« Ton islam ». Le dialogue avec le monde arabo‑musulman de la Renaissance à nos jours
« Salut le mouvement des jeunes Arabes ! »
Les Béruriers Noirs, « Salut à toi »
« […] (c’était) pour vous éprouver les uns par les autres. »
Le Coran, XLVII, 5, trad. J. Berque.
1Détournant, dans Le Monde diplomatique, le célèbre incipit du Manifeste du parti communiste, Patrick Haenni et Samir Amghar titrèrent « Un spectre hante l’Europe : le mythe renaissant de l’islam conquérant » un article dénonçant les représentations caricaturales que l’Occident se faisait du monde arabe. C’était en janvier 2010 : avant les Printemps arabes, sources d’espoir et d’enthousiasme, mais aussi avant l’État islamique, et la matérialisation (sous la forme d’attentats) d’un terrorisme alimentant angoisses et haines. Depuis lors, les positions se sont encore polarisées, les représentations que nous avons de l’islam sont devenues encore plus caricaturales dans le débat public (on n’ose pas dire « intellectuel ») jusqu’à apparaître sous la forme d’une sorte de catch où s’affrontent « islamogauchistes » et « islamophobes », sur un ring enflammé dont le feu est entretenu par le jet en continu de l’huile des chaînes d’« information ».
2C’est donc une excellente chose que des chercheurs en littérature, instruits par la profondeur du temps historique et exercés à déconstruire la rhétorique des discours, s’engagent à complexifier nos représentations et à offrir, dans le temps du livre, une alternative réfléchie à la joute hystérique des personnages conceptuels de la commedia dell arte médiatique. C’est le cas de trois ouvrages récents : de genres et d’origines variés, ils permettent d’éclairer par leurs différences mêmes non seulement les formes, mais aussi les divers enjeux du dialogue que nous pourrions avoir (mais qui est ce « nous » ?) avec le monde arabo‑musulman (existât‑il).
Le dialogue des livres
3Ces trois livres, dans leur matérialité même, ont des manières bien différentes de présenter un tel dialogue : de l’essai savant au livre d’intervention, en passant par le recueil d’articles universitaires.
L’essai savant : décrire le dialogue
4Dans Parler aux musulmans. Quatre intellectuels face à l’Islam à l’orée de la Renaissance, le spécialiste de la Renaissance Tristan Vigliano étudie « la manière dont quatre intellectuels ont figuré ou mis en œuvre le dialogue du christianisme avec l’islam, dans les années qui précèdent et suivent immédiatement la prise de Constantinople » (p. 9).
5Chacune des quatre études s’ouvre par une remise en contexte biographique et historique qui, sans être trop profuse, est précise, et permet, contre la tentation anachronique, d’éclairer les enjeux et le caractère des protagonistes depuis leur époque même. Elle indique sans doute aussi la vocation de l’ouvrage à dépasser le seul cadre des spécialistes pour s’adresser, et c’est judicieux, à l’honnête homme cherchant à s’orienter dans la pensée. Ainsi, après la chute de Constantinople en 1453, l’islam apparaît à l’Europe, une fois encore, comme une menace ; la question d’une nouvelle croisade se pose au clergé. Le premier des auteurs étudié, Jean Germain, est chancelier de la Toison d’or et inspirateur d’une croisade qui n’aura pas lieu. Le second n’est autre que le pape Pie II, qui tente de convaincre Mehmet II de se convertir au christianisme. Le troisième, Nicolas de Cues, écrit « un recueil d’arguments en vue d’une réfutation de l’islam que le pape humaniste se prépare à rédiger » (p. 151). Enfin, Jean de Ségovie a consacré la majeure partie de sa vie intellectuelle à tâcher de comprendre l’islam, notamment dans son dialogue avec le faqîh Yçe de Gebir. Dans tous les cas, l’adresse de l’occidental au musulman y est aussi (et en réalité, d’abord) sous‑tendue par un impératif évangélique : il s’agit de réfuter, et de convertir. Le dialogue est une dispute, et la dispute une tentative de conversion, quand elle n’est pas une invitation à la croisade pure et simple, comme c’est le cas avec le premier auteur, qui tâche de « montrer, par le débat, que le débat entre chrétiens et Sarrasins n’a pas lieu d’être et que la croisade seule, par conséquent, est légitime » (p. 77).
