Charles Batteux, Principes de littérature, 1764
1Le document que nous publions ici importe plus comme symptôme que comme témoignage de l’autonomisation au xviiie siècle du champ de la littérature par rapport aux autres sphères de la culture. Les Principes de la littérature forment un assemblage de plusieurs écrits antérieurs de l’abbé Batteux. Avant d’adopter ce titre englobant en 1764, celui-ci avait produit séparément un traité Les Beaux-Arts réduits à un même principe en 1746, un Cours de Belles-Lettres, distribué par exercices en 1747 et 1748, et un traité sur la Construction oratoire en 1763.
2Le cours de Belles-Lettres est rebaptisé en 1753 : Cours de Belles-Lettres ou principes de la littérature (Desaint et Saillant, et Durand, en 4 vol.), avant de paraître en 1764 sous le seul titre de Principes de la littérature. Aussi l’intérêt de ce document tient-il d’abord au fait qu’il forme le signe le plus évident de la restructuration du champ du savoir au cours du xviiie siècle, dont les travaux de Philippe Caron1 ou Hans Bots et Françoise Waquet2 ont fait l’histoire, et qui va de pair avec une redéfinition lexicale du terme de « littérature ».
3Jusqu’au xviiie siècle, les Belles-Lettres référaient à tout le champ du savoir, subsumant aussi bien ce que nous appelons aujourd’hui les lettres que les sciences. La République des Lettres désignait alors la communauté des savants, érudits, doctes, « ceux qui cultivent le savoir dans son ensemble3 ». En 1765, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le chevalier de Jaucourt définit les « lettres » comme « les lumières que procurent l’étude et, en particulier, celle des belles-lettres ou de la littérature », en les distinguant de celles qu’on acquiert par l’étude des sciences abstraites et « d’une utilité plus sensible ». Comme l’ont montré Hans Bots et Françoise Waquet, « cette définition laisse entrevoir une spécialisation du mot “lettres”, sa réduction au domaine étroit des belles-lettres, de la littérature, et parallèlement l’émergence de la catégorie autonome des sciences4 ». Selon Philippe Caron, la progressive scission entre Lettres et Science est entamée vers 1660 pour arriver à son aboutissement vers 17605. C’est donc surtout au cours de la première moitié du xviiie siècle que s’exacerbe la scission entre les Sciences et les matières communément appelées Belles-Lettres, à savoir l’Histoire (y compris l’Histoire sainte), la Philosophie, la Poésie, la Rhétorique6. Les deux pôles de l’activité intellectuelle s’organisent autour d’un réseau de prédicats opposables, dévoilant la conception antagoniste des rôles qu’ils tiennent respectivement7. Ainsi « l’instruction »,« l’abstraction »et« le sérieux » ressortiraient-ils aux textes scientifiques, tandis que les traits constitutifs des textes « littéraires » seraient « leplaisir »,« l’invention »et« l’aménité ». Le domaine scientifique se caractérise par la raison et l’approche rigoureuse, méthodique du savoir dont il revendique l’utilité ; l’homme de lettres en revanche allie imagination et sentiment, émotivité, pour s’arroger le plaisir de la lecture et de l’écriture. Si belles-lettres et littérature sont des termes qui interfèrent dans les écrits de la première moitié du xviiie siècle, c’est finalement celui de littérature qui va s’imposer pour désigner ce pôle du champ du savoir, en même temps que sa restriction à l’espace de l’esthétique seule, désignant le plaisir conféré par un savoir portant sur des ouvrages poétiques et esthétiques. Ainsi, dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire qualifie-t-il de littérature « la lumière acquise sur les beaux-arts ».
4L’ouvrage de l’abbé Batteux dont nous publions ici quelques extraits forme un exemple privilégié de cette réorganisation du champ du savoir qui s’établit au cours du xviiie siècle. Si l’intitulé de « Belles-Lettres » manifeste l’autonomisation du champ des lettres par rapport aux sciences8, le changement d’appellation de l’ouvrage en 1753 de « belles-lettres » à « littérature » symbolise l’aboutissement de cette scission entre sciences et lettres, et la réduction de celles-ci à un mode de lecture des textes, et non plus de production. Les Belles-Lettres en effet impliquaient la rhétorique du discours, la littérature seule renvoyant au discours second sur les œuvres et à l’appréciation de leur qualité esthétique seulement.
5On rappellera avec Robert Escarpit9 qu’avant cette spécialisation du terme de littérature qui finira par s’imposer à la fin du xviiie siècle, on parle plutôt de poésie et rarement de littérature pour désigner l’aspect esthétique des œuvres écrites. Ainsi l’abbé Du Bos produit-il en 1719 un traité : Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, le terme de poésie désignant l’ensemble des genres littéraires nobles pris en compte dans les poétiques classiques. « Or le xviiie siècle se caractérise précisément par la promotion des genres vulgaires, non seulement du roman, mais de tous les genres en prose nés du journalisme et du théâtre10. » Le mot littérature fait figure de dénominateur commun de l’ensemble des œuvres littéraires, et par extension de l’art d’écrire, comme on le voit dans le traité de l’abbé Batteux reproduit ci-dessous, moins connu que l’essai ultérieur De la littérature de Mme de Staël, où le mot est désormais consacré comme « art de l’expression intellectuelle », notamment lorsqu’elle affirme que « les progrès de la littérature, c’est-à-dire le perfectionnement de l’art de penser et de s’exprimer, sont nécessaires à l’établissement et à la conservation de la liberté »11.
6Nous reproduisons les extraits suivants de la cinquième édition des Principes de la littérature de l’abbé Batteux (Paris, Saillant et Nyon, 1774) :
1. Page de titre
2. « Avertissement » aux Principes de la littérature et Table des matières
3. Les beaux-arts réduits à un même principe : Préface
4. Les beaux-arts réduits à un même principe : Chapitre 2. Le génie n’a pu produire les arts que par l’imitation ; ce que c’est qu’imiter.
