Comment lire un texte non textuel ?
1Dans ce petit livre (168 pages de texte), l’auteur, spécialiste de la poésie et de la métrique anglo‑saxonne, revient sur une question bien ancrée dans la médiévistique contemporaine, à travers notamment les travaux de Paul Zumthor ou Bernard Cerquiglini, celle de la nature des « textes » médiévaux. Les chroniques et les annales sont‑elles des textes ? Et qu’entendre, au juste, par ce mot ? Pour y répondre, l’auteur va chercher à balayer toute l’histoire de la littérature, à travers quatre grands moments : le Haut Moyen Âge, l’époque gothique, les premiers imprimés et enfin les bandes dessinés au xxe siècle. Thomas Bredehoft part de deux définitions de ce qu’est un texte, qui structurent ensuite tout l’ouvrage : un texte peut être défini soit comme un « objet médiatique » inscrit dans une économie de la reproduction, soit comme un objet encadré par du paratexte — nom de l’auteur, titre, table des matières, index, quatrième de couverture, autant d’éléments qui font le texte.
2Si l’on retient cette seconde définition, il est indéniable qu’un grand nombre de « textes » médiévaux n’en sont pas. Ainsi de la Chronique anglo‑saxonne, analysée au milieu du premier chapitre : l’auteur en est anonyme, il n’y a pas de titre, et surtout la chronique est continuée, dans divers manuscrits, sur plusieurs décennies. Ce texte n’a donc une identité textuelle que dans l’esprit des chercheurs contemporains qui le citent ou l’éditent. De même pour Beowulf, l’un des textes les plus emblématiques de la littérature anglo‑saxonne, aussi célèbre outre‑Manche que peut l’être la Chanson de Roland en France : comme le résume l’auteur d’une formule volontairement provocatrice, Beowulf n’est pas un texte. Dès lors, la façon dont les chercheurs en parlent — ne serait-ce, comme on vient de le faire, en écrivant Beowulf en italiques, transformant de facto le nom du personnage en titre — revient à faire violence à la nature même de cet objet non‑textuel.
3Si l’on adopte plutôt la première définition, le statut textuel de plusieurs objets médiévaux n’est pas plus clair. À partir d’une analyse — un peu répétitive, car déjà largement couverte dans l’introduction — de l’œuvre respective de Bède et de Boniface, l’auteur en vient à distinguer deux grands rapports au texte : d’un côté, une logique de la production, incarnée par Boniface, dans laquelle chaque copie d’un texte est en réalité davantage perçue comme un texte autonome à part entière ; de l’autre, une logique de la reproduction, symbolisée par Bède, qui dote son texte de tout un appareil paratextuel visant à en faciliter la copie, chaque exemplaire issu du manuscrit originel n’étant dès lors qu’une copie — qui pourra être plus ou moins « fidèle ». Comme le souligne très bien l’auteur, c’est évidemment la première logique qui domine toute au long de la période médiévale. À l’époque gothique, objet du deuxième chapitre, les deux logiques s’unissent et se reconfigurent autour de la notion de variance : les moines copistes se sentent autorisés à faire varier les textes qu’ils recopient, sur le fond comme sur la forme, car le texte original ne fait pas autorité — les réflexions fines de l’auteur sur ces termes, nourries par la pensée de Foucault, sont plus efficaces en anglais qui a mieux conservé que le français l’homonymie entre author, authorship et authority. Ces paradigmes textuels sont toujours reliés à des conceptions plus larges, en l’occurrence à l’esthétique gothique, qui met en scène la variété dans la répétition.
4Chaque manuscrit devrait donc, argue T. Bredehoft, être envisagé comme un artefact unique, en prêtant notamment attention à sa matérialité — sa taille, ses couleurs, le parchemin dont il est fait, autant d’éléments qui en font un objet unique. Dans ce qui compte probablement parmi les meilleures pages de l’ouvrage, l’auteur peut alors en appeler à inventer de nouvelles stratégies éditoriales qui sachent rendre justice à la variété de ces objets, donner à voir la matérialité des formes scripturaires qui s’y déploient ; et, en parallèle, des stratégies de lecture qui ne s’articulent plus, ou du moins plus entièrement, autour de la notion de texte. Ainsi analyse‑t‑il, dans son introduction, le célèbre Coffret d’Auzon, conservé au British Museum (dit en anglais Franks Casket) : l’on ne peut se contenter de « traduire » les textes qui s’y lisent, car ils entretiennent des relations avec les images, mais aussi avec la matière même du coffret. Il s’agit alors de trouver des façons de conserver, dans les éditions scientifiques contemporaines, la nature profonde de ces « textes visibles ».
