Voies & voix multiples du « post-exotisme »
Déploiements
1Avec l’impressionnant Terminus radieux (2014) signé Antoine Volodine, l’ensemble de l’édifice « post-exotique » compte désormais quarante volumes, dont plus de la moitié sont signés par des hétéronymes : Elli Kronauer, Manuela Draeger, Lutz Bassmann. Dans les dernières décennies, ces quatre voix bien spécifiques, qui semblent viser des publics distincts, n’ont cessé de se faire écho, en renvoyant — chacune à sa manière — au monde contemporain et/ou à l’Histoire du siècle dernier.
2À ce déploiement littéraire, étonnamment inventif et créateur de mondes, et qui a trouvé ses publics, a correspondu, dans les dernières décennies, un déploiement critique, tissé d’ouvrages individuels et, plus encore, de volumes collectifs. Mais si les hétéronymes n’y étaient pas ignorés, ces études étaient centrées sur Antoine Volodine. En se mettant sous le signe de la « constellation », le présent volume, qui se donne pour objet l’ensemble « post‑exotique », met quant à lui l’accent sur la pluralité de cet univers. Les deux artisanes de l’entreprise, par leurs travaux passés et présents, plus centrés sur Volodine pour la première, sur Manuela Draeger pour la seconde, se complétaient bien dans la perspective de cette vue d’ensemble sur l’édifice « post‑exotique » ; Dominique Soulès a su, avec la collaboration de Florence Traisnel, réunir des contributeurs dont la diversité des approches est venue affiner encore ce point de vue surplombant.
Pluralité
3Pluriel par définition, ce volume collectif est habité par la voix de Volodine lui‑même puisqu’il s’ouvre et se clôt sur des textes de lui. En ouverture, le très beau « Une recette pour ne pas vieillir » est un texte poignant sur l’enfance, dont on ne guérit pas, et sur son imaginaire à jamais perdu : « les yourtes de feutre n’existent pas, c’est certainement cela, oui, [...] les yourtes n’existent pas, avec ou sans feutre, n’existent plus ou n’existent pas » (p. 26). La désespérance, cependant, est subtilement corrigée par le titre : l’écriture ressuscite ce monde merveilleux. Le texte final est une belle méditation sur le silence, comme un « espace » noir de la douleur et de la mort, qui est aussi celui de l’écriture. Entre les deux, les citations d’interviews de Volodine (par exemple p. 77) le rendent plus présent encore ; et, surtout, les nombreuses — et longues — citations d’extraits de ses œuvres et de celles de ses hétéronymes achèvent de baigner le recueil dans une polyphonie « post‑exotique ». Deux écrivains, Jakuta Alikavazovic et Jean‑Marie Gleize, dialoguent aussi, chacun à sa manière, avec Volodine.
4Entre ces seuils, douze textes critiques sont répartis en quatre chapitres. « Au commencement était Volodine » propose des entrées thématiques et narratologiques dans l’édifice « post‑exotique ». Les titres des deux chapitres suivants, « Porosité » et « Diffraction », sont particulièrement adéquats à leur objet, tant l’ensemble « post‑exotique », tel un organisme vivant, se nourrit d’apports extérieurs (le cinéma, la photographie, le combat politique — dans le second chapitre) et s’exhale en respirations multiples (Terminus radieux comme orchestration magistrale, et les voix particulières d’Elli Kronauer et de Lutz Bassmann — dans le troisième chapitre). Un chapitre entier, le quatrième et avant‑dernier, est consacré à l’hétéronyme féminin, Manuela Draeger, dont la musique spécifique est loin d’être mineure dans le concert « post‑exotique ». Notons que Maria Soudaïeva, qui fait partie intégrante de ce concert, apparaît à plusieurs reprises dans le volume (notamment dans l’article de Mette Tjelle, « Utopie, slogan, manifeste : esthétique du combat chez Volodine »).
