La Conscience idiote ou la bêtise comme phénomène
1Quelle belle bêtise, bête bêtise, mais sérieuse, au point où l’on ne sait plus ce qui est sérieux et ce qui est idiot, que celle de Roland Breeur et de son Autour de la bêtise. Et voilà que c’est entre ces deux pôles apparemment si opposés, l’esprit de sérieux et l’idiot, que s’installe l’ouvrage phénoménal de R. Breeur, s’adressant à la bêtise sans crainte de se laisser, comme le fait Flaubert, contaminer — « la bêtise résulte donc d’une contamination réciproque » (p. 48) —, assaillir par elle. L’auteur, suivant principalement la pensée de Sartre, mais aussi celles de Bergson et de Deleuze, refuse une stratégie qui serait marquée par une volonté de répondre à des questions, préférant, comme les philosophes les plus intéressants, les poser, créer une problématique qui est elle‑même construite par le genre de questions qu’elle suscite — comme le dit R. Breeur, « [...] le problème est transcendant et immanent aux questions qu’il sollicite : transcendant au sens où il ne se dissout pas dans la solution, immanent au sens où il ne reste pas en dehors de la genèse de cette réponse » (p. 22). Voici la problématique de la bêtise, problématique bête, sans doute, mais aussi problématique urgente.
2Pour R. Breeur, la bêtise est un phénomène, et peut donc être comprise phénoménologiquement ; elle est le résultat d’une « présence subjective au monde » marquée par le va‑et‑vient du sujet entre « l’illusion d’identité » et « la sensation de ne pas être “moi” » (p. 13). Elle est aussi envisagée comme réponse inappropriée aux demandes du monde (p. 53). En termes très généraux, ce sont les deux paradigmes de la bêtise que l’ouvrage adopte ; dans les lignes qui suivent, nous essayerons de repérer les principales voies qu’emploie R. Breeur pour arriver à une phénoménologie de la bêtise.
3Son projet est de construire une problématique suscitée par la question deleuzienne « comment la bêtise est‑elle possible ? ». Dans Différence et répétition, Deleuze voit la bêtise comme résultat de l’individuation (« [la bêtise] est possible en vertu du lien de la pensée avec l’individuation1 ») et même comme structure de la pensée ; pour lui la bêtise n’est pas l’erreur. R. Breeur insiste sur cette hypothèse à travers une conception sartrienne de l’individuation : « chez Sartre, toute individuation bascule entre une tendance à l’emphase et à la dissipation de soi, à l’exagération dans les gestes et l’évanouissement du moi » (p. 14). Dans ce cadre, la bêtise surgirait aussi comme résultat de l’individuation, dans les rapports entre la conscience (qui serait « idiote ») et la constitution du moi, qui n’est qu’une « tentative de qualification et d’individuation sur fond de gratuité » (p. 14).
4Si la bêtise n’est pas l’erreur (car connaître la vérité ne nous en protège pas), qu’est‑ce qui la définit ? R. Breeur propose l’idée que la bêtise remet en question notre rapport au réel, car il y a bêtise chaque fois que l’on ne s’adapte pas à ses demandes et exigences (p. 53). Elle est donc « la faculté de faux problèmes » (p. 36) — une suggestion que l’auteur lie aussi à la philosophie de Descartes, pour qui la bêtise serait « la confusion d’ordres » (p. 77), comme il le démontre en analysant la question du corps et de l’âme chez le philosophe. Elle est aussi un rapport au monde et au réel marqué non pas par un défaut ou manque, mais par l’excès : comme il n’y a pas de symétrie entre la conscience et le monde qui l’interpelle, on en fait toujours trop (p. 34). Rapprochant la bêtise selon Sartre (celle développée dans L’Idiot de la famille) — « le mécanique se plaque sur le vivant2 » — de la théorie du comique de Bergson, où il y a une « contamination du créatif par l’inerte » (p. 45), R. Breeur propose de définir la bêtise comme le résultat d’une « inertisation » du vivant : quand par exemple on se met à parler, croyant que l’on est original alors qu’en réalité on ne fait que répéter des expressions communes à tous, des idées reçues (p. 48). Pour Sartre, la conscience chercherait à se donner un moi pour se mettre en rapport avec le monde (p. 55) ; la bêtise surgirait comme résultat d’un alourdissement de la conscience par un « être », « exprimant la tentative qu’effectue “le moi” de s’y enfermer ou de coïncider entièrement avec lui » — ce qui pousse R. Breeur à affirmer que d’une certaine façon « tout désir d’être est dès lors prédestiné à sombrer dans la bêtise » (ibid., souligné dans l’original). Mais si la bêtise est du côté de l’excès, comment cette inertisation du vivant pourrait‑elle être excessive ? Or, c’est justement un excès du désir d’être qui est à l’origine de la bêtise, un désir poussé à l’excès : « rongé par le manque qui nous pousse à être “quelqu’un” et à aboutir à quelque chose de décisif, une action a parfois tendance à s’ériger en une sorte de monument ou à un “geste” figé, à pécher par excès d’être, à s’en affecter en tant qu’action de toute la passivité et de l’immobilité d’un édifice » (p. 59).
