Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Marianne Charrier-Vozel

Lectrices de papier

Sandrine Aragon, Des Liseuses en péril. Les images de lectrices dans les textes de fiction de La Prétieuse de l’abbé de Pure à Madame Bovary de Flaubert (1656-1856), Paris : Honoré Champion, Collection « Les Dix-Huitièmes Siècles », n° 71, 2003, 732 p., EAN 9782745306661.

1La collection dirigée par R. Trousson et A. McKenna accueille la thèse de doctorat Sandrine Aragon dans sa version intégrale. Inscrit dans la lignée des travaux de l’École de Constance, ce travail d’une grande ampleur, constitue une contribution originale à l’histoire littéraire et sociale de la lecture féminine. Il répond à la question du sens des images de la lecture féminine posée par F. Nies dans sa conclusion de l’Imagerie de la lecture. Pour rendre compte des mutations et des récurrences de la figure de la lectrice de 1656 à 1856 dans les textes de fiction, l’auteure utilise la sociologie de la réception et du public empruntée à P. Bourdieu et considère, à la suite d’A. Viala, l’œuvre littéraire comme un « prisme ». Pour chaque période, dont elle justifie avec pertinence le découpage, elle étudie le choix des lectures (inventio), les objectifs (dispositio), la manière dont elles construisent le sens (elocutio), l’action concrète de lire (actio), enfin la mémorisation de la lecture (memoria).

2De 1656 à 1716, dans les textes de l’abbé de Pure, de Molière, de Baudeau de Somaize et de Chappuzeau, s’impose la lecture collective, dans le mystère des ruelles, réservée aux initiées. Les précieuses, ridiculisées, lisent les formes littéraires à la mode, affichent l’ambition de régner sur le monde littéraire. Dans les romans galants de Mlle de Scudéry, de Regnault de Segrais ou dans Elise (1656-1665), honnête et modeste, la femme lit dans des lieux ouverts, et discute de littérature lors de la promenade. Ses lectures instructives et morales, viennent contredire, selon l’auteure, les détracteurs de la frivolité de la littérature féminine et révèlent le rôle social de la femme. De 1666 à 1672, les « folles » ingénues côtoient les femmes savantes dans le Roman Bourgeois de Furetière, la Fausse Clélie de Perdoux de Subligny et les Femmes Savantes de Molière. « Lunatiques » et mélancoliques, les lectrices « entêtées » par les romans, se livrent au péché d’orgueil et de folie. Les métaphores du serpent, du poison et de l’alcool, cristallisent le péché de concupiscence. Sur la scène théâtrale, la femme savante, ridicule et pédante, virago à la sexualité dénaturée, veut lire ses œuvres en public et emprunte ses lectures à celles des hommes. Mais c’est dans les contes de fées de Mlle Lhéritier ou de Mme d’Aulnoy, au tournant du siècle (1696-1716) que l’auteure relève des images de lectrices cultivées et sages qui subvertissent le topos du roman corrupteur par l’image de l’héroïne en formation. Fervent combattant des Modernes, Marivaux prône une lecture créative qui permettra aux femmes de s’enrichir dans ses romans de jeunesse. Le modèle pédagogique des Lumières impose de 1727 à 1802, la lecture à deux qui participe à la révélation de l’amour. Les romans libertins (1730-1761) font de la lecture un instrument de séduction utilisé par le maître qui déconseille les livres de morale, dangereux. La lecture décrite en des termes picturaux, se fait en cachette, « d’une main », dans le lit ou le sofa. À partir de 1746, La Morlière, Fougeret de Monbron ou Chevrier, présentent des libertines confirmées qui deviendront de 1764 à 1784, des séductrices dominatrices et dépravées dans les œuvres de Prévost, Mirabeau, Rétif de la Bretonne ou Laclos. En 1761, dans la Nouvelle Héloïse, Rousseau propose, en moralisant le couple précepteur et élève, un modèle de lecture intensive d’une émotion extrême. Mme d’Epinay, Mme de Genlis et Mme de Charrière (1774-1787), suivent les préceptes de Rousseau tout en jugeant cependant, certaines connaissances indispensables. Au tournant du siècle (1797-1802), les héroïnes des romans sur l’émigration de Sénac de Meilhan, de Mme de Charrière et de Mme de Staël, lisent les journaux et les essais. La lecture révèle une femme sensible, intelligente et critique à la fin du xviiie siècle ; l’auteure identifie là l’acmé atteint par la figure de la lectrice. Après la Révolution (1802-1856), la lecture se fait de plus en plus en solitaire. Mme de Genlis et Mme de Duras présentent des lectrices sages tandis que dans le Rouge et le Noir, Stendhal ne ridiculise pas la lectrice rebelle : les représentations du début du xixe siècle rappellent celles du xviie siècle. Les images fantasmatiques de lectrices inquiétantes, voire monstrueuses accompagnent, dans Béatrix de Balzac ou dans le Secrétaire Intime de G. Sand, l’explosion du genre romanesque particulièrement investi par les femmes. Entre 1835 et 1850, les lectrices, issues du peuple, lisent les journaux et les livres de science dans les cabinets de lecture selon une pratique extensive. Défenseurs de la morale chrétienne, Balzac et Lamartine présentent de pieuses lectrices. Alors que le livre est devenu un bien de consommation courante, ce qui inquiète les partisans d’une culture d’élite, se cristallisent, dans le personnage de Mme Bovary, tous les vices des lectrices (adultère, mauvaise mère, ruine familiale). En conclusion de ce panorama étudié en détail et dans toute sa complexité, l’auteure remarque que l’image des « liseuses en péril » l’emporte particulièrement aux xviie et xixe siècles, ce qui constitue les deux périodes les plus étudiées en classes, tandis que les lectrices charmantes des courants minoritaires, sont oubliées. À la question du sens de ces représentations, s’impose, démontrée magistralement, l’étroite corrélation entre les images des lectrices dans les textes de fiction, les transformations sociales, et les mutations du champ littéraire. Enfin, la bibliographie constitue une excellente synthèse des travaux les plus récents sur notre histoire littéraire, culturelle et sociale. Cette somme de travail, d’une vaste érudition et d’une grande rigueur méthodologique, atteint assurément son objectif énoncé en introduction, et intéressera les étudiants et chercheurs, de plus en plus nombreux, qui s’intéressent aux « gender studies ».