Qui a tué la littérature?
1Le livre de William Marx est important parce qu’il s’inscrit dans une tendance actuelle de la réflexion sur la littérature qui, d’une part, prolonge le renouveau de l’histoire littéraire amorcée dans les deux dernières décennies du XXe siècle et d’autre part privilégie la question de la valeur. L’essai prend place dans la continuité d’un précédent travail ( Les Arrière-gardes au XXe siècle. L’autre face de la modernité esthétique, sous la dir. de William Marx, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, 245 p. Voir sur ce site le compte rendu de Jean-Louis Jeannelle) qui interroge, à travers le concept d’arrière-garde, la manière dont on fait l’histoire littéraire et réévalue les laissés-pour-compte d’une modernité triomphante constituée en canon1. L’Adieu à la littérature poursuit cette problématique de la valeur mais cette fois non plus du point de vue interne à la littérature — que valent les œuvres et les auteurs, quelle valeur faut-il leur accorder ? — mais d’un point de vue externe, celui de la valeur de la littérature elle-même. Or l’essai nous montre qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre la valeur de la littérature et la qualité des oeuvres. La littérature dont il s’agira est une littérature au sommet de ses moyens.
2Le livre mène une double enquête. La première participe de l’histoire de l’idée de littérature. Elle a pour objet la « dénonciation d’une imposture » :
Depuis la fin du XIXe siècle, la littérature n’a cessé de mettre en scène sa propre mort. [...] D’où le paradoxe, la mort de la littérature n’empêche pas la littérature d’avoir lieu. Et ce paradoxe a deux solutions non nécessairement incompatibles entre elles : soit cette mort est fictive, elle est jouée – et il importe alors de savoir comment elle l’est, par quel moyen, quels acteurs, sous quel maquillage, dans quelle lumière fantasmatique -- ; soit la littérature qui survit à sa propre mort n’est plus la littérature même, mais autre chose qui a pris sa place à l’insu de tout, son simulacre ou son fantôme encore ignoré. Dans les deux cas, nous avons été abusé, nous le sommes encore peut-être. [...] (18)
3La seconde investigation, celle qui constitue la ligne de force de l’essai, a pour but de « fournir des cadres de compréhension pour l’ici et le maintenant » (17) d’un désamour. Le livre part d’un diagnostic sans surprise, celui de la « baisse d’influence » de la littérature et de la « crise existentielle » où elle se trouve, et propose, autre face de l’histoire des arrière-gardes, de relire l’histoire de la modernité, de Rimbaud à Beckett, et celle de ses origines, comme la programmation de la dévalorisation actuelle du littéraire.
4À cette fin, Marx expose une histoire de la littérature, qu’il prend soin de qualifier de typologique, fondée sur une évolution majeure qui du XVIIIe siècle au XXe siècle verra se succéder trois phases : expansion, autonomie et dévalorisation. Cette périodisation n’a rien de révolutionnaire ni dans la lettre ni dans l’esprit (l’expansion et l’autonomie étant des concepts familiers de l’histoire littéraire), mais l’efficacité du livre est ailleurs : dans l’établissement d’un point de vue historique cohérent capable de penser une articulation de ces trois phases, dans la mise en évidence du retournement et de l’entrecroisement de celles-ci au XIXe siècle, dans l’ampleur de la synthèse richement documentée (les onze pages de bibliographie sont à elles seules une référence pour les études d’histoire littéraire) et jalonnée de lectures approfondies et convaincantes d’écrivains, penseurs et philosophes, européens pour la plupart (Valéry, Hegel, Nietsche, Renan, Adorno...) ; dans la méthode adoptée : « ce qui est ici tenté, c’est moins une histoire des relations de la littérature et de la société qu’une étude de la façon dont la littérature elle-même réfléchit son propre rapport au monde » (14) ; enfin et surtout dans la thèse soutenue, que nous discuterons.
