D’un statut moyen de la fiction
1La discordance des titres figurant sur la couverture et en page de titre, si elle relève probablement d’une politique éditoriale dont il est de bien pires exemples et n’a en soi rien de condamnable, révèle du moins une hésitation, sinon un dilemme assez caractéristique dans nombre de recherches comparatistes, qu’elles prennent ou non la forme d’une thèse doctorale : doit-on faire porter tous ses efforts sur une étude de « cas » judicieusement délimitée (dans le temps, l’espace, les classifications génériques), ou au contraire s’ouvrir aux vastes et inquiétants espaces de la littérature générale ? Sous cette hésitation se cache d’ailleurs une saine inquiétude méthodologique : y a-t-il des cas qui ne le soient de quelque chose ? des affaires qui ne relèvent pas du Code ? qui n’appellent une ample théorisation pour les fonder ? et, en sens inverse, peut-on théoriser loin du pivot d’un « cas-test » qui mette le théorique à l’épreuve du particulier ?
2Devant des choix aussi difficiles, ce sont presque toujours des solutions de compromis qui sont adoptées : celle, ici, de disperser la théorisation principalement entre les deux premiers chapitres et le cinquième, outre quelques poussées çà et là, et ce qu’on en attend dans l’introduction et la conclusion. Plutôt que de prolonger le débat sur la méthode et le procédé de présentation, nous aimerions, au risque de démembrer le continuum d’une pensée complexe de l’écriture « dix-neuviémiste », essayer de déterminer quelles questions sont posées, d’une part, aux pratiques de la fiction et de la réflexion sur celle-ci chez Scott et Barbey, et, d’autre part, à l’histoire et aux fonctions des concepts et notions autorisant les pratiques de fiction et leur interprétation. Il faut cependant prendre tout d’abord sérieusement en compte les prémisses posées à propos des contrats de communication et de valorisation du récit de fiction au « xixe siècle ».
Le problème de l’événement unique
3Malgré le rejet apparent de la poétique mimétique aristotélicienne par les romantiques, la prégnance de cette théorie, à travers ses réinterprétations néo-classiques est encore, nous dit-on, considérable. (Ceci, ajouterais-je, pourrait fort bien se comprendre dans le cadre des pratiques de légitimation et de distinction qui caractérisent l’institution littéraire, et pourrait être observé dans bien d’autres domaines que celui de la prose fictionnelle). Si, pour Aristote, la mimèsis a pour objet central les actions humaines, l’événementiel est au cœur des différents modes de représentation verbale, et le statut aléthique de l’événement au regard du monde représenté et du monde présent et à venir du récepteur est donc crucial. Dans la mesure où la visée de la fiction reste éthique plus qu’elle n’est ludique ou « simplement » informative, l’éventualité et la reproductibilité de l’action narrée sont nécessairement en jeu. Ce n’est donc point l’occurrence effectivement advenue d’un événement dans le monde réel (le fait) qui constitue dans cette perspective une condition de la pertinence de son insertion dans le mutheuma. Ceci est certes bien vu, de même que les nombreux problèmes de poétique et d’esthétique du récit générés par l’irruption du nouveau devoir de représenter l’événement unique, appelé tour à tour « anecdote » ou « fait divers » (produit de circonstances historiquement et/ou localement circonscrites), le particulier, le singulier. Entre ces deux moments, on aurait aimé quelques interrogations d’ordre esthétique et idéologique sur l’émergence de ce scandale, et donc sur les conditions de sa représentation et des réponses, d’adhésion, d’évitement ou de refus, que divers romanciers tentent de lui apporter. Il eût été intéressant, à cet égard, de se demander pourquoi « la confusion », par Barbey, « entre le fantastique, le sensationnel et l’Histoire » (p. 27) est moins le fait des positions critiques de cet auteur qu’elle n’est un phénomène largement générique, à défaut d’être général, dans une vaste période qui s’étend du premier gothique au roman décadent, en passant, bien sûr, par la veine de la décadence latine (dont l’Antonina de Wilkie Collins) et le mélodrame macro-historique d’Eugène Sue, sans parler de la conjonction du gothique et de la reconstitution factuelle chez Ainsworth. Et l’on aurait pu se demander si ce n’était pas l’effondrement de l’ordre chrétien de la nécessité (liant indissolublement réalité factuelle et exemplarité) qui exigeait, chez les modernistes comme chez les réactionnaires, d’inventer de nouvelles configurations de l’autorité narrative.
