Melville ou le plaisir à l’œuvre
1Le copieux ouvrage que nous propose Édouard Marsoin avec « Melville ou le plaisir à l’œuvre » correspond à la version publiée d’un travail au long cours réalisé lors d’une thèse de doctorat. Par l’axe d’étude qui a été choisi, « les formes d’élaboration d’un discours sur l’expérience et l’idée du plaisir » (p. 12), ainsi que par l’ampleur du corpus retenu (l’ensemble de l’œuvre melvillien en prose), cette monographie assume une posture relativement originale dans une histoire critique qui, depuis longtemps déjà, ployait sous le poids écrasant de Moby‑Dick et réduisait l’interprétation du symbolisme de l’auteur américain à des perspectives tragiques et métaphysiques. L’auteur nous invite ainsi à une traversée rafraîchissante des œuvres qui sort de ces ornières en proposant d’envisager l’expérience du plaisir à l’œuvre chez Herman Melville. Cette focale singulière implique l’interrogation récursive des conditions de possibilité dudit plaisir et appelle un faisceau de points de vue disciplinaires (sémiotique, épistémologique, esthétique, éthique, diététique, religieux, social, politique et économique). Le plaisir reçoit en introduction une définition opératoire méticuleuse qui fait dialoguer Barthes, Spinoza, Foucault et Jameson afin de balayer l’imposant corpus retenu : « une expérience simple, anticipant ou signalant la concordance d’un sujet et d’un objet, d’un corps et d’un code, qui procure une satisfaction temporaire » (p. 18). Cette expérience implique des corps inscrits dans des usages mondains et déborde ainsi la sexualité pour inclure les questions du travail et de l’ascèse. La trajectoire annoncée est quadripartite : l’étude s’ouvrira sur l’usage poétique des « matières à plaisir » (nourriture, alcool, tabac), puis se prolongera en envisageant le plaisir comme matérialisation de la pensée, la troisième partie appréhendera l’économie des plaisirs dans leur régulation par des diététiques individuelles ; la quatrième partie, enfin, interrogera les conditions de possibilité et d’expérimentation du plaisir envisagées en tant que dispositifs politico économiques.
2É. Marsoin ouvre la première partie, « Poétique des plaisirs », en soulignant combien l’austère et sombre image qui nous parvient de Melville est éloignée du personnage biographique, un bon vivant amoureux d’alcool, de tabac et de copieux repas entre amis. Selon É. Marsoin, les fictions melvilliennes ont « la texture de mondes‑tables » (p. 12) et « la romance melvillienne est une romance de la matière » (p. 45). Melville emplit l’espace textuel d’évocations tangibles qui excitent l’appétit et appellent la métaphore : sens et intellect dialoguent alors face à un monde reliant espaces, corps et aliments. É. Marsoin voit là l’empreinte de l’héritage renaissant, en particulier shakespearien. Il étudie en particulier une œuvre boudée par la critique, Mardi, dont il montre qu’elle est saturée de métaphores culinaires. L’auteur nous fait ainsi savourer la truculente proposition cosmogonique du philosophe Babbalanja, lequel décrit la formation du monde, de l’état primordial de soupe à celui de plats et services divers, en passant par l’état de sandwich. Après cette mise en bouche critique, il s’agit de suivre – dans une logique poétique que n’aurait pas reniée Jean‑Pierre Richard – quelques éléments (miel, lait, vin, lie et fumée) qui infusent poétiquement les textes pour retrouver les connotations qui leurs sont attachées. Il s’agit ensuite d’évoquer la question des corps, intégrés au menu dès lors qu’ils sont transmués en aliments. L’auteur américain fait subir quelques variations au motif renaissant de la femme‑fleur : on retient notamment le « devenir‑fleur » – et son corollaire, le « devenir‑femme » – de Pierre, qui, vieillissant, pâlit et flétrit au lieu d’éclore. Melville joue avec la tradition et les archétypes et, dans son tissage métaphorique ajoute au motif de la femme‑fleur celui de la femme‑fruit dont Yillah semble l’exemple paradigmatique. Le deuxième chapitre, « La gourmandise des corps dans Typee », s’offre comme une étude de cas : il