Paris, entre visible & lisible
1Paru à l’automne 2001, le livre de Karheinz Stierle a été traduit neuf ans après sa sortie en allemand, sous un titre un peu différent de l’original : Der Mythos von Paris. Zeichen und Bewusstsein der Stadt, c’est-à-dire, « Le mythe de Paris. Signes et conscience de la ville ». Stierle s’est expliqué de cette variation lors d’une émission radiophonique sur France Culture pendant l’hiver 2001. La notion de mythe de Paris aurait paru banale, disait-il alors, aux lecteurs français, même si elle possède à ses yeux une pertinence dont il s’explique dans l’introduction de l’ouvrage.
2Le titre français, flattant quelque peu nos certitudes que Paris est la capitale de bien autre chose que la France, fait signe à un autre livre bien connu des promeneurs – Der Passagenwerk de Walter Benjamin, pour qui Paris était « capitale du xixe siècle » et à qui Stierle rend hommage, tout en rappelant ce que le concept de lisibilité qu’il reprend à Benjamin empruntait déjà aux « réflexions sémiotiques » de Nietzsche pour qui il constituait une « catégorie prospective » (p. 7). Cette généalogie du projet dessine alors un parcours à travers tout un réseau de lecteurs de signes : de Benjamin à Nietzsche, puis de Nietzsche à Freud (L’Interprétation des rêves et Conférences sur la psychanalyse de 1909), de Benjamin au Paysan de Paris d’Aragon dont il fut le lecteur attentif dès 1926 et qui l’a mené à Freud, d’Aragon à Roger Caillois (avec « Paris, mythe moderne » paru dans Le Mythe et l’homme en 1938), puis Pierre Citron (La Poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire, 1961), Roland Barthes (Mythologies, 1957) qui introduit « le concept de lisible dans le débat français » (p. 291) et enfin Jean Baudrillard (L’Échange symbolique et la mort, 1976), la question de la lisibilité de Paris, plus forte, plus ancienne que celle de New York, apparaît à travers les lectures sémiotiques et critiques qui mènent au projet propre de Stierle : faire, peut-être, le livre que Benjamin n’a pas écrit, et assurément faire apparaître le discours sur la ville comme « savoir sauvage » (p. 34), non inscrit dans quelque lieu institutionnel que ce soit comme le suppose la théorie du discours de Michel Foucault, et même si ce discours garde bien, de la définition du philosophe français, le caractère d’un « mouvement discursif qui tend à déborder le texte » (p. 33).
3Ce débordement est sans doute ce qui conduit la quête des signes lisibles dans l’ouvrage, et notamment ce qui explique la place privilégiée accordée au tableau de Paris chez Balzac qui, quand il « écrit une œuvre […] la déborde déjà toujours par la pensée ; [cherchant] des contextes plus larges, des possibilités de jonction » (p. 276). L’ensemble du parcours raconte l’émergence d’une « conscience de la ville » dont le rapport avec Paris est posé à l’ouverture même de l’introduction en une phrase saisissante, qui définit à la fois la conscience que l’on a, à travers Paris, de la ville et, de manière plus forte, la structure même de la ville comme conscience : « C’est à Paris que la ville advient à la conscience ». Comprenons : que la ville se représente elle-même comme structure de lisibilité, et que les textes font émerger cette lisibilité dans la conscience de la ville qu’ils manifestent.
4Trois parties découpent ainsi cette venue de la ville à la conscience. Dans la première – « Le texte de la ville » – la ville, la conscience de la ville est encore dans les limbes. Rutebeuf (Testament), Corrozet, Boileau (Les Embarras de Paris, 1666), La Bruyère (Les Caractères, 1699), Dufresny, Montesquieu (Les Lettres persanes, 1721), Jèze (État ou tableau de la ville de Paris, 1761) constituent des jalons importants vers la constitution d’un « discours autonome de la ville de Paris ». Ce discours advient à la fin des Lumières avec Rousseau pour qui Paris est « le point de référence tacite de tous [ses] discours en matière de philosophie de la civilisation » (p. 70). Ce sont alors des figures urbaines, le cynique héros de Diderot et le promeneur solitaire qui apparaissent comme « les deux grandes figures littéraires du déchirement à la fin de l’Ancien Régime », et pour Stierle, quand Hegel reconnaît dans le Neveu de Rameau une incarnation de la conscience même de l’Ancien Régime, c’est qu’il le regarde avec les yeux mêmes de Rousseau. De telles constellations critiques suscitées par la lecture reproduisent ainsi en certains lieux du livre la densité du réseau décrit dans l’introduction, proposant en outre de surprenants vis-à-vis, comme celui qui place le Palais-Royal face aux sommets des Alpes. Avec le troisième chapitre de cette partie, non seulement on découvre que le mythe de Paris « a sa véritable origine dans le Paris des années 1830 et 1840, époque où la ville semblait donner à l’esprit du temps une forme lisible » (p. 121), mais on entrevoit ce qui est une des origines probables du livre, la présence de Paris dans la conscience allemande de l’époque, celle de Heine notamment pour qui « Paris est la ville où le temps devient sensible presque physiquement comme une innervation » (p. 172). Ou comment Paris a pu incarner la modernité pour des yeux « formés à la philosophie de l’histoire ».