4Quoi qu’il en soit, la démarche « du moins particulier au plus singulier » (p. 29) et « la peinture d’un milieu qui conditionne les événements » (p. 31) croisent une démarche inverse, héritée à la fois de la poétique noble (antique ou biblique) et de la tradition populaire (le conte, pour simplifier). Ces forces contraires appellent les auteurs de fiction de l’époque à combiner et mêler, souvent de façon elle-même contradictoire, diverses stratégies persuasives.
Trois types de rhétorisation
5Fiona McIntosh distingue clairement trois « types de rhétorisation » destinés à souscrire une clause de vraisemblance ou à la remplacer, des types dont la logique présente l’avantage majeur d’être suffisamment transhistorique pour qu’on puisse les identifier dans des pratiques narratives appartenant à des contextes culturels très différents : on pourrait les traiter comme des « invariants » dont la hiérarchisation et les modalités de mise en œuvre permettraient, dans une perspective d’historiographie littéraire générale, à la fois une représentation tabulaire des systèmes de rapports entre muthos et fonctions sociales du récit, et un récit diachronique des mutations de tels systèmes.
6La rhétorisation « de type un » correspond à « l’Histoire comme fable ». Dans ce cas,
7En d’autres termes, même si la pensée a cessé d’être anhistorique dans son ensemble, ou peut-être pour cette raison, l’Histoire est aussitôt instrumentalisée et domestiquée, comme pouvaient l’être naguère, sous des modalités différentes, les fonds mythologiques gréco-romain et judéo-chrétien.
8La rhétorisation « de type deux » consisterait à « échapper au flagrant délit de mensonge » (p. 55). En fait, elle cherche à établir et entretenir la fiabilité ou plutôt l’honorabilité de la figure de l’auteur, dans l’exercice de sa fonction de régie, dans la gestion de ses rapports avec les différents narrateurs ou des rapports des narrateurs entre eux. Cette rhétorisation, par analogie avec la rhétorique judiciaire, est présentée comme un procédé répondant tantôt au rôle de l’avocat, tantôt à la responsabilité du témoin. On pourrait néanmoins observer que le bon renom de l’auteur doit s’étendre à sa fonction de judicature, laquelle s’exerce dès le choix des faits et des éléments retenus pour former un récit au terme duquel la conformité ou non d’une action ou d’un vouloir à la loi apparaîtra naturellement. Le lecteur n’est pris pour juge que « rhétoriquement », pour asseoir sur une base communautaire le pouvoir du romancier de dire la loi en disant le fait.
9La rhétorisation « de type trois » recherche (un effet de) « véridiction centrée sur le document ». C’est celle qui passe pour nouvelle « sous l’influence des théories expérimentales qui font primer l’expérience vécue et vérifiée sur toute chose ». (p. 57) Si « l’instruction apportée par les dates, les chiffres, les documents, a ici un véritable rôle de garant du discours et apparaît souvent comme un substitut partiel à l’enseignement moral » (p. 61), il peut paraître un peu hâtif et il est en tout cas symptomatique d’un persistant malentendu, convoyé par maint auteur de fiction jusqu’à nos jours, de fondre dans une même catégorie « empirique » et « expérimental » et de superposer « quantitatif » et « documentaire ». On pourrait relever que l’appui de la fiction sur une documentation supposée n’avait rien de nouveau si ce n’est la laïcisation de la chaîne des preuves d’authenticité, et que, d’autre part, bien des utopies et contes philosophiques du xviiie siècle avaient fait un abondant usage, indissociablement illusionniste et ironique, de mensurations et de détails précis. Ce qui importe davantage sans doute, dans la rhétorisation réaliste, c’est la menace d’invalidation ou du moins de secondarité qu’elle fait planer sur toute œuvre d’imagination et, d’autre part, qu’en accroissant le capital des matériaux de la fiction de tout l’événementiel documenté, elle laisse une bien moindre place à ces histoires qui, à force d’être répétées, sont devenues des bonnes formes. Ces deux points sont ébauchés.