6De ce fait, le fonctionnement rhétorique de ces textes, représentant le dialogue d’un chrétien et d’un musulman ou s’adressant directement à un musulman, est souvent complexe, du fait que l’adresse est double : il s’agit toujours, en parlant au musulman, de convaincre aussi le chrétien (qui lirait comme par‑dessus l’épaule) de l’intérêt ou non du recours à la croisade. L’ouvrage de T. Vigliano est particulièrement enthousiasmant dans ces pages virtuoses où, comme un détective, il met au jour le fonctionnement rhétorique des textes, comme c’est par exemple le cas lorsqu’il pointe la « rhétorique de l’entorse » (p. 77) de Jean Germain, ou quand il montre que « La lettre de Pie II peut encore avoir un ou plusieurs destinataires indirects » (p. 116) notamment « les princes chrétiens » (p. 116) qui n’ont pas été convaincus à Mantoue — mais aussi « les croisés » (p. 117), « les turcophiles » (p. 119), les « chrétiens vivant dans des zones frontalières avec la Turquie » (p. 122), les « chrétiens vivant déjà sous domination ottomane, mais tentés par l’apostasie » (p. 123) et enfin les « chrétiens renégats, ou descendants de renégats » (p. 124) —, ces différents auditoires s’entassant dans un feuilleté qui fait relever la lettre du coup de poker textuel : « le bluff du pape à l’égard des princes ne fonctionnerait pas s’ils ne jugeaient pas probable que Mehmet accepte sa proposition » (p. 127). L’étude devient « exercice de rhétorique‑fiction » (p. 132), et l’essai universitaire une enquête jubilatoire qui, là aussi, se donne les moyens de séduire les lecteurs au‑delà des cercles de spécialistes.
L’ouvrage collectif : poursuivre le dialogue
7Dans Rousseau, les Lumières et le monde arabo‑musulman. Du xviiie siècle aux printemps arabes, douze auteurs se penchent sur les manières dont les démocrates du Maghreb ou de Turquie se sont, depuis le début du xixe siècle, inspirés de la philosophie politique des Lumières — au premier chef de Rousseau.
8Pascale Pellerin, auteure d’une introduction générale substantielle, retrace l’histoire des rapports Orient‑Occident (l’orientalisme, l’expédition d’Égypte, la colonisation, les indépendances, le nationalisme…) dans une fresque qui n’oublie pas de présenter les lignes de force structurant l’ouvrage, mais aussi d’en présenter explicitement les enjeux :
Ce volume a aussi pour ambition de comprendre la philosophie politique des Lumières au regard des expériences dans les pays arabo‑musulmans, Turquie, Moyen‑Orient et Maghreb par une nouvelle approche des transferts culturels aux xviiie, xixe, xxe et xxie siècles, des liens entre Orient et Occident, à des moments‑clés de l’histoire de ces pays. Il s’agit de comprendre d’une part les influences de Rousseau et des Lumières sur la question nationale mais aussi et surtout de saisir les modalités de leur réception, les deux pouvant se croiser. Les usages des Lumières redéfinissent indéfiniment l’objet en question, particulièrement lorsque cet objet est déplacé à la fois dans le temps et dans l’espace. Ce recueil d’actualisation des Lumières se veut aussi une réponse à l’idée assez largement répandue que l’islam serait un obstacle infranchissable à l’établissement de la démocratie. (p. 10)
9La recherche universitaire ne répugne donc pas, ici, à ce que l’on pourrait appeler un horizon d’engagement politique. À tout le moins, les contributeurs partagent en tout cas (et on les comprend) une grande bienveillance à l’égard des Printemps arabes et de la possibilité d’un renouveau démocratique au Maghreb ou au Moyen‑Orient. Mais par rapport à celui de la Renaissance, le dialogue, ici, plus explicitement politique, est aussi plus tortueux dans ses enjeux : car à la confrontation du Chrétien et du Musulman succède celle de l’homme des Lumières et du Démocrate musulman. Or, une telle relation est nettement moins simple qu’il n’y paraît, du fait que la philosophie politique du XVIIIe siècle en France puisse apparaître à la fois comme une source d’émancipation, et en même temps comme une légitimation des entreprises coloniales (sous couvert d’un universalisme évangélisateur), voire même — puisqu’il s’agit encore d’un produit d’importation française — d’un instrument de colonisation de l’imaginaire.