5L’objet premier de l’argument est donc la constitution de ce moment crucial pour l’histoire de la littérature que W. Marx appelle le temps de l’adieu, où cette dernière « réfléchirait » négativement sa propre valeur :
6— institution des mythes « fondateurs » : l’exil de Rimbaud (à partir de qui se pense le renversement de l’adieu à la littérature en littérature de l’adieu), « La Soirée avec Monsieur Teste » de Valéry, la lettre de Lord Chandos d’Hofmannsthal, « trois stades d’une évolution dont nous sommes encore tributaires. L’adieu non littéraire de Rimbaud à la littérature s’est mué en motif à la mode » (36) ;
7— proposition d’un point de départ, moins symbolique et moins célèbre, mais qui pourrait bien être « le premier en date des adieux à la littérature », la célèbre « Prière sur l’Acropole » d’Ernest Renan ;
8— peinture du fond sur lequel cette mise à mort prend sens, car le temps des adieux correspond à une phase de transition « entre deux mondes : celui où la littérature aspirait à la totalité et celui où elle réduit ses ambitions au minimum. » (38). Le temps de l’expansion dont l’analyse occupe le second chapitre (« Les grands prêtres ») correspond donc à une apothéose de la littérature conçue très logiquement comme envers de sa dévalorisation, le « couronnement de Voltaire » constituant le sommet symétrique à l’abîme où nous nous trouvons aujourd’hui. W. Marx fournit là encore des points de repère temporels : la publication du Traité du sublime de Longin par Boileau en 1674 (qui ouvre l’ère que ferme Renan en 1876) et un axe de compréhension puissant : « avec le sublime, c’est une nouvelle économie de l’oeuvre littéraire qui se met en place proposant une sorte d’immédiateté relationnelle entre ses trois termes constitutifs, le référent, l’auteur et le lecteur. [...] La transparence du langage permit d’élever la littérature à un rang qu’elle n’avait jamais connu auparavant. » (51) De Boileau à Sainte-Beuve, la littérature du sublime, directement abouchée au réel, se voit ou bien haussée au dessus des contingences terrestres dans l’ordre du sacré ou bien chargée d’exercer «toutes les fonctions vitales d’une société » (59) ;
9— mise au jour des causes de cette déchéance. Le troisième chapitre (« La conquête de l’autonomie ») plus que le passage à une nouvelle étape chronologique succédant à l’expansion marque un changement de point de vue et une focalisation. Il s’agira d’extraire la racine du mal présente à l’intérieur même de la gloire : la dévalorisation est liée à la survalorisation qui correspond pour W. Marx à la « conquête de l’autonomie » dont le point focal tient dans le récit très circonstancié de l’évolution complexe au XIXe de la notion d’art pour l’art, depuis sa première formulation en 1804 par Benjamin Constant jusqu’à sa radicalisation par le symbolisme européen, en passant par les relations qu’ont pu entretenir avec elle Flaubert et Baudelaire, et ses prolongements dans la littérature autoréférentielle du début du XXe siècle chez Proust ou Thomas Mann.
La leçon est transparente : investie au début du XIXe siècle des espoirs de toute la société, la littérature commit le péché d’hybris en croyant pouvoir conquérir son autonomie. À partir de la seconde moitié du siècle, la société eut beau commencer à ne plus trouver son compte dans cette affaire et à se désintéresser peu à peu de l’art littéraire, la littérature ne se soucia pas de perdre tout le crédit dont elle disposait puisqu’elle avait construit un système de valeur indépendant. [...] La dévalorisation de la littérature par le corps social rendit d’autant plus nécessaire sa survalorisation par les écrivains eux-mêmes jusqu’au moment où la tension fut trop forte et où la littérature ne crut plus elle-même à sa propre valeur. (80)
10— les fils de l’adieu : si Rimbaud déterminait l’entrée dans l’ère des adieux, c’est Beckett qui en marque le dépassement tout relatif. W. Marx distingue alors deux tendances héritières : la littérature d’expérimentation ou encore « de l’explosion » fondée sur l’opposition aux formes du passé et la dénonciation de ses propres illusions (qu’il trouve aujourd’hui chez Salman Rusdhie et Gao Xinjang) et la « littérature de l’implosion » dite encore minimaliste (il cite Jean-Philippe Toussaint et Bret Easton Ellis).
