Ni français, ni sénégalais : identité haïtienne et bovarysme.
Traduit de l’anglais par Marielle Macé
Dans ce monde binaire, un est deux ; c’est-à-dire que tout est à la fois ce qu’il est et sa réplique – parfois identique, parfois déformée ; presque rien n’existe uniquement pour soi, car presque tout est dupliqué en quelque chose qui le confirme et le dénie.
Mario Varga Llosa, L’Orgie perpétuelle
Un duvaliérisme sans Duvalier
1Si l’on se souvient aujourd’hui de l’écrivain, diplomate et politicien Léon Laleau, c’est grâce au court poème « Trahison » qui a paru pour la première fois en 1931. Ce poème aurait aussi bien pu sombrer dans l’oubli s’il n’avait été inclus en 1948 par Léopold Sédar Senghor dans son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, très certainement à cause de ses dernières lignes, qui évoquent explicitement la souffrance de l’aliénation culturelle, projetée dans un quatrain rimé :
D’Europe, sentez-vous cette souffrance
Et ce désespoir à nul autre égal
D’apprivoiser, avec des mots de France,
Ce cœur qui m'est venu du Sénégal1 ?
2Ce poème formule peut-être un peu trop joliment le dilemme, et même la tragédie du mulâtre : il resterait à se demander combien le francophile Laleau se considérait lui-même comme un exilé culturel. On ne sait en effet pas s’il a jamais été associé au mouvement indigéniste ou à la politique radicale des années 1920. On a en revanche toutes les raisons de regarder cette « souffrance » stylisée non comme un supplice personnel, mais comme une manipulation habile de la rhétorique du temps. En effet, il s’agit là du lamento (non dépourvu de maniérisme) d’un homme touché par le mal psychique que Jean Price-Mars avait identifié quelques années auparavant : le bovarysme collectif de l’élite haïtienne.
3Au fil du temps, on a perdu de vue l’influence de Price-Mars et de ses idées. Pourtant, dans l’Haïti d’après Duvalier, la pensée de Price-Mars est toujours d’actualité, même si plus de 80 ans nous séparent de la parution d’Ainsi parla l’Oncle, en 1928. Ce livre a constitué un texte fondateur aussi bien de l’indigénisme haïtien que de la négritude parisienne – Senghor qualifiait Price-Mars de « père de la négritude ». L’absence relative de Price-Mars dans les débats contemporains autour de la négritude tient en partie à la réappropriation du texte et de son auteur par la dictature de Duvalier en Haïti. Car l’essai de Price-Mars était en fait le produit d’un mouvement ethnologique qui faisait partie intégrante du nationalisme produit par l’occupation américaine d’Haïti entre 1915 et 1934. Ce que l’on cherchait dans les années 1920 était une définition claire de l’identité haïtienne et de sa différence culturelle. Dans cette quête, Price-Mars s’est élevé contre l’idée de la « mentalité latine » du peuple haïtien, qu’il considérait comme une trahison de sa vraie nature. Cette idée était défendue par une petite minorité francophile de la société haïtienne – son élite. Price-Mars posait qu’il y avait une identité authentique, rurale et afro-haïtienne, que l’élite urbaine et assimilée préférait ignorer ou réprimer. Bien des pages d’Ainsi parla l’Oncle sont ainsi consacrées à l’analyse de la religion populaire, notamment de la façon dont le Vaudou ne constitue pas seulement une survivance du passé africain d’Haïti, mais aussi une clé pour comprendre la mentalité haïtienne. Les concepts de Price-Mars – le « moi collectif » et l’« unité spirituelle » sont rapidement devenus des points de ralliement pour les nationalistes militants en Haïti, et se sont répandus chez les nationalistes noirs du mouvement de la négritude. C’est précisément l’argument de l’authenticité noire qui allait être utilisé par François Duvalier pour conférer une légitimité à sa dictature et attaquer l’élite mulâtre, accusée d’être traître à la nation haïtienne.