10Le concept d’altermodernité (forgé par Negri et Hardt) et la lecture de La Vie de Mahomed du spinozien Henri de Boulainvilliers (1730, posthume) guident Yves Citton, dans « Boulainvilliers et l’islam. Lumières théologico‑politiques de l’altermodernité », pour dépasser l’opposition entre un Maghreb superstitieux, obscurantiste, et d’un Occident des Lumières, et lui substituer la possibilité d’une rencontre fructueuse entre le courant minoritaire de chaque camp, un islam socialiste et une modernité non européocentrée : « les Lumières de l’islam et celles de l’altermodernité sont faites pour se rencontrer » (p. 66). D’autres articles de cette première partie mettent en évidence des figures de ce dialogue. Ainsi, alors que dans « Les pays arabo‑musulmans de l’empire ottoman vus par un écrivain voyageur contemporain de Rousseau. Les Mémoires de François de Tott (1733‑1793) », Ferenc Tóth rapproche le Baron de Tott, un « expert des pays orientaux » (p. 84) de Rousseau, dans « Rifâ’a at‑Tahtaoui et les Lumières françaises. À la recherche de l’universalisme ? », Asma Guezmir retrace le périple de Rifâ’a at‑Tahtaoui, envoyé par le roi d’Égypte, à Paris. Deux perspectives que synthétise, en somme, Antoine Hatzenberger, dans « Tahtaoui, Rousseau. Islam et politique », selon qui « Tahtaoui constitue un parfait exemple du savant voyageur que Rousseau appelait de ses vœux » (p. 103).
11La deuxième partie de l’ouvrage étudie l’influence des idées des Lumières dans les processus de décolonisation du monde arabe. Mohamed Aït Amer Meziane, dans « Des nations sans l’Europe. De la religion civile au nationalisme algérien », est parfaitement convaincant lorsqu’il plaide, contre l’historiographie européo‑centriste, que l’Europe ne peut à la fois être colonisatrice et tenue pour responsable (via la diffusion de l’idée de nation dans les milieux éduqués algériens) de la décolonisation, due en réalité davantage à des mouvements de résistance dans les milieux populaires. D’autres articles adoptent pourtant bien cette perspective « idéaliste », comme Ismail Slimani dans « Ferhat Abbas et les Lumières, De La Nuit coloniale au Demain se lèvera le jour » ; selon lui « la Révolution française et la philosophie des Lumières ont été pour Ferhat Abbas une source d’inspiration voire un modèle à suivre » (p. 139‑140). C’est aussi le cas d’Ayşe Yuva, dans « Comment éclairer le peuple souverain ? Sabahattin Eyüboğlu ou les réflexions d’un intellectuel kémaliste ». Pascale Pellerin, dans « Rousseau, Montesquieu et la constitution algérienne » échappe de son côté à cette alternative entre les interprétations de type hégélienne (influence « spirituelle » sur les élites) et marxienne (résistance « matérielle » du peuple) en démontrant la possibilité « qu’un homme du peuple et perçu comme tel par l’intelligentsia algérienne [il s’agit de Massali Hadj] ait trouvé en Rousseau l’un de ses maîtres à penser au moment où il s’engage pour l’indépendance de la terre algérienne » (p. 148). Et cet engagement n’est bien sûr pas seulement intellectuel.
12Les articles concernant les Printemps arabes illustrent davantage encore cette influence, imprévisible, d’un philosophe comme Rousseau sur les masses : Hédia Khadar, dans « Le peuple et la révolution tunisienne. De l’indignation à la libération », note ainsi : « La présence de Rousseau n’est pas seulement explicite chez les intellectuels tunisiens [comme Amor Cherni], elle est également palpable sur les réseaux sociaux à l’instar de Facebook » (p. 203) Dans une perspective comparable, Halima Ouanada retrace l’histoire du progressisme en Tunisie dans « Les Lumières ou les valeurs modernistes du xviiie siècle et de l’Occident à l’épreuve de l’histoire en Tunisie : 1830‑2011 », tandis que Martial Poirson, dans « Les Printemps arabes à l’aune de la Révolution française, retour vers le futur ? », renouvelle cette question de la revendication ou non de l’héritage des Lumières, susceptible de renouveler la tutelle coloniale dans le domaine de l’esprit, en distinguant les postures égyptienne (« volonté de sublimer, voire de refouler tout rapport direct et transitif à l’Histoire occidentale et en particulier au paradigme de la Révolution française », p. 218) et tunisienne (« revendication spontanée et explicite d’une filiation avec la Révolution française », p. 218). Il se penche également sur le « processus de mythologisation » (p. 224, il souligne) à l’œuvre dans les Printemps arabes et défend que les interpréter à l’aube de la révolution française procéderait d’un « nouvel orientalisme » (p. 240). Enfin, Malik Boumediene, dans « Les idées des lumières et les printemps arabes. La place des Lumières dans le constitutionnalisme postrévolutionnaire », propose une synthèse étudiant les constitutions nées des révolutions arabes, pays par pays, dans leur lien avec les Lumières.