s’agit de parcourir le récit autobiographique en y relevant les représentations fantasmées qui associent le plaisir à l’anthropophagie, lesquelles trahissent l’entreprise contradictoire d’Herman Melville. Celui‑ci en effet, cherchant à déconstruire le fantasme européen le réinvestit aussitôt. Il s’agit en particulier de relever les traces d’une jouissance entendue comme « horizon d’une réunion impossible entre le plaisir de consommer, la peur d’être consommé, et la peur de désirer consommer à son tour, un point d’orgue fantasmé d’ingestion, de plaisir et de mort » (p. 87). Alors que la faim guide les personnages vers l’île, utopie de plaisir et d’abondance, l’ombre du cannibalisme apparaît bientôt comme un doute puis une crainte. Une enquête ambiguë s’engage, qui passe par la consommation de chair qu’il s’agit de goûter pour en déterminer l’origine... L’auteur souligne combien Melville renverse les attentes lectorales alors que « tout concorde dans le récit à faire du narrateur un cannibale dans le placard, le plus cannibale des cannibales » (p. 97). É. Marsoin investigue ensuite l’isotopie des danses macabres qui apparaissent par le biais de l’intertexte européen des fêtes galantes : plaisir, mort et jouissance dialoguent dans un jeu érotique et morbide de voilement/dévoilement, si bien que « ce qu’on appelle jouissance dans Typee est donc la suggestion‑construction d’un au‑delà du plaisir qui se manifeste poétiquement sur le mode de la hantise : hantise des corps‑nourritures, hantise de la danse morbide sous les fêtes galantes » (p. 109). Le troisième chapitre, « Plaisirs et discours : les banquets melvilliens », étudie ce lieu commun cardinal de la fiction melvillienne, le banquet, qui hérite ses enjeux de la Renaissance mais se retrouve chez Melville, au cœur d’une critique de nature socio‑économique visant à dénoncer l’exploitation des corps. Le repas devient ainsi manœuvre guerrière pour les hommes célibataires tentant de gagner le cœur des jeunes filles (les uns usant de mots, les autres réduites à un silence attentif). Mardi est à nouveau convoquée, en tant que porteuse de tout un héritage rabelaisien. Il y voit essentialisée une fuite de la référence et en conséquence un discours morcelé et privé d’objet formant « un assemblage de paroles rhapsodiques » (p. 116), l’intrigue reposant sur une quête sans objet (Yillah relève du fantasme). À cet égard, loin de Wai Chee Dimock qui voyait réunies dans Mardi les conditions d’un déplaisir (!) du lecteur, É. Marsoin considère que le perpétuel festin participe dans le récit à une dynamique générale d’abstraction porteuse d’un plaisir à la fois autocentré et autotélique : « à la quête d’un objet qui ne peut être saisi se substitue un éloge de la parole‑matière tautologique, dont le principe est le plaisir de la parole en tant que parole, qui jouit de sa propre élaboration et se joue de ses objets » (p. 118). Dans cette perspective, l’avalanche de références disparates empruntant indistinctement à l’histoire et à la mythologie entrelace le monde réel du lecteur et le monde fictif de Mardi. A cet égard, il eût été judicieux de souligner les conséquences de cet entrelacement référentiel : l’ambition de la fiction mardienne reposant sur la transgression des limites (y compris celles de ses propres frontières), cet entrelacement contribue à évider le monde premier du lecteur au profit du monde second, à déréaliser l’un par la contamination de l’autre. É. Marsoin remarque enfin combien les corps ne deviennent tangibles dans la fiction qu’en tant qu’espaces traversés par la nourriture et le discours : « ils ne sont donc que des corps en creux, situés dans un espace liminaire entre matérialité et abstraction » (p. 126). Babbalanja en est un exemple paradigmatique, lui qui est habité par un daïmon, « son corps devenant le réceptacle d’une ventriloquie diabolique » (p. 126). Plus généralement et de façon macrotextuelle, la tautologie hante Mardi, lui donne consistance et force expressive. L’auteur y décèle la trace de la performativité d’une fiction devenue autonome dès lors qu’elle s’énonce elle‑même.
