Investissements & désinvestissements de la langue en contexte juif
1Keren Mock propose dans Hébreu. Du sacré au maternel un ouvrage d’une rigueur scientifique remarquable, retraçant, dans une perspective originale et explicitée dans ses fondements théoriques, les grandes étapes et ruptures ayant permis d’aboutir à la formation d’un hébreu comme « langue maternelle ». C’est en introduction, « Ruine(s) de Babel », que Keren Mock pose la majeure partie de l’exposé de sa démarche à la fois méthodologique et de ses thèses principales. Son approche « interdisciplinaire » (p. 36) est en effet distribuée selon des modalités proprement inédites : « J’ai choisi de distribuer l’exposé des raisons en trois moments, représentant chacun une strate de la nouvelle langue maternelle hébraïque. Le second principe, qui m’a paru le plus éclairant après mûre réflexion, a été de procéder en inversant la chronologie, en allant du plus contemporain au plus originel, comme le fait l’archéologue sur son chantier de fouilles. » (p. 36). En linguiste, Keren Mock nous invite à approcher, par trois entrées différentes, mais se combinant finement, une pensée complexe de ce que peut représenter la notion de « langue maternelle » quand elle est problématisée autour de l’hébreu. Les considérations de linguistique, l’attachement aux questions d’intertextualités, la pertinence des convocations théoriques psychanalytiques, et les détours par la critique génétique, participent à mener à bien cette « anastylose intertextuelle », qui permet de rendre toute sa valeur aux dynamismes dans et par la langue qu’un exposé diachronique permet de retranscrire. « Opérée habituellement par des architectes et des archéologues, l’anastylose permet de donner du sens aux différents matériaux éparpillés sur le site et d’interpréter la valeur de chaque pièce selon sa fonction structurelle. C’est après une intervention humaine que l’édifice sera érigé et prendra une nouvelle forme, qu’on espère proche de celle qu’il avait avant sa destruction. L’interprétation permettra d’ériger un idéal de l’édifice à partir d’indices retrouvés sur le site, dans une optique de vérification et d’adéquation avec l’édifice originel. Il s’agit de reconstruire dans un nouvel espace‑temps ce que l’édifice a été. » (p. 33) Il est remarquable de constater que la métaphore de la construction et de la Tour de Babel oriente aussi bien les données thétiques que méthodologiques de l’ouvrage.
2En effet, c’est également autour de ce mythe que les principaux présupposés et hypothèses sont présentés. Les « ruines de Babel » sont autant de « vestiges » d’une langue hébraïque, « langue originelle » organisée autour d’un « nom imprononçable » (p. 27), « shem » (d’où l’approche « shémiologique » que Keren Mock adopte) qui, lorsque l’hébreu passe de son statut sacré à un statut vernaculaire, est générateur d’ambivalences profondes dans la langue. C’est en ce sens que l’hébreu comme « [condensé] » de toutes les langues de la diaspora peut devenir « une Babel des langues inversées » (p. 29), dans laquelle la notion de « langue maternelle » trouve tout son sens. À l’aide d’outils conceptuels linguistiques et psychanalytiques, il s’agit ici de « déconstruire » l’idée de maternel, afin de faire état des différents investissements subjectifs et affectifs qui nourrissent ces choix identitaires.