Le livre d’intervention : entamer le dialogue
13Dans L’Islam e(s)t ma culture. Histoire littéraire pour les jours de tourmente, T. Vigliano, dont nous avons déjà lu l’analyse érudite de certains textes de la Renaissance, se propose de parler directement aux musulmans. Ou, en tout cas, selon l’ambiguïté ouverte par le (s) du titre, de s’adresser à la fois à quelqu’un dont l’islam est la culture (« l’islam est ma culture ») et quelqu’un dont l’islam n’est pas la culture (« l’islam et ma culture »). L’ouvrage, issu d’une série de cours professés devant une assemblée d’élèves peut‑être pour partie musulmans, se veut donc une adresse véritable. Il témoigne, après la sidération consécutive aux attentats terroristes qui ont frappé la France en 2015 et 2016, d’une volonté de réfléchir, avec les outils des études littéraires, à notre rapport à l’islam, et, postulant une incompréhension réciproque entre les non‑musulmans et les musulmans, d’en tirer des pistes pour mieux nous comporter — et entamer le dialogue.
14Le premier chapitre se demande ainsi s’il est péjoratif ou non d’employer « Mahomet » plutôt que « Muhammad » : « Combien de ceux qui disent Mahomet ont conscience des tensions que ce nom est susceptible de générer ? Parmi ceux‑là, combien sont prêts à s’expliquer de leur choix ? Et parmi ces derniers, combien peuvent le faire par des arguments qui apaisent les tensions, au lieu de les nourrir ? » (p. 21) Pour répondre à ces questions, il propose de revenir aux textes — comme la Chanson de Roland — et de se servir des outils de la philologie.
15Le deuxième chapitre, pour savoir s’il faut avoir peur ou non du mot « islamophobie », rappelle à son lecteur la complexité des stratégies rhétoriques soutenant des textes qui peuvent apparaître, hors‑contextes, comme clairement islamophobes : il rappelle ainsi par exemple que Bibliander critiquait l’islam dans le seul but de pouvoir publier le Coran (p. 77). Ce refus du simplisme aboutit à trois propositions applicables par tous tout de suite, puisqu’elles ont pour objet une réforme personnelle, et non pas juridique, de nos comportements.
La première […] serait de reconnaître que les choses sont complexes, dès qu’il s’agit de religion. […]
Mon deuxième vœu serait que l’on postule la maladresse et non la malveillance, lorsque celle‑ci n’est pas indubitable. [..]
Je veillerai enfin à sortir moi-même de l’enfance où je voudrais, spontanément, maintenir [celui qui se déclare mon ennemi]. (p. 79-80)
16On retrouve ce détour par l’analyse rhétorique dans le troisième chapitre, où l’auteur montre entre autres comment la critique de l’islam par Montesquieu sert en réalité à viser le christianisme. Là encore, l’enjeu reste la formulation d’une adresse directe au lecteur, qui marquerait le début d’un dialogue : « Ne te reproche rien. Tu es le résultat de la culture qui t’a nourri… » (p. 118. Je citerai plus en détail ce paragraphe dans la deuxième partie de la présente recension).
17Le chapitre quatre, sur les caricatures de Mahomet au Moyen Âge, est l’occasion pour T. Vigliano de faire un plaidoyer pour la notion de maladresse : si la caricature blesse, dit‑il en somme, c’est parce qu’elle s’adresse à plusieurs personnes en même temps, qui n’ont pas la même culture, les mêmes croyances, le même bagage : « Postuler la maladresse permet de ne pas prendre pour soi ce qui s’adresse peut-être à d’autres » (p. 138).
