« Partout et nulle part » : le cadavre parlant
1Les cadavres de Villon, peut-être les cadavres parlants les plus connus de la littérature française, ne se confessent pas : ils en appellent à l’identification du lecteur, ils demandent de la compassion et représentent notre destin commun. Ces pendus, ces corps ballants, sont à la fois des criminels punis et des victimes de la justice humaine et de la nature. Le narrateur fait figure de memento mori, nous rappelant notre propre mortalité tout en évoquant (pour le lecteur moderne) un moment de l’histoire française où la présence des cadavres faisait partie de la vie quotidienne — que ce soient les pendus dans l’espace public ou les défunts dans l’intimité du foyer.
2De même, les cadavres abordés par Maud Desmet dans Confessions du cadavre. Autopsie et figures du mort dans les séries et films policiers ne se confessent pas non plus au sens strict. Ici, il s’agit plutôt du cadavre « qui confesse silencieusement et métaphoriquement la faute d’un autre : le criminel dont il a été la victime » (p. 8). Si la confession depuis Augustin ou même Rousseau se fait plutôt dans la vie et au sujet de la vie du locuteur, les « confessions » dont parle M. Desmet nous informent plutôt de la mort — le comment, le pourquoi, le qui – et surtout de l’attitude des survivants vis-à-vis de ces corps-devenus-objets. Car ce qui intéresse M. Desmet, c’est la manière dont ces dépouilles nous parlent de notre société à l’époque contemporaine.
Considérant les fictions policières populaires comme des créations culturelles et de divertissement qui reflètent les sociétés contemporaines qui les produisent, nous envisageons qu’à travers celles-ci percent naturellement les inquiétudes, les angoisses, souvent inconscientes, qui les traversent. (p. 12‑13)
3D’après des postulats proposés par le philosophe Maxime Coulombe, M. Desmet va « considérer le cadavre fictionnel comme "analyseur de la société contemporaine" et comme "symptôme de ce qui taraude la conscience de notre époque" » (p. 12). Mais quelles sont les inquiétudes et les angoisses qui « taraudent » notre époque ? Quels sont les aveux que le cadavre pourrait nous confesser ?
Le corps omniprésent
4L’accumulation des cadavres dans les séries et les films, comme l’atteste la longue liste que développe M. Desmet au cours de son livre, démontre non seulement la grande quantité de corps morts à l’écran aujourd’hui mais aussi l’objectivation du cadavre dans les représentations visuelles contemporaines. Dans les premiers chapitres du livre, M. Desmet montre comment la dépouille devient ainsi un simple élément de l’intrigue : une découverte, un indice, un miroir, une horreur. Dépourvu de ses qualités humaines, le cadavre devient un objet sémiotique qui s’offre aux survivants pour être lu et déchiffré. La lecture des cadavres et de tous les indices présents devient le parti pris des experts, que ce soit le légiste débonnaire, le profiler (« le double inversé du serial killer », p. 35), la médium, l’enquêteur scientifique, ou l’enquêteur excentrique — chacun.e correspondant à différentes générations de séries à la télévision depuis les années 90. M. Desmet expose le fait que la démonstration scientifique mise en scène autour de la table d’autopsie prend la place centrale dans l’enquête (voire dans la série), déplaçant ainsi le crime, noyau d’intrigue et pièce maîtresse esthétique, ou encore l’interrogatoire, drame humain. Or, à la différence du crime, qui souligne l’imprévisibilité du monde et le menace de l’inconnu, l’autopsie sert à rassurer les spectateurs en soulignant la lisibilité des indices et la fiabilité de l’expert. Au lieu de jouer sur l’art de l’interaction ou tout élément affectif, c’est plutôt la technicité et le caractère scientifique de l’autopsie qui importent. M. Desmet décrit de manière complète et systématique l’orientation nouvelle vers une croyance totale en la technicité et l’univers « médico-légal » incarné par le traitement du corps mort dans les séries et films policiers. La maîtrise de la lecture du corps fictionnel dissipe toute peur d’une mort insensée dans le monde réel.