3Après avoir déploré le sempiternel recours à une lecture tragique du texte melvillien, É. Marsoin semble dans la deuxième partie revenir à cette question par le biais de l’entreprise heuristique d’un auteur « tiraillé entre la volonté d’énoncer la vérité et le risque de découvrir qu’il n’y a pas de vérité » (p. 139). Le questionnement sur la quête heuristique implique celui de la construction des savoirs, de leur représentation, laquelle engage à son tour l’expérience du questionnement. É. Marsoin établit alors un peu vite – sans doute à la lecture des travaux stimulants de Thomas Mondémé1 – que « la fiction melvillienne figure ainsi des expériences de pensée tout autant que des expériences de la pensée » (p. 140) : on peut regretter que cette étude brillante, dans une partie pourtant intitulée « Sémiotique, épistémologie et esthétique des plaisirs » évoque ainsi la question de l’expérience de pensée pour mieux l’évacuer2. Les structures narratives melvilliennes semblent pourtant à bien des égards des dispositifs stratégiques qui engagent le lecteur à reconsidérer ses engagements conceptuels. L’auteur engage la réflexion épistémologique en revenant à Barthes, qui conçoit les corps en action comme mettant en scène et incarnant le processus de connaissance. Plaisir et souffrance seraient dans la fiction melvillienne autant d’affects corrélés au déchiffrement du monde, déchiffrage envisagé dans l’héritage deleuzien (d’où le titre du chapitre, « Melville et les signes »). Cette quête herméneutique est vouée à achopper d’une part sur le sujet percevant et sa boucle solipsiste, d’autre part sur le langage qui ne garantit rien. Ce double obstacle est exemplifié avec l’épisode dans lequel Israël Potter, découvrant sa chambre parisienne, l’inspecte avec méthode et incrédulité jusqu’à tomber sur une bouteille estampillée « Otard ». L’investigation herméneutique rejoue celle du célèbre morceau de cire de Descartes avec cette variation notable que ce qui sanctionne le terme de la quête d’Israël est moins l’atteinte de la vérité que le plaisir trouvé dans une lampée de cognac (p. 145‑147)3. Mais le déchiffrage des signes peut aussi mener, dans les creux du texte, à une violence innommable : ainsi en est‑il des viols subis par le personnage d’Hunilla dans les mal nommées « Encantadas », survivante qui engrave un roseau pour décompter les jours. Seulement, ces traces muettes ne parleront qu’au lecteur attentif, seul susceptible de deviner le témoignage d’épisodes traumatiques. Ainsi en va‑t‑il du déchiffrement du monde : voué à l’ambiguïté, à la contradiction voire à la méprise, il n’est ainsi garant d’aucune connaissance objective. Dans un cinquième chapitre, dense et stimulant, Édouard Marsoin propose d’envisager la jouissance chez Melville comme une authentique épistémè. Le cheminement de Pierre, liant souffrance et vérité est ainsi celui d’une intuition trompeuse qui le mènera au suicide. Derrière ce parcours tragique, l’auteur retrouve la critique par Melville de la connaissance intuitive défendue par Emerson. L’Ismaël de Moby‑Dick, « donne l’exemple d’une posture épistémologique différente, dans laquelle le plaisir est central dans le jeu de la recherche » (p. 165). Or, nous dit É. Marsoin, dans la fiction melvillienne plaisir et douleur ne sauraient servir de boussole à la quête épistémologique : ces deux pôles ne doivent pas faire l’objet d’un choix mais d’un dépassement dialectique pour atteindre à l’épistémè de la jouissance. Tandis que l'imaginaire populaire ne retient de Moby‑Dick que la chasse épique d’une immense baleine et oblitère la véritable aventure, celle de l’ambition encyclopédique du narrateur dans le domaine ichtyologique, ce qui est en jeu et qui « motive le discours ismaélien n’est pas véritablement une volonté de savoir, mais plutôt une volonté de jouer et jouir de l’impossibilité de ce savoir » (p. 166‑167). Aussi, les régimes de l’expérience et du discours s’entrechoquent‑ils et de leur heurt jaillit le « texte de jouissance » barthésien ; soit, au nadir du confort de la compréhension immédiate : l’inquiétude, la rupture, la déception, le dessaisissement, la défamiliarisation. Autant dire qu’« Ismaël réinstaure le jeu là où cherche à s’imposer le système4 ». Le discours ismaélien apparaît ainsi en tapisserie de Pénélope, la jouissance déconstruisant ce que le plaisir avait édifié. Cette dynamique