4Or le terme de « bovarysme », dû à Jules de Gaultier, est central dans l’argumentation de Price-Mars – c’est-à-dire dans sa promotion d’un idéal d’authenticité culturelle et dans sa réaction contre la présence coloniale américaine, certes modernisatrice, mais surtout agressive. La notion apparaît notamment dans la préface à Ainsi parla l’Oncle. Si quelque chose est à retenir de cet essai, c’est bien l’usage que Price-Mars fait du « bovarysme » pour critiquer l’aliénation culturelle de l’élite haïtienne elle-même, qui, telle une Emma des tropiques, éblouie par les lumières de la civilisation européenne, s’est trouvée condamnée à une imitation aveugle et stérile de la modernité européenne. Voici la description que fait Price-Mars de l’histoire haïtienne qui a suivi l’indépendance :
[…] la communauté nègre d’Haïti revêtit la défroque de la civilisation occidentale au lendemain de 1804. Dès lors, avec une constance qu’aucun échec, aucun sarcasme, aucune perturbation n’a pu fléchir, elle s’évertua à réaliser ce qu’elle crut être son destin supérieur en modelant sa pensée et ses sentiments, à se rapprocher de son ancienne métropole, à lui ressembler, à s’identifier à elle2.
5Aux yeux de Price-Mars, cela s’est produit précisément parce que l’Haïti d’après l’indépendance souffrait de « cette curieuse démarche que la métaphysique de M. de Gaultier appelle un bovarysme collectif, c’est-à-dire la faculté que s’attribue une société de se concevoir autre qu’elle n’est ». L’incapacité de l’élite à gouverner était due à cette faute première : un mimétisme servile pour lequel la nation payait de prix fort, celui de l’occupation étrangère. Pour Price-Mars, l’identité haïtienne était fixe, inhérente et inaltérable, et il considérait le bovarysme comme la forme ultime du déni. Le mépris dans lequel il tient les bovarystes de l’élite est manifeste :
(Aussi) tout ce qui est authentiquement indigène – langage, mœurs, sentiments, croyances – devient-il suspect, entaché de mauvais goût aux yeux des élites éprises de la nostalgie de la patrie perdue. À plus forte raison, le mot nègre, jadis terme générique, acquiert-il un sens péjoratif. Quand à celui « d’Africain », il a toujours été, il est l’apostrophe la plus humiliante qui puisse être adresse a un Haïtien. À la rigueur, l’homme le plus distingué de ce pays aimerait mieux qu’on lui trouve quelque ressemblance avec un esquimau, un samoyède ou un toungouze plutôt que de lui rappeler son ascendance guinéenne ou soudanaise3.
6Son usage du terme de Jules de Gaultier pour désigner l’aliénation raciale et culturelle permet d’ailleurs d’expliquer le rapprochement, durant les années 1930, entre Price-Mars et l’ethnographe américain Melville Herskovits. Celui-ci est l’auteur d’une théorie de « l’ambivalence socialisée » (socialized ambivalence) qui a été utilisée pour expliquer le déséquilibre psychique résultant du heurt entre les valeurs africaines fondamentales et la culture européenne assimilée dans la psyché afro-américaine. Voilà ce que Laleau dramatisait dans son poème : l’état psychologique conflictuel d’une élite haïtienne euro-centrée, une arène où le Moi cartésien et le ça sénégalais étaient censément pris dans une lutte sans fin, continûment affaiblissante.
7L’Haïti idéale que Price-Mars envisageait était une sorte d’idylle rurale, d’Arcadie tropicale peuplée de laitières et de bergers qui contrastait profondément avec l’univers perturbé d’une élite urbaine qui niait ses racines africaines. Au terme d’Ainsi parla l’Oncle, il décrit le village de Kenscoff comme un microcosme pastoral et serein, l’Eden d’une Haïti sans trace de l’aliénation bovaryste :
Kenscoff est un frais pâturage. Le bétail s’y développe sain et vigoureux. À cause même de sa configuration en creux et de sa haute altitude, la terre de Kenscoff retient une très grande quantité d’humidité… Et c’est plaisir de voir combien, à la faveur de l’altitude et de la fécondité du sol, croissent en exubérance les plantes potagères et les arbres fruitiers originaires des pays tempérés… En résumé, la vie paysanne prend ici un aspect d’aisance tout à fait frappant, et cela est dû autant à la richesse du terrain qu’à la fraîcheur exceptionnelle du climat4.
