Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Mars 2019 (volume 20, numéro 3)
titre article
Alice Brière-Haquet

La preuve par voix

Cyrille François, Les Voix des contes. Stratégies narratives et projets discursifs des contes de Perrault, Grimm et Andersen, Clermont-Ferrand : Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Mythographies et sociétés », 2017, 544 p., EAN 9782845167544.

1Après avoir longtemps été laissée entre les mains des folkloristes, l’étude des contes a connu un virage essentiel lorsque les chercheurs en littérature se sont penchés sur lui et lui ont restitué son statut de texte. Cette redécouverte a été permise grâce au travail conjoint de nombreuses branches des études de lettres, seul capable d’appréhender à la fois la généalogie plurielle du genre et les particularités de chaque reconfiguration. En cela, le travail commun de Ute Heidmann, comparatiste, et Jean-Michel Adam, linguiste, a été fondateur : en croisant leurs compétences, ils ont pu repenser le travail de Perrault et montrer comment le genre moderne des contes de fée était né d’un dialogue avec l’Antiquité1.

2Cyrille François poursuit le sillon mais en l’élargissant au triumvirat des conteurs stars : Perrault, Grimm et Andersen. Le projet est ambitieux. Le jeune chercheur entend s’attaquer seul aux trois géants, dans leur langue originale, en se servant selon les besoins des outils de la linguistique ou de la comparée. L’univers du conte est depuis toujours propice aux audacieux, et le pari est amplement réussi. La magie n’y est pour rien : C. François s’est donné les moyens de ses ambitions, et son parcours impressionne. Après un Master en Langues et littératures européennes comparées pour lequel il a reçu le prix de la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne, il enchaîne sur une licence en langues scandinaves, avant de commencer un doctorat sous la co-direction de Marc Escola, grand spécialiste du genre, et de Jérôme David, spécialiste des échanges interculturels. Les Voix des contes : stratégies narratives et projets discursifs des contes de Perrault, Grimm et Andersen fut donc d’abord une thèse soutenue en 2015 à l’Université de Lausanne, qui reçut elle aussi le prix de la Faculté. Dans un perpétuel aller-retour entre une vision panoramique des enjeux esthétiques et politiques qui entourent l’apparition du genre, et des analyses textuelles fines et nombreuses, C. François va démontrer que ces textes « témoignent de stratégies narratives très différentes et que ces stratégies reposent sur un certain mode d’énonciation du conte donnant une unité à ces textes » (p. 29). Ainsi, ce n’est pas la matière mais bien la manière qui fait le genre, à partir d’une posture énonciative particulière. Le chercheur procède pour cela en trois volets qui proposent en réalité deux moments méthodologiquement fort différents : dans un premier temps, il pose les fondations en rappelant les diversités des contextes historiques qui ont vu naître ces trois œuvres et les enjeux qu’elles portent (partie 1), puis dans un deuxième mouvement, il va entrer dans les textes pour y confronter les voix narratives (partie 2) et voir comment les auteurs y insèrent les voix des personnages (partie 3).

Il était une, deux, trois fois des contes

3L’auteur occupe une longue première partie pour resituer chaque œuvre dans son contexte historique et montrer la façon dont les auteurs construisent leur projet en réponse à des problématiques propres à leur époque. C. François y propose une synthèse équilibrée des batailles qui se jouent autour de l’auctorialité des contes, montrant comment, dès Perrault, le genre naît d’une « stratégie de brouillage » (p. 47), le jeu de masque permettant à l’auteur, dans le cadre de la Querelle des Anciens et des Modernes, d’avancer le nouveau genre des contes en concurrence des fables antiques. Les frères Grimm vont plus loin en effaçant au fil des rééditions leurs sources pour y substituer la figure de la vieille Dorothea, simple passeuse « de l’origine divine des contes et du génie collectif », une représentante de « la voix de la nature » (p. 123). Andersen s’est au contraire battu contre cette approche naturalisante, en revendiquant son statut d’auteur. Nageant à contre-courant, il cherche à « développer sa propre voie, littéraire, dans un contexte de constitution de l’identité nationale où la recherche folkloristique a joué un grand rôle en Scandinavie » (p. 129-130). C. François met ainsi en lumière les projets discursifs de ces trois auteurs, très différents, parfois contradictoires, et qui vont chacun nécessiter des stratégies narratives particulières.

Le narrateur conteur

4En effet, ces trois projets engagent des choix formels spécifiques, et c’est là la plus grosse partie de la démonstration de C. François. Son attention se porte d’abord sur le positionnement du narrateur vis-à-vis de l’univers fictionnel proposé, et du type de merveilleux qui y est instauré. Le chercheur s’intéresse particulièrement à des moments clefs, tels que le seuil d’entrée dans la fiction, les commentaires métadiscursifs, ou encore les morales, qui permettent de dégager des degrés d’implication très divers, de la distance ironique du narrateur perraldien, à la tentative d’effacement des frères Grimm, en passant par la participation émerveillée du narrateur danois qui semble raconter l’histoire de l’épaule de ses personnages. Dans un deuxième temps, C. François analyse la façon dont s’y mêle la voix des personnages. Les discours directs, indirects, narrativisés, les représentations des pensées, ou encore le brouillage énonciatif qu’opèrent les nombreux passages au discours indirect libre, sont autant de manière de mesurer la subtilité avec laquelle chaque conteur joue de la petite scène qu’il a mise en place, et de ses spécificités. Ainsi, le projet de Grimm se détache avec une nette préférence pour le discours direct qui semble laisser la parole aux personnages, dans une posture pseudo-neutre, là où Perrault et Andersen jouent davantage des différents outils « pour mettre en évidence certains dialogues et certaines répliques » (p. 382).