Les écueils du dialogue
18À travers cette courte présentation, on voit bien comme le dialogue avec l’islam n’est pas chose aisée. Cette difficulté tient à des écueils structurels, que ne parviennent pas totalement à éviter les textes qui le tentent.
Écueil politique
19Le premier d’entre eux est lié aux fins du dialogue : comme le montre parfaitement T. Vigliano dans Parler aux musulmans, les textes par lesquels des chrétiens s’adressent aux musulmans au milieu du XVe siècle sont toujours sous‑tendus par une intention évangélisatrice qui nie la forme apparemment bienveillante du dialogue. C’est bien sûr le cas de Jean Germain, qui est partisan d’une nouvelle croisade, et de Pie II, qui demande à Mehmet II de se convertir, — mais aussi des deux auteurs du corpus qui semblent le mieux intentionnés, ou en tout cas qui soulignent davantage les points communs que les différences.
20Car si Nicolas de Cues « relève ce qui unit les religions, plutôt que ce qui les sépare » (p. 157), c’est moins par générosité que parce qu’il voit dans l’islam une ruse de l’histoire destinée à amener les païens dans le giron chrétien : « Les musulmans sont en quelque sorte, à ses yeux, des chrétiens qui s’ignorent. C’est pourquoi il regarde avec autant d’insistance leur texte saint comme une préparation au christianisme » (p. 157). Ainsi, il considère « le Coran comme un chemin possible du polythéisme vers le Christ » (p. 158), et même une étape nécessaire vers le christianisme : « Si Mahomet s’était contenté de prêcher [aux Arabes] l’Évangile sans leur donner une loi spécifique, ils ne se seraient pas rapprochés de la loi chrétienne, qu’ils repoussèrent presque six cents années durant » (Nicolas de Cues, cité p. 166).
21Même Jean de Ségovie, que T. Vigliano présente comme « le penseur chrétien le plus avancé dans l’étude de l’islam et le plus attentif à la manière de parler aux musulmans » (p. 219), ne dialogue que pour convertir, et ne rejette la croisade que parce qu’il considère plus efficace le discours pacifié : « C’est l’alpha et l’omega de mes travaux : pour aller vers une élimination et un anéantissement de la secte parfaitement mensongère des Sarrasins, il faudra emprunter un chemin de paix et d’instruction, plutôt qu’employer le feu ou le glaive » (cité p. 271‑272, je souligne).
22On retrouve le spectre de cette intention évangélique dans le contexte, laïque, de la réflexion sur la Révolution française : Rousseau, les Lumières et le monde arabo‑musulman, on l’a noté, contient plusieurs articles qui se positionnent explicitement (et contradictoirement) quant à l’idée d’une influence directe des grands penseurs des Lumières sur les mouvements démocratiques et nationalistes du monde arabo‑musulmans. Derrière cette question, se joue la possibilité d’une évangélisation séculière, ou d’un colonialisme des esprits, et ce à deux niveaux. Au niveau des faits : les colons ont‑ils imposé leur manière de voir aux colonisés ? Au niveau de l’interprétation : faut‑il voir jusque dans l’émancipation des dominés un acte à mettre au crédit des dominants ? On a vu plusieurs positions s’exprimer : l’ouvrage, riche, polyphonique, est en tant que tel (et non seulement dans son thème) une sorte de dialogue. Y ont en effet contribué des auteurs aux profils différents, diversement avancés dans leur carrière, enseignant ou étudiant des deux côtés de la Méditerranée. On peut le souligner, car cette pluralité des positions se répartit plutôt comme suit : les intellectuels travaillant en France ont tendance à souligner la nécessité de minimiser l’importance de leurs précurseurs du xviiie siècle (sous peine d’européocentrisme) tandis que les chercheurs basés en terre musulmane ont plutôt tendance à rendre hommage aux Lumières européennes. On peut déceler dans ce malentendu la politesse du commerce de l’esprit : la recherche aussi est une pratique sociale, et le tact une vertu intellectuelle. Mais c’est peut‑être également le signe que la volonté d’éviter l’écueil politique ouvre le risque d’un autre écueil, rhétorique celui‑là.