8Léon Laleau partageait cette vision d’Haïti comme jardin paradisiaque, lorsqu’en 1937 il écrivait qu’en Haïti, « la vie est simple, amusante, souriante » et que l’« étranger y éprouve la sensation que c’est peut-être l’un des rares pays civilisés où les problèmes économiques et la lutte pour la vie n’ont pas cette acuité carnassière qui imprime à certaines parties du monde le redoutable aspect de la jungle »5. Cette description condescendante d’Haïti est très surprenante, non seulement parce qu’au moment où Laleau écrit cela, l’occupation américaine a laissé derrière elle une paysannerie en état de complète dispersion, mais aussi parce que ce texte a été publié l’année même où des milliers d’ouvriers haïtiens migrants ont été massacrés à la frontière dominicaine par l’armée de Trujillo. Cela serait probablement resté inaperçu si Jacques Roumain ne s’était élevé contre cette réinscription mensongère d’Haïti dans la réclusion d’une sorte de paradis rustique. Dans l’article où il s’attache à lui répondre, Roumain cite Laleau en épigraphe et déplace résolument l’attention depuis Petionville, le Parnasse de Laleau, vers la frontière entre Haïti et la République dominicaine, soulignant ainsi la situation d’Haïti dans l’hémisphère Sud ; l’ouvrier migrant, le génocide dominicain et l’impérialisme américain balaient ainsi la fiction pastorale :
Ce qui sépare Ouanaminthe du village dominicain de Dajabon, c’est un mince cours d’eau : la rivière du Massacre, au nom atrocement prophétique… Il est douteux que la différence de race suffise à expliquer l’explosion de haine qui fit de la région de Dajabon-Montechristi le théâtre d’une orgie sanglante. Je crois, de préférence, que ce peuple exacerbé par la détresse à laquelle l’a réduite la dictature de Trujillo, a obéi aux mêmes mobiles obscurs qui poussent, dans le sud des États-Unis, une meute de « poor whites » à lyncher un nègre, et en Hitlérie un petit bourgeois ruiné à maltraiter un juif. Les classes dirigeantes et les dictatures s’entendent à entretenir, à provoquer ces sentiments qui détournent d’elles, à la manière de paratonnerres, la fureur des misérables6.
9Il importait peu à Roumain qu’Haïti soit africaine ou européenne ; Roumain s’opposait avant tout violemment à la vision de Laleau, celle d’une oasis de calme dans le monde moderne, et considérait que cette célébration de l’exception haïtienne était à la fois injurieuse et réactionnaire. À ses yeux, un processus irréversible faisait de la société haïtienne une société de plus en plus fragmentée et cosmopolite. C’est cette même idée qui l’a conduit à collaborer avec le mouvement indigéniste ; car l’expérience de masse de la population ne devait, à ses yeux, être camouflée ou marginalisée ni au nom d’un passé ancestral, ni au nom d’un pittoresque pré-moderne. Effectivement, à la fin de l’occupation américaine les paysans haïtiens étaient des citoyens toujours moins visibles, dans une partie du globe profondément transformée par l’impérialisme. Comme Roumain le montre dans son roman, Gouverneurs de la rosée, ce n’est pas leur isolement dans Haïti mais leur appartenance à un vaste prolétariat de l’hémisphère Ouest qui pouvait conduire les paysans haïtiens à une prise de conscience révolutionnaire.