5La seconde partie se prête à l’imaginaire de la ville et redéploie le réseau des données qui soutiennent l’hypothèse de la lisibilité : sémiotique de la ville, conscience de soi articulée à une conscience de Paris, discours sur la ville, rapport au discours sur la civilisation, statut et forme du regard, définition du lecteur. Balzac donc, « le plus éminent des écrivains qui doivent à la forme de vie parisienne du flâneur la substance des expériences qui engendrent leur œuvre littéraire » (p. 136), Balzac qui « fait passer le tableau descriptif de Paris à la forme narrative du drame de Paris » (p. 209) ; mais aussi Hugo avec Notre-Dame de Paris, Les Misérables, et encore la poésie lyrique dans laquelle « l’expérience mythique » devient « expérience du sublime » (p. 363) ; mais encore Eugène Sue, Alexandre Dumas, Edgar Poe qui cristallise avec Balzac encore la figure du détective « dans la jungle des signes urbains » (chap. 5), Vigny pour les Poèmes antiques et modernes, Nerval enfin dont l’expérience de la ville devient celle, plus étrange que la flânerie, de la « pérégrination », c’est-à-dire d’un « voyage dans l’étranger et l’insolite » (p. 399).
6Dans la troisième partie, Stierle choisit un lecteur, Charles Baudelaire, dont il suit les « légendes de la ville », autrement dit les incarnations, tandis que s’affirme l’idée que l’expérience de la ville, « l’expérience dont parle le poème ne s’accomplit qu’avec le poème lui-même, où elle trouve sa forme définitive » (p. 478). Significativement, la lecture dense des poèmes et leur classement, le recensement des images allégoriques mènent au « Cygne » des Tableaux parisiens et à Melencolia I, « monde solidifié sous le signe de l’allégorie » (p. 523), « véritable objet-culte des poètes français de la fin du romantisme » (p. 526). Significativement, car Benjamin avait déjà souligné l’existence d’un lien intrinsèque entre allégorie et mélancolie. Le livre de Stierle rejoint par là une de ses sources méthodologiques. Et d’autant plus que c’est avec Baudelaire et son Andromaque que l’effort pour arracher une forme « à la grande ville informe, dont la densité de réalité dépasse toute possibilité de représentation et d’interprétation » trouve, selon Stierle, sa profondeur la plus grande.
