La plainte littéraire
1À l’origine de cette réflexion collective sur la plainte dans la littérature de l’Ancien Régime, deux définitions mises en regard par Hélène Merlin‑Kajman dans l’introduction du volume dont elle a supervisé la publication : celle du Littré, au xixe siècle, qui définit la plainte comme des « paroles et cris par lesquels on exhale sa peine », et celle du Dictionnaire universel de Furetière, trois siècles auparavant, qui la donne pour « témoignage de douleur ou d’affliction qu’on rend extérieurement ». Soit une plainte qui « met l’accent sur l’intimité d’un sujet » et l’autre qui « fait de la plainte une adresse à autrui ». L’interprétation de l’écart entre ces deux définitions engage rien moins qu’une certaine définition de la littérature : dans le contexte critique bien établi du « tournant rhétorique » pris par une partie des études littéraires depuis une quarantaine d’années, cet écart pourrait en effet se traduire comme celui qui sépare (par un « mur de Berlin des études littéraires », d’après l’expression de François Cornilliat1) une conception moderne de la littérature, et des siècles dominés par le modèle rhétorique de la parole à propos desquels parler de littérature semblerait alors anachronique. Or, tout en prenant rigoureusement en compte les dispositifs éloquents dans lesquels sont pris les textes qu’ils analysent, les contributeurs à ce volume font surtout résonner les discordances, contradictions et voix parfois irréconciliables au sein de leurs énonciations, qui interdisent de les constituer en objets pleinement sinon exclusivement rhétoriques — sinon à se tourner vers d’autres conceptions de la rhétorique, comme plusieurs articles le proposent.
2La diversité des textes convoqués, poésie funèbre, tragédie, Pensées de Pascal ou lettre de Voltaire, rappelle d’emblée que la plainte ne constitue au sens strict ni un genre littéraire ni un discours rhétorique, contrairement à la déploration funèbre, par exemple, et aux déploration et consolation qui en font partie. Ainsi, Michèle Rosellini rappelle‑t‑elle que le titre de Plainte que Théophile de Viau donne à l’épître en vers qu’il adresse à son ami avant son arrestation « ne désigne pas le poème par son genre », puisqu’il s’agit d’une épître en vers, « mais par son statut pragmatique, comme acte de parole. » De fait, le choix du corpus de ce volume manifeste une véritable orientation interprétative : déploration publique, oraisons funèbres ou tragédie « romaine » de Corneille, aucun des textes choisis ne relève de la seule élégie ou des plaintes de l’amant malheureux, auxquelles on associe spontanément la voix plaintive, ni encore du corpus privilégié par les études portant sur la « promotion du pathétique » dans les textes littéraires des xviie et xviiie siècles : au « tendre Racine » est ici substitué le Corneille du « mourir pour sa patrie ». L’histoire des sentiments, qui suscite l’intérêt de la recherche littéraire depuis de nombreuses années, n’est pas le biais privilégié par cette réflexion.
3C’est que, s’il est bien question de sujets qui se plaignent, déplorent une perte, témoignent de leur affliction, il s’agit également de sujets qui « portent plainte » et rarement en leur seul nom, mais pour un autre, une communauté, l’ensemble des hommes. Ainsi de Théophile de Viau qui, comme le souligne M. Rosellini, écrit pour « se plaindre à l’ami et se plaindre de la conduite de l’ami » qui n’a pas témoigné en sa faveur durant son procès et qui lui refuse sa consolation, de Marot et Marguerite de Navarre, dont les complaintes mêlées, comme l’explique André Bayrou, se plaignent, plaignent les autres et, en rappelant à leurs devoirs l’un la famille royale, l’autre le détenu à qui elle prête sa voix, font entendre reproches, remontrances, ou encore de Camille, dans Horace de Corneille commenté par H. Merlin‑Kajman, pleurant la perte de son futur époux et « portant plainte » contre Rome. Les dialogues et frictions que les commentaires de ces textes rendent sensibles entre plainte déplorative et plainte judiciaire viennent confirmer deux phénomènes propres à la période concernée : un processus de privatisation de la plainte, lié à une progressive promotion en dignité de la sphère privée et la nécessité dans laquelle elle se trouve de se faire entendre sur une scène publique, ce qui pose la question de la constitution problématique d’un sujet politique dans des siècles de consolidation de l’absolutisme, ainsi que celle de la nature des liens entre les membres d’un public que les guerres civiles de religion ont déchiré. De toutes ces plaintes, on pourrait ainsi affirmer ce qu’Ellen Delvallée écrit à propos des plaintes de la Déploration de Florimond Robertet de Marot : qu’« en elles gisent les plus profondes contradictions — et richesses — de l’homme privé et de l’homme social. »
4On s’étonnera peut‑être de trouver Voltaire, « dernier des écrivains heureux » d’après la formule de Barthes2, dans une réflexion consacrée à la plainte : sa « culture raffinée de la rhétorique et de la sociabilité », d’après les termes de Marc Hersant, ne justifie‑t‑elle pas « l’espèce de conjonction presque parfaite qu’une partie de la critique récente a opérée […] entre littérature et rhétorique » ? Dans la réflexion qu’il consacre à l’abondante correspondance de Voltaire, M. Hersant s’attache pourtant à mettre à jour ce qui, dans la prose voltairienne, se rapproche de « cris d’épouvante, de dérapages incontrôlés d’émotivité pure, de plaintes lancinantes, de moments de franche panique », lamentations d’un homme hanté tant par l’agonie de son propre corps que par la barbarie des hommes que réactivent tous les scandales historiques, passés et présents, « comme s’ils affectaient totalement son présent émotionnel ». Quant à l’ironie voltairienne, que sa polyphonie semble opposer à la plainte, elle apparaît alors comme « l’ultime secours de la politesse et de la délicatesse pour empêcher le déballage émotionnel pur et retenir la lettre au bord du cri. » Ce n’est pas le moindre intérêt de ce volume que d’étendre notre étonnement à l’ensemble du corpus et de nous faire relire les « classiques » à nouveaux frais. De la poésie de Malherbe, réputée pour son « insensibilité […] sa sécheresse » et sa soumission à la raison, Gro Bjørnerud Mo rappelle par exemple qu’elle est en grande partie orientée « vers des êtres souffrants et leurs pertes ». L’article met au jour, au sein d’une poésie où domine le discours consolateur, les traces de l’élaboration d’une voix élégiaque et d’une tentative d’inclusion du discours de la plainte.