Le roman « post‑exotique1 »
5Antoine Volodine et la constellation « post‑exotique » s’adresse à la fois aux spécialistes et aux non‑spécialistes. Les premiers y trouveront de nouvelles manières d’approcher l’ensemble ainsi que des analyses de détail d’une belle finesse. Les seconds suivront sans peine les sentiers balisés à travers ce monde. À leur légitime question « Qu’est‑ce que c’est, finalement, le roman “post‑exotique” ? », ils trouveront des réponses multiples et convergentes, marquées par le refus des classifications toutes faites et des jargons narratologiques. On n’en prendra qu’un exemple, la contribution intitulée « Terminus radieux : les voix tressées du “post‑exotique” » : en se livrant minutieusement à l’« écoute des voix de Kronauer, Manuela Draeger et Lutz Bassmann dans un livre signé Volodine » (p. 128), Joëlle Gleize propose non seulement une lumineuse analyse de Terminus radieux mais aussi, et réciproquement, un éclairage sur l’ensemble « post‑exotique » que le roman récent vient couronner, ou plutôt mettre en symphonie.
6À travers l’ouvrage, en tout état de cause, se dessine une conception du roman telle que les productions « post‑exotiques » la mettent en œuvre et la revendiquent à la fois, d’une manière amplifiée par « la dimension intensément autotélique de l’œuvre » (p. 67), bien analysée par Frank Wagner dans son étude sur le paratexte « post‑exotique ». Il ne s’agit pas, dans ces œuvres, de sacrifier le romanesque mais de le réinventer, en une remise en cause radicale de la pratique des genres et des assignations. Le travail ludique du paratexte est le lieu par excellence où est rendue manifeste cette remise en cause. Si la notion d’auteur est battue en brèche par le jeu des pseudonymes et des hétéronymes, elle l’est plus encore, par exemple, à travers la signature collective de Le Post‑exotisme en dix leçons, leçon onze (1998) et la liste de trois cent quarante‑trois titres de la bibliothèque « post‑exotique » qui s’y trouve revendiquée ; ou encore à travers le fait que, dans Terminus radieux, Elli Kronauer, auteur « post‑exotique », devient le protagoniste de la fiction.
7Le texte romanesque « post‑exotique » est le fruit de cette profonde remise en cause. Une de ses marques essentielles est un intense « travail d’hybridation des langues, des genres et des cultures » (p. 138) dont le numéro de la Revue des Sciences humaines rend bien compte. Poreux, nous l’avons vu, à d’autres moyens d’expression, l’édifice « post‑exotique » est habité par des formes littéraires venues de tous les horizons : les bylines traditionnelles russes sont rapportées dans les récits d’Elli Kronauer et chantées dans Terminus radieux(voir la contribution d’Anne Roche) ; la forme canonique de la poésie japonaise est reprise dans Haïkus de prison de Lutz Bassmann (étudié par Rémi Astruc) ; les contes du merveilleux occidental viennent irriguer les récits d’A. Volodine ; les échos multiples entre les textes de celui‑ci et ceux de Manuela Draeger font éclater les frontières entre les codes de la littérature jeunesse et ceux du roman pour adultes (voir les analyses convaincantes de Fl. Traisnel). En même temps, le roman « post‑exotique » convoque pour mieux les récuser des modèles romanesques confirmés, comme le montre Mélanie Lamarre.
8Le travail sur la langue tire sa fécondité de phénomènes d’hybridation analogues, on ne saurait oublier, à cet égard, qu’A. Volodine est également traducteur. Si les textes de M. Draeger sont un des lieux les plus évidents du jeu sur et avec les mots (bien mis en valeur par D. Soulès), toutes les œuvres « post‑exotiques » proposent un vocabulaire extraordinaire, avec de nombreux néologismes et vocables assez étranges pour susciter l’interrogation du lecteur.
9Le présent volume permet ainsi de vérifier la parfaite validité du projet « post‑exotique » ainsi résumé par A. Volodine : « Écrire en français une langue étrangère » (p. 62). Il montre aussi les soubassements politiques, éthiques et philosophiques de ce projet.