5Ainsi, pour M. Desmet, les séries reflètent certaines craintes et préoccupations sociales. Les Experts, par exemple, série américaine qui incarne le genre policier moderne, « joue le rôle rassurant de révélateur de vérité, donnant l’assurance d’un rétablissement de l’ordre par la justice » (p. 50‑51). L’intrigue des épisodes : crime, enquête, solution, rassérène le spectateur en fournissant une totalité définitive. Significativement, c’est après le 11 septembre 2001 que la série prend son essor, alors qu’elle est née en 2000, ce que M. Desmet interprète comme un moment où la société américaine éprouvait un grand besoin de se sentir rassurée dans un nouveau monde caractérisé par l’insécurité (n. 4, p. 50-51). La série répond alors aux inquiétudes du public et assure ainsi sa position clé dans l’écologie policière populaire. Le cadavre devient omniprésent à la télévision car la télévision se montre elle-même omniprésente aux alentours des corps morts. Depuis les années 90, le fait divers criminel prend de plus en plus de place à la TV. La médiatisation des crimes, surtout comme celui d’O. J. Simpson en 1994 (évoqué par M. Desmet au début du chapitre sur Les Experts), invite le public à scruter, avec les experts, les indices et les dossiers du crime. Par conséquent, le public s’entraîne à lire les cadavres et s’attend à ce que les séries et les films satisfassent cette nouvelle capacité individuelle.
6La visibilité apparente que fournissent les caméras dans la salle de justice est également imitée dans la prépondérance des autopsies à la télévision. L’autopsie, qui révèle l’intérieur du corps aux yeux des experts et des spectateurs, a lieu aussi dans des salles de plus en plus transparentes et lumineuses à la TV, ce qui « correspond à une utopie contemporaine qui voudrait qu’en se rendant absolument visible, le monde devienne plus sûr » (p. 18). L’utopie visuelle représentée dans les séries télévisées correspond aussi à l’esthétisation du corps mort. Si le savoir efficace des experts sert à diminuer les angoisses contemporaines des spectateurs vis à vis de la mort, l’objectivation des corps morts « [déréalise] le drame de la mort violente » (p. 98). Il y a un nivellement entre le corps humain et tous les autres objets qui animent notre monde et qui stimulent notre « culte de l’objet, » ce qui sert à la banalisation de la mort (p. 115).
7Dans le chapitre « Le cadavre exquis : art et cadavre dans la fiction policière, » M. Desmet décrit la mise en scène du cadavre exercée par le meurtrier qui sert de mise en abyme de l’esthétisation du corps mort dans la série ou le film. Elle montre comment les séries et les films s’inspirent de l’art contemporain, et elle cite les œuvres de Joel-Peter Witkin, Damien Hirst, Salvador Dalí, Francis Bacon, David LaChapelle et Jérôme Bosch parmi d’autres. Mais, étant donné que c’est le corps féminin qui se trouve le plus souvent mis à mort dans les séries et films, M. Desmet reconnaît la fétichisation du corps de la femme dans les représentations (« La jeune fille et la mort »). Elle se penche sur des théories psychanalytiques pour contempler la manière dont le corps féminin représente « une forme de menace, de danger, de déséquilibre » atténuée par la mort (p. 149).
8Ceci est un bel exemple de la façon dont l’auteur manie habilement différentes théories au cours du livre pour répondre à divers aspects du traitement du corps dans les séries et les films : Freud pour expliquer la fétichisation du cadavre féminin, Kristeva pour l’abjection, Laura Mulvey pour le male gaze. C’est ainsi que le lecteur peut déceler l’origine doctorale de l’œuvre : admirables recherches, synthèse adroite de théories pertinentes, catalogue exhaustif des corps morts dans les films et séries, analyses complètes et convaincantes.
