Nouvelles Impressions d’Afrique de Raymond Roussel : édition des manuscrits par Pierre Bazantay
1Si nous devions, très schématiquement, reconstruire l’histoire de la réception de Raymond Roussel (1877‑1933), nous pourrions poser quatre jalons dont le premier serait celui des avant‑gardes, le deuxième celui du structuralisme, le troisième celui de la découverte des manuscrits en 1989, et le quatrième, plus difficile à dater, celui de l’accueil de son œuvre dans le milieu des arts plastiques.
2Roussel a traversé l’histoire de la culture du XXe siècle à la fois comme une référence incontournable et comme une ombre, plus ou moins insaisissable. Jusqu’en 1989, il était d’autant plus mystérieux que les lecteurs et les critiques ne disposaient pratiquement pas de matériaux péritextuels susceptibles de faciliter l’orientation dans son œuvre, pas d’entretiens, pas de lettres, pas de textes théoriques. L’auteur s’était avec précaution et méthode tenu à l’écart des milieux culturels de son temps, et les sept volumes signés par lui, publiés chez Lemerre, puis chez Pauvert (à partir de 1963), s’offraient au lecteur sans aucune béquille. La découverte de ses manuscrits, donnés par le garde‑meubles Bedel à la Bibliothèque Nationale dans neuf cartons qui étaient restés entreposés dans ses hangars une cinquantaine d’années, a définitivement permis aux critiques de découvrir et de mesurer toute l’ampleur de l’œuvre et du travail d’écriture de Roussel.
3Depuis 1989, Jean‑Jacques Pauvert et Fayard s’étaient proposés de publier les œuvres complètes de l’auteur soigneusement annotées. Dans un rythme d’édition particulièrement lent, neuf volumes ont paru au cours des trente dernières années, parmi lesquels nombre d’inédits. Une ambitieuse entreprise éditoriale qui a beaucoup apporté à la connaissance et à la diffusion des textes de Roussel, mais qui a malheureusement pris fin sans qu’ait été réalisée l’édition annotée de Locus Solus ni celle de Nouvelles Impressions d’Afrique, pourtant deux œuvres majeures de Roussel.
4L’étrange usine de Pierre Bazantay, qui a notamment co‑dirigé les deux colloques autour de Roussel qui se sont tenus à Cerisy‑la‑Salle en 1991 et en 2012, vient à point combler le manque d’une édition annotée de Nouvelles Impressions d’Afrique (Lemerre, 1932), ne serait‑ce que partiellement, puisque son livre ne se propose de retranscrire et d’étudier qu’un seul des manuscrits du Fonds Roussel. Cette tâche, qui semble abordable (le document en question ne comporte que 124 pages), a pourtant dû donner le vertige au chercheur, puisque ce manuscrit n’est pas un document homogène qui serait parvenu tel quel à la BN, il s’agit plutôt d’un ensemble fragmentaire de textes rédigés à des moments différents, entre lesquels la chronologie n’est pas facile à établir et qui ne permettent pas, comme le souligne avec insistance P. Bazantay, de mettre en lumière un scénario d’écriture stable. Force est de constater un curieux parallélisme entre le travail disproportionné qu’une centaine de feuillets ont donné à l’exégète et le colossal labeur du poète pour composer une aussi mince quantité de vers.
5Bref, la complexité des manuscrits est à la hauteur de celle de l’œuvre publiée qui présente un impressionnant échafaudage paratextuel, un antécédent méconnu de l’hypertexte qui articule savamment un système de parenthèses emboîtées, de notes infrapaginales, d’illustrations et un pliage particuler. La remédiation numérique que nous avons signée avec Philippe Bootz et Inés Laitano de cet antécédent méconnu de l’hypertexte donne une idée assez claire du dispositif [http://www.rousselnia.fr/]. La fragmentation du manuscrit, la fragmentation des lignes d’écriture, offrent déjà l’image de ce que sera le montage structuralement complexe de l’opus magnum roussellien.
6Raymond Roussel avait insisté sur les difficultés de composition de cet ouvrage qui lui aurait demandé sept ans de travail, ce qui semble excessif pour un texte qui comporte seulement quelque 1300 vers distribués sur quatre chants. L’auteur aurait‑il exagéré son effort ? Peut‑être, puisque les manuscrits, comme nous l’indique P. Bazantay, permettent de fixer comme jalons chronologiques un début de composition en 1915 (comme Roussel l’a rapporté dans Comment j’ai écrit certains de mes livres) et montrent que les grandes lignes de l’ouvrage étaient tracées dès l’année 1917. La dactylographie du chant II qui comporte déjà plus de 500 vers (la version publiée en comporte 644) viendrait appuyer cette thèse.
