L’aventure éditoriale des Cahiers Paul Valéry : vingt ans après
1Il est assurément précieux de pouvoir revenir sur les apports, enjeux et évolutions d’une entreprise éditoriale de longue haleine pour tous ceux qui l’ont suivie de près ou de loin. De façon plaisante, il aura fallu près de vingt ans de travail par une équipe conséquente pour mener à bien l’édition des Cahiers de Paul Valéry, correspondant aux vingt années d’écriture 1894-1914. L’ampleur même de ce labeur collectif semble avoir commandé cette journée d’étude du 7 novembre 2003, dont se publie aujourd’hui la version écrite. Outre qu’une telle ressaisie dévoile la méthode empruntée et parfois déroutée pour d’autres chemins jugés plus praticables, elle rend possible un rebondissement critique pour la suite de l’aventure. C’est à un tel exercice que s’essayent aujourd’hui les membres du groupe ITEM-CNRS Paul Valéry, retraçant le parcours de l’équipe et les options théoriques qui ont guidé la publication des Cahiers 1894-1914 chez Gallimard. C’est le moment pour eux de rappeler le paradoxe d’une édition intégrale qui ne couvre que les cinq premiers volumes de l’édition du fac-similé qui a fait autorité, et notamment de revenir sur les lacunes inhérentes à ce dernier et liées à un souci esthétique de montage textuel, mais aussi de se livrer à la délicate opération de l’autocritique, comme le souligne Robert Pickering, qui dirige actuellement avec Nicole Celyrette-Pietri cette édition. Un hommage chaleureux est rendu au travail de cette dernière qui ouvre le recueil par l’histoire des Cahiers, depuis la découverte et l’inventaire du fonds à sa transcription en vue de la publication. Le recueil se présente donc davantage comme un ouvrage de travail pour qui voudrait découvrir les dessous de cette édition et son orientation critique et plus particulièrement comme une explicitation, destinée au cercle international des spécialistes de Valéry, des conditions et décisions de réalisation, tome après tome.
2On retrouve ici les grands axes de recherches privilégiés par l’équipe Valéry. Outre le “projet d’une histoire de sa pensée dans son évolution” 1 (Valéry rumine, ravaude et redéfinit régulièrement certaines questions, formules dans ses notes faites d’aphorismes, de devises, de réflexion), se manifeste également la volonté de dégager des moments d’émergence, de crise voire de bascule entre une écriture d’exploration poétique et les grands poèmes. On distingue ici deux types d’intervention, selon la place accordée aux Cahiers, nom générique pour tous les supports carnets, agendas, feuilles volantes que Valéry usait dans son exercice réputé quotidien. Les unes (Nicole Celeyrette-Pietri, Cristina Vogel) cherchent à saisir le geste encyclopédiste, systémique de l’“Album philosophique”, les secondes s’intéressent plutôt à l’articulation entre le gigantesque chantier de pensées et les oeuvres poétiques (Micheline Hontebeyrie à propos d’Alphabet, Rima Lanning et Paul Gifford pour La Jeune Parque).
3Nicole Celeyrette-Pietri insiste sur la question de la lisibilité et de la saisie du geste d’ensemble, où Valéry procède à autant de gammes spirituelles qu’il colore en fonction de ses lectures scientifiques (articles de Poincaré, théorie de Gibbs, emprunt à Pavlov sur le réflexe entre autres). Christina Vogel rend compte d’un paradoxe quant à la réception universitaire des Cahiers (liés certainement à l’édition Pléiade fondé sur un principe anthologique et thématique). Ces derniers apparaissent à la fois comme une immense banque de citations critiques pour toute la recherche et comme des citations à double tranchant, régulièrement décontextualisées, qui fragmentent la “totalité discursive de l’oeuvre de Valéry”.