3La première partie, « L’âge des pionniers, Appelfeld et Michael. Édification d’une nouvelle langue maternelle », s’attache à redéfinir les contours problématiques du passage à l’hébreu comme langue maternelle lorsque celle-ci n’est pas la langue « de la mère ». Qu’est‑ce qu’alors le statut « maternel » de l’hébreu ? Partant de la question de l’émancipation juive et des politiques promues par les maskilim de la Haskala (nom donné au mouvement juif des Lumières en Europe), Keren Mock retrace les dynamiques qui ont pu faire de l’hébreu « une langue parlée », dans l’exposé des modalités suivant lesquelles « s’articulent ces conditions extérieures, collective, à des mécanismes intrapsychiques ou individuels propres aux premiers locuteurs de l’hébreu » (p. 43). En analysant le « désir de langue » qui a pu mener à cet investissement de l’hébreu, par des approches historiques et psychanalytiques freudiennes notamment, elle étudie les phénomènes de « désinvestissements » de langues maternelles autres – l’allemand pour Aharon Appelfeld, l’arabe chez Sami Michael. C’est en effet le renoncement qui caractérise le choix de l’hébreu pour ces deux auteurs, renoncement qui ne peut passer sans la formation de compromis, place sans équivoque du fantasme chez Sigmund Freud, bien que Keren Mock ne le présente pas comme tel explicitement. Ces compromis sont autant d’autres langues par lesquelles se crée l’espace « transitionnel » (p. 122), où une subjectivisation dans la langue est possible, le yiddish pour Aharon Appelfeld, l’anglais pour Sami Michael. Déterritorialisé, l’hébreu devient ce « lieu » d’une inscription dans une histoire, dans une littérature, dessinant les contours d’une identité problématique. Cette première partie de l’ouvrage, alliant rigueur scientifique dans l’exposé des contextes historiques et littéraires, analyses fines des problématiques linguistiques et poétiques chez Aharon Appelfeld et Sami Michael, et ouvertures problématiques par la psychanalyse, de « la crainte de l’effondrement » de Donald W. Winnicott (p. 122) à Melanie Klein (p. 132‑135), propose une première marche dans l’édifice archéologique que l’ouvrage représente. Mais ce choix est aussi justifié par la nécessité, à ce stade de la démonstration, de poser fondamentalement la question d’une définition possible de cette « langue maternelle », avant de réfléchir plus avant aux mouvements qui ont pu participer à son investissement en tant que langue parlée et désacralisée.
4Dans la deuxième partie de l’ouvrage, « Le chantier Ben‑Yehuda. Fouilles littéraires et matériaux lexicographiques », la critique génétique menée avec une grande rigueur permet à Keren Mock d’entreprendre une deuxième étape de son parcours en anastylose. Il s’agit pour elle « d’explorer le fondement du texte en tant que matérialité de la nouvelle langue maternelle hébraïque » (p. 139) chez Ben‑Yehuda. La langue, déconstruite de son statut de langue écrite et sacrée, doit nécessairement devenir une langue parlée afin d’être posée comme « langue maternelle ». Par ses contributions au vocabulaire et la constitution de dictionnaires, le lexicographe parvient à redessiner les frontières « genrées » de la langue, en faisant advenir cette « langue paternelle » (car masculine et rationnelle, réservée aux érudits) à un « retour au maternel symbolisé » (p. 144). Les résultats, d’une rare précision, du travail d’archives mené par Keren Mock dans la Bibliothèque de Ben‑Yehuda, témoignent de la richesse intertextuelle de l’entreprise du philologue : « La littérature hébraïque subsume toutes les époques de la diaspora, ce dont Ben‑Yehuda ne manque pas de tirer parti. Traversés de reliquats de mémoire, ces textes se sont imprégnés des vicissitudes de l’histoire du peuple juif, palimpseste qui ouvre une réflexion sur l’invention d’une langue maternelle à partir d’un corpus écrit. » (p. 188) Les mots deviennent chez lui les « briques » de la langue, lues par Keren Mock