5. Cours de belles-lettres : Avertissement
6. Cours de belles-lettres : incipit du « Traité de l’apologue »
7. Cours de belles-lettres : « Observation préliminaire » du « Traité des genres en prose »
8. Cours de belles-lettres : « Ce que c’est que l’oraison »
9. Cours de belles-lettres : « Du récit historique : De la nature du récit historique et de ses différentes espèces »
7Pour une présentation plus détaillée des Principes de la littérature de l’abbé Batteux, voir l’anthologie de Sonia Branca-Rosoff, La Leçon de lecture : textes de l’abbé Batteux, Paris, Editions des Cendres, 1990.
Extrait 1 : Page de titre
8Principes de la littérature, par M. l’Abbé Batteux, de l’Académie Française et de celle des Inscriptions et Belles-Lettres.
Cinquième édition. Tome premier.
9A Paris, chez Saillant et Nyon, rue Saint Jean de Beauvais; Veuve Desaint, rue du Foin S. Jacques.
1774.
Avec approbation et privilège du roi.
Extrait 2 : Avertissement et Table des matières
Avertissement sur cette nouvelle édition.
10[Dans ce bref avertissement, Batteux expose les trois parties de l’ouvrage, formées à partir des trois traités antérieurs. Il donne ensuite la table des matières du livre. La « littérature » comprend ainsi : 1. les beaux-arts en général, 2. les différentes sortes de « poésie », 3. les genres en prose, 4. la construction oratoire des mots, qui est un sujet à la croisée de ce que nous appellerions aujourd’hui la linguistique et la rhétorique. La distinction entre la poésie et la prose formera le point de départ du traité sur les beaux-arts, comme il l’explique dans sa « Préface » : « Et pour commencer par une idée claire et distincte, je me demandai ce que c’est que la poésie, et en quoi elle diffère de la prose ? » (N.K.)]
11Cette édition réunit trois ouvrages, dont l’un fut imprimé pour la première fois en 1746, sous le titre des Beaux-arts réduits à un même principe ; le second en 1747 et 1748, sous le titre de Cours de Belles-Lettres, distribué par exercices ; le troisième, sous celui de Construction oratoire, en 1763. Comme ils sont tous trois dans le même genre, et qu’ils se rapportent au même objet, on a cru pouvoir les rassembler sous un titre commun, de manière toutefois qu’on les retrouvât dans le cours de l’ouvrage sous leurs titres particuliers. C’est pour cela qu’ils ont été partagés en différents traités, qui seront plus ou moins étendus selon la nature et l’importance de la matière. En voici l’ordre et l’objet.
12Premier traité. Des beaux-arts en général, ou, Les beaux-arts réduits à un même principe.
C’est la matière du tome I.
II traité. De l’apologue.
III traité. De l’églogue.
IV. Traité. De l’épopée. C’est la matière du tome 2.
V. Traité. Du poème dramatique.
VI. Traité. De la poésie lyrique.
VII. Traité. De la poésie didactique.
VIII. Traité. De l’épigramme et de l’inscription. C’est la matière du tome 3.
Ces huit traités contiennent toute la poétique.
IX. Traité. Des genres en prose. C’est la matière du tome 4.
X. Traité. De la construction oratoire des mots. C’est la matière du tome 5.
Extrait 3 : I. Traité. Les beaux-arts réduits à un même principe : Préface de la première édition.
13[Après une dédicace d’usage « À Monseigneur le Dauphin », Batteux établit dans la préface que nous reproduisons intégralement ci-dessous, l’imitation comme principe fondateur et fédérateur des beaux-arts, qui sont la poésie, la peinture, la musique et la danse. Il est intéressant de noter que pour arriver à établir ce principe de base de l’imitation dans le champ des beaux-arts, et qu’il affirme tirer de la Poétique d’Aristote, Batteux déclare vouloir imiter « les vrais physiciens, qui amassent des expériences et fondent ensuite sur elles un système qui les réduit en principes ». Cette déclaration témoigne de la scission achevée en 1746 entre les champs de la physique, des mathématiques d’une part et celui des Belles-Lettres et des arts d’autre part, puisque les sciences deviennent un modèle de comparaison.(N.K.)]
Ex noto fictum sequar.
Hor. Art. Poët.
(« Je feindrai, j’imaginerai d’après ce qui est connu des hommes. » Horace, Art poétique, v. 240.)
14On se plaint tous les jours de la multitude des règles : elles embarrassent également et l’auteur qui veut composer, et l’amateur qui veut juger. Je n’ai garde de vouloir ici en augmenter le nombre. J’ai un dessein tout différent : c’est de rendre le fardeau plus léger, et la route simple.
15Les règles se sont multipliées par les observations faites sur les ouvrages ; elles doivent se simplifier en ramenant ces mêmes observations à des principes communs. Imitons les vrais physiciens, qui amassent des expériences et fondent ensuite sur elles un système qui les réduit en principes.
16Nous sommes très riches en observations : c’est un fonds qui s’est grossi de jour en jour depuis la naissance des arts jusqu’à nous. Mais ce fonds si riche, nous gêne plus qu’il ne nous sert. On lit, on étudie, on veut savoir ; et tout s’échappe ; parce qu’il y a un nombre infini de parties qui, n’étant nullement liées entre elles, ne font qu’une masse informe, au lieu de faire un corps régulier.
17Toutes les règles sont des branches qui tiennent à une même tige. Si on remontait jusqu’à leur source, on y trouverait un principe assez simple, pour être saisi sur le champ, et assez étendu, pour absorber toutes ces petites règles de détail, qu’il suffit de connaître par sentiment, et dont la théorie ne fait que gêner l’esprit, sans l’éclairer. Ce principe fixerait tout d’un coup ceux qui ont véritablement du génie pour les arts, et les affranchirait de mille vains scrupules, pour ne les soumettre qu’à une seule loi souveraine qui, une fois bien comprise, serait la base, le précis et l’explication de toutes les autres.
18Je serais fort heureux, si ce dessein se trouvait seulement ébauché dans cet ouvrage, que je n’ai entrepris d’abord que pour éclaircir mes propres idées. C’est la poésie qui l’a fait naître.
19J’avais étudié les poètes, comme on les étudie ordinairement, dans les éditions où ils sont accompagnés de remarques. Je me croyais assez instruit dans cette partie des Belles-Lettres, pour passer bientôt à d’autres matières. Cependant avant que de changer d’objet, je crus devoir mettre en ordre les connaissances que j’avais acquises, et me rendre compte à moi-même.