7Le grand intérêt de l’édition de P. Bazantay n’est pas seulement de s’efforcer de démêler et de proposer une transcription du manuscrit de Roussel (quand il est lisible), mais surtout d’en offrir au lecteur une photographie qui rend une image tout à fait vertigineuse de l’effort poétique de son auteur. On comprendra alors l’insistance de P. Bazantay sur l’aspect esthétique de ces manuscrits, leur « dimension visuelle qui relève presque des arts plastiques digne d’un Pollock ou d’un Riopelle ». (p. 250)
8L’impression que transmet la vue de ces brouillons donne tout son sens à l’affirmation de Roussel suivant laquelle écrire était devenu pour lui très difficile et qu’il saignait sur chaque vers, – c’est sur le sang, d’ailleurs, que P. Bazantay clôt sa recherche. Cela ressemble assez à la représentation d’un sismogramme : c’est un enchevêtrement de lignes‑vers, montées les unes sur les autres, coupées par des ratures, pouvant se prolonger au‑dessus de la ligne principale ou en dessous, ou d’abord en dessous puis au‑dessus, et ainsi de suite jusqu’à une dizaine de fois. Elles traduisent ainsi les mouvements d’une pensée qui se cherche avec ses lancers et ses repentirs jusqu’à trouver la ligne la plus droite et la plus synthétique entre deux points retenus.
9La quantité d’essais réalisés avant de fixer un vers, une rime, deux termes à associer, l’expression juste d’une image, est proprement hallucinatoire ; c’est un déferlement de mots et de formes d’expression possibles, et de rimes qui peuvent se manifester avant de s’immortaliser dans un distique. Comme l’affirme P. Bazantay, « s’il fallait démêler l’écheveau de toutes les variantes présentes dans ces quelques pages, un volume n’y suffirait pas » (p. 225), force est alors de conclure que « cela met en évidence un authentique travail de rumination, dont on trouve peu d’exemples de cette ampleur dans l’histoire de la littérature » (p. 214). La passionnante analyse proposée dans le chapitre « Du scénario aux images » d’une petite comparaison du chant II (« [Ne pas confondre] La flèche à bail sublunaire écourté / Qu’on sort d’un cœur, pour une plume d’oie / À rouge encre ; ») qui est passée par une dizaine de reformulations différentes avant d’arriver à la version finale, donne une idée assez précise de l’exigeant effort de composition investi dans chacun des vers.
10P. Bazantay insiste sur les difficultés qu’il y a à établir un scénario incontestable pour le travail d’écriture de Nouvelles Impressions d’Afrique. Cependant, ces brouillons construisent l’image de la production scripturale de Roussel qui serait élaborée à partir de la lente préparation d’un canevas initial dont le rôle serait de fixer les principaux points de repère du texte.
11Le premier état lacunaire du chant II semblerait confirmer cette hypothèse : il comporte le début et la fin du chant en question, ce qui indique que le texte a proliféré par buissonnement interne « une sorte de poétique tumorale ». Le travail accompli par Roussel sur les différentes séries renforcerait cette même idée.
12L’analyse des brouillons conduit P. Bazantay à souligner encore le rôle essentiel de la rime dans toute la poétique roussellienne jusqu’à conclure que « Roussel a associé, on pourrait presque dire “aliéné” toute son œuvre à la question de la rime » (p. 10).
13Et ce serait justement cette exploitation de la potentialité de la rime qui donnerait toute son unité à la poétique roussellienne, le Procédé apparaissant alors comme une sorte d’amplification des potentialités de la rime.
14L’écriture de Roussel semble, dans sa dernière œuvre, fermer une boucle : il avait débuté dans l’écriture par la poésie, il avait amplifié, avec le Procédé, les potentialités de la rime, il synthétise dans les Nouvelles Impressions d’Afrique les modes de production à rimes et à Procédé.
15Enfin, les manuscrits et les analyses de de P. Bazantay viennent aussi confirmer un autre aspect capital de la poétique roussellienne, en l’occurrence la recherche de l’expression la plus synthétique pour traduire dans la langue les différentes images qui viennent à son esprit, produites ou non par le Procédé ou par les rimes.
16L’Étrange usine est, en somme, un ouvrage tout à fait incontournable, qui ne permet certes pas de fixer les chronologies et les scénarios d’écriture, mais qui vient nettement contribuer à agrandir l’image de Raymond Roussel comme un des écrivains les plus exigeants et les plus cohérents de l’histoire de la littérature.