7On l’aura compris, avec sa beauté propre toute d’érudition, de longues citations et de formulations denses et involutives, avec cette affirmation qu’ « entre Rousseau et Baudelaire », Paris est devenu « la capitale d’une civilisation mondiale sous le signe de la modernité qui invente à Paris ses formes de vie, ses formes de conscience et ses formes d’art », avec son évident amour des textes et son attention à l’histoire des écrivains, l’ouvrage de Stierle inscrit son parcours dans une forte téléologie. Il échappe ce faisant au caractère fragmentaire qui marque Der Passagenwerk (caractère qui n’est pas dû au seul inachèvement), il se sauve de la fragmentation des signes par la chronologie et l’histoire, par le « grand récit » du mythe et de ses enveloppements. Car tout élément textuel, toute mention de la ville est susceptible de devenir paradigme dans La Capitale des signes. Même quand il observe qu’avec Rétif de la Bretonne se constitue l’oscillation entre « la surenchère et le retour en arrière [qui sera désormais] la ligne générale que suit l’évolution de la littérature sur la ville », il lit dans ces retours la condition de possibilité de « la constitution d’un discours ininterrompu ». C’est là affaire de méthode, et probablement d’objectif même puisque le projet, tel qu’il est rappelé dans la postface, est de « donner une image de la figure non décrite que forme l’ensemble du mythe de Paris à partir des nombreux mythes et images de cette ville » (p. 563). Sans doute est-ce la notion de conscience, ou plutôt son emploi qui est le plus problématique, parce qu’il suppose comme une autonomisation verbale de son sujet : l’idée même de conscience implique une chronologie qui va de l’implicite à l’explicite (de Diderot à Mercier), de l’impensé à la formulation, de l’affleurement à la réflexivité. L’expression de « conscience de la ville » hésite d’ailleurs constamment entre une définition objective (la conscience que l’on a de la ville comme ville) et une perspective subjective – c’est la conscience que la ville produit en se développant comme ville, comme un sujet pour ainsi dire, dont les textes se feraient les médiateurs. Tout l’ouvrage est travaillé par cet « enveloppement réciproque » du texte de la ville et des textes qui disent la ville (on se reportera à ce propos au texte de C. Mouchard et M. Rueff, en introduction à leur traduction d’un texte de Stierle dans le numéro 104 de Poésie, « La Renaissance et la translatio studii »). C’est à Paris que la conscience prend conscience d’elle-même comme pensée, qu’elle se découvre donc « pensée par Paris ». Et c’est dans la mesure où Paris est une structure à déchiffrer, dans la mesure où la ville a une lisibilité propre qu’elle se présente à travers un réseau de signes, que toute sa « matière » est « sémiotisée » et qu’elle se réfléchit naturellement dans des textes. L’exercice herméneutique affiche donc son caractère englobant, le signe étant toujours à la fois signe de quelque chose et de lui-même, signe du fonctionnement sémiotique même, mouvement par lequel la sémiotique de la ville « se fait réflexive » (p. 35). Mais c’est qu’il y a, selon Stierle, une « expérience de la subjectivité » qui n’a lieu que dans et par la ville (p. 74), en tant que celle-ci en vient à constituer un point de référence du présent. C’est là sans doute une des plus belles et plus fortes idées de ce livre si dense.
8Sans doute, quelque chose de la structure propre du mythe pourtant rappelée dans l’introduction se perd dans ce projet synthétique de figuration. On peut ainsi se demander dans quelle mesure l’herméneutique systématique de Stierle qui « prolonge et dépasse celle de Gadamer » (toujours selon C. Mouchard et M. Rueff) – Gadamer qui semblait déjà avoir considéré que le seul équivalent français de la Geistesgewissenschaft pût être la notion de « lettres » sans même envisager la destination des sciences humaines (« L’avenir des sciences de l’esprit européennes », [in] L’Héritage de l’Europe, trad. par Philippe Ivernel, Bibliothèque Rivages, 1996, p. 27) –, n’en vient pas à contredire son objet, ou tout au moins à en forcer la nature.
9Dans la courte préface qu’il donne au livre, Jean Starobinski place La Capitale des signes dans la tradition des grandes études de romanistique – les Mimesis (Auerbach), La Littérature européenne et le moyen âge latin (Curtius), et autres Études de style (Spitzer). Et il est vrai que La Capitale des signes s’offre souvent comme un recueil serré d’explications de textes. Mais la comparaison fait aussi apparaître la différence historique entre ces ouvrages : les travaux d’Auerbach, de Curtius, de Spitzer venaient d’un monde hanté par la possibilité de la destruction complète de l’homme – et sans doute, la certitude que « le paysage idéal est sans cesse capable de s’épanouir au souffle d’un nouveau printemps » comme l’écrivait Curtius dans un chapitre fameux de son livre, cette affirmation qui dessinait une histoire de la pensée et des formes sans reste se justifiait, tout au moins pouvait se comprendre à la lumière de cet arrière-plan de ruines. La construction historique systématique de Stierle apparaît plus étrange, presque démodée parfois, en une époque où les arts ont fait du fragment et de la disparition le contenu même de la répétition des formes, et où les sciences humaines tentent de penser les hiatus de l’histoire en jouant des différences d’échelle dans l’appréhension de leurs objets. Or, pas de signe ici qui ne s’intègre à une totalité, pas de signe qui signifie.