11L’essai est marqué par l’imbrication de deux voix, l’une descriptive, l’autre interprétative. La voix descriptive brosse une vaste fresque à la fois claire et érudite des figures essentielles de cette « dialectique de la survalorisation et de la dévalorisation », qu’elle soient le fait des écrivains ou de la critique, qu’il s’agisse de la fortune du mythe verlainien du poète maudit, figure double de la déchéance et de l’élection, ou des paradoxes des poétiques occidentales de la forme, des origines nieztchéennes jusqu’à la critique formaliste des années vingt en passant par les écrits influents de Valéry et de T.S. Eliot : « Le beau poème devait être d’une densité et d’une perfection inouïe mais en contrepartie, il fallait ramener au minimum sa surface de contact avec le monde ; c’était le seul moyen d’éviter qu’on ne vînt causer quelque dommage à la littérature en la soumettant aux contraintes de la société ou en assimilant abusivement ses intentions à celles des autres arts. [...] Dans [ce] système critique, la portée de l’œuvre littéraire se réduisit comme peu de chagrin. » (104)
12Mais c’est aussi la progressive annihilation de l’idée même de littérature dont W. Marx met en place le sombre récit, « à travers la remise en cause depuis la fin du XIXe siècle des trois composantes ultimes du jeu littéraire qui semblaient y participer de manière essentielle : l’écriture, l’écrivain et la critique. [...] Or si l’écriture, l’écrivain et la critique eurent une naissance, ils pourraient tout aussi bien avoir une fin – ou du moins se transformer au point de n’avoir plus rien en commun avec leur nature première » (144-145). Par la « fin de l’écriture », Marx entend cette « méfiance pathologique envers le langage » que Paulhan en1936 a diagnostiqué sous le nom de Terreur, cette croyance dans l’intransitivité de l’écriture qui tout au long du siècle a pris deux visages (où l’on retrouve le mouvement dialectique) : ou bien celui de la « hantise du silence » (Sartre), de la négativité, de l’écriture blanche ou du minimalisme ou de l’indicible : « de même que le problème du sublime au XVIIIe siècle, écrit W. Marx soucieux de souligner par le jeu de symétrie le renversement, celui du silence, de l’indicible et des limites de la parole devint dans la seconde moitié du XXe siècle une sorte de pont aux ânes de la théorie littéraire » (147) ; ou bien celui des nouveaux « rhétoriqueurs » de l’Oulipo (Queneau, Perec, Calvino) dont « l’exhibition de la forme répond symétriquement à une fascination pour le vide et pour la spécularité [...] » (152) et dont la revendication du caractère collectif et anonyme de certaines publications attentent à la vie du statut de l’écrivain, comme le fait déjà pour le surréalisme le suicide mythique de Jacques Vaché, ou pour la littérature italienne de la seconde moitié du XXe siècle, le mythe de Roberto Bazlen, « l’écrivain qui n’écrivait pas ». Quant au destin de la critique au XXe siècle que raconte le livre, il est celui d’un combat où littérature et critique sont condamnées à se détruire l’une l’autre. Tout d’abord, « L’ère formaliste dans laquelle s’engagea la littérature rendit malaisée la production d’un discours critique pertinent qui fut le véhicule d’un authentique savoir, différent de celui dont l’œuvre elle-même était déjà porteuse. » (161). La critique est alors la victime d’une littérature intouchable : ou bien elle doit se limiter à gloser l’œuvre d’un point de vue interne en sorte qu’elle se condamne à la vanité de la paraphrase, ou bien elle travaille à se fondre (et se perdre) dans la littérature (Roland Barthes). Mais, à l’inverse, la seconde moitié du siècle voit la démarche critique tirer sa légitimité d’un affaiblissement du statut de la littérature : soit lorsqu’elle se fait herméneutique du naufrage et révèle dans le texte la ruine absolue du sens (Paul de Man et la déconstruction) ou disparaît en tant que critique littéraire à proprement parler et devient une approche sociologique et anthrophologique, (c’est le cas par exemple dans le monde anglophone des cultural studies) ôtant à la littérature sa position d’objet privilégié.
13À partir des l’étude des modalités de ce double congé donné par la littérature au monde d’abord puis par voie de conséquence à elle-même, W. Marx tire, presque comme une évidence, les éléments de réponses à sa seconde interrogation : l’explication du congé donné à la littérature par ses lecteurs. D’une part, si la littérature a perdu toute chance d’intéresser qui que ce fut », c’est parce que l’histoire de la modernité est celle d’une proclamation de « la [non] congruence du langage et du réel » qui ruine en conséquence toutes les prises que le monde pouvait avoir sur la littérature.
14Elle ne peut plus rien nous faire. C’est le récit de la perte de confiance dans les pouvoirs de cet art que retracent les cinquième et sixième chapitres en proposant de « suivre en accéléré » l’évolution du rôle de la poésie entre le XVIIIe siècle et le XXe siècle, lorsqu’elle se trouve par deux fois confrontée à des manifestation sans précédents de la violence du réel, qu’elles se nomment désastre de Lisbonne ou Shoah.