10À cet égard, la géopolitique de Roumain, conçue à l’échelle de l’hémisphère, reconduit à une pensée qui date d’avant l’indépendance haïtienne. À Saint-Domingue, l’idée d’une identité « américaine » donnait sens à une conscience révolutionnaire créole, qui ne caractérisait les Haïtiens ni comme un peuple africain ni comme un peuple européen, mais comme une société des Amériques. Comme l’écrit John Garrigus dans Before Haiti, « les racines principales de la conscience révolutionnaire d’Haïti se trouvent dans la province du Sud, où le commerce interne aux Caraïbes et une longue histoire de mixité dans les familles – aux origines européennes, africaines, indiennes – ont créé le sentiment profond d’une identité locale, américaine7 ». L’influence de cette prise en compte de la dimension du Nouveau Monde s’est manifestée plus tard, dans le refus de revenir aux origines ethniques pour baptiser la nouvelle nation ; en utilisant un mot taïno pour désigner l’île, les révolutionnaires haïtiens voulaient associer l’indépendance au désir de venger les habitants originels qui avaient été exterminés par la brutalité du passé colonial. En se présentant comme des Africains du Nouveau Monde, ils faisaient de la nouvelle nation un projet à l’échelle de l’hémisphère. Cette dimension de l’identité haïtienne allait disparaître presque complètement après trois décennies de duvaliérisme qui ont fait d’Haïti un état isolé au cœur des Amériques.
11Avec l’élection de François Duvalier en 1957, les « authentiques », ou « Marsistes » sont arrivés au pouvoir et se sont acharnés à débarrasser Haïti de tous les symptômes du « bovarysme » culturel. Ce nettoyage racial et culturel du corps politique est devenu la pierre de touche d’un processus d’involution et de renfermement sur soi, dans une dictature isolationniste qui a duré 29 ans. Après le départ de Baby Doc en février 1986, le désir de changement a nourri des foules pleines d’énergie et de colère, qui cherchaient à effacer physiquement les traces de la dictature de la surface d’Haïti. L’éradication des marques du duvaliérisme, cependant, ne signifie pas la fin de la politique raciale du régime, qui divisait les Haïtiens entre patriotes et apatrides, entre authentiques et bovarystes. Comme l’écrit Dany Laferrière dans Le Cri des oiseaux fous : « Avec Papa Doc au pouvoir, il est périlleux de garder contact avec un exilé. L’exilé est l’ennemi personnel de Duvalier. Et Duvalier c’est l’État. Il s’identifie même au drapeau national8 ». Les excès de brutalité du régime étaient le comble de la politique raciale du bovarysme marsiste. Laferrière avait le sentiment que la vraie tragédie des années 1960 résidait dans l’incapacité haïtienne de dépasser la vieille représentation d’une réclusion pastorale ; il en avait trouvé l’image dans l’édition en lambeaux d’Ainsi parla l’Oncle et la photo jaunie de Price-Mars qui trônaient dans le bureau du Petit samedi soir, le journal où il avait travaillé dans les années 1970 :
Je travaillais à Port-au-Prince vers le milieu des années 1970 dans un hebdomadaire politico-culturel Le Petit samedi Soir qui réunissait des jeunes gens dans la vingtaine, dynamiques, courageux, curieux… L’image d’Haïti que nous avions à l’époque était plutôt floue et quelque peu dépassée. On avait encore cette vieille photo de Jean Price-Mars (1876-1969) avec son magistral Ainsi parla l’Oncle (1928) qu’on passait depuis quelques générations de main en main. À force de se faire tripoter, elle avait perdu de sa force9.
12Pour reprendre l’image de Dany Laferrière, la vision romantique de l’oncle vieillissant semblait tout à fait éculée dans les années 1980 en Haïti : « tripotée », usée par des poètes opportunistes, transformée en arme décisive par des politiciens fascistes. Haïti, pour Laferrière, n’était plus le monde des retraites pastorales et des laitières souriantes, mais un univers de mobilité, de vitesse et de mouvements incessants. C’était là un dechoukaj esthétique, un dessouchage qui donnait la priorité aux artefacts américains – le Polaroid, la Remington, la Ford des années 1980…
Les livres d’Emma
13Dans un essai intitulé « Traveling theory », Edward Saïd identifie quatre étapes dans la manière dont les idées voyagent. La première et la deuxième étape correspondent à l’origine de l’idée et à son déplacement proprement dit ; le troisième temps est celui des « conditions d’acceptation » qui permettent à cette idée d’investir un contexte local ; un quatrième temps survient lorsque l’idée nouvellement investie est « transformée par ses nouveaux usages, sa nouvelle situation dans le temps et dans l’espace »10. Essayons d’appliquer ce modèle à l’histoire du terme « bovarysme » en Haïti : les catégories de Saïd permettent ici de comprendre que l’accommodation a conduit à la distorsion, et la transformation à une idéologie dogmatique. Mais il faut peut-être ajouter un cinquième temps à cette description ; car ici la notion a été introduite une seconde fois, et son sens premier s’est trouvé en quelque sorte restitué par un nouveau contexte, c’est-à-dire par de nouvelles conditions d’acceptation – ou de résistance.