20Et pour commencer par une idée claire et distincte, je me demandai ce que c’est que la poésie, et en quoi elle diffère de la prose ?
21Je croyais la réponse aisée, il est si facile de sentir cette différence ! Mais ce n’était point assez de sentir, je voulais une définition.
22Je reconnus bien alors que quand j’avais jugé des auteurs, c’était une sorte d’instinct qui m’avait guidé plutôt que la science et le raisonnement. Je sentis les risques que j’avais courus, et les erreurs où je pouvais être tombé, faute d’avoir réuni la lumière de l’esprit avec l’impression reçue.
23Je me faisais d’autant plus de reproches, que je m’imaginais que cette lumière et ces principes devaient être dans tous les ouvrages où il est parlé de poétique, et que c’était par distraction que je ne les avais pas mille fois remarqués. Je retourne sur mes pas, j’ouvre le livre de M. Rollin12 : je trouve, à l’article de la poésie, un discours fort sensé sur son origine et sur sa destination, qui doit être toute au profit de la vertu. On y cite les beaux endroits d’Homère, on y donne la plus juste idée de la sublime poésie des livres saints ; mais c’était une définition que je demandais.
24Recourons aux Daciers13, aux le Bossus14, aux d’Aubignacs15, consultons de nouveau les Remarques, les Réflexions, les Dissertations des célèbres écrivains ; mais partout on ne trouve que des idées semblables aux réponses des oracles : obscuris vera involvens. On parle de feu divin, d’enthousiasme, de transports, d’heureux délires, tous grands mots, qui étonnent l’oreille et ne disent rien à l’esprit.
25Après tant de recherches inutiles, et n’osant entrer seul dans une matière qui, vue de près, paraissait si obscure, je m’avisai d’ouvrir Aristote dont j’avais ouï vanter la Poétique. Je croyais qu’il avait été consulté et copié par tous les maîtres de l’art. Plusieurs ne l’avaient pas même lu, et presque personne n’en avait rien tiré, à l’exception de quelques commentateurs, qui n’ayant fait de système qu’autant qu’il en fallait, pour éclaircir à peu près le texte du philosophe, ne me donnèrent que des commencements d’idées, et ces idées étaient si sombres, si enveloppées, si obscures, que je désespérai presque de trouver en aucun endroit, la réponse précise à la question que je m’étais proposée, et qui m’avait d’abord paru si facile à résoudre.
26Cependant le principe de l’imitation, que le philosophe grec établit pour les beaux-arts, m’avait frappé. J’en avais senti la justesse pour la peinture, qui est une poésie muette. J’en rapprochai les idées d’Horace, de Boileau, de quelques autres grands maîtres. J’y joignis plusieurs traits échappés à d’autres auteurs sur cette matière ; la maxime d’Horace, ut pictura poesis, se trouva vérifiée par l’examen et les détails ; il se trouva que la poésie était en tout une imitation, de même que la peinture. J’allai plus loin : j’essayai d’appliquer le même principe à la musique, à l’art du geste, et je fus étonné de la justesse avec laquelle il leur convenait. C’est ce qui a produit ce petit ouvrage, où on sent bien que la poésie doit tenir le principal rang, tant à cause de sa dignité que parce qu’elle en a été l’occasion. Il s’est formé presque sans dessein, et par une progression d’idées dont la première a été le germe de toutes les autres.
Extrait 4 : Les Beaux Arts réduits à un principe.
Chapitre 2. Le génie n’a pu produire les arts que par l’imitation ; ce que c’est qu’imiter.
27[Comme l’explique Batteux au début de son traité, l’ouvrage Les Beaux-arts réduits à un même principe est divisé en trois parties. Dans la première partie il établit la nature des arts, leur objet commun et leurs différences. L’imitation étant le principe commun des beaux-arts, c’est dans la méthode d’exécution qu’ils diffèrent : « Les moyens de la peinture, de la musique, de la danse, sont les couleurs, les sons, les gestes ; celui de la poésie est le discours. » La seconde partie établit le goût comme critère de jugement des arts, par opposition à la raison qui n’établit que les règles : « Les règles du goût ne sont que des conséquences du principe de l’imitation: car si les arts sont essentiellement imitateurs de la belle nature, il s’en suit que le goût de la belle nature doit être essentiellement le bon goût dans les arts. » La troisième partie, enfin, consiste en une application des principes énoncés plus haut par les exemples des artistes qu’elle expose : « C’est la théorie vérifiée par la pratique ».
Dans ce qui suit, nous ne reproduisons que le deuxième chapitre de la première partie du traité des beaux-arts, dans lequel Batteux expose sa définition de l’imitation comme principe unifiant des différentes formes d’art qui composent ensemble le champ des Belles-Lettres. L’imagination ou l’invention est conçue non pas comme originalité mais comme une observation et imitation de la nature. Celle-ci est toutefois comprise de façon particulièrement large, elle ne se limite pas au monde réel et historique, mais embrasse tous les possibles et les êtres imaginaires. Batteux sauve ainsi le principe de l’imitation d’une impasse : la fiction se situe tant du côté du modèle que de la copie, et la distinction entre ces deux pôles de l’imitation ne se réduit plus qu’à l’opposition entre naturel et artificiel. (N.K.)]
28L’esprit humain ne peut créer qu’improprement : toutes ses productions portent l’empreinte d’un modèle. Les monstres mêmes, qu’une imagination déréglée se figure dans ses délires, ne peuvent être composés que de parties prises dans la nature, et si le génie, par caprice, fait de ces parties un assemblage contraire aux lois naturelles, en dégradant la nature il se dégrade lui-même et se change en une espèce de folie. Les limites sont marquées, dès qu’on les passe, on se perd, on fait un chaos plutôt qu’un monde, et on cause du désagrément plutôt que du plaisir.