La littérature : pour une communauté
10Le « Prière d’insérer » de ce manifeste qu’est Le Post‑exotisme en dix leçons, leçon onze (1998) disait de Volodine qu’il « explore un univers romanesque particulier, placé sous la double marque de l’onirisme et de la politique » ; c’est vrai de toutes les voix de l’ensemble « post‑exotique ». Tout roman y est « construction d’un discours et d’une communauté », rappelle opportunément Gaspard Turin (p. 103) qui étudie le contrepoint textuel des photographies dans Macau — tout comme Fabien Gris montre la prégnance d’un imaginaire cinématographique chez Volodine. Quelles que soient les modalités, le présent numéro de la Revue des Sciences Humaines ne cesse d’explorer les dimensions du « et » : le discours fait exister cette communauté. Irrémédiablement sapée par l’Histoire, celle‑ci est recréée, souvent de la manière la plus paradoxale qui soit, par la fiction, qui postule à son tour une communauté des lecteurs, écho amplifié de la communauté initiale des auteurs. La littérature « post‑exotique » est éminemment performative.
11Ses auteurs mènent un combat — d’abord contre la déliaison dans le monde contemporain d’où ont disparu les utopies qui ont porté au siècle dernier les mouvements d’émancipation de toutes natures. Pour cela, ils ne se font pas les hérauts de lendemains qui chantent. Ils cherchent d’abord à faire parler une « mémoire universelle du malheur » (la formule de Volodine est rappelée p. 113), de manière à créer une empathie, une « communauté d’émotion », dit R. Astruc ; et la poétesse Jakuta Alikavazovic risque l’heureuse formule : « De la camaraderie comme un des beaux‑arts » (p. 214). À la suite de J. Gleize, et de Volodine lui‑même, c’est de « fraternité » qu’il faut parler (p. 124).
12Plus encore que politique, l’exigence est éthique. Plusieurs contributions du volume le soulignent bien, en montrant que la singularité de l’univers romanesque, loin d’être gratuite, naît de cette exigence même. Et ce, jusque dans des formes littéraires où on l’aurait moins attendue : M. Soudaïeva dans Slogans (p. 116) et M. Draeger en fournissent la preuve. Dans son savoureux « Black Manuela », Frédéric Briot veut voir, dans l’appel à « faire communauté par le corps [pris dans des enfermements infinis], mais aussi par le mot » une dimension anarchiste de ces romans jeunesse, où des « féeries du noir » tisseraient des solidarités fécondes (p. 202‑206).
13Cette double dimension politique et éthique s’articule sur une très haute conception de la littérature, comme exploration des profondeurs.
La littérature : au bord de la mort
14Pour mettre au jour le mécanisme de l’univers « post‑exotique », Guillaume Asselin, dans « L’âme murée ou le fort intérieur », en partant des nombreuses images concrètes d’enfermement que l’on y trouve, montre l’écrivain « post‑exotique » en explorateur des « parties les plus noires de la forteresse de l’âme humaine ». Il convoque Baudelaire ou Poe pour esquisser magistralement la silhouette d’un « Virgile des asiles et des prisons » (p. 57).
15A. Volodine lui‑même, dans le texte qui clôt le volume, « Silence pendant les textes, silence après les textes », parle de ce qui se passe pour lui dans l’écriture. Il vient d’évoquer l’« espace noir », tissé de douleur et de silence, au contact direct de la mort, qui est selon lui « au cœur du post‑exotisme », et il poursuit :
Personnellement, dans le cadre de mon travail d’écriture, je me rends presque chaque jour dans l’espace noir, j’y accompagne mes personnages qui y revivent infiniment et interminablement leur vie, qui y séjournent, qui y poursuivent infiniment et interminablement leur mort et leur voyage d’après le décès. Je me rends là‑bas sans matériel, sans les tambours des chamanes et sans les gongs des moines bouddhistes. Et, une fois là-bas, je me faufile entre les images et le silence pour ensuite en rendre compte et pour ensuite fabriquer, avec cette matière, de la fiction.2 (p. 229‑230)
16On a très rarement vu plus belle métaphore de l’écriture. Puisant ses analogies dans la religion bouddhiste et dans le chamanisme tibétain, dont il est imprégné, A. Volodine montre le romancier comme un explorateur qui se « faufile » dans les cavernes. Mais, à la différence des prêtres et des spéléologues, il est seul et nu pour affronter les ténèbres. Il n’a que son pouvoir d’imagination, son empathie avec la souffrance de ses personnages — et les mots.
17Finalement, pour les écrivains de la « constellation “post‑exotique” », la littérature est un des rares moyens de dire la vie contre la désolation et contre la mort. Mais, nous le disions plus haut, la littérature a valeur performative : elle vise à « transformer le monde par un peu de murmure3 ».