Diderot politique
Non, non, il faut que, tôt ou tard, la justice soit faite. S’il en arrivait autrement, je m’adresserais au peuple. Je lui dirais : Peuples, dont les rugissements ont fait trembler tant de fois vos maîtres, qu’attendez‑vous ? pour quel moment réservez‑vous vos flambeaux et les pierres qui pavent vos rues ? Arrachez‑les …
1C’est dans l’Histoire philosophique et politique du commerce et des établissements des Européens dans les deux Indes de l’abbé Raynal, que Diderot (il participa à la rédaction l’ouvrage) profère ces mots « transgressifs », incitant à se libérer des tyrans. Diderot est‑il agité par une fibre révolutionnaire ? Assertion à nuancer au motif que sa pensée politique – à l’image de l’œuvre entière – est ambivalente. Robespierre ne déclarait‑il pas que la « secte » composée des Encyclopédistes « resta toujours au‑dessous des droits du peuple […] » ? Précisons qu’un marxiste comme Yves Benot (voir Diderot, de l’athéisme à l’anti-colonialisme) souligne également les oscillations de Diderot, et rappelle que sa philosophie – y compris « politique » – ne comporte aucune systématicité. Jacques Proust (Diderot et l’Encyclopédie, 1962) nous apprend que la réflexion politique de Diderot prend forme vers 1765, inspirée par Hobbes et, par ailleurs, par les jurisconsultes du droit naturel, par Rousseau, par l’Esprit des lois de Montesquieu. Diderot, en fait, n’a pas produit de texte ayant la portée du Contrat social rousseauiste, maisa disséminé le « registre » politique dans la totalité de son œuvre. On pourrait même dire que sa philosophie est de part en part politique, qu’il s’agisse des Bijoux indiscrets, de La Religieuse, du Supplément au voyage de Bougainville, du Neveu de Rameau, des Salons, de l’Encyclopédie (articles « Droit naturel », « Autorité politique », etc.), ou de textes spécifiquement « politiques » : citons l’Histoire des deux Indes, les Notes écrites de la main d’un souverain à la marge de Tacite, devenues « Principes politiques des souverains » (première publication par Naigeon en 1798, après la mort de Diderot), les Mélanges pour Catherine II (texte laissé entre les mains de l’impératrice de Russie et réapparu uniquement en 1869), les Observations sur le Nakaz (annotations de Diderot d’une instruction de Catherine II, en 1774) ; les Fragments politiques échappés du portefeuille d’un philosophe, la Réfutation d’Helvétius, ou encore l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, texte publié dans sa dernière version en 1782. On sait par ailleurs que Diderot rédigea des apologies en faveur de l’abbé Galiani – opposé à la libéralisation du commerce des blés – et de l’abbé Raynal lui‑même.
2Paraissent depuis quelques mois une série de publications relatives au « volet » politique de l’œuvre diderotienne, publications qui confrontent le lecteur à des problématiques sinon laissées en friche, du moins abordées essentiellement par des « spécialistes ». Il faut néanmoins mentionner les développements de Jacques Proust, qui consacra la fin de son ouvrage sur l’Encyclopédie (voir supra) aux « principes » à l’œuvre dans la pensée politique de Diderot. Yves Benot, pour sa part, interrogeait dès 1970 l’idéologie de l’abbé Raynal dans l’Histoire des deux Indes. Récemment, en 2013, Colas Duflos a publié Diderot, du matérialisme à la politique, faisant le choix théorique d’élucider le lien entre l’anthropologie matérialiste de Diderot et la dimension proprement politique de l’œuvre.
3Vient de paraître (2019) sous la direction de Marie Leca‑Tsiomis et d’Ann Thomson, un volume intitulé Diderot et la politique aujourd’hui, édité par la Société Diderot. L’enjeu, à nouveau, est de déterminer le corpus des textes de Diderot qualifiés de politiques, une grande part de l’œuvre ayant été dévoilée tardivement – en 1951 – grâce à l’exploitation du fonds Vandeul (le gendre de Diderot). Dans la présentation, les auteurs signalent qu’un travail collaboratif international remet en question nombre d’idées reçues sur l’Histoire des deux Indes, dont les travaux de Gianluigi Goggi. C’est donc un autre regard qui est proposé dans Diderot et la politique aujourd’hui, susceptible de ruiner un certain nombre d’analyses et/ou de faire émerger des interrogations inédites.