5La succession chronologique des articles rend sensible le refus d’une certaine lecture socio‑historique qui, s’appuyant entre autres sur les analyses de Norbert Elias relatives au processus de curialisation de la noblesse, tend à faire du xviie siècle l’acmé d’une promotion de la maîtrise de soi et de la pudeur : en somme, du refus de la plainte, qui mettrait en péril le lien social et à laquelle s’opposerait la constance néo‑stoïcienne que l’on attribue généralement aux héros de Corneille. Dans son ouvrage Le Temps de la consolation, que les auteurs du présent volume convoquent et discutent, Michaël Fœssel fait également du xviie siècle celui de la plus haute institutionnalisation du genre de la consolation. Le cas d’Horace, analysé par H. Merlin‑Kajman, met en doute une telle conception : si le héros éponyme, parangon de la vertu romaine, se montre « explicitement hostile au pathétique », et plus précisément à la menace que les plaintes (des personnages féminins) font peser sur sa constance, la pièce, elle, loin de promouvoir l’impassibilité romaine qui « tient un peu du barbare », a comme « seul et véritable enjeu dramatique » la question de la plainte elle‑même. Un même trouble est jeté sur la rupture moderne dont Pascal, dans l’ouvrage de M. Fœssel, devient le symbole. Ce dernier fait en effet de Pascal le premier des Modernes, caractérisés par la perte des repères anciens qui assuraient la possibilité d’une consolation philosophique efficace. Or, si Hall Bjørnstad, dans son article, démontre que l’on trouve dans Les Pensées une forme de consolation prémoderne — dans la joie qui accompagne la vie chrétienne —, c’est chez Théophile de Viau que M. Rosellini trouve une forme de résolution « moderne » de la plainte, dans l’écriture poétique qui vient ressouder une communauté autour d’un poète que sa perte constitue comme sujet poétique.
6Ce qui ressort de l’ensemble des contributions, et que ce dernier exemple confirme, c’est que la plainte littéraire dans ces textes a pour enjeu « les liens humains », le lien social et une certaine définition de l’humanité, sans qu’il s’agisse, comme on pouvait l’envisager a priori, de faire taire les voix discordantes pour ressouder une communauté harmonieuse. Un exemple surprenant ici est celui de l’analyse d’Anne Régent‑Susini sur les grandes oraisons funèbres chrétiennes : s’il y a bien nécessité de dépasser la douleur publique, il ne s’agit pas pour autant d’écraser la plainte mais d’intégrer à la fois la plainte et son dépassement dans une « expérience émotionnelle collective ». Ainsi, pour en revenir à la mise en cause d’une « lecture rhétoricienne » que nous avons amorcée au début de cette synthèse, il est important de noter que plusieurs contributions convoquent, comme le fait M. Fœssel, une conception anthropologique de la rhétorique telle que celle de Blumenberg, c’est‑à‑dire une rhétorique qui serait moins indexée sur la maîtrise de l’homme que sur la conscience de sa précarité.
7« La plainte ne peut pas se rabattre sur la consolation, même sous l’Ancien Régime », affirme H. Merlin‑Kajman dans son introduction. La tension entre plainte et consolation, qu’en des termes aristotéliciens on pourrait traduire comme celle qui lie phônè et logos, traverse l’ensemble des contributions et engage, comme on l’a vu, des enjeux aussi bien rhétoriques que poétiques, politiques et éthiques. Pour penser cette tension, plusieurs articles convoquent le concept de « différend » de Jean‑François Lyotard, particulièrement opérant pour rendre sensible ce qui, de la plainte, n’appartient pas au logos, vient le troubler et ne doit pas être traduit dans son « idiome » : « C’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie, peut‑être d’une politique, de témoigner des différends en leur trouvant des idiomes ».
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8On l’aura compris, cette réflexion collective s’éloigne résolument des lectures strictement rhétoriciennes qui pourraient être faites de ces textes d’Ancien Régime et, en invitant à les lire du point de vue de la plainte, interroge rien moins que le « littéraire » en eux, dans leur adresse, la lecture que nous en faisons et le lien qui s’établit entre eux et le lecteur d’aujourd’hui — démarche critique que l’on souhaite voir s’étendre à d’autres « classiques ».