Écueil rhétorique
23À ce titre, l’article le plus audacieux d’un point de vue spéculatif, mais aussi le plus risqué d’un point de vue rhétorique, est celui d’Y. Citton, qui ouvre le recueil. Sur une ligne de crête qui cherche à réaffirmer la proximité possible des Lumières au monde musulman tout en refusant la vision européo‑centrée d’une influence unilatérale (qui aboutirait à confirmer la tutelle intellectuelle), il exprime les enjeux de la discussion dans leur complexité, tout en ne masquant pas l’horizon politique qui la détermine : « Comment revisiter la question de l’articulation entre le politique et le religieux en se référant aux Lumières européennes, sans mettre celles-ci au service de l’arabophobie dominante ? » (p. 39). Il s’agit donc de dénoncer l’instrumentation raciste de la laïcité : « l’idéal de laïcité, développé pour protéger l’espace public de l’oppression imposée par une norme religieuse dominante et majoritaire (chrétienne), en est arrivé à être utilisé pour persécuter des pratiques religieuses minoritaires (musulmanes) » (p. 53).
24Si l’on reprend le critère de T. Vigliano, on peut imaginer qu’Y Citton ne se soucie pas spécialement de parler ici aux musulmans, puisqu’il écrit « Mahomet » et non « Muhammad ». Il inscrit plutôt son intervention dans le cadre d’un débat français, structuré autour de l’opposition caricaturale entre les « islamophobes » et les « islamogauchistes ». Mais ce débat, bien sûr, n’a sans doute guère de sens pour les chercheurs égyptiens ou tunisiens du même volume, qui vivent dans un pays où la ligne de partage politique passe plutôt entre musulmans laïques et islam politique, ou entre démocrates et traditionalistes. Ces chercheurs des universités du Maghreb, qui (contre leurs collègues français soucieux de ne pas ajouter une tutelle intellectuelle à deux siècles de colonisation) peuvent revendiquer sans honte l’héritage des Lumières, ne souscriraient peut-être pas à cette affirmation d’Y. Citton : « Si les réformes instaurées par Mahomet ont été si durables, c’est que son intelligence lui a permis de bien comprendre un certain équilibre social à maintenir au sein des populations […]. On sait le rôle que joue aujourd’hui encore le travail de terrain opéré par les organisations islamistes pour “distribuer libéralement aux pauvres ou indigents” de quoi survivre au sein de la misère […] » (p. 56). La relative compréhension dont Y. Citton fait preuve à l’égard des organisations islamistes, au nom d’un spinozisme qui considère que toute chose a ses causes et donc sa part de rationalité, serait peut‑être d’autant moins acceptable à ses collègues du Maghreb que la situation politico‑économique européenne, quant à elle, apparaît à Y. Citton comme un scandale vis‑à‑vis duquel il ne fait guère preuve d’indulgence : « À l’heure où un néolibéralisme globalisé et triomphant impose à l’échelle planétaire une individualisation à marche forcée […], il ne faut guère d’imagination pour reconnaître dans le (mal nommé) “retour du religieux” un énorme besoin de renforcer ou de ravauder le tissu social mis à mal par la brutalité capitaliste » (p. 57).
25On pourrait peut‑être adresser un reproche similaire (celui d’une bonne intention qui aboutit à ne plus être audible de celui dont on prétend défendre les intérêts) à T. Vigliano lorsqu’il écrit dans L’Islam e(s)t ma culture, qu’il faut contester l’« hypercoranocentrisme » (p. 139) de l’Occident, trop peu soucieux des hadîths : « Nos traditions tendent à la fois à réduire l’islam au Coran, et à identifier ce texte et Mahomet » (p. 144). Ce qui expliquerait pourquoi la caricature du prophète serait ressentie comme une attaque contre l’islam. Je ne suis pas (et très loin de là) spécialiste de la question, mais je note tout de même que l’intellectuelle (musulmane) Mona Siddiqui, professeure d’« Islamic and Interreligious Studies » à l’Université d’Édimbourg, écrit dans How to Read the Qur’an (Norton, 2007) : « Bien que des musulmans vivent en Occident depuis des siècles maintenant, la plupart des non‑musulmans n’ont pas compris l’importance du Coran dans l’histoire sociale, politique et culturelle de l’islam, non plus que sa centralité dans la pratique religieuse du croyant » (p. 5‑6, je traduis). En voulant lutter contre les préjugés que nourrissent les Occidentaux à leur égard, l’intellectuel bienveillant risque d’être inaudible auprès des musulmans.
