitude qu’il ait voulu que l’empoisonneuse passe à l’acte, et encore moins qu’elle tue son fils, à qui elle vous un amour inconditionnel. Un fils qu’elle destine, quoi qu’il en coûte, à devenir l’unique héritier du patrimoine des Villefort, et qui, loin de représenter une cible, constitue, au contraire, le mobile de ses précédents assassinats.
28On pourrait certes considérer que Monte-Cristo, se réfugiant derrière l’idée de fatalité, avait nourri l’intention, publiquement déclarée dans l’extrait ci-dessous, de laisser la jeune femme décimer tous les membres de sa belle-famille — et qu’il a donc pris consciemment le risque que périssent, dans l’affaire, des innocent(e)s :
C’est une famille d’Atrides ; Dieu les a condamnés, et ils subiront la sentence ; ils vont tous disparaître comme ces moines que les enfants fabriquent avec des cartes pliées, et qui tombent les uns après les autres sous le souffle de leur créateur, y en eût-il deux cents.45
29Il faudrait alors requalifier le chef d’accusation en non-assistance à personne en danger (où les peines prévues sont de l’ordre de l’emprisonnement ou d’amendes substantielles) ; mais cette désignation n’apparaîtra pas dans le code pénal avant la seconde moitié du XXe siècle, et, comme je l’ai dit précédemment, il me paraîtrait assez injuste d’exiger d’un personnage de fiction, même d’un prétendu surhomme, de se soumettre à des lois postérieures de plus d’un siècle par rapport à la législation en vigueur à l’époque de la diégèse.
30Outre sa tendance, quelque peu hasardeuse, à assimiler son propre ressentiment à la volonté divine, le principal grief à adresser au héros serait donc, en l’occurrence, de n’avoir pas su prévoir que l’empoisonneuse s’en prendrait, finalement, à son fils adoré. On pourra donc lui reprocher sa trop grande confiance en son infaillibilité, et sa certitude, comme il s’en vante justement auprès d’Héloïse lorsqu’il disserte sur l’art de l’empoisonnement, d’être capable de « diriger le hasard »46. Défaut perceptible dans de nombreuses péripéties du roman. Relisez Monte-Cristo ; vous verrez que, contrairement à la hauteur de vue supérieure que le héros prétend détenir, dans cet épisode comme dans d’autres, celui-ci agit souvent de façon discutable et mal avisée ; vous verrez aussi que « l’atout de la mission divine »47, qu’il sort de sa manche pour que le lecteur ou la lectrice ne soit pas tenté(e) de lui donner tort, la narration elle-même nous donne les moyens de le relativiser ; vous verrez, enfin, que ce personnage, s’il revendique de s’inventer ses propres lois, est loin d’être toujours cohérent avec lui-même ; notamment lorsqu’il prétend, dans sa vengeance, appliquer le principe du talion48.
Juger Monte-Cristo, c’est juger sa lecture.
31 Pardonnez-moi cette lourdeur tautologique : pour juger un personnage de fiction, il faut d’abord accepter l’idée qu’il y a, dans son cas, quelque chose à juger. Or, à l’exception de quelques rares condamnations expéditives49, le héros de Dumas a bénéficié, depuis deux siècles, d’un non-lieu pour cause de popularité. Considérer d’emblée que Le Comte de Monte-Cristo est un roman « populaire », dans le sens péjoratif qu’on prête à cette notion, c’est en effet se condamner à une lecture elle-même simplificatrice, une lecture où il y aura toujours
une lutte contre le mal qui se résoudra toujours (…) en faveur du bien, le mal continuant d’être défini en termes de moralité, de valeurs, d’idéologie courante50.
32Pourtant, et c’est là l’une des originalités du roman, le Comte de Monte-Cristo lui-même ne cesse de s’interroger sur la justice de ses actes — jusqu’à regretter d’avoir, au moment le plus critique, « outrepassé les droits de la vengeance »51 :
Dumas tente d’esquisser une psychologie du surhomme, à la fois décousue et haletante, nous le montrant partagé entre le vertige de l’omnipotence et la terreur de son rôle privilégié, en un mot tourmenté par le doute et rasséréné par la conscience que sa toute-puissance naît de la souffrance.52
33Dans une cour de justice, et contrairement à cette vision du héros, un procureur saurait développer la thèse que la souffrance n’excuse pas tout, et certainement pas les crimes qu’on commet vingt-cinq ans plus tard ; et que le cliché rhétorique, usé jusqu’à la corde par des générations d’avocats, de l’assassin à l’enfance malheureuse, au tribunal, ne permet pas toujours d’obtenir l’acquittement. Dans Le Comte de Monte-Cristo, on assiste au procès de Benedetto, ancien bagnard, petit malfrat endurci et sans scrupules ; on y révèle alors que l’accusé n’est autre que le fils caché du procureur Villefort, chargé de l’instruction du procès ; enfant né d’une relation adultérine, que son père avait cru mort à la naissance et enterré dans le jardin de la propriété où les amants se donnaient rendez-vous. Ceux qui assistent à la scène supposent alors que le verdict final sera, du fait de ces révélations (mélo)dramatiques, favorable au prévenu ; mais le gendarme chargé de reconduire le jeune homme en prison ne prévoit pas forcément pour autant l’abandon total des charges : « Il y aura des circonstances atténuantes » commente alors sobrement l’agent53.