10Les trois types de rhétorisation ci-dessus, tour à tour distingués et emmêlés, hiérarchisés, emboîtés ou juxtaposés, de façon parfois incohérente ou indécidable, par les auteurs étudiés, orientent les lectures de Scott et de Barbey qui suivent. Ils peuvent, on le verra, les enrichir et les complexifier, mais aussi, curieusement, en restreindre la portée.
Lectures de Scott & de Barbey
11Ces lectures sont en fait distribuées entre la première et la seconde partie de l’ouvrage, cette dernière étant principalement axée sur la question de la cohérence et de la nécessité. Elles font une place considérable et documentairement très riche au paratexte des romans et aux autres écrits critiques des deux auteurs (articles, correspondance), au point que l’on se demande parfois si le principal objet de l’enquête n’est pas le problème de la vraisemblance dans la pensée critique des romanciers (et de certains de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains) plutôt que les stratégies de « vraisemblabilisation » qu’ils développent dans leurs récits. Une ambiguïté affleure et n’est jamais complètement résolue, ni même véritablement éclaircie, entre deux usages des discours paratextuels : peuvent-ils servir (et à qui ?) pour éclairer les procédés de la fiction (positions énonciatives, mise en intrigue, manipulations génériques, choix de styles, etc.) et, dans ce cas, l’éclairage qu’ils fournissent est-il direct ou indiciel ? Ou encore ces discours professionnels et militants, adressés à des publics très hétérogènes, jouissent-ils, globalement ou séparément, d’une autonomie relative qui autoriserait une comparaison fructueuse entre les résultats d’une histoire des idées et ceux d’une histoire des pratiques ? Enfin nous avons affaire à au moins quatre dispositions des analyses de fictions narratives : elles peuvent être relativement délimitées, portant sur un problème, un épisode ou un personnage d’un roman ; elles peuvent s’insérer dans une réflexion portant sur l’œuvre romanesque complet d’un auteur ou sur un sous-ensemble de sa production (romans écossais ou romans médiévaux de Scott, premiers romans et romans de la maturité de Barbey) ; elles peuvent intervenir à l’occasion d’un survol des discours critiques (des auteurs sur eux-mêmes ou sur d’autres, d’autres auteurs sur eux-mêmes ou sur les nôtres, ou de critiques sur divers auteurs) ; et enfin elles peuvent faire partie de comparaisons entre Scott et Barbey, et de chacun des deux avec d’autres...
