Plonger le Paris théâtral dans l’économie : une recette libérale
1Stéphanie Loncle, maître de conférences en études théâtrales à l’Université de Caen, s’est intéressée aux évolutions du Paris théâtral au cours de la première moitié du xixe siècle, quand les pouvoirs sont redistribués et la légitimité du théâtre redéfinie. Le libéralisme, dont l’idéologie se diffuse alors dans la société française, imprègne progressivement les pratiques artistiques : la vie théâtrale devient un secteur de l’économie.
2St. Loncle ne se limite pas aux dates butoirs évoquées dans le titre. Comprendre les mutations que connaît le théâtre durant la monarchie de Juillet, c’est devoir explorer les périodes antérieures. Le système institutionnel né au xviie siècle est remis en cause au cours du xixe siècle. Avec les troupes reconnues et protégées sous l’Ancien Régime, l’État, tout en apportant un soutien financier, instaure des règles spécifiques pour ce marché. Le spectateur, en achetant sa place, voire en applaudissant le propos, marque son adhésion au système social et politique qui procure son plaisir. Pour Alain Viala, le domaine de l’art dramatique, vu à travers ses liens avec d’autres pratiques (exercice du pouvoir, codification linguistique), est révélateur d’un lieu où se jouent la part de dépendance du secteur et les processus de distinction des valeurs1. C’est dans ce cadre que St. Loncle débute son analyse, en montrant bien l’enjeu pour la Comédie‑Française : jusqu’alors détentrice de la parole théâtrale, celle‑ci doit s’insérer dans le monde des théâtres de la première moitié du xixe siècle, après « l’accident révolutionnaire ».
3La situation évolue avec les décrets de 1806‑1807, qui instituent un « code des théâtres » et qui font du théâtre (le lieu) une unité de base de l’organisation des activités théâtrales. La troupe, dans son existence même, est désormais concurrencée par le lieu. St. Loncle analyse ainsi sept théâtres différents, pour montrer tout ce que cette révolution change. Ces lieux investissent les nouveaux quartiers qui construisent peu à peu le Paris théâtral, avec toute une économie qui s’échafaude autour d’eux. Les jeux de pouvoir sont finement analysés. Bien qu’actionnaire du théâtre du Gymnase, le dramaturge Eugène Scribe, à travers la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, travaille, dans les années 1830, à constituer les auteurs en un corps de métier, de façon à s’imposer aux autres agents — avec un succès relatif. L’acteur Frédérick Lemaître, par son interprétation déroutante, tente d’obtenir la reconnaissance de sa performance quand il joue aux théâtres de la Porte‑Saint‑Martin et de la Folie-Dramatique. Mais la marginalisation des acteurs est quasiment acquise dans le fonctionnement des théâtres en 1848.
Le directeur‑administrateur, nouvelle vedette du théâtre libéral
4La figure du théâtre que St. Loncle met résolument en valeur, c’est celle des directeurs‑administrateurs, qui émerge à l’occasion du décret de 1806. Cette figure méconnue avait été mise en lumière par un ouvrage collectif dirigé par Pascale Goetschel et Jean‑Claude Yon2, rappelant que les motivations de cette profession restaient à être appréhendées avec plus de précision. L’auteure y travaille. Chaque histoire de ces théâtres est l’occasion d’évoquer ces personnages, leurs actions et leurs ambitions.
5St. Loncle s’amuse de la légende du théâtre romantique qui apparaît comme le croisement de trajectoires d’individualités exceptionnelles, dans un Paris théâtral partagé entre le conservatisme corporatiste de la Comédie‑Française et la médiocrité populiste des théâtres de boulevard. Elle analyse notamment les expériences de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas pour devenir directeurs de théâtre dans les années 1830 et 1840. Hugo s’associe ainsi avec Anténor Joly pour la création du Théâtre de la Renaissance (fermé en 1840). Dumas s’associe à Hippolyte Hostein pour la création du Théâtre‑Historique (mais l’association se dissout en 1847‑1848). À chaque fois, St. Loncle s’intéresse aux apports des uns et des autres. Les principales sources pour aborder l’histoire du Théâtre‑Historique sont toutefois les récits autobiographiques des deux responsables (dont l’un écrit trente ans après les faits), ce qui limite l’analyse : il est facile dans ces conditions d’avoir des figures qui émergent, les autobiographies étant souvent de nature justificative. L’auteure n’a pas été dupe et a recherché des sources complémentaires pour la période de la faillite, mais c’est une limite de l’exercice.
6La privatisation des théâtres, à partir des années 1825 et surtout des années 1830, a contribué à vider ces lieux de leurs « habitants ». Les directeurs sont devenus de véritables précurseurs des chefs d’entreprise, seuls et uniques représentants pour le pouvoir politique des activités théâtrales. Celles‑ci se réduisent alors à une organisation provisoire de comédiens et d’auteurs sortis par contrat de leurs marchés du travail respectifs. Le monde des théâtres a été transformé en un monde du théâtre, organisé par professions. Les pratiques théâtrales (jeu, écriture, administration) sont influencées par les logiques de concurrence et de propriété privée.