5Nouveau changement avec l’invention de l’imprimerie, étudiée dans le troisième chapitre, qui fait passer — pas instantanément, comme le rappelle bien l’auteur — dans une véritable logique de la reproduction, dominée par l’idée qu’il existe bien une forme idéale, donc figée, d’un texte, que les différentes copies doivent respecter au mieux. La variance n’est plus un jeu où se mêlent le talent du copiste et la complicité du lecteur mais une erreur, « un bug » (p. 102), qu’il s’agit de corriger au fil des éditions successives d’un ouvrage. La quatrième et dernière époque, objet du quatrième chapitre, pousse à son terme cette logique de la reproduction : les bandes dessinées (comics) ne sont en effet pas seulement des textes que l’on peut copier mais des textes qui sont faits pour l’être. Le dessin à la main (aujourd’hui à l’ordinateur) de l’auteur n’est pas l’original, dont la copie chercherait à s’approcher le plus précisément possible, mais une autre œuvre, qui se rapproche plus de l’œuvre d’art que de l’œuvre textuelle ; le véritable original, c’est la copie elle‑même, ces milliers d’exemplaires imprimés, distribués et vendus. Les comics offrent donc l’exemple d’un texte qui ne se réalise comme tel qu’à travers l’acte de reproduction. Cette histoire n’est pas terminée : en conclusion, l’auteur souligne que les nouvelles pratiques digitales vont elles aussi faire évoluer nos conceptions du texte et de l’œuvre originale, nos modes de lecture, la façon dont nous pensons le statut de l’auteur, l’importance du paratexte ; elles vont produire une nouvelle idéologie textuelle.
6Convaincant, bien écrit, l’ouvrage souffre néanmoins de plusieurs points plus fragiles. Soulignons d’abord, dans un ouvrage qui insiste à juste titre sur la dimension visuelle des textes, le petit nombre d’illustrations, souvent de piètre qualité ou en noir et blanc — ce qui devient vraiment gênant lorsque l’auteur (comme c’est le cas à la page 12) propose une analyse des couleurs de l’image. L’absence de certaines images, comme par exemple la couverture de Maus longuement analysée par l’auteur dans le chapitre 4, rend le propos difficile à suivre. La focalisation sur la littérature anglo‑saxonne, faute d’être véritablement définie et justifiée en introduction, apparaît également comme un biais d’observation : on ne voit pas pourquoi cette tension entre logique de la production et de la reproduction serait exclusivement « le trait caractéristique de la textualité anglo‑saxonne » (p. 24), alors qu’elle semble plutôt être l’un des traits caractéristiques de toute la scripturalité médiévale dans son ensemble. La bibliographie, fort courte, ne rend pas justice à l’ensemble des travaux importants qui structurent ce champ de recherche, et l’auteur semble parfois ignorer un certain nombre d’ouvrages et d’articles, notamment français — signalons ainsi un excellent article de Patrick Moran intitulé « Le texte médiéval existe-t-il1 ? », qui répondait en 2012 et en quinze pages à un certain nombre de questions que l’auteur (re)pose ici. Un certain nombre de termes omniprésents auraient gagné à être clairement définis dès l’introduction — ainsi d’idéologie et de paradigme, fréquemment employés l’un pour l’autre alors qu’ils ont un sens clairement distinct. Enfin, on ne peut que regretter le fait que l’auteur se contente d’en rester au stade du diagnostic : son appel à inventer de nouvelles stratégies éditoriales est stimulant, mais il ne donne aucun exemple, aucune piste, aucune idée concrète pour indiquer ce qu’elles pourraient être. C’est pourtant autour de ces idées qu’aurait pu se nouer une véritable originalité du propos, qui, en l’état, semble trop souvent diluée dans des considérations générales et souvent bien connues, au moins des médiévistes.