12Il est clair que la sympathie a influé sur la qualité des analyses : si les passages sur The Bride of Lamermoor ou ceux sur la description scottienne offrent des aperçus très fins, malgré une appréhension assez simplifiée des fonctions du descriptif, il n’en va pas toujours de même à propos de Barbey que l’on montre un peu trop conventionnellement « déterminé » par son idéologie, sans assez se demander si l’idéologie n’est pas aussi une justification de certaines réponses à des problèmes esthétiques (Fiona McIntosh indique seulement que Barbey a du mal à se placer sur l’échiquier de la production littéraire de son temps). Des choses très justes sont dites sur les fonctions complexes et ambiguës du comique chez Scott, dans le contexte structural tragique ou comique des différents romans, par exemple : « Le comique a pour rôle [...] d’amplifier une anecdote en l’étoffant de realia, mais aussi d’offrir un commentaire subversif, oblique des faits » (p. 260) ou encore « Scott constitue un excellent modèle, parce qu’il montre que la confrontation des tonalités n’aboutit pas à exclure le comique de la représentation sociale et en particulier des réalités basses, mais plutôt à l’intégrer dans une narration sérieuse, en compagnie d’un personnel sérieux lui aussi ». (p. 261) Ces intuitions sont parfois trop fugaces et affaiblies par une réflexion insuffisamment développée sur les limites et la nature de l’unité du texte en général et du texte romanesque en particulier : l’idée de « morceau ornemental » ou de « morceau détachable », l’idée même de noyau et de supplément fait problème, surtout si le noyau est automatiquement présumé de nature narrative et plus précisément événementielle. Il est peut-être dommage que Fiona McIntosh se soit contentée d’une conception purement ancillaire de la description dont « le seul intérêt », dit-elle à tort, p. 289, « est de donner des informations qui touchent l’action ou le personnage ». Elle se montre ici plus aristotélicienne qu’Aristote lui-même. Il est regrettable, donc qu’elle ait « voulu éviter le débat [...] sur la séparation nette ou non de la description et de la narration » (p. 291) qui n’est nullement oiseux et dont des narratologies récentes montrent bien les enjeux. À la lumière d’une pensée de la spatialisation du texte, l’ « ornemental » et le « descriptif » pourraient être compris autant comme instruments de production d’un environnement fictionnel (d’un univers mythique) total que comme les pièces détachées d’une rhétorique de vraisemblabilisation, laquelle est souvent perdue de vue, d’ailleurs, dans ces passages. Il aurait convenu pour cela, encore une fois, d’élargir la perspective historique sur le genre du roman et de rappeler au moins comment certains modes déviants de l’imitation et de la réécriture (la parodie, le travestissement), de même que le développement de la dimension métalittéraire au théâtre avec le travail de l’illusion comique, ont été, depuis le xviie siècle au moins, des facteurs décisifs de la totalisation paradoxale (digressive) du roman et de la réunion sous un même toit du comique, du tragique et de l’épique. Ce qui nous amène à poser la question suivante, qui engage plus généralement l’histoire des formes en tant qu’histoire des représentations et du conflit des discours :
Pourquoi Scott et Barbey (seulement, ou presque) ?
13Cette question, on se la pose avec encore plus d’acuité, si possible, au terme de la lecture d’un ouvrage touffu et très élaboré en ce qui concerne les deux auteurs centraux. La réponse selon laquelle Barbey aurait fortement « subi l’influence » de Scott (voir, par exemple, p. 313) et réemployé des procédés, voire des scènes scottiennes (voir p. 316), n’est guère satisfaisante : il est loin d’être le seul, et il aurait mieux valu voir de telles pratiques sous l’angle de l’ « innutrition » que sous celui de l’influence ou de la concurrence, surtout à une époque, on nous le rappelle, où Scott était décrié. L’autre réponse, à savoir que Barbey, très conventionnellement, est situé comme un « retardataire » (p. 338), ce qui, implicitement, ferait de lui un quasi-contemporain ou un contemporain décalé de l’Écossais, laisse encore plus perplexe, comme le confirment des parallèles occasionnels peu concluants. La sélection de l’entourage des deux auteurs est assez étrange dans la mesure où l’on a l’impression que se dessine un drame familial entre des parents un peu éloignés, alors que des proches très attendus n’ont pas été conviés. Nous rencontrons souvent Fielding et Blair ou Hume, parfois Defoe, mais pas Sterne. Collins