5Donc si « on en fait trop pour étouffer le manque qu’on est » (p. 111, souligné dans l’original), c’est que la bêtise est intrinsèque au processus d’individuation. C’est comme si la bêtise était la conséquence d’une « tentative de totalisation individuelle » (p. 112), toujours vouée à l’échec. La bêtise n’aurait lieu qu’en relation avec ce que R. Breeur appelle la singularité, un « noyau sourd et muet » autour duquel le moi tourne, tout en ratant « l’appel du monde » (ibid.).
6Mais qu’est‑ce que cette singularité ? Elle ne peut en réalité être comprise qu’en rapport à l’autre. Si, pour Derrida, par exemple, la bêtise appartient au langage de l’accusation3, elle serait donc toujours celle d’autrui, pour que l’on puisse l’écarter de soi, « s’en exclure soi‑même » (p. 111). Moi, je ne suis pas bête, c’est l’autre qui l’est : je ne peux me délivrer de la bêtise qu’en la cherchant et trouvant chez l’autre. Néanmoins, R. Breeur suggère qu’ « autrui ravive en moi le sentiment d’être lié et rivé à un aspect de mon être d’une manière qui échappe à ma liberté ou à la conscience spontanée » (p. 112) : je suis ce que je suis pour autrui. Alors la bêtise serait intersubjective (p. 121) : l’autre, par ses conceptions de ce que/ de qui je suis, des conceptions qui ne sont pas les miennes, me force à ressentir « l’écart qui me sépare du moi, » et cet écart « se voit d’abord amplifié par celui qui me sépare de l’autre » ; autrui, rajoute R. Breeur, « ravive en moi ce lien avec un reste ou un excès d’être qui en moi demeure muet et sourd » (p. 112). Et du coup on exagère, on en fait trop, et cela pour réussir à « étouffer le sentiment et l’existence même du manque d’être » (p. 122). Ce « pour‑autrui » me pousse à « me riv[er] à un aspect du moi auquel je n’ai pas accès » ; du coup, « autrui fait surgir la conscience que le moi n’a toujours fait que pivoter autour de ce noyau d’identité » ; le moi donc orbite « bêtement » autour de ce noyau (p. 147). Quelle est donc la conséquence du caractère intersubjectif de la bêtise ? S’il y a un décalage entre ma perception de moi‑même et la façon selon laquelle l’autre m’envisage, « le soi que je tente d’être m’est du coup accolé du dehors » (p. 126). Le moi et le pour‑autrui ne coïncident pas ; la conscience, qui est toujours vide et idiote, se voit contrainte à essayer de réconcilier cet écart, et la bêtise devient « le signe d’une liberté limité, soit d’un esprit borné » (p. 125, souligné dans l’original).
