Mai 68 décentré
1Comme tous ceux qui paraissent dans la série Études françaises, le très beau volume dirigé par Julien Lefort‑Favreau et Jean‑François Hamel se distingue d’emblée, il faut le souligner tant ce plaisir de l’objet a force d’invitation plus grande encore à la lecture, par une qualité de présentation visuelle remarquable. Photographie de Cartier‑Bresson en couverture, clarté d’un sommaire qui privilégie la pensée longue plutôt que la multiplicité des articles : entrons, donc.
2Ce recueil célèbre le cinquantenaire des « événements » de 1968, et ne manque pas de rendre hommage aux publications importantes de ces dernières années sur la question1. D’emblée toutefois, il adopte une perspective volontairement décalée, et appréhende son objet dans ses contradictions et ses zones moins connues pour en défiger l’image. Surtout, il fait le pari de renouveler le regard que nous portons sur « les événements » en décentrant les perspectives littéraires traditionnelles. Les articles, largement inscrits dans une perspective sociologique ou historique2, sont d’une densité remarquable. Ils interrogent les représentations — internes et externes, contemporaines et postérieures, centrales et venues des marges — des événements de mai, et les différents récits par lesquels on en serait venu à saisir ceux‑ci. La stratégie des auteurs est donc celle du déplacement, du pas de côté, sous plusieurs formes : historique, méthodologique, épistémologique.
3Il s’agit d’abord de se défaire des chronologies trop restreintes au profit d’une périodisation longue : on parlera tantôt des années 68 (pluriel de rigueur), perçues comme un « cycle de mobilisation » (p. 8) amorcé pendant la guerre d’Algérie et étendu jusqu’aux années 70, tantôt du « long 68 » (sur l’impulsion de l’historien britannique Eric Hobsbawm et de son concept d’un « long dix‑neuvième siècle »). Mai 68 se voit ainsi réintégré à une histoire de long terme, quand on a trop souvent pris l’habitude de considérer ce printemps‑là comme une aventure sans lendemain (littéraire, politique).
4Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette impression de désertion de Mai par la littérature : la plupart des parutions qui font état des événements sont tardives et souvent fragmentaires (Leslie Kaplan, Olivier Rolin, Mathieu Riboulet), sans doute à cause d’un effet d’histoire littéraire où les débats esthétiques des années 60 avaient écarté les formes de l’engagement politique au profit du formalisme (Dominique Viart). Les contributions de ce recueil partent toutes, néanmoins, du constat opposé, en lisant un fort « désir de littérature » (p. 7) dans les slogans, les tracts, les bulletins de ces mois‑là — dont certains, exclusifs, que l’ouvrage reproduit en annexe. Contre le consensus critique qui fait de la littérature et du littéraire les grands absents du mouvement de l’été 68, ce recueil propose au contraire de suivre les configurations plurielles du nouage du littéraire et du politique, telles que les événements les ont cristallisées. Groupes littéraires, journaux, maisons d’édition, autant de tentatives de reconfiguration du geste littéraire induites par la puissance contestataire des événements. Comment se sont conciliés, au risque de l’aporie, de l’échec, de l’éphémère ou de la dissolution, le « régime de singularité » (Nathalie Heinich) caractéristique de l’activité littéraire et l’impératif politique de collectivité ?
Une écriture sans auteur ? Mai 68 & « les politiques de la littérature » (Benoît Denis)
5Après une présentation très riche de ses co‑éditeurs, le recueil s’ouvre sur deux articles qui mettent en lumière la dimension collective des pratiques scripturaires de mai.
6Boris Gobille montre ainsi que les mouvements d’Avant‑Garde se constituent contre les mythologies romantiques de l’écrivain inspiré étranger au monde social. Ces pratiques allient ainsi « une sociabilité exclusive » et « une identité esthétique forte » (p. 14). La question d’une littérature qui ne soit pas reconfiguration d’une posture auctoriale, c’est‑à‑dire à la fois individuelle et autoritaire, se pose avec particulièrement d’acuité pour les Avant‑Garde, dont l’identité historique conjoint changement esthétique et changement politique. La crise, qui met en demeure le pouvoir du symbolique en tant que fabrique de la réalité, constitue à la fois pour ces mouvements une invitation, une obligation et une mise au défi. Obligation, autorisation, défi, et réponses diverses : limites de Tel Quel, qui ne parvient pas à négocier la coupure entre les régimes et oppose collectif littéraire, fondé sur une extrême compétence théorique, et collectif révolutionnaire ; « communisme d’écriture » porté par Blanchot au sein du Comité d’action étudiants‑écrivains ; bannissement de l’écriture littéraire, inévitablement entachée de ce régime de singularité qui la lie au capitalisme3, au profit d’une « écrituration », d’un « graffiti en commun » selon le mot de Jean‑Pierre Faye de L’Union des écrivains.