4Tous les auteurs distinguent un Diderot philosophe et un Diderot « politique », le premier absorbé par la sphère spéculative, le second confronté aux finalités pragmatiques de l’action politique. À la différence de Montesquieu et de Rousseau, cependant, Diderot ne s’est pas tenu éloigné des événements politiques de son époque, qu’il s’agisse du coup d’État de Maupeou (cf. l’Essai historique sur la police de la France depuis son origine jusqu’à son extinction actuelle), de l’insurrection des colons de la future Amérique contre la Couronne d’Angleterre, du coup de force de Catherine II de Russie etc. Il est par conséquent difficile de faire l’impasse sur le « protojacobinisme » du philosophe (Antony Strugnell), i.e sur la dimension révolutionnaire de son œuvre. Ce questionnement est d’autant plus légitime que Diderot s’intéresse à la politique « concrète ». S’il traite des concepts de droit naturel, de souveraineté, etc., c’est pour les déplacer parfois sur le terrain « pratique », ce qui infléchit de facto son discours. L’on voit alors surgir un Diderot « subversif », incitant les peuples à la révolte, et réclamant l’abolition de l’esclavage : un Diderot historien et orateur, sur le fond, mais encore « philosophe », c’est‑à‑dire prônant une forme de non‑savoir, de scepticisme, sinon d’indétermination. Diderot, sans conteste, est l’homme de la dualité, ses appels à l’insurrection prenant place, le plus souvent, parmi des considérations jugées « réformistes » par la plupart de ceux qui se consacrent à son œuvre.
Diderot révolutionnaire ?
5Que faire de la dualité en question ? Selon Keta Ohji (« Par‑delà la volonté générale ». Le « concert des volontés » selon le dernier Diderot, p. 25), Diderot, dans les années 1770, revendique le concept de « volonté générale » afin de soutenir la critique du despotisme, y compris « éclairé : la volonté générale s’exhibe dans la « représentation nationale » (préoccupation de Catherine II de Russie), et transforme l’opinion publique – dans certaines conditions – en instance politique. Mais c’est le dialogue entre Locke (Traité du gouvernement civil), Hobbes et Montesquieu qui suggère à Diderot de substituer le concept de « concert des volontés » à celui de volonté générale. Le concert des volontés est en effet garant de la démocratie, et la Constitution de l’Amérique naissante en est l’incarnation même. Alors que la « volonté générale » peut s’absolutiser et frôler le totalitarisme, le « concert de volontés », politiquement parlant, laisse du jeu : exposé à des scissions internes, il fait en définitive le lit de la démocratie, les dissonances sociales – comme en témoigne Montesquieu – contribuant à vivifier le tumulte démocratique. On retrouve au passage des analyses développées par M. Abensour, par exemple (voir Pour une philosophie politique critique). Le « désordre » démocratique renforce la représentativité du corps politique, ce pour quoi Diderot veut (aussi) nourrir la révolte du peuple : il faut répandre le « ferment de la liberté », nous dit‑il, le sommeil politique étant toujours dangereux. L’art de gouverner, ainsi, tend autant à dissoudre le corps politique qu’à le recomposer. Un bain de sang peut se révéler salutaire, et conduire à la régénération politique, c’est‑à‑dire à la dissipation de mœurs corrompues. Où l’on constate à nouveau que Diderot envisage la politique selon des critères à caractère moral : l’action politique a pour finalité de réformer les mœurs, de dissiper la corruption, de « rendre le crime plus rare » (Observations sur le Nakaz).