26C’est, comme le souligne à plusieurs reprises T. Vigliano dans Parler aux musulmans, que le dialogue est structurellement caractérisé par la maladresse : celui qui parle aux siens parle en même temps aux autres, et ce double auditoire vient hanter et tordre son discours jusqu’à la grimace. Cette double adresse est parfois volontaire, et partie intégrante du dispositif rhétorique intentionnel : « Faire parler un musulman permet à Jean Germain de s’adresser aux chrétiens plus librement, de produire sur eux un effet qu’un discours moins oblique n’aurait sans doute pu atteindre, de justifier enfin le recours aux armes par la défaite verbale du Sarrasin. […] Le dialogue religieux n’est, dès lors, qu’une fiction utile » (p. 47). Mais parfois, cette inévitable superposition des destinataires ne relève pas du projet rhétorique : ainsi des multiples audiences (avec des exigences propres à chacune et contradictoires entre elles) que devait satisfaire Pie II, ainsi aussi de Nicolas de Cues, qui « s’adresse simultanément à deux publics distincts : les musulmans, qu’il aimerait convertir, mais aussi des chrétiens, représentés par le dédicataire, Pie II. L’écrivain doit donc inventer un discours susceptible de convaincre ces deux publics en même temps » (p. 198) Comme on peut s’y attendre, « Nicolas de Cues n’arrive pas plus que Pie II à tenir un discours qui satisfasse sans inconvénient tous ses destinataires en même temps » (p. 206).
27Comme le rappelle fort justement T. Vigliano dans une conclusion qui, par son ton et ses enjeux, ouvre déjà sur son ouvrage d’intervention,
il est rare que deux parties dialoguent sans la présence de tiers. Chacune s’adresse à deux publics en même temps, quelque fois davantage, et c’est pourquoi ce dialogue est si souvent maladroit. Ayant trop de destinataires, il est mal adressé, au sens propre du mot. Cette maladresse est un bien très précieux, dont il faudrait faire l’éloge. […] Chez autrui, elle devrait me toucher, avant de m’offenser : elle est le signe qu’il essaie de me parler. Entre lui et moi, une fraternité peut se fonder sur cet effort. (p. 351)
Écueil éthique
28« Entre lui et moi », écrit T. Vigliano. On comprend ce que cela veut dire lorsqu’il s’agit des rapports entre personnes, comme Pie II et Mehmet II,ou Rousseau et Messali Hadj. On voit déjà moins qui sont « les Lumières » ou « les progressistes », — et que penser de catégories comme « l’Occident » et « l’islam » ? L’idée du « dialogue des cultures » ne risque‑t‑elle pas de boire à la même source essentialiste que celle du « Choc des civilisations », en en retournant simplement les conclusions ?
29T. Vigliano repère dans les textes de son corpus que « La diversité de l’islam est un […] impensé de grande conséquence. Il n’y a pas un islam, mais des islams […] » (p. 310). De même il n’y a pas un Occident. On veut bien comprendre que la culture occidentale n’est pas la même chose quand elle représente le monde de Pie II, celui de Rousseau, ou celui de Trump ; il en va bien sûr de même avec le destinataire du dialogue (ou du conflit) à chaque fois institué, directement ou indirectement, par eux. À moins bien sûr d’être musulman (c’est‑à‑dire croire que ceux qui sont fidèles à la parole de Muhammad forment une communauté), on ne peut en rien considérer que l’islam de Mehmet II ait le moindre rapport avec celui d’un enfant de l’immigration qui transforme son mal-être en haine et sa haine en djihad. Or, cet essentialisme est plus pernicieux qu’on ne le pense à priori, dans la mesure où il problématise non seulement le discours du choc des civilisations, mais aussi celui de leur « dialogue ». En prêtant une vertu aux organisations islamistes au nom d’une dénonciation de l’arabophobie, Y. Citton n’en vient‑il pas à une sorte d’orientalisme, certes positif, mais qui aboutirait à faire des musulmans une catégorie homogène (l’islam les inviterait à la solidarité), et mettrait dans le même sac des personnes qui dans la réalité matérielle luttent de toute leur force les unes contre les autres ?