7Cette inscription conflictuelle de la littérature dans l’espace social, Julien Lefort‑Favreau l’explore au sujet des éditions Maspero (nées en 1959). Un déplacement méthodologique fort se joue ici dans le sillon ouvert par Anne Simonin4, qui érige le catalogue d’éditeur en outil de compréhension et de saisie des politiques de la littérature. L’analyse fait bouger les lignes déjà tracées et met en relief des tensions peu visibles autrement dans le champ intellectuel : se croisent ainsi les enquêtes autour du rôle de l’imprimé dans le champ social, de la responsabilité des intellectuels, et du fonctionnement d’instances collectives de visibilité de la littérature. L’éditeur, « relais intellectuel » (p. 38), a pour rôle de valoriser les paroles critiques, « devenant de facto un vecteur de changement social et de politisation de l’espace intellectuel » (p. 39).
Défaire les discours, sortir du livre
8L’élan de mai, dans son refus de la normativité, redéfinit les formes, les usages et les finalités de la littérature. Iraïs Landry et Louis‑Thomas Leguerrier interrogent ainsi le rapport d’équivalence entre littérature et réalité que pose l’ordre de la mimésis, et la violence contenue dans le langage qui décrit, à la lumière du contexte des événements. Pourtant, c’est par ce qu’il semble avoir laissé de côté qu’ils abordent l’élan de mai : « Au nombre des mérites de mai 68 on ne compte pas celui d’avoir fait de l’abolition du patriarcat une priorité » écrivent‑ils (p. 117). Ce n’est plus l’événement dans ses contradictions et son éphémère que les critiques explorent, mais son point aveugle, paradoxal puisqu’existaient déjà les mouvements de ces luttes. Leur étude du deuxième roman de Monique Wittig, Les Guérillères (1969), met en lumière une écriture qui conjoint contestation de l’autorité — notamment celle des intellectuels, et contestation de l’ordre culturel patriarcal, dont la violence normative informe les écritures traditionnelles.
9La question de la fabrique des identités par le discours offre un fil rouge à l’enquête que Patrick Marcolini mène en retraçant le parcours de Guy Debord, depuis les grandes années situationnistes jusqu’à l’inflexion finale de sa trajectoire vers une écriture plus traditionnelle. Sa proposition, qui cherche dans l’inflexion de la pratique littéraire de Debord (au sens large, qui inclut le script et désigne en réalité un ethos d’auteur, une auctorialité) les grandes lignes d’un mouvement épistémologique, offre un pendant exactement symétrique à celle que Julien Lefort‑Favreau consacre aux éditions Maspero. Mais c’est dans ses paradoxes et ses impasses que Marcolini étudie le mouvement situationniste.
10En effet, très critique de la littérature au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, en qui il perçoit un épuisement des formes et des significations de l’art, et particulièrement véhément à l’encontre du Nouveau Roman et du théâtre de l’absurde qui rejoueraient en « pitres spectaculaires » le drame de la mise à mort des formes artistiques par les surréalistes et Dada, le situationnisme propose un dépassement de l’art dans le quotidien, une vaste opération de « sabotage du monde littéraire et de ses institutions » (p. 68). Pourtant, Marcolini montre comment Debord renoue dans ses derniers textes avec les formes convenues de l’écriture narrative, et, plus loin, Jean‑François Hamel rappelle la défiance que nourrissait le Comité d’action écrivains‑étudiants envers ce mouvement qui prolongeait par d’autres moyens, selon eux, l’activité littéraire traditionnelle. Dépassement, approfondissement, voire contradiction : la lumière de mai décroît à mesure qu’on avance dans les années qui ont suivi.