est très présent, mais pas du tout Dickens (sauf une énigmatique allusion à Dombey and Son) ni George Eliot. François de Rosset est évoqué, mais la plupart des romanciers français du xviiie siècle, ainsi que les romantiques frénétiques, restent hors cadre, malgré les évidents réinvestissements de Barbey. Balzac et Hugo sont au premier plan, Vigny et Nodier ne passent pas inaperçus, mais ni Mérimée ni Stendhal, ni aucun contemporain du vieux Barbey ne servent d’interprétants, de même que Sue et le mélodrame sont relégués dans une position marginale. Qu’il s’agisse d’une approche du réalisme « pré-naturaliste », selon une curieuse définition par anticipation, de pratiques de fiction des « hommes du xixe siècle » (entité fictive à nouveau territorialisante, voire personnifiée) ou d’une vraisemblance qui n’avait pas attendu 1800 ou même 1750 pour se mettre en doute, les vraies et passionnantes questions que pose, directement et indirectement cette étude, restent tributaires d’une périodisation elle-même motivée par le choix des auteurs retenus dans une démarche binaire, et donc d’un exercice comparatiste convenu que ni l’érudition certaine ni l’habileté du sous-titrage ne parviennent à sauver complètement du reproche d’arbitraire, voire de placage : telle est l’impression que donne toute une suite d’études d’incipits romanesques au chapitre VIII, sans que la portée de ces incipits soit sémiotiquement motivée ni qu’ils soient recadrés dans un ensemble plus éclairant d’incipits romanesques entre les débuts de Scott et la fin de la production aurevillienne. Il est difficile, dans ces conditions, d’évaluer soit la singularité, soit la représentativité des techniques scottiennes ou aureviliennes. Tout se passe comme si l’historicisme de cette étude s’en tenait au précepte négatif de ne pas chercher d’interprétations motivées par une lecture actuelle des œuvres (ce qui n’empêche cependant pas l’emploi d’une terminologie genettienne pour la description des faits énonciatifs, par exemple), tandis que l’exigence positive de reconstruction d’un Zeitgeist – dans lequel le système littéraire n’est ni le seul ni nécessairement le plus significatif – n’est pas respectée.
Vérité, possibilité, probabilité, plausibilité, illusion... : discours
14On s’aperçoit alors d’une certaine incongruité entre les bases rhétoriques et logiques adoptées au départ comme assises du questionnement, et des analyses strictement littéraires d’objets étroitement littéraires, au sens où le concept de littérarité, les fonctions du littéraire et ses limites sont censés faire l’objet d’un consensus étale aussi bien en 1820 qu’en 2002, ce qui est loin d’être le cas. Ceci est d’autant plus curieux que le modèle de la rhétorique judiciaire est mis en valeur, et que le discours politique, chez Scott comme chez Barbey, le discours scientifique chez le premier, et le discours religieux chez le second, sont inévitablement pris en compte. Le problème réside dans le fait que l’hétérogénéité de ces discours et de ces rhétoriques semble presque complètement résorbée d’office par leur incorporation dans le romanesque en tant que matériaux ou que structures abstraites.
15Or il n’est point besoin d’avoir lu Foucault, Morin, Baudrillard ou de Certeau, ni même Barthes, pour saisir, d’une part, que le statut du littéraire est, dès sa naissance, en question, plus même que la vraisemblance. Le littéraire, à vrai dire, n’a pas échappé à n’être que ou à être avant tout cela : une question, dès son apparition sur la scène des discours. Et, si la littérature romanesque des années 1820-1880 a recours pour se légitimer à la vraisemblance, sous les espèces de la probabilité et de la plausibilité, n’est-ce point parce qu’elle s’est retiré le droit (avec l’obligation) de dire la vérité en accord avec le texte sacré, et que le droit de dire la vérité selon la science lui est retiré par le discours de la science elle-même aussitôt qu’elle l’a promu au rang de modèle ? Les discours des sciences humaines – histoire, sociologie, psychologie – ne sont que modérément certifiants en comparaison des anciennes certitudes religieuses et de la nouvelle foi en la science, mais en contrepartie ils ne sont pas (encore) appropriés par une caste professionnelle exclusive. Les types de rhétorisation, tout comme les migrations du symbolique, ne sont pas indépendants d’un conflit des discours sur le grand marché des discours, conflit qui se représente, se manifeste et se métaphorise aussi à l’intérieur du moins grand monde du discours littéraire, et dans le microcosme de chaque œuvre de fiction.
