La totalité romantique
1La volumineuse anthologie du romantisme allemand proposée par Charles Le Blanc, Laurent Margantin et Olivier Schefer aux Éditions José Corti, vient compléter la traduction de Fragments de F. Schlegel publiée par Charles Le Blanc chez le même éditeur. Elle permet enfin d’élargir auprès du public français le panorama de traductions, resté très lacunaire, d’un moment culturel qui fut pourtant d’une extraordinaire effervescence et d’une richesse telle que l’on peut à bon droit le considérer comme le point de départ du romantisme européen.
2L’anthologie se veut essentiellement orientée vers la philosophie, et est précédée d’une longue introduction (une centaine de pages), menée en bonne symphilosophie par les trois auteurs. Elle propose d’éclairantes réflexions sur les principaux enjeux théoriques de la culture romantique : une première partie est consacrée à la relation complexe avec le Sturm und Drang, à la filiation avec le criticisme kantien et son dépassement, aux fondements idéalistes — fichtéens — de la pensée romantique, notamment chez Novalis et les frères Schlegel. Le second volet aborde la question du savoir romantique, du rôle conféré à la science, en rappelant que le romantisme allemand n’a eu que peu de choses à voir avec les lieux communs auxquels on réduit trop souvent la notion — apologie du rêve et du sentiment, désinvestissement du monde réel et de l’étude des phénomènes concrets. Or Novalis, pour ne citer que lui, étudiait les mathématiques, la physique et la géologie à l’Académie des Mines de Freiberg, tandis que l’ensemble des membres du Cénacle d’Iéna entendait parvenir à un idéal de Bildung lié à la progression des connaissances dans tous les domaines du savoir (sciences, philosophie, morale, poésie...) ; disciplines indissolublement liées dans un même projet de formation du moi, et partant, « d’éducation du genre humain » pour paraphraser Lessing. La dernière partie, enfin, s’attache à définir les principaux pivots théoriques autour desquels s’articule « la révolution copernicienne » du romantisme, par laquelle se reconnaît l’unité profonde de l’époque : rôle essentiel d’une esthétique et d’une philosophie de la subjectivité, du sujet actif et autonome, pensant le monde et le faisant exister ; conception de l’œuvre d’art comme forme symbolique et incarnation immanente de l’absolu ; intuition intellectuelle de l’infini acquise à travers la contemplation de la forme finie ; mais aussi mélange des genres et esthétique du fragment comme voie d’accès à l’œuvre d’art totale.
3L’anthologie de textes, qui suit ces très riches études préliminaires, s’organise selon cinq rubriques fondamentales ; celles‑ci reprennent, tout en l’étoffant, la triple perspective critique établie par la préface : les fondements philosophiques, la religiosité romantique, le rapport à la science, la question primordiale de l’esthétique, enfin la réflexion sur l’histoire et la politique. Plus de quatre‑vingts extraits d’œuvres d’auteurs connus et moins connus (Reinhold, Schulze, Maimon, Herder, Hamann, Jacobi, Kant, Schiller, Fichte, Schelling, Novalis, Fr. et A.W. Schlegel, Jean Paul, Hemsterhuis, Goethe, Carus, Runge, Wackenroder, Tieck, etc.) nous sont proposés, souvent des textes non traduits et inédits en français. Chaque extrait est précédé d’une excellente mise au point permettant de saisir rapidement, dans leur globalité, les enjeux des œuvres présentées.
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4Il convient donc ici de saluer un ouvrage qui, par la richesse de son approche théorique, son envergure épistémologique et sa remarquable anthologie — aussi bien dans le domaine de la philosophie que dans celui de l’histoire des idées —, retiendra tout particulièrement l’attention.