29Le génie qui travaille pour plaire ne doit donc, ni ne peut sortir des bornes de la nature même. Sa fonction consiste, non à imaginer ce qui ne peut être, mais à trouver ce qui est. Inventer dans les arts, n’est point donner l’être à un objet, c’est le reconnaître où il est, et comme il est. Et les hommes de génie qui creusent le plus, ne découvrent que ce qui existait auparavant. Ils ne sont créateurs que pour avoir observé, et réciproquement, ils ne sont observateurs que pour être en état de créer. Les moindres objets les appellent. Ils s’y livrent, parce qu’ils en remportent toujours de nouvelles connaissances qui étendent le fonds de leur esprit, et en préparent la fécondité. Le génie est comme la terre, qui ne produit rien qu’elle n’en ait reçu la semence. Cette comparaison bien loin d’appauvrir les artistes, ne sert qu’à leur faire connaître la source et l’étendue de leurs véritables richesses, qui par là sont immenses, puisque toutes les connaissances que l’esprit peut acquérir de la nature, devenant le germe de ses productions dans les arts, le génie n’a d’autres bornes, du côté de son objet, que celles de l’univers.”
30Le génie doit donc avoir un appui pour s’élever et se soutenir, et cet appui est la nature. Il ne peut la créer, il ne doit point la détruire ; il ne peut donc que la suivre et l’imiter, et par conséquent tout ce qu’il produit ne peut être qu’imitation.
31Imiter, c’est copier un modèle. Ce terme contient deux idées. 1. l’original, ou le prototype, qui porte les traits qu’on veut imiter. 2. la copie qui les représente.
32La nature, c’est-à-dire tout ce qui est, ou que nous concevons aisément comme possible, voilà le prototype ou le modèle des arts.
33Pour expliquer ceci nettement, on peut distinguer, en quelque sorte, quatre mondes : le monde existant, c’est l’univers actuel, physique, moral, civil, dont nous faisons partie ; le monde historique, qui est peuplé de grands noms et rempli de faits célèbres ; le monde fabuleux qui est rempli de dieux et de héros imaginaires ; enfin le monde idéal ou possible, où tous les êtres existent dans les généralités seulement, et d’où l’imagination peut tirer des individus qu’elle caractérise par tous les traits d’existence et de propriété. Ainsi Aristophane peignait Socrate, sujet tiré de la société alors existante. Les Horaces sont tirés de l’histoire, Médée est tirée de la fable, Tartuffe du monde possible. Voilà en général ce qu’on appelle nature. Il faut, comme nous venons de le dire, que l’industrieux imitateur ait toujours les yeux attachés sur elle, qu’il la contemple sans cesse ; pourquoi ? Parce qu’elle renferme tous les plans des ouvrages réguliers, et les desseins de tous les ornements qui peuvent nous plaire. Les arts ne créent point leurs règles ; elles sont indépendantes de leur caprice, et invariablement tracées dans l’exemple de la nature.
34Quelle est donc la fonction des arts ? C’est de transporter les traits qui sont dans la nature, et de les présenter dans des objets à qui ils ne sont point naturels. C’est ainsi que le ciseau du statuaire montre un héros dans un bloc de marbre. Le peintre par ses couleurs, fait sortir de la toile tous les objets visibles. Le musicien par des sons artificiels fait gronder l’orage, et le poète enfin par son invention et par l’harmonie de ses vers, remplit notre esprit d’images feintes et notre cœur de sentiments factices, souvent plus charmants que s’ils étaient vrais et naturels.
35D’où je conclus que les arts, dans ce qui est proprement art, ne sont que des imitations, des ressemblances qui ne sont point la nature, mais qui paraissent l’être ; et qu’ainsi la matière des beaux arts n’est point le vrai, seulement le vraisemblable. Cette conséquence est assez importante pour être développée et prouvée sur le champ par l’application.
36Qu’est-ce que la peinture ? Une imitation des objets visibles. Elle n’a rien de réel, rien de vrai, tout est fantôme chez elle, et sa perfection ne dépend que de sa ressemblance avec la réalité.
37La musique et la danse peuvent bien régler les tons et les gestes de l’orateur en chaire et du citoyen qui raconte dans la conversation, mais ce n’est point encore là qu’on les appelle des arts proprement. Elles peuvent aussi s’égarer, l’un dans des caprices, où les sons s’entrechoquent sans dessein, l’autre dans des secousses et des sauts de fantaisie ; mais ni l’une ni l’autre elles ne sont plus alors dans leurs bornes légitimes. Il faut donc, pour qu’elles soient ce qu’elles doivent être, qu’elles reviennent à l’imitation, qu’elles soient le portrait artificiel des passions humaines. Et c’est alors qu’on les reconnaît avec plaisir, et qu’elles nous donnent l’espèce et le degré de sentiment qui nous satisfait.
38Enfin la poésie ne vit que de fictions. Chez elle le loup porte les traits de l’homme puissant et injuste, l’agneau, ceux de l’innocence opprimée. L’églogue nous offre des bergers poétiques qui ne sont que des ressemblances, des images. La comédie fait le portrait d’un Harpagon idéal, qui n’a que par emprunt les traits d’une avarice réelle.
39La tragédie n’est poésie que dans ce qu’elle feint par imitation. César a eu un démêlé avec Pompée, ce n’est point poésie, c’est histoire. Mais qu’on invente des discours, des motifs, des intrigues, le tout d’après les idées que l’histoire donne des caractères et de la fortune de César et de Pompée, voilà ce qu’on nomme poésie, parce que cela seul est l’ouvrage du génie et de l’art.
40L’épopée enfin n’est qu’un récit d’actions possibles, présentées avec tous les caractères de l’existence. Junon et Énée n’ont jamais ni dit, ni fait ce que Virgile leur attribue, mais ils ont pu le faire ou le dire, c’est assez pour la poésie. C’est un mensonge perpétuel, qui a tous les caractères de la vérité ;
41Ainsi, tous les arts dans tout ce qu’ils ont de vraiment artificiel, ne sont que des choses imaginaires, des êtres feints, copiés et imités d’après les véritables. C’est pour cela qu’on met sans cesse l’art en opposition avec la nature, qu’on n’entent partout que ce cri, que c’est la nature qu’il faut imiter, que l’art est parfait quand il la représente parfaitement, enfin que chefs-d’œuvre de l’art sont ceux qui imitent si bien la nature, qu’on les prend pour la nature elle-même.