30Il existe un texte, dont beaucoup de gens s’accordent à considérer qu’il est un message de Dieu, le Coran. Mais ils le considèrent de bien des façons, et ne forment pas objectivement une communauté : leurs pratiques, leurs croyances sont aussi variées qu’entre un philosophe catholique courtisé par l’Opus Déi et un enfant des rues dans un gang de Mexico. Chacun d’entre nous peut dialoguer avec chacun d’entre eux, mais que voudrait dire un dialogue d’un occidental (en général) avec un musulman (en général) ? À ce titre, on ne peut qu’être troublé par le courage de T. Vigliano dans L’Islam e(s)t ma culture, trouble qui n’est pas exempt d’une certaine gêne, lorsqu’il prend le parti de parler, en son nom (ou au nom d’une communauté dans laquelle il s’inclut) au musulman (en général) :
Ne te reproche rien. Tu es le résultat de la culture qui t’a nourri. Tu aimes cette culture et c’est normal. Je ne te demande surtout pas de la renier, encore moins d’en changer. Seulement de l’élargir et de l’approfondir. Refuse, pour cela, la tentation révisionniste : n’aie pas peur de faire voir une face sombre de ton passé. Toutes les cultures, sois-en certain, se fondent sur des errances analogues : ne redoute pas non plus de l’affirmer. Mais aie confiance dans l’histoire, dans les vertus de la recherche et de l’enquête. À chaque étape, tu aimerais juger. À chaque étape supplémentaire, l’histoire t’en empêche. Elle ne justifie rien : ce n’est pas son propos. Mais elle est source de nuance et de discernement. Pour la cité où tu veux vivre, je crois qu’elle ne peut être que bénéfique. (p. 118)
31Cette étrange adresse est d’autant plus problématique qu’elle se fonde sur un respect œcuménique de l’altérité d’autrui (« Je ne te demande surtout pas de la renier, encore moins d’en changer ») qui aboutit à une identification paradoxale, lorsqu’il s’adresse au djihadiste qui partage d’après lui le préjugé occidental : « de ta religion, tu ne connais ou tu ne veux connaître que le Coran et son prophète » (p. 149), « Je suis navré de te le dire, parce que tes crimes me répugnent, mais nous nous ressemblons. Anachronismes, dénis d’histoire, hypertrophies et confusions souillent aussi le discours que je tiens » (p. 149) ; dès lors : « Au fond, nous parlons toi et moi la même langue. Tu n’es pas un barbare » (p. 150).
32Cette main tendue répond à des intentions louables, c’est indéniable. Mais ne semble‑t‑elle pas aussi inefficace à convaincre le djihadiste que la lettre évangélique de Pie II à Mehmet II ? Encore celle‑ci impliquait‑elle un auteur et un destinataire uniques ; mais comment celle‑là, écrite pour le djihadiste mais publiée au Presses Universitaires de Lyon (et en cela destinée plutôt à être lue par un rédacteur de comptes rendus critiques pour Acta fabula que par un adolescent parti faire le djihad en Syrie), pourrait‑elle échapper à la structure, par ailleurs parfaitement mise au jour par l’auteur, de la maladresse, — et réussir son effet ?
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33De tels écueils sont liés, sans doute, à la difficulté de mener un dialogue par écrit, puisque le destinataire est par définition absent. Il ne peut répondre, et nous ne savons pas même qui précisément nous lira. C’est en effet parce que l’on écrit à un destinataire absent, que nous croyons pouvoir l’embobiner avec des mots (écueil politique) alors que la confrontation réelle nous laisse souvent moins optimiste sur nos pouvoirs de persuasion ; c’est parce que l’on écrit à un destinataire absent que les adresses se superposent jusqu’à la maladresse (écueil rhétorique) ; c’est parce que l’on écrit à un destinataire absent, enfin, que nous nous sentons autorisés à parler à tout un groupe, quitte à généraliser un peu trop (écueil éthique).
34Au contraire, un véritable dialogue (plutôt que par l’effort louable, mais abstrait, de reconnaître par écrit l’altérité d’autrui telle qu’elle s’essentialise dans l’idée d’une culture) devrait d’abord commencer par reconnaître la singularité : dans une parole réellement adressée. Non pas adressée à l’Autre, « résultat » de sa culture, donc, mais plutôt à un autre, fait (comme dirait l’autre) de tous les autres, mais aussi irréductible à eux.