6Il existe d’ailleurs un « temps pour la révolution », souligne Laurence Mall (« Temps politiques dans les écrits de Diderot sur la Russie », p. 99), sachant que Diderot, dans la Réfutation d’Helvétius, réclame (à l’instar de Machiavel) une république « tumultuaire ». Là où Hobbes en appelle à la tranquillité du citoyen pour légitimer un État répressif, Diderot légitime la théorie « séditieuse » du tyrannicide : les peuples peuvent juger et condamner leurs rois, s’ils les estiment coupables du crime de lèse‑majesté. Le Second Traité de Locke lui a fait reconnaître un « droit à la résistance », et Raynal comme Diderot introduisent des développements anti‑coloniaux et anti‑esclavagistes dans l’Histoire des deux Indes. Tout « réflexif » qu’il soit, Diderot n’ignore en rien les méfaits et abus d’autorité des colons, même si sa position se nuance parfois, ce que nous envisagerons plus loin. Si l’on suit Gianluigi Goggi (« Le temps amène tout ce qui est possible ». Diderot et le temps de la révolution », p. 115), Diderot comprend l’histoire comme un processus de destruction/génération (cyclique par conséquent), mais n’est pas insensible à son caractère contingent, aléatoire, ce qui ouvre l’histoire à des perspectives révolutionnaires. Parce que le temps amène tout ce qui est possible, la révolution peut advenir sans obéir aux lois d’un strict déterminisme. Sur un versant plus « radical », Antony Strugnell (« Diderot protojacobin ? », p. 133) fait l’hypothèse que Diderot participe de la fermentation des idées révolutionnaires, et qu’il a contribué in fine à la constitution du Club des Jacobins. Dans les Observations sur le Nakaz, Diderot – qui ne pratique pourtant aucun culte de la raison – se révèle proche de Robespierre, et a inspiré au tribun révolutionnaire, d’après l’auteur, certaines de ses positions politiques. A. Strugnell n’hésite donc pas à évoquer le protojacobinisme de Diderot, qui déclarait en effet : « Il n’y a de vrai souverain que la nation ; il ne peut y avoir de vrai législateur que le peuple ».
7Gilles Gourbin (« Diderot face au grand fantôme de la liberté », p. 45) précise que Diderot est le penseur de l’émancipation du peuple au motif qu’il revendique la véridiction, l’indiscrétion philosophique, autrement dit l’insolence cynique, attitudes qui lui confèrent une portée « révolutionnaire » (« L’intérêt du puissant passe. L’empire de la vérité dure à jamais », citation p. 119). Mais le paradoxe significatif, selon Gilles Gourbin, c’est que la vérité se livre par le truchement de l’imaginaire. Aussi illusoire soit‑il, le « sentiment » de liberté entretient le « désir » de liberté, et ne pas renoncer à l’amour de la liberté est donc déterminant : l’illusion finit toujours par révéler ce qu’elle dissimule, et il faut donc laisser au peuple l’illusion de la liberté. Voici une analyse qui doit plus à Zizek, philosophe lacano‑marxiste (la vérité a structure de fiction d’après Lacan) qu’à Marx lui‑même, si l’on songe que la critique de l’idéologie dominante passe, pour l’auteur du Capital, par la démystification de la pseudo‑liberté entretenue par le système capitaliste. Par ailleurs, la « politique expérimentale » de Diderot – le fait d’accepter les tâtonnements inhérents à toute pratique politique – fait place en définitive à l’insurrection, et n’exclut pas sa transformation en révolution sanglante. Dans tous les cas, l’insistance des auteurs porte sur la nécessité d’élucider la « nébuleuse » diderotienne, de tracer des lignes de démarcation, de « forer » ce qui se présente comme indifférencié (relativement), et de rapprocher ce qui peut l’être.
Philosophie vs politique ?
8Les développements « politiques » de Diderot seraient dépourvus de sens s’ils ne visaient à rendre la philosophie « éloquente », dans sa capacité à dire le vrai, voire à susciter la révolte des peuples. Pourquoi être philosophe, en effet, si c’est pour choisir de se taire ? L’amour de la vérité, au demeurant, se confond avec l’utilité sociale : « Imposez‑moi le silence sur la religion et le gouvernement, et je n’aurai plus rien à dire » affirme Diderot dans la Promenade du sceptique (1747). Mais l’engagement de Diderot dépasse‑t‑il le pouvoir des mots ? Que peuvent des philosophes « synchronisés empiriquement sur la marche de leur époque » (Laurence Mall), mais qui pensent plus qu’ils n’agissent ? Selon Georges Benrekassa (« Usage de Diderot : la place vacante de l’animal politique », p. 169), Diderot semble privilégier le primum philosophare (Lettre à Necker de juin 1775, p. 1261 de la Correspondance, éditions Laffont), et cela aux dépens de l’action politique. La référence à Sénèque, dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron donne à penser que le rôle du philosophe est d’éduquer le Prince (Néron) à la vertu. Mais aimer la philosophie (et la vertu) avant la vie, n’est‑ce‑pas renoncer à l’engagement politique ? G. Benrekassa « dialectise » ce qui a l’apparence d’une contradiction : Diderot ne pratiquerait pas tant une « sortie du politique » qu’il ne ferait du philosophe un « disciple du genre humain », voué à limiter la puissance des grands. C’est que la philosophie a pour vocation de lier les hommes par le commerce des idées, de les sensibiliser à la « bienveillance mutuelle ».