42Et cette imitation, pour laquelle nous avons tous une disposition si naturelle, puisque c’est l’exemple qui instruit et qui règle le genre humain, vivimus ad exempla, cette imitation, dis-je, est une des principales sources du plaisir que causent les arts. L’esprit s’exerce dans la comparaison du modèle avec le portrait, et le jugement qu’il en porte fait sur lui une impression d’autant plus agréable qu’elle lui est un témoignage de sa pénétration et de son intelligence.
43Cette doctrine n’est point nouvelle. On la trouve partout chez les Anciens. Aristote commence sa Poétique par ce principe, que la musique, la danse, la poésie, la peinture sont des arts imitateurs (a). C’est là que se rapportent toutes les règles de sa Poétique. Selon Platon, pour être poète il ne suffit pas de raconter, il faut feindre et créer l’action qu’on raconte. Dans sa République, il condamne la poésie, parce qu’étant essentiellement une imitation, les objets qu’elle imite peuvent intéresser les mœurs (b).
44Horace a le même principe dans son Art poétique.
Si fautoris eges aulea manentis…
AEtatis cujusque notandi sunt tibi mores ;
Mobilibusque decor naturis dandus et annis.
45Pourquoi observer les mœurs, les étudier ? N’est-ce pas à dessein de les copier ?
Respicere exemplar morum vitaeque jubebo
Doctum imitatatorem, et vivas hinc ducere voces.
46Vivas voces ducere, c’est ce que nous appelons peindre d’après nature. Et tout n’est-il pas dit dans ce seul mot : Ex noto fictum carmen sequar ? Je feindrai, j’imaginerai d’après ce qui est connu des hommes : on y sera trompé, on croira voir la nature elle-même, et qu’il n’est rien de si aisé que de la peindre de cette sorte, mais ce sera une fiction, un ouvrage de génie, au-dessus des forces de toute esprit médiocre, sudet multum frustraque laboret.
47Les termes mêmes dont les Anciens se sont servis en parlant de poésie, prouvent qu’ils la regardaient comme une imitation. Les Grecs disaient […] Les Latins traduisaient le premier terme par facere ; les bons auteurs disent facere poema, c’est-à-dire, forger, fabriquer, créer ; et le second, ils l’ont rendu, tantôt par fingere, tantôt par imitari, qui signifient autant une imitation artificielle, telle qu’elle est dans les arts, qu’une imitation réelle et morale, telle qu’elle est dans la société. Mais comme la signification de ces mots a été dans la suite des temps étendue, ou détournée, ou resserrée, elle a donné lieu à des méprises et répandu l’obscurité sur des principes qui étaient clairs par eux-mêmes, dans les premiers auteurs qui les ont établis. On a entendu par fiction, les fables qui font intervenir le ministère des dieux et qui les font agir dans une action, parce que cette partie de la fiction est la plus noble. Par imitation, on a entendu non une copie artificielle de la nature, qui consiste précisément à la représenter, à la contrefaire […], mais toutes sortes d’imitations en général. De sorte que ces termes n’ayant plus la même signification qu’autrefois, ils ont cessé d’être propres à caractériser la poésie, et rendu le langage des Anciens inintelligible à la plupart des lecteurs.
48De tout ce que nous venons de dire, il résulte que la poésie ne subsiste que par l’imitation. Il en est de même de la peinture, de la danse, de la musique : rien n’est réel dans leurs ouvrages, tout y est imaginé, feint, copié, artificiel. C’est ce qui fait leur caractère essentiel par opposition à la nature.
49(a) Poét. cap. I.
50(b) Plutarque cite sur cette manière l’autorité de Platon, et l’explique d’une manière si claire qu’il n’est pas possible de s’y refuser. « Platon lui-même, dit-il, a enseigné que la poésie ne consiste que dans la fable, et il définit la fable un récit menteur ressemblant à la vérité : ainsi n’y a rien de réel. Le récit dit ce qui est : la fable est l’image et la ressemblance du récit. Et il y a aussi loin de celui qui fait la fable à celui qui fait le récit, que de celui qui a fait le récit, à celui qui a fait l’action […] » De glor. Athen. M. de Fontenelle a exprimé la même pensée dans sa lettre aux Auteurs du Journ. des savants, tom. 5 de la dernière édition : « Un grand poète, dit-il, si on entend par ce mot, ce que l’on doit, est celui fait, qui invente, qui crée. La vraie poésie d’une pièce de théâtre, c’est toute sa constitution inventée et créée […] et Polieucte ou Cinna en prose seraient encore d’admirables productions d’un poète ».
Extrait 5 : Principes de la littérature, par M. l’abbé Batteux. Avertissement.
51[Les Principes de la littérature, initialement intitulés Cours de Belles-Lettres distribué par exercices forment la deuxième partie de l’ouvrage de Batteux. Nous en reproduisons l’avertissement, dans lequel Batteux expose la visée pratique de ce traité, destiné en premier lieu à un public d’étudiants, et offre par là un plaidoyer pour l’utilité de l’étude de la littérature qui étant un « plaisir de l’esprit », nécessite l’étude et l’approfondissement de l’objet poétique : « autre chose est de sentir les beautés, autre chose d’en connaître la source et le principe ; l’un est ce qu’on appelle jouir, l’autre est ce que l’on nomme savoir ». Le savoir littéraire est différencié de celui des sciences et des arts mécaniques qui ont un objet d’étude « nettement marqué », tandis que celui des Belles-Lettres est « labyrinthique » parce qu’il a rapport au sentiment et au goût, et qu’il sollicite donc d’autant plus fort le besoin d’étude, de système, de clarification. Ces considérations indiquent qu’un lieu commun se fait jour au xviiie siècle entre la « rigueur » des sciences et le caractère plus vague et hybride des lettres. (N.K.)]
52Lorsque j’eus donné en 1746 les Beaux-arts réduits en un même principe, quelques personnes, à l’autorité desquelles je crus devoir déférer, prétendirent que l’application sommaire qui avait été faite du principe de l’imitation à la poésie en général et à ses espèces, n’était point suffisante pour les jeunes gens, et qu’il fallait développer ce même principe par des applications plus détaillées. Ce fut ce qui produisit le Cours de Belles-Lettres distribué par exercices. Le but de ce second ouvrage était donc de mettre à la portée des jeunes gens les principes de l’art poétique, de leur en faire sentir l’importance, et de leur en montrer les effets dans les différents genres.
