Saussure, à la source
1L’intérêt pour la linguistique saussurienne ne s’est pas démenti ces dernières années, et le centenaire de la publication du Cours de linguistique générale semble avoir suscité de nouvelles pistes de réflexion. Le titre de ce dernier ouvrage, Saussure, une source d’inspiration exacte, s’avère pertinent. L’ouvrage comporte 13 articles répartis en trois parties disciplinaires, intitulées respectivement « Saussure et les langues anciennes », « linguistique générale » et « aux confins de la linguistique ». Les éditeurs soulignent, dès l’introduction, avoir voulu éviter deux écueils : réduire Saussure au Cours de linguistique générale, qu’il n’a pas vraiment écrit, et couper les liens avec le structuralisme, pour éviter une relecture partisane, comme celle de Chomsky. L’intérêt de cet ouvrage est d’avoir voulu faire la part belle aux manuscrits et vraiment revenir aux sources de la pensée saussurienne. D’ailleurs, l’ouvrage existe en version numérique enrichie, contenant des reproductions de manuscrits et certains chapitres du DVD : Ferdinand de Saussure : la linguistique comme passion. Ce choix nous permet de souligner les enjeux de la démarche, qui se veut triple : historienne, disciplinaire et épistémologique.
La démarche historienne
2Elle s’impose d’emblée par l’article de Fabienne Reboul : « Saussure en son temps » (p. 15‑45). Cet article situe le travail de Saussure dans le contexte de création des sciences sociales et de leur institutionnalisation. L’article retrace rapidement l’enfance et les débuts académiques de Saussure à l’Université de Genève. L’auteure s’appuie sur des extraits du journal du père et sur les notes de Saussure étudiant pour analyser son parcours intellectuel de Genève à Leipzig, temple de la linguistique, à la fin du xixe siècle, où il rédige son Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo‑européennes et sa thèse De l’emploi du génitif absolu en sanscrit. L’histoire de la pensée de Saussure est liée à l’aventure de la Société de Linguistique de Paris, institutionnalisée en 1866 ; Saussure y envoie ses premiers travaux en 1874, où ils ont reçu bon accueil. Il est nommé en 1881 maître de conférences à l’École des Hautes Études, chargé du gothique et du vieil allemand. Pendant une dizaine d’années, Saussure a activement participé à la vie des institutions dont il a été membre, que ce soit l’EPHE ou la SLP, dont il a été le premier secrétaire adjoint puis le secrétaire. Il rentre à Genève pour des raisons familiales et ce retour coïncide avec l’évolution politique de cette Université. L’article montre ainsi comment l’histoire culturelle et politique des institutions a interagi avec la construction de la pensée saussurienne.
3D’autres articles inscrivent la démarche historienne en filigrane : l’article de Giuseppe d’Ottavi, « Saussure l’indianiste » (p. 53‑89), jalonne les étapes du travail du linguiste sur le sanscrit : ses lectures, ses influences, l’enseignement qu’il a prodigué, les conférences données sur le sujet. L’article « À propos des sources du premier cours de linguistique générale » de François Vincent (p. 137‑148) revient sur l’époque de la composition des Cours et montre que le CLG est construit à partir du sténogramme de Louis Caille, du travail de recomposition de Riedlinger et d’une relecture et synthèse de Bally et Sechehaye. Il évoque également l’effervescence parisienne et l’importance du laboratoire de psychologie physiologique d’Alfred Binet, qui a fortement intéressé Saussure.
4Ce souci de datation précise et cette volonté de s’appuyer sur les manuscrits plutôt que sur le CLG, se manifestent dans l’ensemble de l’ouvrage et en constituent un point fort. Ainsi Anne‑Gaëlle Toutain, qui se focalise sur « De l’essence double du langage », montre que ce chapitre « est doté d’une remarquable cohérence théorique qui permet de le dater avec une assez grande probabilité des premières années de l’œuvre saussurienne de linguistique générale » (p. 151). Luca Pesini (p. 91‑101) resitue la pensée de Saussure dans le débat de son temps sur « la géographie linguistique et la dialectologie » : ce qu’il reprend à Gaston Paris, ce qu’il critique d’Osthoff et Brugmann et prolonge le débat à partir de l’Atlas linguistique de la France de Gilliéron et les idées de Rousselot. Il est cependant dommage que ces théories soient juste posées, sans mise en perspective critique.