d’un œil freudien, permettant de saisir, dans les associations sonores présidant à la formation notamment des néologismes proposés par Ben-Yehuda, les « processus primaires » qui participent des investissements psychiques qui organisent le rapport à la langue comme progressivement touchant au « maternel ». En effet, c’est cette langue maternelle qui « prend la forme d’un objet interne » (p. 220) au terme de processus d’idéalisation et de sublimation : « Il pourrait en effet s’agir d’un fantasme social édifié autour de l’idéalisation de la langue ancestrale, l’hébreu ancien, et de l’identification à celle-ci qui permet de susciter le désir de parler cette nouvelle langue. Une autre interprétation consisterait à dire que l’hébreu moderne participe de la création d’une langue à partir de la sublimation de l’interdit de parler la langue sacrée. » (p. 220)
5La dernière partie de l’ouvrage, « Le nouveau concept de Baruch Spinoza. Les fondements philosophiques de l’hébreu profane », apporte un éclairage proprement original à la fois sur l’œuvre du philosophe, et sur la problématique de l’ouvrage dans son ensemble. Keren Mock y analyse « l’influence de [la] multiplicité de langues sur sa pensée et le rôle de chacune d’elles pour enrichir et singulariser sa conception de l’hébreu » (p. 233), notamment dans le Compendium grammatices linguae hebaeae (traduit en français sous le titre Abrégé de grammaire hébraïque) et dans une moindre mesure dans le Tractacus theologico-politicus (Traité théologico‑politique). La démarche spinozienne est une démarche de « reconstruction des fondements de la langue hébraïque à partir de la multiplicité des sources » (p. 234), par des dynamiques de déconstruction systématique de l’hébreu afin de « libérer l’hébreu de son carcan religieux », pour désigner une « langue rendue à sa dimension naturelle » (p. 254). La « grammaire philosophique » qu’il propose développe une méthode critique, mettant en perspective les textes, d’un point de vue tant historique que philologique. Keren Mock analyse avec finesse la question du signe chez Baruch Spinoza, aboutissant à une « [régularisation] » de l’hébreu – « Régulariser, c’est inclure dans le corps de la langue hébraïque tout un champ considéré comme extérieur » (p. 295) –, dynamique essentielle à son entreprise de désacralisation de la langue : « Spinoza semble ainsi exposer le procédé à suivre pour délier l’hébreu de l’Écriture sacrée. En redistribuant l’ordre de la langue, en la mélangeant avec d’autres langues, en la traduisant, Spinoza utilise le principe d’une abolition des frontières entre langage philosophique et langage usuel pour faire de l’hébreu une langue de la multitude » (p. 325). La langue hébraïque, désacralisée, se fait « lieu d’identification d’une réalité humaine » (p. 351), tour à tour désinvestie, investie et contre‑investie, elle devient « langue maternelle » dans des processus de subjectivisation qui fondent à la fois le collectif et l’identité intime et personnelle.
6Les deux préfaces à Hébreu. Du sacré au maternel apportent des éclairages intéressants à l’ouvrage, notamment en le rattachant aux contextes critiques dans lesquels il s’insère. Si Pierre‑Marc de Biasi profite essentiellement de cet espace pour louer les qualités de ce livre qu’il considère comme un « événement » – « Ce qui s’y trouve élaboré sous nos yeux, c’est un nouveau paysage intellectuel entièrement redessiné selon une perspective multi-critique qui parvient à maîtriser les grandes lignes de trois siècles d’histoire pour faire apparaître un processus de formation historique latent, jusqu’ici mal ignoré ou trop mal connu » (p. 10) –, la démarche de Julia Kristeva est sensiblement différente et, replaçant Keren Mock au sein l’étendue critique dans laquelle elle s’insère, loue l’originalité de son cheminement, « qui accorde à l’expérience littéraire une écoute psychanalytique, approche encore rare dans la critique contemporaine » (p. 16).