53On le retrouvera tout entier dans les sept petits traités qui suivent, et qui contiennent toute la poétique. C’est toujours le même objet et le même plan. On y tâche partout de définir avec soin, et aux définitions on joint les exemples. On sait que les exemples, surtout en fait de goût, sont plus instructifs que les préceptes, et que ceux-ci ne sont jamais mieux sentis ni compris que quand ils sont les résultats des détails. Nous travaillons pour les jeunes gens. J’oserai dire cependant que les personnes plus avancées pourront y rencontrer des notions qui les mettront dans le cas de réfléchir.
54L’étude des Lettres est plus profonde et plus philosophique qu’on ne le croit communément. La raison donnée de ce qui plaît ou qui déplaît dans un ouvrage de goût, embrasse toute la métaphysique de l’esprit et du cœur humain. Beaucoup de lecteurs ne s’en doutent point. La manière aisée avec laquelle se présentent les ouvrages de littérature est si séduisante, qu’on croit qu’il suffit de se laisser aller à l’impression agréable qu’on éprouve en lisant de beaux vers, ou quelque morceau de prose bien écrit. Mais autre chose est de sentir les beautés, autre chose d’en connaître la source et le principe ; l’un est ce qu’on appelle jouir, l’autre est ce que l’on nomme savoir.
55Qu’importe, dira-t-on, que je connaisse les ressorts qui produisent en moi un sentiment agréable, pourvu que j’en éprouve l’impression ? L’essentiel est d’arriver au but, et j’y suis dès que je sens.
56On pourrait raisonner de la sorte, s’il s’agissait d’autres plaisirs que ceux de l’esprit. Mais s’il est certain que dans ceux-ci, l’étendue des connaissances ajoute beaucoup au sentiment, l’étude de l’art doit précéder ou du moins accompagner la lecture des ouvrages. Un connaisseur qui sait l’art, et l’effort qu’il a demandé, est frappé d’un tableau de Raphaël, d’un beau chant de Lully, d’une description de Virgile, tout autrement que celui qui n’a pour juger qu’un goût naturel, un sens droit, mais brut, si j’ose m’exprimer ainsi, destitué de lumières et de principes. Que d’endroits délicats sont perdus pour celui-ci ! que de traits heureux lui échappent ! que de beautés fines ne sont point aperçues ! Il y a même dans les arts des choses très belles, et avouées telles de tous ceux qui s’y connaissent, qui ne font nulle impression sur des esprits droits mais sans culture, qui font même quelquefois sur eux une impression désagréable. Un air simple plaît à un homme absolument ignorant en musique. Si ce même air est accompagné de basses et de dessus, ce n’est plus qu’un bruit confus qui le fatigue. Quelques leçons sur le rapport des sons l’auraient apprivoisé peu à peu, et lui auraient fait sentir les charmes de l’harmonie et des accords. Il est donc important de connaître les arts pour en sentir toutes les beautés. Or pour les connaître, il faut en avoir étudié la nature, les règles, en avoir vu et compris les principes, ce qui est difficile et demande une assez grande application.
57Dans les sciences et dans les arts mécaniques, il y a un objet nettement marqué, un objet palpable, que nous pouvons manier, retourner, envisager dans toutes ses parties et dans toutes ses faces. Ici tout est au-dedans de nous, et de même que les yeux ne peuvent se voir eux-mêmes, jamais notre esprit n’est plus embarrassé que quand il veut démêler et suivre le labyrinthe de ses propres opérations et de ses mouvements. On convient que ce qui regarde la pensée est de la plus subtile discussion. Ce qui a rapport au sentiment, au goût, est encore infiniment plus subtil. Que d’attention pour pouvoir reconnaître les différentes routes par où arrivent les différentes impressions ! pour apercevoir ce qui peut produire certains mouvements, d’un certain degré, d’une certaine espèce ! pour voir quels sont les objets qu’il faut présenter à l’esprit ! sous quelle forme, dans quel ordre il faut les présenter ! enfin pour remarquer le jeu des organes, par lesquels arrive l’impression, de ces organes si délicats, si orgueilleux, pour user de l’expression de Cicéron ! Toutes matières très déliées, sans la connaissance desquelles on ne jouit cependant qu’à demi, et hésitant, des biens que nous offrent les arts. Il faut donc avoir étudié une bonne fois ces questions, les avoir approfondies. Il faut avoir reconnu, vérifié, senti les principes, et alors le goût marchera avec plus de sûreté, plus de confiance, il ira plus loin, et sera en état de rendre raison de ses jugements.
58Nous embrassons les Lettres françaises, les latines, et même les grecques. Bien entendu que les françaises y tiendront le principal rang. Si elles sont pour nous plus qu’un besoin, elles sont quelque chose de plus qu’un agrément. Nous parcourrons successivement tous les genres, en commençant par les plus aisés et les plus simples. Nous donnerons un exposé sommaire de la nature, des parties, des règles de chacun d’eux, nous en tracerons l’histoire en peu de mots, après quoi nous ferons l’application des principes et des règles aux ouvrages les plus fameux dans chaque genre, qui seront analysés quant au fond et quant à la forme.
Extrait 6 : Traité de l’apologue.
On se sert d’animaux pour instruire les hommes.
La Fontaine.
59On a tâché d’établir dans le premier volume de cet ouvrage que tous les beaux-arts, à la tête desquels est la poésie, n’ont d’autre objet que d’imiter la nature, chacun de la manière qui fait leur différence propre, pour exciter en nous des sentiments agréables. Si ce principe est vrai, il s’ensuit qu’une poétique ne doit être autre chose qu’un développement de l’art d’imiter par la manière qui convient à la poésie, c’est-à-dire, par le discours, et toutes les lois qui concernent soit les beautés, soit les défauts qui se trouvent dans les différentes sortes de poèmes ne peuvent être que des conséquences du principe de l’imitation. Ce fil nous conduira dans toutes les routes que nous avons à parcourir. Si quelquefois il paraît s’échapper des mains du lecteur, la moindre attention lui suffira pour le reprendre.