Illusions perdues ?
11Grève de la littérature, rejet du livre : Mai 68 impose à ses acteurs une réflexion profonde sur les formes et les gestes de l’écriture littéraire. La proposition de Catherine Brun s’appuie sur deux trajectoires contradictoires, celles que suivent au même moment Armand Gatti et Michel Vinaver au théâtre, pour poser la question de la compatibilité des deux régimes de l’écriture et du politique. Les apories de la contestation prennent la forme, chez eux, d’« utopies esthétiques » qui, pour Gatti, ne parviennent pas à trouver leur place (puisqu’il est censuré et chassé du théâtre institutionnel), et qui se dissolvent chez Vinaver, qui refuse de dissocier libéralisme et libération et tente de convertir l’institution théâtrale en un espace de résistance continue.
12Jean‑François Hamel quant à lui revient sur la brève aventure du Comité d’action étudiants‑écrivains, tout en soulignant d’emblée le caractère paradoxal de cette alliance d’une tradition lettrée du xxe siècle, celle du « refus de la littérature » (que Blanchot actualise à son tour avec le paradigme de la disparition de la littérature), et d’un mouvement radicalement contestataire. Avec Maurice Blanchot, membre actif du comité, Hamel se montre discrètement sévère, faisant preuve d’une certaine distance face à l’investissement politique et (peut‑être) opportuniste des événements par l’écrivain — qui, une fois le comité dissous, reprend son œuvre là où il l’avait laissée et selon des modalités auctoriales inchangées.
13Car c’est le problème de l’autorité de l’écrivain qui se pose alors, face à l’idéal du « communisme d’écriture » que prône Blanchot contre la privatisation de la parole (Mascolo) qu’implique un tel régime de singularité. Le risque de l’aporie n’est jamais loin, on le lit dans cette anecdote aigre‑douce rapportée par Hamel : le comité s’illustre lors d’une table ronde organisée le 26 juin en Sorbonne, où des écrivains étaient invités à débattre du thème « Littérature et révolution ». Présents dans l’assemblée, Blanchot, Duras, Mascolo, Bellefroid et Thurlotte interrompent le débat, en dénoncent l’ineptie et le choix des participants quand l’heure, disent‑ils, est à la révolution et au changement des structures sociales. Seulement, immédiatement invités à débattre avec les étudiants dans un autre amphi, ni les auteurs ni leur audience ne parviennent à sortir du domaine littéraire pour embrasser le politique. Difficile, pour un intellectuel, d’apprendre à ne plus l’être5.
14Le volume se termine sur une lecture de quatre romans « punks » par Olivier Penot‑Lacassagne, et les réponses qu’ils tentent face à un avenir vide de promesses et post‑orgiaque (Baudrillard). Le punk devient un mouvement lié à la perte et à la désorientation, non à l’émancipation, et éclaire rétrospectivement les années 68 par leur versant mélancolique. C’est presque un glas qui sonne en réalité dans ce recueil, qui fait saillir les énergies fulgurantes de quelques initiatives fortes et d’interrogations puissantes, tout en les regardant depuis l’autre bout de la lorgnette, celui qui a vu leur fin, leurs déboires, leurs défaites. Vanitas vanitatum ? Le travail de composition du recueil prend ici tout son sens, puisqu’il s’ouvre sur des chantiers littéraires et politiques effervescents et se referme sur leur abandon, conférant ainsi à l’ensemble une tonalité crépusculaire. Ce dispositif permet une ouverture critique et défigeante, qui envisage les limites de son objet en même temps que ses pans longtemps laissés dans l’ombre.
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15En somme, ce numéro d’Études françaises propose une étude des grands récits de Mai 68 pour en faire ressortir les points d’achoppement et les accrocs, sans en étouffer les fulgurances, les espoirs et les forces. Défaire la geste soixante‑huitarde pour provoquer un appel d’air, et remettre en mouvement ces enjeux pour ouvrir à de nouveaux nouages possibles. Ce parti pris de relance de la réflexion apporte un contrepoint heureux à l’atmosphère institutionnelle de commémoration qui s’empare cette année de Mai, pétrifiant sa puissance contestataire sous un discours — un folklore — convenu.