15On ne peut plus rien en dire : si la parole critique perd sa valeur, c’est avec elle un lieu de passage et d’échange, un espace communicatif par où respire la littérature qui n’est plus.
16D’autre part le régime de littérature sous lequel nos vivons est, selon W. Marx, marqué par une tension très inconfortable entre une « définition à laquelle personne ne croit plus » -- la crise du concept de littérature déjà diagnostiqué par Rivière en 1922 -- et la survie des pratiques. La France serait plus que les autres affectée par cette aporie. En témoigne la réception de Beckett dans les années cinquante : « Les français y virent un langage de la ruine : les Anglo-saxons un langage qui gagnait sur la ruine. » (176). La perspective française ne peut voir en Beckett que le symbole de « l’écrivain qui continue d’écrire après l’adieu à la littérature, tout en sachant que son entreprise est vouée à une perte irrémédiable. » (176-177) « L’écriture de Beckett métaphorise jusqu’à l’excès [...] un entre-deux perpétuel », entre l’échec d’un langage et la déréalisation, de l’autre l’expression la plus puissante d’une « expérience existentielle de la déréliction ».
17Tout grand récit dans le domaine de l’histoire littéraire est périlleux, il est aisé d’y trouver des failles et le parti de W. Marx est risqué. Mais les grandes synthèses de ce genre sont précisément celles qui, par la vision d’ensemble qu’elles permettent, offrent des structures précieuses sans lesquelles il est bien difficile de penser la littérature. La discussion qui va suivre est entièrement redevable à ce pouvoir de stimulation de l’essai. Il faut donc saluer l’ambition du livre. D’autre part l’essai contribue à mettre à distance, par le regard critique, un certain régime littéraire de la modernité dont nous dépendons toujours plus ou moins selon des proportions variables et ne craint pas d’affronter la responsabilité de la littérature dans la disgrâce qui semble la frapper. Il est certainement plus habituel, pour répondre aux interrogations qui sont les nôtres sur le sort de la littérature, de chercher ailleurs les coupables de la situation présente. La littérature en somme, selon W. Marx, ne peut s’en prendre qu’à elle-même.
18Pourtant, c’est précisément, en premier lieu, cette coïncidence entre une perte d’influence et de prestige — « qui s’intéresse aujourd’hui à la littérature ? » — et ce que W. Marx identifie comme « la littérature de l’adieu à la littérature » qui pose question. Le livre soutient une thèse, qui sinon fausse est à tout le moins discutable, celle de la responsabilité de l’image négative que la littérature donne d’elle-même dans le rétrécissement supposé de sa sphère de pouvoir. Tout d’abord l’angle d’approche entretient une confusion : à quelle « histoire » le sous-titre fait-il référence ? À celle des manières dont la littérature se représente elle-même ou bien à celle des manière dont le monde la perçoit ? Le concept de dévalorisation est ambivalent qui renvoie à la fois au fait que « à l’objet littérature au temps t plus n est attaché une moindre valeur qu’au temps t » (15) et aux manifestations et procédés d’une autodévalorisation. La formule du titre subsume des plans de réalités distincts : l’adieu à la littérature comme désintérêt pour un « jeu de langage dépassé », et la « littérature de l’adieu », celle qui met en scène sa propre mort. La réponse de W. Marx à cette difficulté semble donnée dès les premières pages : « l’idée de soi qu’a un être influe au moins autant sur son évolution que la réalité de cet être. » (14). Or, si cette remarque établit le bien fondé d’une histoire de la littérature qui soit une histoire de l’idée de littérature, elle ne prouve pas qu’il y ait un lien nécessaire entre une littérature « suicidaire » et son enterrement présumé par la société. Si l’équation est séduisante, elle ne va pas de soi. Pour la justifier, l’essai avance l’argument du formalisme et de l’intransitivité. Mais l’esprit de synthèse, ici, joue des tours à l’auteur, car il l’entraîne à plusieurs reprises à résumer par des formules catégorique du type « la littérature et la vie s’étaient dit adieu, définitivement » (80) le fin mot de l’enquête : la littérature de la modernité est coupable de ne plus s’intéresser au monde en conséquence, le monde ne peut plus s’y intéresser. Mais de quoi ou de qui parle-t-on ? Le terme de littérature comme celui de dévalorisation invite à la confusion. Qui est responsable ? L’écrivain qui s’adonne à des jeux de langage autoréférentiels ? Mais cet « enfermement dans la forme » donne-t-il bien le « ton » du XXe siècle ? Comment ignorer le souci du monde qui de Proust à Céline et Malraux, sans nommer les surréalistes, marque