14Aussi curieux que cela puisse paraître, c’est Victor Segalen – qui n’était pas franchement intéressé par les Caraïbes, et moins encore par Haïti – qui a rendu possible cette remise en circulation de l’idée de bovarysme et sa transformation en concept positif. Cette application d’un bovarysme ségalénien aux Caraïbes a été l’œuvre d’Édouard Glissant ; Glissant qui, dans les années 1950, influencé par la figure de Segalen, a conçu un idéal de diversité et de multiplicité dans un monde menacé par des systèmes idéologiques et politiques figés. L’inquiétude de Glissant au sujet de l’hégémonie de l’Occident – ce qu’il appelait « la force réductrice du Même », faisait écho à celle de Segalen, qui craignait que la diversité du monde ne puisse pas résister aux puissances de l’entropie. Dans son Essai sur l’exotisme, Segalen écrit en effet :
Il y a une formule terrible, venue je ne sais plus d’où : « L’entropie de l’Univers tend vers un maximum. » Ceci a pesé sur ma jeunesse, mon adolescence, mon éveil. L’Entropie : c’est la somme de toutes les forces internes, non différenciées, toutes les forces statiques, toutes les forces basses de l’énergie… je me représente l’Entropie comme un plus horrible monstre que le Néant11.
15Alors que Segalen était horrifié par la probabilité d’une entropie mondiale, Glissant s’est efforcé d’élaborer une théorie qui fasse droit à l’évolution continue du divers, du fait des transformations imprévisibles dues à une créolisation globale. Segalen écrivait dans un moment d’acmé de l’expansion coloniale française ; il craignait une perte de spécificité face à une homogénéisation et à une occidentalisation sans répit. Glissant, qui regardait la colonisation française du point de vue du colonisé, a eu le sentiment que les cultures ne s’écroulent pas aussi facilement que cela. Familier de l’histoire de la départementalisation des Indes françaises, il était, naturellement, très conscient de la menace d’une tendance totalisante à la « mêmeté » ; mais l’entropie lui semblait improbable, à cause de la capacité des cultures à recréer des ordres de différence. Glissant considérait que la culture caraïbe était profondément hétérogène, imprévisible, et radicalement différente de l’idéal d’authenticité culturelle et de fixité identitaire posé par Price-Mars.
16Glissant et Segalen s’accordaient cependant sur l’importance de l’altérité et même de l’opacité dans un monde de contacts globalisés. C’est la théorisation de l’importance d’un « être-autre » qui a reconduit Segalen vers l’idée du bovarysme comme principe créateur, faisant de la notion de Gaultier une ressource pour théoriser le divers. Segalen l’avouait : le « maître » du Bovarysme est celui qui lui permet de penser et l’ensemble de « ce que Jules de Gaultier dit du Bovarysme […] est applicable mot pour mot au divers11 ». Le bovarysme de Gaultier se trouvait ainsi réinvesti pour expliquer que les individus n’ont pas une essence immuable, mais sont pris dans le processus permanent d’un devenir-autre ; là où le bovarysme, pour Price-Mars, était une forme de déni de soi et d’aliénation, Glissant, à la suite de Segalen, en faisait le principe de description d’un phénomène positif : le détour nécessaire par l’autre et par l’ailleurs pour prendre la mesure d’une identité. Arraché en partie à ses connotations négatives, le bovarysme est devenu le moyen de se figurer le caractère composite et en quelque sorte intarissable de toute culture. Ainsi qu’il le déclarait, en hommage à Segalen, dans son Introduction à une poétique du divers :
Dans le panorama actuel du monde, une grande question est celle-ci : comment être soi sans se fermer à l’autre, et comment s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi-même ? C’est la question que posent et qu’illustrent les cultures composites dans le monde des Amériques12.