9D’autres arguments signalent l’oscillation de Diderot entre une attitude philosophique fondée sur le doute et une exhortation politique fondée sur l’éloquence. Diderot hésite en fait souvent entre position intellectuelle et dénonciation de l’oppression. Son adhésion théorique au concept de propriété, par exemple, le rend partisan d’une monarchie modérée, et de la liberté d’entreprendre (à l’instar de Condorcet et des Montagnards). Une société va son train à condition que libéralisme économique et libéralisme « sociétal » se conjuguent, ce qui explique la volonté de Diderot d’ouvrir au Tiers‑État l’accès aux institutions. Le concept de propriété se révèle opératoire dans bien des domaines : Diderot l’invoque pour affirmer que chacun est « propriétaire de sa vie », expression qui privilégie la « liberté naturelle » aux dépens de la liberté politique. Soutenir enfin qu’il faut choisir les représentants du peuple parmi les « propriétaires » de la nation – à savoir les commerçants et les paysans prospères – situe Diderot du côté de Condorcet et des Montagnards (et non plus de Robespierre). En bref, le libéralisme de Diderot, son humanisme, ne présentent plus d’affinité, dans certains textes, avec la pratique des révolutionnaires. Selon A. Strugnell, d’ailleurs, l’ambivalence perceptible dans l’œuvre diderotienne permet d’une part de l’affilier à Robespierre mais, d’autre part, de l’en démarquer, sachant que l’appel vibrant à la liberté, chez Diderot, ne coïncide pas avec l’exaltation de la vertu républicaine chez Robespierre. On pourrait peut‑être lui objecter que la même « obsession » de la morale (individuelle et politique) est l’apanage des deux penseurs, mais qu’elle se traduit en indignation politique et appel idéatif à la révolte pour l’un (Diderot) et en actes politiques sanglants pour l’autre. Dans tous les cas, Diderot ne se prive pas de dénoncer la tyrannie sous toutes ses formes, comme le (dé)montre l’article de Gerhardt Stenger (« Références savantes dans « Diderot lecteur de Clapmarius », p. 13). Pour autant, est‑il persuadé que la réflexion philosophique, seule, engendre la révolution, rien n’est moins certain. Les philosophes ne détiennent pas toujours le pouvoir d’ « éclairer » le peuple, même s’ils participent de la modification insensible des mentalités, forgent en partie l’opinion publique et favorisent l’apparition d’un « climat » révolutionnaire. Mais le discours philosophique ne détermine pas mécaniquement les troubles civils, aucune spéculation n’engendrant le désordre («Nous examinerons les choses en philosophes ; et l’on sait que ce ne sont pas nos spéculations qui amènent les troubles civils. Point de sujet plus patient que nous », in Histoire des deux Indes, citation figurant p. 79 de l’ouvrage collectif).
10Georges Dulac (« Espace et temps comme dimension politique dans les Mélanges philosophiques pour Catherine II ») pointe également la dualité des propositions diderotiennes : le philosophe conseille à l’impératrice de Russie d’ abolir l’esclavage (Catherine II ne s’y résout absolument pas), et de faire des petits paysans des propriétaires (Observations sur le Nakaz), de prendre d’un côté des mesures radicales pour l’émancipation du peuple, de l’autre, de concourir à l’ « embourgeoisement » de ce même peuple. Par ailleurs, lorsque Diderot propose à l’impératrice d’inscrire ses réformes dans un temps « long », il conçoit la politique comme la mise en œuvre d’un « processus de civilisation ». Ce « temps long », d’après G. Dulac, peut même se révéler indéfini, à l’image du progrès technique (cf. l’article Encyclopédie), du développement agricole (qui pouvait prendre des siècles selon Galiani) et même des beaux‑arts. Mais, là encore, Diderot est partagé entre la « distance » théorique dont peut se prévaloir la philosophie, et la prise en compte de critères purement politiques, soumis à une autre temporalité. Il existe un temps « bref », exigeant sans attendre des réformes, et qui va de pair avec la décision politique. La politique requiert ainsi un « kairos » (article précité de L. Mall), un moment opportun pour agir, et saisir cette opportunité historique relève du politique plus que de la réflexivité philosophique. Comme le souligne G. Benrekassa (article précité), Diderot est partagé entre le désir de fonder un véritable universalisme et la volonté de commenter hic et nunc les péripéties de son époque : de cette tension inévitable, son œuvre entière est tissée.