10C’est qu’il en va pour Stierle de la saisie de la totalité de l’expérience, plus précisément : de la totalité parce que de l’expérience. Un passage qui vient clore le développement sur Mercier le déclare explicitement – ce que recherche Stierle, ce sont « les formes de condensation discursive à l’aide desquelles l’expérience de la ville pourrait être décrite comme l’expérience d’une totalité de la lisibilité » (p. 117). Cette idée peut paraître en contradiction avec la présupposition du texte comme lieu d’une réflexion « expérimentale » sur la ville (p. 117 encore). Mais c’est que l’expérience ne se saisit que dans les expériences formelles qui l’expriment. De fait, la systématicité qui tient de manière si serrée ce beau livre attaché à la lecture minutieuse des textes n’a peut-être pour objet que de rendre compte de l’expérience – pas seulement l’expérience de la ville, mais l’expérience en soi en tant qu’elle n’apparaît ici que dans les processus de sémiotisation et de lecture. Ce n’est pas ainsi la réalité que traque Stierle dans les tableaux de Paris, textes et images, et certes pas non plus le réel, mais bien l’expérience qui les appréhende, l’expérience élargie par les nouveaux objets (tel l’omnibus p. 126 sq) qui lui sont offerts. Servant en quelque sorte d’interface entre les signes de la réalité citadine et la conscience qui les appréhende et qui est comme formée par eux, la notion de lisibilité apparaît en définitive comme le lieu même de l’expérience, son medium pour ainsi dire. C’est parce qu’il y a des signes qu’on a accès à l’expérience humaine, mais c’est, est-on tenté d’ajouter à la lecture de La Capitale des signes, parce qu’il y a (postulat) de l’expérience qu’il y a des signes à déchiffrer. Un curieux passage témoigne d’ailleurs de cette articulation du signe et de l’expérience. À la fin du développement consacré à Balzac, Stierle s’en prend avec courtoisie mais âpreté à la sémiotique « gratuite » du structuralisme. L’attaque contre Barthes qui aurait infligé selon lui à Balzac (à travers la lecture de Flaubert) « son propre pathos de la modernité » pose l’expérience (non la réalité encore une fois) face à l’intratextualité, et c’est parce que « les mythes modernes de la grande ville […] sont devenus des modes d’approche de la constitution de l’expérience » qu’ils demeurent actuels (p. 291-292).
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11Le livre de Stierle peut être lu comme une réponse tardive, écrasante à certains égards et en cela quelque peu injuste, mais aussi intrigante aux voix désormais presque éteintes de la sémiotique propre au structuralisme français. Mais il ne répond pas sur le seul mode du retour de l’histoire de la littérature, celle-ci dût-elle être saisie sous l’espèce intimidante de la Geistesgeschichte de l’école de Constance dont Stierle est un héritier privilégié. Il ne répond pas seulement en soulignant l’autorité des formes encore « actuelles » face à la disparition du jargon sémioticien ; il ne réhabilite surtout pas le réel. Il répond plutôt par la certitude du déchiffrement, par le crédit considérable accordé à ce qu’il appelle le signe et qui apparaît ici dans un livre du monde conçu comme l’espace exclusif de la ville. Ce n’est pas la moindre force de l’ouvrage que cette affirmation que l’on peut accéder à l’expérience par le mythe, à toute l’expérience de la ville par la saisie de sa réalité densifiée dans le mythe. Seconde mort de Barthes, donc, de Deleuze même ? On peut sans doute réagir au livre de Stierle par une critique de l’herméneutique systématique et de ses implications historiques, probablement aussi en proposant sinon une autre histoire du signe, du moins d’autres lieux historiques de l’expérience et du signe. Il est probable que l’idée d’une « conscience de la ville » fasse écho, pour une oreille allemande en particulier, au « sentiment de la nature ». On pourrait alors se contenter d’aborder La Capitale des signes comme un très riche (et très germanique) manuel de littérature sur Paris. Mais en son indéniable beauté, celui-ci devrait aussi solliciter chez le lecteur, et pour peu qu’il s’y prête, outre une évocation de son expérience de Paris, une interrogation sur sa méthode de chercheur, ses fantasmes de totalité et son goût du détail, son rapport au lisible et à l’indéchiffrable, ainsi que la définition de l’expérience qu’il place à l’horizon de ses lectures.