16D’autre part, l’ « événement unique » par excellence, celui qui n’est pas pensable dans un continuum temporel ni dans une hiérarchie inchangée des discours, ne serait-il pas la Révolution ? Il y a déjà quelques années, un article de Robert Morrissey sur Eugène Sue (dans La Politique du texte : enjeux sociocritiques, Presses Universitaires de Lille, 1992) situait très lucidement le problème de la réinvention post-révolutionnaire de la « justification historique » :
17Ici l’on voit comment le déontique est rattaché au possible à travers une nouvelle plausibilité.
Bilan
18En rappelant, dans son discours de la méthode, que l’analyse du génie poétique n’avait de commun que le nom avec l’analyse du sucre, Lanson affirmait au passage quelque chose de très important : à savoir que ces deux activités partagent un même nom. En plaçant son approche d’une assez large coupe de la fiction romantique européenne sous le signe de la vraisemblance, F. McIntosh souligne implicitement que l’Histoire et l’histoire tentent alors de partager un nom, ce qui n’est point vide de sens. Mais sans doute aurait-elle pu approfondir davantage la nature de cette syllepse, ses tensions et ses retournements tropiques, ce qui ne l’aurait pas nécessairement conduite à épouser la vision lukacsienne de l’Histoire ou le concept whitien de la rhétorique historienne. À ce propos, l’on s’étonne un peu tout de même d’une certaine disproportion entre l’abondance des références et citations critiques ponctuelles sur les auteurs et les œuvres, et une certaine indigence de lectures de plus grande envergure qui sont toujours bonnes à méditer ; outre Hayden White, une dose modérée d’Auerbach et de Bakhtine ou de Lotman, un usage un peu plus intensif de Wayne Booth et quelques classiques de la narratologie autres que Genette, auraient pu être de quelque secours, s’agissant après tout de rhétorique de la fiction, ainsi que d’énonciation, de point de vue, d’idéologie et d’esthétique. Voire d’éthique, et là encore un élargissement de la perspective qui aurait mis quelque part à l’arrière-fond du tableau, mais dans un même espace, Plutarque et Suétone – qu’Aristote n’avait pu considérer, mais qui existaient tout de même pour les poéticiens, les romanciers et les historiens du xviiie et du xixe siècle – aurait évité certaines confusions dans l’interprétation des fonctions historiques de la mimèsis elle-même. Il y a sans doute mélecture, p. 130, de ce passage de Barbey critique :
19quand il est introduit par cette phrase : « Dans le domaine du privé, où la vérité des cœurs reste insondable, le roman et l’Histoire ne se distinguent guère ». Sur le plan des mœurs, c’est-à-dire de la morale, on ne saurait faire, en effet, de distinction entre « privé » et « public » ; et la distinction de référence entre Roman et Histoire (personnages d’invention vs. noms et adresses) est vue par Barbey comme très superficielle, à côté de l’écart entre l’idéal du Roman et l’absence d’idéal de l’Histoire, « bridée par la réalité ». Le prétendu « manque de clarté » de l’argumentation de Barbey « à cause du flou sémantique qui entoure la notion de vérité », eût peut-être été moins obscur si l’on avait saisi que la vérité a la même formule dans tous les cas, mais pas le même contenu selon que la véridiction porte sur un objet appartenant à un univers de référence « réel » ou à un univers de référence « idéal » (aussi moral et idéel).
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20En fin de compte, si cet ouvrage dispose beaucoup de matériaux utiles pour l’examen du lecteur critique et tente d’en fournir des analyses minutieuses, nuancées et non réductrices, comme en témoigne un excès parfois agaçant de structures adversatives en cascade, il lui a manqué une pensée plus audacieuse et plus ample de la représentation : Aristote avait vu plus large et n’était pas gêné aux entournures par les préfaces d’Homère ou d’Eschyle à leurs rééditions. Il faudrait donc un jour, pour reprendre Barbey, « oser oser ».