60Nous commençons par l’apologue : c’est le plus simple et le plus court de tous les poèmes. On verra d’abord dans ce volume de petits événements, qu’on suppose être arrivés entre le loup et l’agneau. Ensuite paraîtront Daphnis et Mélibée, enfin on admirera les héros et les dieux : la gradation du simple au composé, du facile au difficile, du petit au grand sera observée.
Extrait 7 : Traité des genres en prose : Observation préliminaire.
61Il serait aisé, s’il en était besoin, de faire voir qu’on peut étendre sur toute la littérature le principe de l’imitation, que nous avons établi et développé dans les volumes précédents qui ont pour objet la poésie. Les genres en prose ne doivent, ne peuvent être autre chose que la nature bien exprimée, et la poésie n’est que l’imitation de cette expression. Ces deux genres sont donc l’un à l’autre ce que l’original est à son portrait, ou le portrait à son original. Ce sont donc dans l’un et dans l’autre les mêmes traits, les mêmes couleurs, les mêmes caractères. Et comme les arts ne sont jamais plus beaux que quand ils ressemblent parfaitement à la nature originale, de même celle-ci n’est jamais plus parfaite et plus belle que quand elle ressemble à la nature choisie et embellie par les arts. Tout ce qui se trouve là doit donc se trouver ici et par les mêmes raisons.
62Si cela est ainsi, me dira-t-on, pourquoi n’avez-vous pas commencé la suite de vos traités par l’éloquence et le récit, qui sont, sans contredit, plus près de la nature que tous les autres genres, et qui semblent même en quelque sorte avoir été les modèles de la poésie ? Il était naturel d’aller du simple au composé, et de présenter d’abord les procédés ordinaires de l’esprit humain, avant que d’étudier les ruses et les finesses de l’art. D’ailleurs le langage de la prose a certainement précédé celui de la poésie ; celle-ci a toujours bâti avec les matériaux de celle-là. C’est donc renverser l’ordre, et commencer par le faîte de l’édifice, que d’offrir d’abord à ceux qu’on veut introduire dans le commerce des Muses, les livres de poésie, par où il semble qu’on aurait dû finir.
63Nous convenons que si dans cet ouvrage nous ne nous étions proposé que de montrer la voie pour arriver à la connaissance d’une langue, il aurait fallu commencer par la prose. C’est là sans doute qu’est le vrai génie, le caractère essentiel de quelque langue que ce soit. Dans la poésie, la contrainte du vers altère nécessairement la structure naturelle des mots, et même quelquefois leur valeur. Ainsi ce serait aller à contresens que d’étudier d’abord une langue dans les poètes. On a beau lire Horace et Virgile ; si on ne lit qu’eux, on n’apprendra jamais à parler comme Cicéron.
64Mais notre dessein n’est point d’apprendre à parler, c’est d’apprendre à juger. Or pour apprendre à juger, en matière de littérature, il faut s’exercer d’abord sur les ouvrages où les beautés et les défauts, plus sensibles, donnent aussi plus de prise au goût et à l’esprit, où l’art se montre sans mystère ; et quand une fois on a bien reconnu cet art, tel qu’il est, qu’on est bien sûr d’en avoir saisi les vrais principes, on essaie de le reconnaître encore dans les ouvrages où il a coutume de se cacher.
65L’ordre que nous avons suivi est donc l’ordre même de l’esprit humain, qui saisit d’abord ce qui est plus sensible, et s’en fait un moyen pour parvenir à connaître ce qui l’est moins.
66Cette marche est si naturelle, que si on consulte l’histoire même de la poésie et de l’oraison, on trouvera que celle-ci n’est venue qu’après l’autre.
67Il y a bien de la différence entre le langage du seul besoin et le langage de l’éloquence. Le premier a sans doute précédé la poésie, c’est l’instrument le plus essentiel de la société, celui par conséquent sur lequel le genre humain a dû porter ses premiers soins. Mais le langage oratoire, où l’on joint toutes les ressources de l’art au génie naturel, où toutes les machines, tous les ressorts qui peuvent aider à la persuasion, sont dressés, tendus, ménagés avec adresse et intelligence, ce langage n’a été soumis à la précision des règles qu’après les grands succès de la poésie. […]
68Ce fut donc la poésie qui ouvrit le chemin à l’oraison, qui en fut le guide, le flambeau, le modèle. Ce fut elle qui lui montra son véritable objet, la source et le principe de toutes ses règles. Elle lui apprit qu’elle n’avait, comme elle-même, d’autre fonction que celle de peindre la nature, et d’autre mérite que de la peindre avec force et vérité. C’est par là que les grands orateurs, anciens et modernes, sont arrivés à la gloire ; c’est, si j’ose m’exprimer ainsi, pour avoir été poètes dans leurs oraisons, comme les poètes avaient été orateurs dans leurs poésies.
69Mais que devient la différence qu’il y a entre ces deux arts ? car il est certain qu’il y en a une.
70La voici : la poésie a pour objet de plaire, nous l’avons dit, et si quelquefois elle instruit en même temps, c’est que l’utilité est un moyen qui l’aide à parvenir à son but. L’éloquence a pour objet d’instruire, et si elle songe à plaire, c’est qu’elle n’ignore pas que la voie la plus certaine pour arriver à la persuasion est celle qui est semée de fleurs.
71La poésie se sert de tout, pourvu qu’il aille à ses fins : vrai, faux, fable, histoire, merveilleux, naturel, possible, impossible, tout est bien reçu chez elle ; sa raison s’appelle fureur. Elle bâtit sans poser de fondements, une chimère qu’un souffle détruit l’occupe aussi sérieusement que le salut d’un empire. L’éloquence, toujours grave et mesurée, ne songe qu’au service réel ; la raison est son appui, le bon sens ne la quitte jamais.
72Tels sont les droits et les limites de ces deux empires. Ils s’étendent l’un et l’autre sur toute la nature, mais dans l’un c’est la vérité qui tient le sceptre, et dans l’autre c’est le goût. Et se règle selon leurs lois souveraines. Rentrons dans la carrière.
73Ce traité sera divisé en trois parties : dans la première, il sera question du genre oratoire, dans la seconde, du récit historique, dans la troisième, du genre épistolaire.