contradictoire passe par une méthode expérimentale singulière qui pose le « désordre comme ordre de son discours » (p. 170) que Marsoin rattache à l’entreprise essayistique et à ses deux marqueurs : l’autocontradiction et l’incomplétude revendiquée. Dans l’intromission des sources sur l’objet étudié, il observe les mouvements pendulaires d’une subjectivité qui choisit de ne pas choisir entre savoir populaire et sources scientifiques de sorte que l’on arrive à un « système parodique, dramatisé (par sa mise en scène spectaculaire) et dédramatisé (par la parodie), [qui] devient alors à la fois système et antisystème » (p. 173). Le discours est ainsi incarné et souligne ses limites, la sphère contingente et affective du point de vue s’exhibe, parfois même dans son arbitraire (le lamantin, parce qu’il dégoûte Ismaël, est exclu de l’ordre des cétacés), arbitraire qu’il faut lire comme une critique sous‑jacente des autorités quelles qu’elles soient. Ce positionnement narratorial singulier engage ainsi une posture métacritique qui interroge le fondement discursif de la science (qui parle ? à qui ? de quoi ? avec quels enjeux ?) pour saper le principe de connaissance objective. Ainsi, Moby Dick, monstrueuse fable épistémologique qui interroge avec humour les tours fantasques de l’investigation scientifique au xixe siècle, ainsi The Confidence‑Man, récit que le narrateur qualifie lui‑même de « comédie de la pensée » (p. 193) et qui fait du vin l’allégorie d’un langage en quête de vérité5. Le sixième chapitre repose sur l’idée d’« une philosophie du ventre qui cristallise les liens récurrents entre philosophie et alimentation chez Melville » (p. 220). Loin de tout intellectualisme, il s’agit d’en passer par une vision métaphorique du monde au sein de laquelle tout s’explique par le recours imagé au mythe bachelardien de la digestion. Dans un tel contexte, des concepts comme beau, sublime ou pittoresque ressortissent à une rhétorique creuse et désincarnée : l’expérience singulière du corps doit délivrer de la généralisation insipide du cliché. Pour ce faire, le sarcasme et le grotesque apparaissent comme des outils efficaces. Ainsi Achab pris dans la tempête peut s’exclamer : « Quel tohu‑bohu là‑haut ! Je serais presque tenté de le dire sublime, si je ne savais que la colique est une maladie bruyante !6 ». Il s’agit moins de nier la possibilité d’une expérience du sublime que de combattre le recours abusif à un lexème érodé, en déficit de signification. Melville revient ainsi au sublime comme affect, et donc à Burke plutôt qu’à Kant (p. 244). Et effectivement, les chasses à la baleine reposent sur une hypotypose qui porte la violence et l’horreur du corps souffrant du cachalot (p. 245‑246), affects incarnés qui mènent aussi à une jouissance qui est délectation dans la terreur, expérience à laquelle le lecteur est évidemment convié, par « résonance empathique » avec l’œuvre. É. Marsoin confirme ainsi l’hypothèse liminaire barthésienne selon laquelle la difficile lisibilité du texte est le gage d’une jouissance conquise de haute lutte dans et par l’usage déréglé/déréglant des codes. Nous souscrivons pleinement et avec plaisir à l’idée comme à la démonstration.
4Dans une troisième partie intitulée « Éthique et diététique des plaisirs », malgré les positions anti‑intellectualistes signalées précédemment chez Melville, É. Marsoin revient à Platon et à l’héritage grec qui entrelace plaisirs et douleurs dans l’expérience intramondaine. Il s’agit de poser que le plaisir n’a de sens et d’intérêt que dans son rapport antipéristatique avec la souffrance. Dans le très beau (et trop court !) septième chapitre, É. Marsoin propose de formaliser les expériences des corps chez Melville à la lumière de la notion aristotélicienne de péristase qui « fournit une structure d’intelligibilité à l’informe » (p. 262). L’épisode de la nuit d’Ismaël avec Quiqueg dans Moby‑Dick éclaire celle‑ci : les dormeurs jouissent d’autant plus de la chaleur du lit que la chambre est froide (le déplaisir lié au froid renforce le plaisir opposé, trouvé dans la chaleur du lit). Autant dire que rien ne s’expérimente isolément chez Melville : tout se vit dans un rapport dynamique et contrastif. Ce contraste entre plaisir et déplaisir vécu de manière synchrone dans l’étendue du corps peut aussi être appréhendé de manière asynchrone, par le biais de la mémoire : « dans