17Le redéploiement de la pensée de Segalen dans un contexte de Nouveau Monde a donné en Caraïbe une seconde vie, étrange et ironique, à la notion de bovarysme. Pour Glissant, la véritable menace qui pesait sur les cultures composites venait de leur retournement atavique sur elles-mêmes, de leur refus de l’autre. Il concluait son essai sur Segalen en ces termes sans équivoque : « L’Autre est en moi, parce que je suis moi. De même, le Je périt, dont l’Autre est absent (abstrait)… Hormis la totalité (la relation réalisée, normalisée, de l’Autre au Moi), le Divers s’évanouit. Segalen a vécu trop tôt pour son vœu13 ». Glissant a d’ailleurs considéré que cet effort pour repenser l’altérité importait autant que l’activisme social et politique. Dans l’Introduction à une poétique du divers, il acquiesce à « la nécessité de soutenir les luttes politiques et sociales dans les lieux où on se trouve » ; mieux : « d’ouvrir l’imaginaire de chacun sur quelque chose d’autre, qui est que nous ne changeons rien à la situation des peuples du monde si nous ne changeons pas cet imaginaire, si nous ne changeons pas l’idée que l’identité doit être une racine unique, fixe et intolérante14 ». Peut-être est-ce ce que Claude Moise et Émile Ollivier avaient à l’esprit lorsqu’ils déclaraient, en conclusion à Repenser Haïti, que la possibilité de dépasser résolument le duvaliérisme exigeait « de l’audace et de la capacité d’imagination15 ».
18La littérature moderne d’Haïti est sans doute cruciale à cet égard, parce qu’elle constitue un lieu d’expérimentation des enjeux même de l’identité. Émile Ollivier a lui-même illustré dans l’un de ses romans, Passages, l’échec de l’imagination, incarnée par la figure tragique de Normand Malavy ; comme son nom le laisse entendre, Malavy est condamné à l’échec parce qu’il ne sait pas s’adapter à une vie nouvelle et se penser hors de la résistance à Duvalier. La stabilité identitaire dont il continue de rêver est à jamais perdue, et il se montre incapable d’accepter la dynamique nouvelle de l’identité haïtienne. À certains égards, le romancier sauve Normand en écrivant son histoire de plusieurs points de vue – une perspective pluralisante que le personnage n’avait pas su adopter ; ce faisant, Ollivier suit d’ailleurs la voie ouverte par un écrivain haïtien presque entièrement oublié, Jean-Claude Charles, qui a été le premier à faire du déracinement le principe même de sa création, en figurant l’aéroport, les transports en commun et le hall d’hôtel comme autant de sites de l’imaginaire haïtien. C’est ce qu’il confesse dans cette œuvre à mi-chemin entre le reportage et l’autobiographie qu’est le récit intitulé de si petites plages : « J’aime les lieux de passage : les quais de gare, les ports, les stations de métro, les têtes de taxis, les arrêts d’autobus. Et les aéroports16 ».
