Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
1Plus de soixante propositions nous ont été envoyées de différents pays en réponse à notre appel à contribution, alors intitulé : « Ce que le cinéma fait à la littérature (le texte et le film, allers et retours) ». Celles-ci émanaient de chercheurs de statuts divers, confirmés aussi bien que débutants, et couvraient des domaines de recherches extrêmement variés, prouvant, si besoin l’était, la vitalité des études sur les rapports entre cinéma et littérature.
2Peu de sujets exclusivement consacrés aux questions de poétique ou d’histoire littéraire suscitent aujourd’hui un tel engouement. Cet intérêt spontané se double, du côté institutionnel, d’un succès grandissant aux États-Unis aussi bien qu’en France des études cinématographiques au sein du monde universitaire : en témoignent le nombre croissant de départements ou de programmes d’études voués à ce domaine d’étude, mais surtout – et ceci nous paraît plus essentiel encore –, la redistribution des postes au sein même des départements littéraires. Beaucoup d’entre eux partagent aujourd’hui un poste avec les départements de cinéma ou de media studies ou recrutent directement des chercheurs dans ce domaine – il y a là une tendance manifeste aux États-Unis depuis plusieurs années déjà, comme le montrait un article de Dudley Andrew publié en mai 2000 : « The “Three Ages” of Cinema Studies and the Age to Come » (PMLA, vol. 115, n° 3, mai 2000, p. 341-351).
3Il se trouve que le domaine de recherche situé à l’intersection du cinéma et de la littérature se résume le plus souvent à la question, fort traditionnelle, de l’adaptation. Rien de plus usé, de plus rebattu que cela, dira-t-on. Voire… La publication récente d’un essai de Linda Hutcheon, A Theory of Adaptation (New York-London, Routledge, 2006) tend à montrer le contraire : les transferts bien connus du roman au cinéma y sont réinscrits dans le cadre bien plus vaste des pratiques d’adaptation plus ordinaires, tels la chanson, les jeux vidéo, les feuilletons télé ou les comédies musicales. Ces formes de dérivation secondaire n’étaient auparavant pas prises en compte ; elles prouvent l’importance d’un phénomène culturel que la critique savante tend aujourd’hui à déprécier. C’est comme pratique centrale de production des histoires – de toutes sortes d’histoires – que Linda Hutcheon envisage l’adaptation, à laquelle elle confère une nouvelle valeur théorique.
4À cela s’ajoute l’intérêt suscité, en littérature aussi bien que dans les études cinématographiques, à la notion d’auteur. L’histoire de ce concept représente l’un des casse-têtes théoriques favoris des spécialistes du cinéma (voir l’excellente synthèse de Jean-Pierre Jeancolas, Jean-Jacques Meusy et Vincent Pinel : L’Auteur du film : description d’un combat, Actes Sud-Institut Lumière, 1996). Mais le passage de l’argentique au numérique, la convergence de médias qui s’étaient jusqu’alors développés de manière relativement autonome (cinéma, télévision, web, etc.), le succès des systèmes d’écriture collaborative sur le net (les wikis), ou encore l’intégration de plus en plus poussée de l’image en mouvement dans le texte, obligent à repenser le statut de l’auteur d’œuvres écrites et/ou audiovisuelles sur nouveaux frais.
5Le rapport entre texte littéraire et création cinématographique ne relève jamais un transfert unilatéral d’un langage dans un autre, ni même la simple réappropriation de l’œuvre d’un auteur par un autre auteur. Relecture d’une œuvre littéraire, elle produit des effets en retour qu’il s’agit d’analyser, ainsi que l’ont fait, de manière très diverse, les auteurs de ce numéro : la novélisation, comme tendance dans la littérature contemporaine (« La novellisation contemporaine en langue française », Jan Baetens) ou pratique courante dans la littérature de jeunesse(« Les novélisations pour la jeunesse : reformulations littéraires du cinéma ou reformulations cinématographiques de la littérature ? », Bertrand Ferrier), l’écriture de scénario chez Fondane (« “Paupières mûres”, un scénario intournable », Nadja Cohen) et chez Sartre, des écrits de jeunesse au Scénario Freud (« Le cinéma de Sartre », Pascale Fautrier), le va-et-vient entre écriture romanesque et production cinématographique chez Assia Djebbar (« L’influence du cinéma sur l’écriture romanesque d’Assia Djebar », Jeanne-Marie Clerc), les différentes formes de circulations entre textes et images chez Greenaway (« Peter Greenaway : circulations du texte et de l’image », Fabien Maheu) et chez Duras (« Reformuler l’expérience cinématographique en expérience littéraire : le spectateur comme lecteur dans Le Camion de Marguerite Duras », Richard G. Spavin), mais aussi dans le cas du cinéma militant (« Stratégies militantes : littérature/cinéma – France, 1960-1986 », Sylvain Dreyer), sont quelques-unes des formes que prennent les échanges entre littérature et cinéma. Les genres littéraires s’en trouvent bouleversés : le théâtre (« L’“Art” du montage chez Reza), la poésie (« L’image-arrêt. Pound, Zukofsky, Mallarmé, Huillet et Straub : poésie cinéma », Benoît Turquety) ou le roman (« Lecture de Claude Simon au miroir de l’intervalle cinématographique », Béatrice Bonhomme) en témoignent. Les exemples de Boule de suif (« Ce que le cinéma fait à Boule de suif », Mathilde Labbé) et d’Effi Briest (« Confidence de l’implicite : Fontane Effi Briest de Fassbinder », Jean-Michel Durafour) permettent, quant à eux, de mesurer les effets en retour d’un film sur le texte dont il est tiré. Enfin, les rapports entre littérature et cinéma peuvent suivre des voies plus paradoxales, comme le détour de l'autonomisation à partir des années 1950 (« Ce que le cinéma fait de la littérature », Jean Cléder) ou la relecture rétrospective (« Les poches de Molloy : pour une lecture burlesque de la littérature », Henri Garric). La traduction d'un article de Tom Conley sur Les Mistons de Truffaut (« Aux sources de la Nouvelle Vague : lecture des Mistons ») clôt ce numéro entièrement consacré aux circulations entre textes et films.