Pierre la souffrance n’est pas allégée par le plaisir du souvenir mais rendue plus cruelle encore » (p. 266). Les itinéraires moraux des personnages peuvent se lire à cette aune : si la sagesse est à trouver dans l’acceptation du mouvement perpétuel de l’antipéristase, « Achab est celui qui échoue à percevoir et pratiquer le monde de manière antipéristatique. Il demeure prisonnier d’un seul pôle, le côté obscur » (p. 270). Plus généralement, ce balancement constant s’illustre dans ce régulier et lugubre memento mori qui scande l’univers mardien et s’oppose violemment aux plaisirs de ce monde‑table : « les joies du banquet sont ainsi constamment hantées par les trois messagères de Hautia et les trois fils vengeurs d’Aleema, qui tuent Samoa et Jarl » (p. 272). Dans le huitième chapitre, É. Marsoin montre que l’antipéristase observée dans l’expérience des corps implique une versatilité des affects comme des engagements axiologiques et éthiques des personnages. Le renversement du sens implique la mobilité du point de vue et du jugement. L’auteur fait ici appel à un étymon du concept d’antipéristase et rappelle qu’il s’agit aussi de ce qui fait résistance à quelque chose qui entoure ou qui assiège. Il indique ainsi que le sujet se confond avec cette île de joie battue par les flots de la terreur, comme le signalait une métaphore d’Ismaël7. La possibilité de la joie n’est pas exclue de ce contexte difficile, et c’est à la lumière de la philosophie de Clément Rosset que la joie melvillienne apparaît au contraire solidement attachée à la situation du sujet dans son rapport tragique au monde. L’auteur montre comment Mardi actualise la joie et ne la retranche pas, contrairement au protestantisme, dans les horizons d’un salut futur. Ainsi la pratique religieuse sur Serenia est‑elle celle d’une joie mondaine, autorisée et actualisée bien qu’imparfaite en regard de celle promise au paradis. Melville fait ainsi sien les débats théologiques contemporains qui opposent calvinisme et unitarisme. Moby‑Dick est traversée par des références à l’Ecclésiaste qui soulignent la précarité du monde et la souffrance terrestre mais non pour en faire le seul affect possible : « si la joie est minoritaire, elle fait tout de même office de contrepoint » (p. 282). Dans ce contexte, la joie tient lieu de réponse au constat de la vanité, É. Marsoin y voit une posture éthique, « une forme résilience face à l’incertitude théologique et épistémologique » (p. 285), dont le rire est une manifestation physique tout autant qu’« un principe d’affirmation vitale » (p. 286). « La joie sérieuse reconnaît la nature composite et tragique du monde » (p. 287), elle est l’opérateur cardinal de tout renversement (défaite, souffrance et tragédie deviennent victoire, plaisir et comédie). La joie comme vaisseau narratif et énonciatif du tragique apparaît également dans Pierre sous la forme d’une joie excessive et transgressive qui mène le protagoniste à sa perte après lui avoir fait miroiter de trompeuses valeurs. Dans cet itinéraire, l’affirmation tautologique de soi « signifie la sortie du labyrinthe des faux‑semblants et exprime ainsi une force assertive de soi » (p. 318). Elle est ce qui mène paradoxalement au suicide, « acte paroxystique qui marque l’apogée de la joie tragique et littéralise ainsi ce que le paradoxe de la joie contient toujours en puissance : le risque de la perte de soi dans l’exaltation » (p. 323). A la lumière de Foucault, É. Marsoin voit dans le régime un art de vivre diététique qui détermine une stylistique de l’existence : c’est l’argument du neuvième chapitre (« Régimes et régimes de soi : les quatre ascètes »). É. Marsoin appréhende ici « les quatre grands ascètes de la fiction melvillienne » (p. 328) : Achab, Pierre et Bartleby et enfin Franklin. Le capitaine incarne l’héritage protestant en s’autorisant pour seul affect une souffrance associée à l’idée de grandeur. L’ascèse de Pierre apparaît davantage comme un clinamen : c’est l’écrasante tâche littéraire qui le fait oublier son appétit gargantuesque et viril pour un régime grahamite et « féminin ». Dans Bartleby, les personnages caractérisés par des métonymies culinaires jouent une « comédie des régimes alimentaires » (p. 361) déstabilisée par l’arrivée de l’inassimilable Bartleby. Franklin enfin, personnage‑clé d’Israël Potter, restreint dépenses et désirs pour mieux jouir du capital.