19Les fantômes du discours duvaliériste hantent le présent, ce présent de transition interminable et d’arrachement sans fin à la politique de Duvalier. Aujourd’hui par exemple, le mot « dyaspora » (dont on use pour désigner les haïtiens qui vivent en dehors de Haïti) est aussi péjoratif que l’était le « bovarysme » pour Price-Mars. Edwidge Danticat a rendu compte de son expérience personnelle lorsqu’elle a voulu exprimer « un point de vue politique opposé lors de discussions avec des amis ou des membres de la famille vivant en Haïti » : « ils savaient qu’ils pouvaient très facilement me faire taire en rétorquant : “Que sais-tu de tout ça. Tu es une Dyaspora17”. » Elle rapporte d’ailleurs dans son dernier recueil d’essais, Create Dangerously, que c’est l’exécution publique par Duvalier en 1964 de deux membres de Jeune Haïti qui a constitué le moment fondateur de sa propre démarche :
Marcel Muna et Louis Drouin sont des patriotes qui sont morts pour que d’autres Haïtiens puissent vivre. C’étaient aussi des immigrés, comme moi. Mais ils avaient abandonné leurs vies confortables aux États-Unis et s’étaient sacrifiés pour leur patrie. Or l’une des premières choses que Duvalier, ce despote, a cherché à leur enlever, c’est la part mythique de leur histoire. Dans la propagande qui a précédé leur exécution, il ne les appelait pas Haïtiens, mais rebelles étrangers, blancs,et bons à riens18.
20L’altérité était un chef d’accusation, une cause de mort dans l’état duvaliériste. Jean Dominique, un agronome devenu tardivement journaliste, a été l’un des rares à prendre la défense de ceux que l’on considérait comme de faux Haïtiens ; Danticat rapporte ses propos : « Les dyaspora sont enracinés dans les deux mondes à la fois ». En une réponse involontaire au « bovarysme » de Price-Mars, Jean Dominique soulignait ainsi l’importance de reconnaître la multiplicité des identités haïtiennes, en une sorte de dechoukaj intellectuel. Sa propre expérience d’exil, de retour et d’assignation en fait un second Mouna, un autre Drouin. C’est pourquoi il a pu, pour reprendre les termes de Danticat, « compatir avec nous autres exilés, émigrés, réfugiés, migrants, nomades, immigrants, citoyens naturalisés, première génération, deuxième génération, Américains, Haïtiens, Haïtiens-Américains, hommes, femmes, enfants qui vivaient aux Etats-Unis et ailleurs, dans l’Haïti d’après Duvalier19 ».
21On a peine à se le représenter, mais il semble bien que repenser le bovarysme soit devenu central dans la démarche poétique de la littérature haïtienne moderne. Je ne résiste pas à la tentation de retrouver dans Le Livre d’Emma de Marie Celie Agnant une référence voilée au thème du bovarysme. Après tout, le personnage principal vit dans un monde imaginaire où, ainsi qu’elle en fait l’aveu à un psychiatre, l’« intensité du bleu cause une manière de folie ». Comme sa lointaine ancêtre littéraire, Emma Bratte est hantée par un azur permanent, qui est aussi mortifère. De même, l’intellectuel désabusé Lyonel Trouillot, dans La Rue des pas perdus, décrit la grande bourgeoise un peu coincée qu’il veut séduire comme une « Emma Bovary sans amants20 ».
22On peut aussi considérer que Dany Laferrière s’empare dans son ensemble de la poétique du bovarysme, mais sur le mode du défi, lorsqu’il explore ce qu’il considère comme un besoin absolu d’être autre que ce que l’on est ; c’est un aspect tout à fait explicite de son dernier roman, au titre significatif, Je suis un écrivain japonais (2008), qui est dédié à « [t]ous ceux qui voudraient être quelqu’un d’autre ». L’espace d’une diaspora est d’ailleurs essentiel à sa reconception de l’identité haïtienne ; son narrateur avoue rester perplexe devant la question des origines d’un écrivain : « Je suis étonné de constater l’attention qu’on accorde à l’origine de l’écrivain. Car, pour moi, Mishima était mon voisin. Je rapatriais, sans y prendre garde, tous les écrivains que je lisais à l’époque. Tous… tous vivaient dans le même village que moi. Sinon que faisaient-ils dans ma chambre21 ? ». En tête de liste, évidemment, vient Flaubert. Et le premier roman de Dany Laferrière, L’Odeur du café, ne suit pas la trame ordinaire d’un récit d’enfance – le retour aux origines ; il ne prend pas place là où l’écrivain est né, mais là où il s’est éveillé à la sensibilité littéraire. Laferrière se souvient ainsi du port de Petit Goave en 1963 non comme d’une petite ville au charme suranné, mais comme d’un lieu labyrinthique qui a tous les traits du New York cosmopolite : ouvert de tous côtés aux villes qui l’entourent, débouchant par chacune de ses rues sur la mer Caraïbe. Dans la fiction de Laferrière, pour citer Vargas Llosa, « presque rien n’existe uniquement pour soi, car presque tout est dupliqué en quelque chose qui le confirme et le dénie22 ». Petit Goave n’est pas un lieu d’origine, mais une sorte de double de Montréal ; et son jeune narrateur s’appelle « Vieux os », comme pour rappeler l’étrange personnage de Legba, cet entre-deux précaire qui est souvent la voix des récits de Laferrière.