Un libéralisme aux dimensions paradoxales
7L’analyse des textes souvent invoqués dans les sources pour l’histoire du théâtre permet de mettre en lumière les modalités de diffusion du libéralisme. Si les directeurs tentent d’influencer le sort du théâtre à travers les commissions et les rapports destinés aux ministres, les auteurs, avec la révolution de 1848, investissent l’élection. Hugo parvient ainsi à se faire élire en juin 1848, avec Félix Pyat et après avoir échoué une première fois en tant que représentant des ouvriers du théâtre. Néanmoins, St. Loncle le concède : la vie théâtrale n’est pas un tableau où plusieurs groupes homogènes s’affrontent ou s’allient dans un espace libre de concurrence et de stratégie — une illusion que le régime libéral du théâtre s’efforce de produire (p. 482). À ce moment‑là, l’utilité politique des théâtres, c’est‑à‑dire leur prospérité économique selon le régime libéral, est acquise.
8Mais comment définir les produits immatériels que propose le théâtre ? Les travaux d’Adam Smith, de Jean‑Baptiste Say et des saint‑simoniens sont convoqués pour essayer de déterminer ce qui est vendu par le théâtre et qui en est le propriétaire. Cet aspect de la production immatérielle revient à plusieurs endroits dans le livre (p. 472 et suivantes, p. 625) et les conclusions ne semblent toujours pas définitives. On retrouve ces aspects dans les travaux des juristes vis‑à‑vis de l’art théâtral, avec la question notamment de la censure, abolie officiellement en 1830 tandis que les théâtres font l’objet d’une surveillance particulière jusqu’en 19063. St. Loncle aborde longuement la question de la liberté théâtrale, mais d’un point de vue plus théorique que pratique.
9Après avoir délégué sous le contrôle des commissions et des directeurs la question des théâtres, il s’agit de recentraliser la gestion de la question théâtrale, en ne traitant qu’avec des entreprises représentées par leur directeur. Il n’est alors plus question de faire entrer la loi dans les théâtres mais d’organiser par la loi le marché théâtral. Les pratiques théâtrales diverses et contradictoires entrent dans un monde des théâtres autonome et contractualisé. La libéralisation du théâtre se traduit par une redistribution des pratiques en dehors de la scène.
10Face à ces équilibres précaires et ces va‑et‑vient idéologiques, St. Loncle interroge donc le discours du théâtre : si le théâtre est entré dans une logique marchande, les pièces proposées au public, en particulier les pièces romantiques, critiquent‑elles le monde ? C’est l’objet d’un chapitre entier, qui déborde un peu sur le chapitre suivant. Les analyses littéraires des pièces de Hugo (Ruy Blas), Vigny (Chatterton) et Scribe (Bertrand et Raton) proposent un portrait sans concession de la société libérale, à laquelle pourtant tous sont invités à contribuer. C’est un point paradoxal de la société libérale. Le théâtre institutionnel, comme le théâtre marchand, n’échappe pas à la dimension comerciale. Le chapitre reprend les idées d’un article que St. Loncle a fait paraître en 2012 dans la revue Études littéraires4.
Industrialisation & libéralisme dans le théâtre, même combat ?
11St. Loncle poursuit son analyse sur un théâtre qu’elle qualifie d’industriel (le théâtre « marchand », nous pourrions dire : privé). Le sujet demanderait toutefois à être mieux posé, dans la mesure où il y a confusion entre industrialisation (qui évoque la production en série et non le prisme de la commercialisation concurrentielle) et libéralisme. Pour prendre une analogie du xxe siècle (forcément réductrice certes), l’URSS, pays communiste, s’est voulu un pays industriel mais il n’était ni libéral dans la production ni dans le commerce. S’ensuit une hypothèse faussée, développée par l’auteure alors que les acteurs de l’époque ne disposent pas de tels concepts économiques (selon elle, p. 623). Le dernier (long) paragraphe de cette sous‑partie conduit un développement plus heureux sur la standardisation (p. 630‑632), qui couvre toute la fin du chapitre à travers la série théâtrale et la machinerie des années 1830‑1850.
12L’enjeu reste d’actualité, puisque le numéro de Théâtre / Public sur le théâtre et le néolibéralisme, d’ailleurs dirigé par St. Loncle, a porté le théâtre comme vecteur de l’adhésion de la population à l’ordre économique et social, et l’hégémonie de la classe dirigeante sur le public des théâtres5. Dans son ouvrage, l’auteure nous montre les coulisses du spectacle plutôt que les querelles amenées par le spectacle lui‑même (par exemple entre classiques et romantiques) ou la suprématie culturelle qu’il procure à la France, autant d’aspects marginalisés dans cette étude.