Extrait 8 : Du genre oratoire : Ce que c’est que l’oraison.
74[Dans le court extrait suivant, l’abbé Batteux établit une distinction intéressante entre « rhétorique » et « éloquence ». Il témoigne par là de la scission qui se fait au xviiie siècle entre une rhétorique comme ensemble de règles scolastiques et une conception anglo-saxonne de la rhétorique comme un art oratoire des passions, qui se méfie des techniques oratoires et qui connaît un intérêt croissant, notamment par sa mise en valeur dans les traités d’esthétique du temps16. « L’oraison » évoquée ici par Batteux relève de la technique oratoire, conformément au projet pédagogique de ce Cours conçu comme un manuel. (N.K.)]
75La rhétorique, la logique, la grammaire sont trois arts qui devraient toujours marcher de compagnie. La logique est l’art de bien penser. La grammaire est l’art de bien parler. La rhétorique est l’art de bien dire. Bien penser, c’est mettre de la précision et de la netteté dans ses idées, de la vérité et de la circonspection dans ses jugements, de la liaison et de la justesse dans ses raisonnements. Bien parler, c’est se servir de termes reçus et de constructions légitimes, c’est éviter le barbarisme dans les mots, et le solécisme dans les phrases. Bien dire, c’est parler de manière à se faire écouter, et à persuader ceux qui écoutent : trois instruments universels, c’est-à-dire dont l’usage s’étend à tous les genres, dans les sciences et dans la littérature, et qui, dans ceux qui les réunissent, caractérisent la bonne éducation, la droiture d’esprit et la fécondité de génie.
76Si on considère seulement l’étymologie, le mot oraison est d’une signification fort étendue : il désigne toute pensée exprimée par le discours, ore ratio expressa : c’est dans ce sens qu’il est employé par les grammairiens. Ici il signifie un discours préparé avec art pour opérer la persuasion.
77Il faut observer qu’il y a une grande différence entre le talent de l’oraison et l’art qui aide à le former. Le talent s’appelle éloquence ; l’art, rhétorique : l’un produit, l’autre juge : l’un fait l’orateur, l’autre ce qu’on nomme rhéteur.
Extrait 9 : Du récit historique : De la nature du récit historique et de ses différentes espèces.
78[Il est intéressant de noter que dans l’édition antérieure du Cours de belles-lettres (1753), Batteux intitule cette section simplement : « Du récit » et explique « Ce que c’est que le récit ». L’adjonction dans l’édition de 1764 de l’épithète « historique » montre bien la nécessité de spécifier les différentes sortes d’écrits en prose, dont les récits « de fiction » ou « romans » que le théoricien veut distinguer du genre « historique » qu’il traite ici. (N.K.)]
79Le récit est un exposé exact et fidèle d’un événement, c’est-à-dire un exposé qui rend tout l’événement, et qui le rend comme il est. Car s’il rend plus ou moins, il n’est point exact, et s’il rend autrement, il n’est point fidèle. Celui qui raconte ce qu’il a vu, le raconte comme il l’a vu, et quelquefois comme il n’est pas, alors le récit est fidèle sans être exact.
80Tout récit est le portrait de l’événement qui en fait le sujet. Le Brun et Quinte-Curce ont peint tous deux les batailles d’Alexandre. Celui-ci avec des signes arbitraires et d’institution qui sont les mots ; l’autre avec des signes naturels et d’imitation qui sont les traits et les couleurs. S’ils ont suivi exactement la vérité, ce sont deux historiens. S’ils ont mêlé du faux avec le vrai, ils sont poètes, du moins en la partie feinte de leur ouvrage. Car le caractère du poète est mêler le vrai avec le faux, avec cette attention seulement, que tout paraisse de même nature.
81Quoiqu’il n’en soit pas de même de l’historien, cependant il est aussi placé entre la vérité et le mensonge. Il souhaite naturellement d’intéresser. Comme l’intérêt du récit dépend de la grandeur et de la singularité des choses, il est bien difficile à l’homme qui raconte, surtout quand il a l’imagination vive, qu’il n’y a pas contre lui de titres trop connus, et que l’événement qu’il a en main se prête jusqu’à un certain point, de s’attacher à la seule vérité, et de ne s’en écarter en rien. Il voit sa grâce écrite dans les yeux d’un auditeur, qui aime presque toujours mieux un vraisemblable touchant qu’une vérité sèche. Quel moyen de s’asservir alors à une scrupuleuse exactitude ? Si on respecte les faits, où on pourrait être convaincu de faux, du moins se donnera-t-on carrière sur les causes. On se fera un plaisir de tirer les plus grands effets, les plus éclatants, d’un principe presque insensible, soit par sa petitesse, soit par son éloignement. On mettra des liaisons imperceptibles, on ouvrira des souterrains, une légère circonstance tirée de la foule deviendra le dénouement des plus grandes entreprises. Par ce moyen on aura la gloire d’avoir eu de bons yeux, d’avoir fait des recherches profondes, de connaître bien les replis du cœur humain, et par-dessus tout cela la reconnaissance et l’admiration de la plupart des lecteurs. Ce défaut n’est pas, comme on peut le croire, celui des têtes légères. Mais pour être proche de la vertu, ce n’en est pas moins un vice.
82Le récit a toute sa beauté et sa perfection quand à la fidélité et à l’exactitude, il joint la brièveté, la naïveté et la sorte d’intérêt qui lui convient. […]
83Il y a en général trois sortes de récits : le récit oratoire, le récit historique et le récit familier. Nous avons parlé du premier en traitant de l’oraison, et du dernier en parlant de l’apologue. Nous nous bornons ici au récit historique.
84Le récit historique a autant de caractères qu’il y a de sortes d’histories. Or il y a l’histoire des hommes considérés dans leurs rapports avec la divinité : c’est l’histoire de la religion. L’histoire des hommes dans leurs rapports entre eux : c’est l’histoire civile, et l’histoire naturelle, qui a pour objet les productions de la nature, ses phénomènes, ses variations.
85L’histoire de la religion se sous-divise en deux espèces, dont l’une est l’histoire sacrée, l’autre l’histoire ecclésiastique, écrite par des hommes aidés de la seule lumière naturelle.