4Micheline Hontebeyrie conjugue poétique et génétique pour éclairer à la lumière des Cahiers l’écriture des poèmes d’Alphabet, montrant que c’est dans ces “gammes” quotidiennes que s’opèrent “la mise en oeuvre thématique”. S’appuyant sur les écrits de Valéry qui ont trait à une “système de substitutions”, Rima Lanning s’intéresse à la possibilité d’une transposition entre modèle mathématique et modèle poétique (à partir de la Jeune Parque principalement). Remarquant avec lui qu’“un texte littéraire peut subir des transformations analogiques à d’algébriques” (Cahier 1910), elle répond selon différents termes analogiques à la question suivante : “Dans quelle mesure peut-il y avoir application de concepts mathématiques dans un poème?” Paul Gifford centre sa communication sur la période 1910-1913 des Cahiers, de manière à penser le passage d’une écriture annotative à une transmutation poétique aussi savante et composée que celle de la Jeune Parque.
5Dans un tout autre ordre d’esprit, Robert Pickering entreprend d’analyser la réception critique de l’édition, surtout française et anglaise, et donnant une collection d’avis divers sur les volumes déjà parus. Il insiste notamment sur la divergence d’effets entre le fac-similé, très apprécié par ses lecteurs parce qu’il donne une idée d’immédiateté et de fluidité, et la transcription tapuscrite qui fixe le texte (forcément interprété) mais en garantit une plus grande lisibilité. Il revient sur le choix de la transcription non diplomatique qui efface la disposition de la pleine page pratiquée par Valéry et souligne l’attention croissante portée aux graphiques, calculs mathématiques et annotations marginales qui redéploie par compensation cet “espace de la page” si vivant dans les Cahiers. Il montre enfin l’articulation constante entre le travail de l’équipe sur les volumes en préparation et la réception critique des volumes parus, insistant sur le fait que toute publication intégrale est une “entreprise en mouvement”. D’où sans doute l’intérêt de basculer l’édition papier vers une édition hypertextuelle, travail déjà mis en route par l’équipe CNRS et espéré par certains critiques. C’est sur ce point qu’intervient Eric-Olivier Le Bigot, qui décrit la conversion de l’édition typographique papier en édition hypertextuelle. Hébergé par le serveur Fabula, elle a pour apport principal son index exhaustif, “réservé aux spécialistes voire aux curieux” (un code d’indentification est requis), ainsi que sa grande capacité à évoluer dans les années à venir (possibilité d’un appareil critique évolutif entre autres). De façon plus informelle, Monique Allain-Castrilllo présente le noyau de l’équipe et ceux qui ont contribué plus ponctuellement à cette édition, actant du caractère international et composite de cette “grande famille”.
6Pour finir on rappellera avec Michèle Aquien et Robert Pickering (dans leur Avant-Propos), deux enjeux majeurs de cette édition. Relevons tout d’abord l’historicité de cette édition, qui a constitué un modèle du genre en même temps qu’un laboratoire d’expérimentation quant au protocole adopté, pour la critique génétique et la philologie des Manuscrits Modernes. Revenons enfin sur la décision d’arrêter la publication en 1914 et de constituer en édition intégrale ce premier corpus extrait des Cahiers (lesquels courent pour l’exemplaire du fac-similé en 29 volumes jusqu’en 1945). Les deux co-rédacteurs de l’Avant-Propos cités plus haut, justifient ainsi ce choix: “Le terme donné à cette édition, 1914, n’est pas dû seulement à l’éclatement de la seconde guerre mondiale, mais dans l’histoire valéryenne, au fait, comme le rappelle Nicole Celeyrette-Pietri, que Valéry est alors en train d’écrire La Jeune Parque, et donc a repris véritablement sa plume de poète. C’est cette émergence qu’évoque Paul Gifford (…)”. Sous-tendant toute l’entreprise de publication intégrale, mais aussi la perspective critique des communications ici présentées, cette thèse donnera certainement matière à discussion pour les repreneurs futurs et espérés d’une édition des Cahiers, dans leur intégralité 1894-1945. C’est aussi pourquoi Nicole Celeyrette-Pietri insiste sur une nécessaire prise de relais par une nouvelle génération de chercheurs.