La démarche disciplinaire
5L’originalité de la pensée saussurienne est de penser en système, la linguistique appartenant à une grande discipline d’étude des signes, la sémiologie : « Sémiologie = morphologie, grammaire, syntaxe, synonymie, rhétorique, stylistique, lexicologie etc., le tout étant inséparable1 ». Rossana De Angelis, dans « Sémiologie(s) » (p. 205‑227) précise que le terme n’apparait que dans les sources autographes, la notion se développant entre 1881 et 1891 et « la nature sociale, collective, des signes est le véritable objet de cette étude » (p. 209), selon le deuxième CLG. La sémiologie est donc double : d’une part, elle a une dimension épistémologique ; elle se construit en tant que science des signes. D’autre part, elle a une dimension anthropologique puisqu’elle étudie les faits humains. « L’objet que la sémiologie permet d’identifier est la forme des signes » (p. 128) : ce qui rappelle combien la morphologie est au cœur des préoccupations de Saussure, pour relier l’ensemble des sous‑catégories linguistiques.
6En outre, l’intérêt pour les disciplines abordées par Saussure s’inscrit dans la construction de l’ouvrage. La première partie réunit les articles portant sur les travaux de Saussure consacrés aux langues anciennes et sanscrit, travaux quantitativement plus importants qu’en linguistique générale. Dans « Saussure et la poétique des langues indo‑européennes » (p. 103‑129), Pierre‑Yves Testenoire rappelle que l’ensemble des travaux de poétique constitue 30% des manuscrits autographes ; ils portent sur :
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La métrique du Rig‑Veda et la vérification du principe de parité phonique ;
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La fin des mots dans le vers homérique et la question des diérèses sur la jonction entre la fin de mot et la fin de pied ;
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Le vers saturnien qui a suscité d’abondants commentaires à la fin du xixe siècle. L’explication métrique et le principe de parité phonique ont interpelé particulièrement Saussure ;
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Les anagrammes ;
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La versification française d’un point de vue phonologique.
7Toutes ces recherches témoignent d’un intérêt central pour des questions de métrique verbale. « Saussure place en effet au cœur de ses recherches une unité, le mot, dont le rôle et la place sont considérés comme des principes structurants de la création poétique » (p. 111). Saussure revendique travailler en poétique comparée et dénonce la confusion des points de vue en métrique historique. Le mètre apparait comme un objet d’étude stimulant dans les différentes langues et le linguiste ne cherche surtout pas à élaborer un modèle abstrait. À sa base, il pressent un savoir phonologique élaboré indépendant de l’écriture. « L’un des enjeux des recherches saussuriennes est de démontrer que la matérialité verbale des poèmes n’est pas une "pâte métrique" à verser dans un moule, mais le résultat d’une distribution phonémique élaborée, objet d’une ancestrale "science de la forme vocale des mots" » (p. 127). Davide Bruzzese dans « La recherche anagrammatique de Saussure. Une proposition inédite pour l’étude du langage poétique » (p. 191‑204) prolonge cette réflexion. « La recherche anagrammatique peut être lue comme un moyen de réfléchir à la chaîne sonore et aux questions relatives à l’articulation des unités signifiantes. L’étude de la poésie indo‑européenne affronterait le problème de la fonction différente du matériel linguistique, question qui est au centre de la recherche anagrammatique et de celle sur la phonologie » (p. 194). Saussure cherche ce que le flux de la langue trouve dans la poésie : le schéma métrique met en évidence le caractère systématique de l’élocution. Cet article est par ailleurs intéressant dans le choix des manuscrits présentés et la mise au point terminologique des termes adoptés par Saussure (anagramme, anaphonie, paragramme et mot‑type, mot‑texte, mot‑thème).
8Enfin dans « le lexique en question » (p. 249‑273), Valentina Bisconti montre comment Saussure dépassait les partages traditionnels. Ainsi Saussure condamne la dualité grammaire / lexique et critique la lexicographie de son temps. La fin du xixe siècle est marquée par la recrudescence de dictionnaires érudits, qui ont accordé une grande importance à la dimension historique des faits linguistiques. « La lexicographie de la seconde moitié du xixe siècle permet de mesurer les effets d’un perspectivisme mal conduits » (p. 256). Littré, par exemple, s’attache à décrire l’usage contemporain en l’éclairant par l’histoire. Il s’appuie sur un corpus de citations excluant le contemporain si bien qu’il n’étudie pas le sens des mots dans leur usage. Saussure compare ainsi le traitement de dépit et rien chez Littré et Darmesteter pour montrer que l’étymologie et l’étude historique prennent trop de place sans expliquer réellement l’évolution du mot. En revanche, son étude de décrépi / décrépit lui permet d’expliquer que la valeur d’un mot est déterminée par ce qui l’entoure. Saussure montre ainsi que la vérité synchronique, de l’ordre du sentiment des sujets parlants doit être exploitée en dépit de la vérité diachronique.