L’enfance en stratégie

5Mais le rapprochement des trois parangons du genre permet également de repérer des caractéristiques communes qui justifient la filiation générique. Ainsi le style naïf pour Perrault, naturel chez Grimm et enfantin chez Andersen, participent chacun d’un double cadre énonciatif propre au genre qui joue de l’ambivalence de l’adresse. Le destinataire enfantin y tient un rôle particulier qui tend à se développer. Perrault l’utilise dans le cadre de la Querelle afin de « mettre la morale au premier plan » (p. 88) et asseoir ainsi leur supériorité sur les mythes antiques. L’enfant au xviie siècle n’est qu’un simple prétexte, mais il devient avec Locke puis Rousseau un véritable sujet, et même un enjeu de société, si bien qu’au début du xixe siècle, le public enfantin constitue un véritable marché. Les Anglais sur ce point sont pionniers, et c’est à la suite du succès des traductions anglaises à destination de la jeunesse de leurs Märchen que les frères Grimm vont reprendre leur ouvrage de philologues, pour en proposer des versions accessibles au jeune public (p. 98). De la même manière, chez Andersen l’adresse aux enfants est d’abord vue comme une stratégie commerciale, un moyen d’occuper efficacement le terrain sans craindre la critique savante. Un coup gagnant mais à double tranchant : l’étiquette de poète pour enfant lui restera quand il essayera d’inscrire le genre dans un public plus large.

L’effet traduction

6La familiarité avec laquelle C. François se meut dans les trois langues ouvre de nouvelles pistes, notamment sur le rôle souvent invisible et pourtant essentiel que jouent les traducteurs. Par la systématisation de caractéristiques perçues comme propres aux contes, les traducteurs vont contribuer à imposer ces normes génériques alors même qu’elles n’étaient pas nécessairement présentes dans les textes d’origine. L’exemple le plus frappant est sans doute la célèbre formule « Il était une fois » qui est largement minoritaire dans les contes des Grimm et d’Andersen, ouvrant respectivement 37,8 % et 5,8 % de leur production totale (p. 170). L’analyse précise de toutes les occurrences et de leurs évolutions montre comment les auteurs, et surtout Andersen, jouent à multiplier les types d’entrée dans le monde fictionnel, s’amusant avec son public de biais sans cesse renouvelés. Les traducteurs préféreront la plupart du temps revenir à la formule bien connue qui permet d’intégrer rapidement le texte étranger à une tradition déjà installée et de conforter le public dans ses attentes. De manière similaire, les traductions tendent à lisser les aspérités du style, simplifiant par exemple des constructions syntaxiques pourtant riches de partis-pris. Ainsi, la mise en scène de la parole, composante essentielle de ces écritures qui jouent avec l’oralité, risque d’y perdre son relief.

L’oralitture

7Les longues analyses syntaxiques de C. François peuvent parfois décourager, mais les trouvailles qu’il en tire valent qu’on le suive. Il y démontre notamment, de façon extrêmement convaincante, la façon dont chacun des trois conteurs invente une « pseudo-oralité » qui va renouveler en profondeur le champ littéraire. À propos d’Andersen, C. François parle de « révolution de la langue danoise », lorsqu’il « crée une nouvelle langue littéraire en utilisant des traits caractéristiques de la langue parlée. Il ne s’agit pas de la transcription d’un discours oral, mais de la construction d’un style évoquant un discours oral » (p. 322). La remarque sonne étonnamment moderne pour un artiste qui appartient encore au xixe siècle. De manière parallèle, le style pseudo-naïf de Perrault ouvre une brèche en proposant « à la fois une histoire qui peut être lue au premier degré et un commentaire de cette histoire. C’est une lecture codée qu’il faut déchiffrer “selon le degré de pénétration” des lecteurs » (p. 339). Quant aux Grimm, Ernest Tonnelat le soulignait déjà en 1912 : « Les frères Grimm croyaient avoir seulement retrouvé le langage populaire ; en réalité ils l’avaient épuré et affiné. Ils étaient, en fin de compte, les créateurs d’une forme littéraire » (p. 340). Ainsi, au-delà du formidable succès du genre, l’ouvrage met en lumière trois artistes qui ont fait œuvre d’écrivain en faisant bouger les lignes des lettres de leur temps.


8Si en France la bibliographie sur Perrault est assez conséquente, si celle sur les Grimm s’est un peu étoffée ces dernières années, Andersen restait un oublié des études littéraires. C. François comble cette lacune. Ce n’est pourtant pas là son plus grand mérite. Par une vision à la fois ample et fine de son sujet, il offre une synthèse éclairée des dernières avancées, et construit des ponts entre les cultures d’une solidité jusque-là inégalée. On apprécie surtout l’approche parfaitement équilibrée qui n’entend pas définir un projet par rapport à un autre, mais tente de rassembler trois styles bien distincts afin de voir comment s’y construit le genre du conte. La richesse des sources, la quantité et la précision des analyses, l’ampleur des connaissances convoquées en feront sans aucun doute un ouvrage de référence. L’unique réserve en forme peut-être le revers : il s’agit d’un ouvrage très dense, parfois lourd, qui pourrait décourager les non-spécialistes. C’est d’autant plus dommage que ses propositions pourraient utilement effacer les derniers nuages du romantisme qui obscurcissent encore trop souvent la vision commune des contes. Nous oserons donc formuler un souhait : que soit proposée rapidement une version grand public de cet important ouvrage, ou tout au moins quelques articles conçus pour en diffuser les grandes thèses. Espérons qu’un bon génie nous entende et que Les Voix des contes se fassent largement entendre.