la première moitié du siècle ? L’écrivain qui proclame à longueur de page l’inanité de son discours ? Mais la question n’est alors plus tant celle de la critique de la littérature que de la critique du langage qui est un autre problème. L’écrivain qui produit des œuvres hermétiques, obscures, illisibles décourageant les lecteurs ? Mais Beckett n’est pas difficile à lire, et l’hermétisme de René Char par exemple n’a rien à voir avec le formalisme ni avec une quelconque autodénigration, mais avec la passion sensuelle du réel et le souci de l’engagement poétique. Peut-on sérieusement penser que le travail de la forme au XXe siècle à part quelques exceptions, certes importantes mais minoritaires, ne soit pas aussi un travail sur le sens et sur la représentation du monde ? Le coupable serait donc plutôt le critique, responsable, nous raconte le livre, de l’invention et de la promotion du concept de forme. Mais là encore W. Marx ne tire pas les pleines conséquences de sa mise en cause du formalisme, tenu qu’il est par le souci de rester dans les limites d’une histoire de la littérature. En effet, il semble que si le formalisme est responsable de l’enfermement de la littérature dans une tour d’ivoire, c’est sans doute au premier chef aux institutions académiques, enseignement universitaire mais aussi enseignement secondaire, que nous le devons. Or le livre ne fait référence à l’Université que pour défendre (à juste titre) le modèle des cultural studies dans les perspectives d’avenir offertes à la littérature dans les cursus universitaires. L’auteur envisage le modèle américain à juste titre, selon nous, non comme une menace mais comme la réaffirmation que la littérature concerne autre chose qu’elle-même, comme un rappel que « le monde parle par son truchement » (170). Même si sa vision des études culturelles semble excessivement pessimiste quant à la place accordée à « Dante, Shakespeare ou Proust » qui, s’il côtoient en effet « la bande dessinée, les parcs à thème, la télévision » n’en ont pas moins une place à part, Marx a raison de se demander : « Vaut-il mieux maintenir coûte que coûte un enseignement spécialisé de la littérature [...] ou bien l’intégrer dans une approche globale de la culture où le peu de littérature qui subsistera représentera à nouveau quelque chose ? » (170)
19En définitive, le livre de W. Marx fait à la fois trop d’honneur et trop d’indignité à la littérature. Car même s’il prend soin de préciser que les déterminismes sont multiples, l’interprétation des causes de la situation de la littérature aujourd’hui dans la société qu’il propose ne tient compte que de déterminismes inhérents à la littérature. Peut-on vraiment répondre à une question sociologique – car c’est bien une question sociologique qui est posée dès la page de garde et les premières lignes de l’introduction autant que d’histoire littéraire – sans passer par une enquête sociologique ou qui prenne en compte le culturel dans son ensemble ? L’effet de la concurrence avec les autres biens de consommation culturelle peut difficilement être réglé dans une seule phrase vague dont le but, puisque là n’est pas le propos, est de convoquer la question en même temps qu’elle la congédie : « on constate qu’aujourd’hui le cinéma, l’image électronique et l’interactivité apportent au public des satisfactions qu’il demandait auparavant au texte littéraire, pour des raisons qui [...] ne tiennent peut-être pas tant aux innovations technologiques qu’à une évolution politique et morale de la cité » (169) ? Il faudrait se pencher en détail sur le cas de l’offre cinématographique, pour ne prendre que cet exemple, tout à fait comparable à celle de la littérature au XIXe siècle, dans la mesure où elle s’étage du pur divertissement jusqu’aux expérimentations artistiques les plus exigeantes et novatrices. D’autre part, peut-on négliger sans fausser les résultats de l’enquête, l’évolution du corps des lecteurs ? Un seul facteur parmi d’autres très nombreux : au début du XXe siècle, la génération des surréalistes, André Breton en tête, est la première génération de lycéens à pouvoir faire un baccalauréat moderne sans grec ni latin. Jusque là, les bacheliers, public principal de la « grande » littérature, étaient par définition un public orienté vers les lettres. De telles études ont certes été déjà menées, mais peut-on vraiment construire une analyse cohérente en se passant de leurs conclusions, lorsqu’on tente de comprendre les mutations du statut de la littérature dans un monde changeant ? Est-ce que le cadre de compréhension fournit par Marx, même s’il n’a pas la prétention d’être ni le seul ni suffisant, peut-il, dans son isolement même, avoir une véritable efficacité ?