Le corps absent
9Si Confessions du cadavre s’oriente vers un état des lieux des séries et films policiers d’aujourd’hui,sa thèse globale serait quela prolifération des corps morts à la télévision coïncide avec l’absence des corps morts dans la vie sociale réelle. Dans sa conclusion, M. Desmet suggère que « les morts laissés pour compte de nos sociétés actuelles viennent s’incarner encore et encore dans nos fictions, comme pour mieux témoigner de leur absence réelle » (p. 243). L’essor des représentations correspond au déclin des rites funéraires et communautaires autour de la mort. Toute confrontation réelle avec la mort est déplacée alors dans une fascination pour sa représentation à la télévision.
Elle [la mort] ne se voit plus traitée comme un événement mais comme un non-événement, une fin secrètement tragique et indésirable, un échec auquel personne ne semble préparé et qui se doit d’être au plus vite passé sous silence et oublié. (p. 12)
10Les films et la télévision servent alors à ressusciter, d’une certaine manière, le corps mort dans la vie quotidienne.
11Or on a constaté d’autres corps absents au fil du livre. M. Desmet parle des « sociétés occidentales » à travers un corpus de séries et films largement américains. On peut se permettre de se demander si les séries américaines peuvent représenter toute la culture occidentale, surtout par rapport à la mort, ou si on ne risque pas d’effacer les différences culturelles. Car, M. Desmet elle-même nous le rappelle, chaque culture a son propre rapport à la mort, rapport qui peut servir de clé de voûte à une société donnée. Par exemple, l’auteur reconnaît un « culte des corps qui caractérise la société américaine contemporaine » et qui se manifeste dans la thanatopraxie :
pratique sociale très ancrée et normalisée aux États-Unis, [qui] consiste en une mise en beauté du mort qui, après un travail de maquillage voire de reconstruction chirurgicale, est tenu de ressembler le plus possible à ce qu’il était de son vivant. (p. 122‑123)
12Si cette attitude culturelle vis-à-vis de la mort comprend aussi des aspects particuliers aux États-Unis, tels « l’obésité et toutes les pathologies liées à l’alimentation et au mal-être corporel », n’y aurait-il pas d’autres spécificités dans la représentation de la mort dans les films et séries (p. 123) ? Dans une culture qui ne pratique pas cette tradition funéraire, par exemple, est-ce que l’on esthétise le cadavre de la même manière dans les représentations médiatiques ?
13Le rapport à la justice est également relatif à la culture. M. Desmet reconnaît Notamment que la thématique de la revanche dans ces séries et films (américains) ne s’applique pas de la même manière à la culture française ou même européenne :
Bien sûr, le pays qui produit la majorité ces fictions, les États-Unis, entretient une relation singulière à la justice — qui diffère d’une grande partie des pays européens, surtout de la France ayant aboli la peine de mort en 1981 — accordant une place cruciale à la punition et à la vengeance. (p. 200)
14La reconnaissance de cette différence importante pourrait déclencher une réflexion profonde des représentations diverses de la relation à la justice dans les séries américaines et européennes.
15Finalement, M. Desmet cite des films et des séries américains qui sont des remakes des versions européennes : Insomnia (Christopher Nolan, 2002, remake d’un film norvégien par Erik Skjoldbærg), The Killing (Veena Sud, 2011, remake d’une série danoise créée par Søren Sveistrup). On aimerait savoir si et en quoi ces remakes se distinguent de l’original. La représentation du cadavre dans la version européenne (norvégienne, danoise, française, etc.) diffère-t-elle de la représentation américaine ? Puisque M. Desmet se montre attentive à ces nuances mais ne les approfondit pas dans cet ouvrage, on pourrait très bien imaginer la prochaine étape du projet sous forme d’une étude comparative du traitement des cadavres dans des films et séries provenant de différentes cultures, surtout en vue de la croissance et la popularité récentes des séries policières scandinaves, anglaises et françaises. Après tout, pourquoi ne pas entendre les cadavres parler et se confesser dans des langues variées ?