34De la même façon, il n’est pas évident que le roman programme exclusivement une lecture qui assimile, comme le proclame Monte-Cristo lui-même, la vengeance du héros à la justice divine. Comme le rappelle notamment Umberto Eco, Monte-Cristo, de plus en plus en proie au doute, trouve la confirmation ultime de sa légitimité dans une « preuve » pour le moins douteuse : lorsque, visitant le château d’If, il retourne sur les traces de son passé, il parvient à racheter au geôlier le testament de son mentor, l’abbé Faria — homme de Dieu et de science, qui lui a tout appris et a fait de lui, qui n’était à l’origine qu’un marin naïf et ignorant, l’être supérieur qu’il prétend être devenu. Il en découvre alors l’épigraphe, au moment même où il prie son défunt maître d’apaiser les doutes qui le rongent :
Tu arracheras les dents du dragon, et tu fouleras aux pieds les lions, a dit le Seigneur54.
35Le héros s’empresse d’en conclure que, par-delà la mort, le saint homme bénit, dans toute sa violence, sa vengeance — oubliant gaillardement que l’abbé Faria, à l’époque où il pouvait directement parler à son élève, en réprouvait explicitement la perspective55. Je passe sur le fait que, même si l’on admet qu’il s’agisse là d’un message divin adressé au héros, cette citation, dans son extrême généralité, ne permet pas d’affirmer qu’il n’a arraché les dents et foulé aux pieds d’autres êtres que des dragons et des lions. Et donc, que cette citation ne dit aucunement qu’il ait su préserver des innocents de ses foudres. Or, c’est justement sur ce point que le doute l’assaille à ce moment-là : il craint, je le rappelle, d’avoir outrepassé les droits de la vengeance lorsqu’il contemple, effaré, le cadavre d’Edouard, fils (légitime cette fois) du procureur Villefort.
36Et je me contente de remarquer que, cette citation, le Seigneur ne l’a jamais dite dans aucun texte canonique — qu’on ne la trouve, en tout cas, dans aucun verset d’aucune Bible. N’y a-t-il pas là matière à laisser planer sur l’épisode, au moins comme une hypothèse de lecture, une ombre ironique ? Une lecture où l’intentio operis nous laisse la possibilité de douter de la mission divine du héros, ou du savoir infaillible de l’Abbé Faria (et donc de celui de son disciple) ? Il ne s’agit là que d’un exemple, parmi tous ceux qu’une lecture critique vis-à-vis du monte-cristisme pourrait relever ; une lecture qui, du coup, ne s’exonèrerait pas à si peu de frais de la tâche complexe que tout roman assigne à ses lecteurs et lectrices : juger le héros.
Conclusion
37Au tribunal, c’est une règle méthodologique fondamentale qu’un prévenu soit considéré innocent tant qu’on ne prouvera pas qu’il est coupable. Peut-être, dans notre lecture, et en vertu de la règle selon laquelle la distinction entre paralittérature et œuvre littéraire authentique peut être ténue et peut relever d’un jugement de valeur spontané, intime et subjectif56, devrions-nous adopter la même précaution, et considérer toute fiction comme problématique jusqu’à ce qu’on puisse définitivement la condamner comme populaire (consolante, manichéenne, proposant un partage étanche entre les bons, toujours innocents, et les méchants, toujours coupables). Je requiers donc, pour tout procès de personnage de fiction, qu’on applique, aussi rigoureusement qu’on respecte la présomption d’innocence au sein d’une cour de justice, la présomption d’ambivalence. Et qu’on ne condamne donc pas son expérience de lecture à rester sourde aux éventuels « signaux dissonants » qu’elle fait entendre vis-à-vis de l’idéologie dominante.
J’ai ma justice à moi, basse et haute, sans sursis et sans appel, qui condamne et qui absout, et à laquelle personne n’a rien à voir57
38se vante Monte-Cristo. En dernier lieu, les critiques les plus atteint(e)s de monte-cristisme, ne sont-ce pas ceux et celles qui, comme ce surhomme de papier, croient leur verdict initial sur l’œuvre infaillible, et n’accordent pas au roman le droit d’être, à nouveau, jugé ? Monte-Cristo, c’est aussi un des charmes du personnage, est le roi du déguisement et sait surprendre ses lecteurs et ses lectrices ; il s’invente, au fur et à mesure qu’avance l’intrigue, de multiples personnalités et vie parallèles ; de même, au cours de cette recherche, j’ai découvert, au fil du texte, de nombreux indices qui venaient contrarier ma vision première du personnage — et qui m’avaient totalement échappés lors des lectures et relectures précédentes. Dans ce procès, rappelons-le, il risque la peine de mort ; et je n’aurai vraisemblablement jamais fini de le juger58.