9Penser « une science des signes » conduit Saussure à explorer plusieurs disciplines : la phonétique et la morphologie, au cœur de ses préoccupations, lui permettent des avancées intéressantes en poétique comme en lexicologie. Séparer la perspective synchronique de la perspective diachronique ne se fait pas au détriment de l’une ou de l‘autre : mais distinguer les points de vue permet d’analyser plus précisément le fonctionnement de la langue, voire des langues. C’est ainsi le concept de valeur qui parait au cœur du système.
Une approche épistémologique ayant pour support, la valeur
10Ainsi, Estanislas Sofía (p. 169‑182), après une mise au point terminologique sur ce qu’est un concept par opposition à une notion, établit que valeur est bien un concept saussurien. Elle est d’abord considérée dans son rapport à la signification. L’article met en perspective les remarques saussuriennes, les commentaires de ses éditeurs, dans un souci chronologique. Cependant, on peut regretter de ne pas lire d’analyse de ce que serait la valeur dans la double dimension du langage, paradigmatique et associative. Anne‑Gaëlle Toutain revient elle aussi sur l’importance de ce concept dans la constitution du quaternion final (signe / signification = signe / un autre signe et de plus une signification / une autre signification) (p. 158). L’essence négative de la langue assure son fonctionnement. À partir du concept de valeur, Saussure refuse la notion de changement sémantique, de syntaxe historique et redéfinit celle de changement morphologique. Valentina Bisconti, montre à son tour que « la définition des unités ne peut s’accomplir que dans le cadre de la théorie de la valeur. Elle repose sur des traits négatifs et différentiels » (p. 250). Or le problème des définitions des unités, dont le mot, n’est pas dissocié de celui de la reconnaissance des différents niveaux d’analyse depuis lesquels le regard est porté sur ces unités. Y entrer par la valeur permet de dépasser les questions de catégories linguistiques.
11Enfin la question de la valeur peut être corrélée à la vitalité de la langue. Par la valeur, Saussure met l’accent sur les différences, c’est‑à‑dire sur la richesse d’une langue, sur sa complexité. La question des origines du langage ne l’intéresse donc pas. Thomas Robert (p. 229‑247) expose cela avec clarté et précision. Certes la question de l’origine du langage fascine parce qu’elle renvoie à la question de l’origine de l’humanité. Saussure ne remet pas en cause cette idée mais pour lui l’origine du langage comme celle des langues n’a aucun sens. La langue vit et cette vitalité se confond avec son origine, ce qui rend caduque son questionnement. De plus, l’étude du langage ne saurait relever du domaine des sciences de la vie mais d’une science historique. Saussure refuse toute rupture dans l’histoire : le français n’est qu’une continuité possible du latin. Alors que tout être vivant est par essence délimité dans le temps, toute langue est éternelle, à moins que tous ses sujets parlants ne disparaissent. En définitive, l’épistémologie de la linguistique que Saussure développe dès les conférences de 1891 peut être qualifiée d’« uniformitariste » (p. 238). Les phénomènes passés du langage ne peuvent être différents de ceux constatables actuellement et ne sauraient être expliqués par d’autres causes que celles observables aujourd’hui. Saussure conclut que la naissance d’une langue n’est pas un problème puisque ce fait, jamais observé, est inobservable. En revanche, le jeu entre l’arbitraire du signe et la vie de la langue rend l’acte de la convention impossible (p. 243). Il fait partie intégrante de sa valeur.
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12Cet ouvrage offre des perspectives de lectures très intéressantes : la perspective historique permet une lecture à un premier niveau, adaptée à des étudiants comme à des chercheurs plus confirmés. Les différents points de vue adoptés autorisent des éclairages épistémologiques novateurs sur la pensée de Saussure : l’ouvrage montre comment elle s’est construite mais aussi comment elle fonctionne, un peu à l’image de ce que cherchait à faire Saussure à propos du langage.