7Se tenant à la différence sartrienne entre perception et imagination, R. Breeur insiste sur une certaine confusion de registres (l’idée de bêtise en tant que réponse inappropriée au réel) qui caractériserait la bêtise comme phénomène. Pour Sartre, la perception serait une forme de conscience qui s’ouvre au réel, une « mise en présence » d’un objet extérieur (p. 160). « L’objet, c’est de l’être qui reste par définition à distance du non‑être qu’est la conscience et il ne se laisse appréhender que par l’accumulation des différentes manières de le saisir » (ibid., souligné dans l’original). Néanmoins, dans l’imagination, la conscience, n’ayant un objet extérieur qu’elle pourrait saisir, ne peut le mettre en présence, et alors « elle tente de créer elle‑même une présence » (p. 161, souligné dans l’original). Dans ce cadre, l’imagination, loin d’affirmer une présence ou un être, pose à son tour un néant. La conscience perceptive est marquée par la passivité (car on s’ouvre à la présence, même à l’être de l’objet), tandis que la conscience imageante est du côté de la spontanéité : l’imaginaire « veut se donner un être en se formant un néant » (p. 163). Dans l’imagination, l’objet, n’étant pas présent, est donné « tout d’un coup », dans une sorte de temporalité et de spatialité qui sont elles‑mêmes irréelles, car « ma conscience ne réagit plus à une présence réelle, mais agit et s’épuise afin d’en évoquer une irréelle » (p. 166) ; « l’objet irréel n’est pas individué », il ne peut être saisi de différentes manières et par de différentes perspectives : « il est la synthèse totalisée de quelques qualités spatiales et temporelles portées à l’absolu » (p. 167). À travers l’imagination, on pose du néant : « l’imagination, quoique créatrice, ne divinise pas l’homme, mais elle néantise l’être » (p. 175). C’est cette « double néantisation » qui caractérise l’imaginaire : « d’une part, elle pose un objet en image, c’est à dire un irréel, un manque, bref du néant. D’autre part elle néantise (anéantit) le réel ou le perçu, c’est‑à‑dire modifie le sens de notre conscience des choses [...] Tout notre sens du réel est modifié au profit d’une appréhension de l’irréel » (p. 180, souligné dans l’original).
8La conscience, étant idiote — « sans origine (an‑archique) et sans destination, sans articulation ou différentiation interne » —, est donc confrontée à une sorte d’ « ex‑centricité perpétuelle » (p. 222). La conséquence de cet état fondamental de l’idiotie de la conscience, c’est que l’esprit humain « se laisse emparer et limiter par l’épaisseur et la lourdeur des opinions auxquelles il adhère », ou bien « saute d’une idée à l’autre et n’arrive pas à épouser durablement l’une d’elles » (p. 225). On est donc placé à la limite de l’esprit de sérieux et de l’idiotie.
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9Roland Breeur met sa théorie à l’épreuve à travers de très belles lectures de la Recherche, et dans ce sens l’ouvrage peut être très intéressant pour les collègues proustiens ; comme l’auteur le note, la Recherche serait « comme la mise en scène de toutes les formes de bêtises, allant du sens de réactions inadaptées jusqu’aux exigences propres aux appels venant des choses » (p. 148). Il offre aussi une lecture phénoménologique très stimulante de la bêtise inhérente aux petits objets et aux miniatures (chapitre Small is stupid), qui « témoigne[nt] d’une précision et d’une méticulosité inappropriée ou déplacée : bref, de trop à l’infini » (p. 218, souligné dans l’original). Loin d’être un ouvrage destiné uniquement aux phénoménologues, Autour de la bêtise constitue une étude convaincante, inestimable pour ceux qui font de la recherche en littérature. Si l’on se fie à Deleuze, qui propose l’idée que la grande littérature touche toujours à la question de la bêtise — « la meilleure [littérature] fut hantée par le problème de la bêtise, qu’elle sut conduire jusqu’aux portes de la philosophie4 » — R. Breeur nous offre un ouvrage philosophique profondément attentif à la question littéraire, particulièrement dans ses lectures raffinées de Proust et son attention à la problématique de la bêtise chez Flaubert. C’est un ouvrage unissant, donc, une sensibilité littéraire et une compréhension impressionnante de la portée philosophique de ce « problème » dont la philosophie elle‑même hésite, dans la plupart des cas, à s’emparer.