23Irrévérents, perturbateurs, tous les romans de Laferrière affrontent en fait directement les traces et les spectres du discours identitaire duvaliériste. Dans son récit de retour au « pays natal », Pays sans chapeau, il prend pour cible un disciple de Price-Mars, l’ethnographe noiriste JB Romain ; il brosse un portrait satirique du Professeur Romain, et raconte la visite qu’il lui a rendue dans un petit bureau entièrement détaché du monde, « submergé de paperasses, de sculptures africaines, de statuettes précolombiennes et de cartes maritimes datant de l’époque glorieuse de la flibuste23 ». Romain est littéralement paralysé par son interprétation anachronique d’Haïti – « ce vieux pays », comme il l’appelle – et n’est d’aucun secours pour les interrogations du narrateur ; lorsque Romain parle d’honorer les racines haïtiennes, le narrateur explose : « Je dois vous dire, professeur, que le mot racines d’où qu’il vienne me fait dresser les cheveux sur la tête. Si on le fait pour nous, pourquoi on l’interdisait aux allemands, alors24 ? » Dans les marges du roman, en fin d’ouvrage, Laferrière s’adresse directement à ses lecteur pour s’expliquer sur l’origine du livre et de son projet : l’idée lui en est venue en observant son voisin (imaginaire) Baptiste, un artiste illettré ; Baptiste peignait sans relâche un monde invraisemblable ; lorsqu’un reporter étranger lui avait demandé pourquoi il ne peignait pas la réalité, il s’était contenté de répondre que la réalité n’avait pas besoin qu’on la rêve. Baptiste n’est pas un Malavy, c’est plutôt une Emma haïtienne, qui ne survit que dans l’abondance de sa vie imaginaire, c’est-à-dire aussi dans sa capacité à se voir autre qu’il n’est.
24L’idée d’une identité rêvée, élargie à l’échelle des Amériques, est aussi vieille que la révolution haïtienne. Dans le bref essai intitulé « Je suis fatigué » (2000), Laferrière revient à cette hypothèse d’une identité américaine d’Haïti :
J’ai, depuis quelques années, pris l’habitude de croire que nous sommes en Amérique, je veux dire que nous faisons partie du continent américain. Ce qui me permet de résoudre quelques petits problèmes techniques d’identité. Car en acceptant d’être du continent américain, je me sens partout chez moi sur cette partie du monde. Ce qui fait que vivant en Amérique mais hors d’Haïti, je ne me considère plus comme un immigré ni un exilé… Je suis devenu tout simplement un homme du Nouveau-Monde25.
25Il réclame comme un droit de naissance qu’on lui reconnaisse cet imaginaire du Nouveau Monde. L’« audace à imaginer » que Moise et Olliver exigeaient pour un véritable dechoukaj culturel, on peut la reconnaître in fine dans l’œuvre d’un peintre bien réel (plutôt que du voisin imaginaire de Laferrière), Édouard Duval-Carrie, dont les représentations somptuaires des ambaglo, ces dieux sous-marins, situent l’identité haïtienne au large d’une mer d’indétermination. Ces fêtes marines racontent l’histoire de divinités nomades dont la culture glisse et voyage, excédant les débuts et les fins, les dedans et les dehors, épousant la pluralisation de passages constants au cœur des Amériques.