Épilogue
11Le texte de Sunil Agnani (« Comment ne pas lire les Lumières : « John Morley et la réception victorienne de l’Histoire des deux Indes, p. 149) donne l’opportunité de s’interroger sur Diderot historien, bien que l’abbé Raynal ait décrété avoir fait œuvre philosophique et politique, et non pas historique. Mais pour un xixe siècle converti au positivisme naissant, c’est la dimension philosophique de l’ouvrage – et politique plus encore – qui fait problème. Le reproche adressé à Diderot, pourtant – par la bouche de Morley (1838‑1923, savant britannique devenu Ministre dans les colonies britanniques (en Inde) – c’est d’avoir collaboré à une Histoire ne présentant pas des critères de scientificité explicites. Diderot et Raynal ne se permettent‑ils pas, dans certains passages de l’Histoire des deux Indes, de recourir à la fiction, procédé jugé irrecevable par Morley, qui pense de surcroît que les auteurs empruntent à la fable (et à l’allégorie) pour critiquer plus aisément la société française ?
12L’on ne sait trop, cependant, si Morley veut déprécier la dimension formelle et pseudo‑scientifique à ses yeux de l’Histoire des deux Indes, ou s’il est heurté par les développements anti‑colonialistes et anti‑esclavagistes de l’ouvrage. Il est très probable, précise l’auteur, que Morley se méfie des Lumières, et qu’il leur oppose, dans sa façon de concevoir la colonisation, un paternalisme « moral » : il faut savoir que sa condamnation du colonialisme s’accompagne d’une dévalorisation des peuples opprimés, point de vue totalement rejeté par Diderot. Morley soutient par exemple que les « races colonisées » sont des races « inférieures », justifiant par là le colonialisme britannique en Amérique, qui l’emporta d’ailleurs, vers 1756, sur la colonisation française. Dans le Livre xi de l’Histoire, Diderot (dont la contribution a été identifiée) va jusqu’à transformer le récit anthropologique en discours universalisant, et exhorte les colonisés à résister à l’oppresseur :
Fuyez, malheureux Hottentots, fuyez, enfoncez‑vous dans vos forêts ! Les bêtes féroces qui les habitent sont moins redoutables que les monstres sous l’empire desquels vous allez tomber (cf. l’arrivée des Hollandais au large du Cap de Bonne Espérance). Le tigre vous déchirera peut‑être mais il ne vous ôtera que la vie. L’autre vous ravira l’innocence et la liberté. Ou si vous vous en sentez le courage, prenez vos haches, tendez vos arcs, faites pleuvoir sur ces étrangers vos flèches empoisonnées. Puisse‑t‑il n’en rester aucun pour porter à leurs citoyens la nouvelle de leur désastre […]. Et vous, cruels Européens, ne vous irritez pas de ma harangue […]. Si mon discours vous offense, c’est que vous n’êtes pas plus humain que vos prédécesseurs...
13Mais au‑delà de l’exhortation, comment contrer philosophiquement l’idéologie colonialiste, dont Buffon, note Y. Benot, partageait les présupposés et les préjugés ? En démontant les mécanismes du racisme et de l’idéologie qu’il soutient. Si les nègres sont « bornés », selon les colons, c’est que l’esclavage, souligne Diderot, brise tous les ressorts de leur âme ; s’ils sont méchants, précise‑t‑il, ce n’est encore « pas assez avec vous », et s’ils sont fourbes, c’est qu’on ne doit pas la vérité à des tyrans. Diderot exhorte donc les colonisés à se révolter contre les colonisateurs au nom du droit naturel, et argumente philosophiquement pour démystifier l’idéologie colonialiste. Il signe là, à nouveau, sa tendance à éprouver les principes philosophiques du droit naturel, et à faire œuvre polémique, dans le souci de libérer une partie de l’humanité.