7Keren Mock problématise et déconstruit les différents apports à la fois thématiques et méthodologiques sur lesquels elle appuie son argumentation avec une rigueur scientifique notable. Ayant soin de retracer, à de multiples moments‑charnières de son texte, les étapes de sa propre démarche scientifique, elle propose ici, en filigrane, une vaste mise en perspective, faisant l’archéologie de sa démarche archéologique, dans l’analyse d’auteurs ayant eux‑mêmes proposé une archéologie de l’hébreu. Les passages réguliers dans lesquels la voix, à la première personne du singulier, de l’universitaire, relatent les étapes de ses questionnements, sont autant de lieux d’un tel engagement, par exemple à propos de ses recherches dans la Bibliothèque Ben‑Yehuda : « En feuilletant un plus grand nombre d’ouvrages, j’ai découvert que le phénomène se retrouvait en de nombreux endroits. En poussant l’investigation un peu plus loin, j’ai constaté que la plupart des ouvrages annotés figuraient dans la liste bibliographique du dictionnaire. Deux mois plus tard, vérifications faites, il ne s’agissait effectivement pas d’un phénomène isolé et une évidence semblait s’imposer : un nombre important de ces mots marqués dans les ouvrages apparaissait dans le dictionnaire de Ben‑Yehuda. Ce faisceau d’indices conduisait à une hypothèse systémique. Il s’agissait en réalité d’un véritable code : j’étais en présence de traces qui permettaient de suivre la genèse du travail lexicographique de Ben‑Yehuda, et ces traces me permettaient d’entrer dans le processus même de son œuvre. » (p. 155) Cette même rigueur est sensible dans son approche étymologique et linguistique de la langue – bien qu’on puisse déplorer quelques inexactitudes, notamment lorsque Keren Mock aborde des langues autres que l’hébreu, à l’instar du russe lorsqu’elle retrace le mythe d’Itamar propre à Ben‑Yehuda (p. 152‑153). En outre, la pertinence des approches psychanalytiques et des auteurs convoqués rend à la réflexion proposée une profondeur non négligeable, offrant là une mise en perspective heuristique, qui enrichit la pensée sur la notion de « langue maternelle », souvent considérée en critique littéraire comme une notion en soi, d’un éclairage nouveau et propre à de nouveaux développements. Refusant de céder à toute facilité essentialiste, notamment dans sa première partie retraçant les itinéraires d’Aharon Appelfeld et Sami Michael dans leurs adoptions respectives de l’hébreu comme « langue maternelle », cette déconstruction systématique des différents concepts donne à l’ouvrage une réelle pertinence dans la compréhension d’enjeux à la fois propres à l’hébreu moderne, mais aussi à d’autres questions plus générales en études littéraires, littérature comparée, développements philosophiques, sémiotiques, voire psychanalytiques à certains égards.
8Il est regrettable néanmoins que Keren Mock n’ait pas offert davantage de place à l’analyse des statuts de la langue yiddish. En effet, bien que l’auteure soutienne sa conception de « langue maternelle » moins d’un point de vue emprunté aux gender studies qu’aux concepts psychanalytiques d’investissements et de contre‑investissements linguistiques, les processus par lesquels la désacralisation de l’hébreu a pu faire parvenir la langue à ce statut « maternel » ne peuvent que renvoyer à des réflexions critiques sur la langue yiddish, ayant subi une évolution parallèle, entre statut « maternel » (mame‑loshn) et retour à la sacralisation après la Catastrophe, comme l’indique Anita Norich dans l’introduction à Gender and Text in Modern Hebrew and Yiddish Literature : « There are other significant distinctions between the two languages and literatures as developed in this volume. Primary among these is the implicit understanding of Yiddish as the mother tongue – as matrilineal, matronymic – and of Hebrew as the father tongue – patrilineal, patronymic, a language in which the influence of tradition is paramount. The relative status of Hebrew and Yiddish as literary languages changed so radically as to be nearly reversed in the twentieth century – as have the anxieties female writers have experienced as they inscribe themselves into a culture that can hardly be said to have embraced them. Although Yiddish continually reminds us that language is not only patriarchal, it should not be construed as the “women’s language” some French critics seek. Contained, controlled, set apart in Jewish culture within its domestic, feminine images, Yiddish was nonetheless the common language accessible to the masses of Eastern European Jews. Once the vernacular, the language of the home and the street, Yiddish now gas become domesticated in a different way as the sign of both mourning and memory. As its speaking population diminishes, it assumes the kind of scholarly, textual, perhaps even sacred role once reserved for Hebrew. That father tongue becomes, at the same time, the language of the new state and its streets1. »