20En second lieu, l’absence d’enquête sociologique fragilise le diagnostic sur lequel repose la dynamique de l’essai, à savoir la disgrâce du littéraire. En effet, le diagnostic se fonde sur une impression, certes largement partagée, mais que, curieusement, n’étayent dans les pages liminaires du livre qu’un témoignage personnel dans la dédicace et deux petites fictions : un micro-dialogue en exergue illustrant un « à quoi bon un livre de plus ? » et l’anecdote aujourd’hui périmée de la comtesse des Lumières qui ne savait qui prendre comme amant, du poète ou du compositeur. Le déclin actuel de la littérature est présentée comme une telle évidence que l’on peut faire l’économie de sa démonstration. Mais cette économie est finalement coûteuse, car l’absence d’analyse de la « misère » actuelle nous prive des termes qui permettraient la comparaison avec les « splendeurs » d’hier. Encore une fois, il paraît nécessaire de préciser à la fois qui pose le diagnostic et quels sont les symptômes ? Est-ce chacun de nous, représenté par l’auteur, constatant que notre famille ou nos amis préfèrent la peinture, ou la musique, à la littérature, ou, plus généralement, mesurant, chiffres à l’appui, la portion congrue à laquelle la la littérature est réduite dans les activités culturelles ? Ou bien encore l’universitaire, constatant la désaffection des filières littéraires ? L’historien de la littérature rappelant qu’aucun écrivain aujourd’hui ne pourrait bénéficier du sacre de Voltaire ? Avant toute interprétation des causes, ce sont ces symptômes eux-mêmes qui méritent d’être discutés. La disgrâce implique une chute mais quel est le contexte ? Un événement comme le couronnement de Voltaire, certes hautement improbable de nos jours, n’est pas un symptôme spécifique à la sphère littéraire. Quelle grande figure des arts plastiques serait aujourd’hui portée en triomphe ? Il n’y a guère que les sportifs vainqueurs à bénéficier de ce traitement de faveur. La cause de la préférence des parents de l’auteur pour la peinture n’est donc pas ce qui empêche Alain Robbe-Grillet de descendre les Champs Elysées sous les vivats de la foule. Le désintérêt du public ? Mais quels sont les éléments de comparaison ? Entre le XIXe siècle et le XXe siècle, l’uniformisation du public peut effectivement donner le sentiment de la réduction du champ d’impact de la littérature. La désaffection des études littéraires ? Mais les enseignants des sciences dites dures, on le sait, déplorent chaque année une situation similaire. Les causes du symptôme sont alors nécessairement faussées parce qu’on ne sait pas de quel symptôme on parle.
21En somme l’ironie — ou le paradoxe — de cet essai, c’est qu’il propose le récit d’une littérature coupable et victime de son exclusion de la société et en appelle par conséquent à un renouement salvateur, mais enferme dans le même temps les coordonnées de son analyse dans une sphère purement littéraire. Le sentiment de la disgrâce, car on ne peut nier qu’il existe, ne tiendrait-il pas au regret de ce temps où la littérature était une question nationale et publique ne serait-ce que par sa place dans l’éducation (héritage européen des Lumières) ? Et la réflexion pourrait ici bénéficier de la comparaison avec l’histoire de la peinture au XXe siècle. On sait que la littérature d’avant-garde n’est pas seule concernée au début du XXe siècle par l’exaltation des recherches formelles et les proclamations d’autonomie de l’œuvre. Les constructivistes russes et les premiers « peintres » abstraits, Léger, Malevitch, Mondrian pour ne citer qu’eux, font, de même, leurs adieux à la peinture : « la peinture a depuis longtemps fait son temps et le peintre lui-même est un argument du passé.2 » Or il n’est guère étonnant qu’entre peinture et écriture, des circonstances analogues sinon identiques produisent des effets différents. La comparaison nous montre, cependant, que le geste consistant à se retourner contre son médium n’a de sens qu’à l’intérieur d’un ensemble de paramètres extrêmement complexes. On ne pourra jamais regretter que la peinture n’ait plus le même retentissement public qu’au temps d’un quelconque âge d’or, car cet art n’a jamais joué le rôle social que l’on demande à la littérature de jouer, ou que l’on regrette qu’elle ne joue plus. Encore une fois, les relations entre les causes et les effets ne peuvent pas ne pas prendre en compte la situation réelle de la littérature.