5Dans la quatrième et dernière partie de son étude, É. Marsoin envisage le plaisir comme fruit de mécanismes non plus individuels mais collectifs, engagés par des appareils idéologiques (Althusser) pour former des structures d’expérience (Williams) : « il s’agit donc de s’intéresser aux structures d’organisation collective des plaisirs (et des souffrances) telles que représentées, imaginées et réimaginées dans la fiction de Melville » (p. 395). Le chapitre dix, pudiquement intitulé « Amitiés melvilliennes » envisage le plaisir des corps chez Melville comme l’apanage de personnages masculins : c’est donc d’homosocialité et d’homosexualité qu’il est question. La première conclusion de cette investigation est que le mariage est un obstacle au plaisir masculin. Les nombreux personnages célibataires annoncent le protagoniste fin‑de‑siècle libre de tout lien voire instable, marginal et transgressif par le repli économique et social qu’il revendique. Ce modèle alternatif s’épanouit pourtant dans une structure sociale, celle du club, « construit en opposition directe au mariage et au ménage, mais [qui] en reprend les formes » (p. 405). S’il décrit en effet la fuite du foyer conjugal Melville établit partout des hétérotopies masculines : ainsi le navire et de son agrégat de célibataires, espace domestique alternatif où s’expérimente une « sympathie par les plaisirs (p. 411) qui n’exclut ni la manipulation, ni l’érotisme. L’amitié melvillienne, qui dialogue avec Emerson et Thoreau, fleurit sur un isolement radical, s’épanouit de façon éphémère dans le partage des plaisirs et se voit traversée par une quête de vertu héritée de la philia grecque. La fiction devient souvent le tombeau de l’ami disparu tragiquement– ainsi Moby‑Dick pour Quiqueg – et décrit une relation mixte et homosexuelle qui « reterritorialise » le modèle institutionnel hétéronormé du mariage. Cette relation n’existe que superficiellement dans le couple maître‑esclave, ce que révèle « Benito Cereno ». É. Marsoin considère Billy Budd comme « une reconfiguration des rapports entre éromène et éraste » (p. 456) qui passe notamment par la dissolution de la figure de l’éromène laquelle, « réprimée sous l’exigence de formes historiques nouvelles » (p. 473), essaime les creux du texte au point qu’elle « devient son propre intertexte » (p. 474). On regrettera que ce chapitre crucial qui évoque une des rares figures féminines de Mardi, Annatou, ait tu le caractère violemment misogyne qui s’attache à son évocation8. La question de la misogynie de Melville semble gêner la critique universitaire. A l’évidence, les travaux pionniers d’Elizabeth Renker ont ouvert une voie que personne n’ose emprunter9. Le onzième chapitre apparaît comme une étude croisée de Redburn et White-Jacket où il s’agit toujours de surveiller et de punir. Le navire devient panoptique, le châtiment spectacle. É. Marsoin souligne que « la question des gratifications corporelles n’a pas été l’objet d’autant d’investigations critiques que celle des châtiments » (p. 479). Soucieux de combler ce vide critique, l’auteur se saisit du concept platonicien de « tyrannie des plaisirs » : « le principe punitif n’est pas d’infliger une douleur, mais de supprimer un plaisir » (p. 482), même si cela n’empêche pas chez les marins la création de « plaisirs transfuges » (p. 487). Reprenant la terminologie de Certeau, É. Marsoin parle de « tactiques » qui ouvrent le champ des possibles : ainsi la corde détournée en herbe à pipe, et évidemment les plaisirs homosexuels évoqués allusivement par le texte qui en en fait un objet de contrebande, y compris sur le plan narratif. La question de l’alcool, enfin, n’est pas abordée dans la lignée contemporaine des temperance novels : s’il en emploie les topoï, Melville se refuse en effet à toute littérature prescriptive. Au sein de ses récits d’errance, les trajectoires géographiques, affectives et morales des personnages s’établissent d’elles‑mêmes : ils naviguent à vue. Dans le dernier chapitre (« Économie(s) du plaisir et de la douleur »), É. Marsoin s’attache à l’examen de la question du travail chez Melville. L’intérêt est de voir comment les fictions melvilliennes sont des « récits bioéconomiques et somaéconomiques » (p. 503). Dans cette perspective, Typee et Omoo apparaissent comme deux étapes d’une même expérience incarnée du plaisir : d’un côté, « la protoéconomie des plaisirs polynésiens » encore pure de toute influence occidentale, de l’autre, l’ancrage dans l’économie de marché et dans la « valeur‑douleur du travail qui est au cœur de l’impérialisme occidental » (p. 504). Ainsi le narrateur de Typee entre‑t‑il dans la vallée avec une jambe tuméfiée, symbole et présage de la souffrance apportée dans l’univers préadamique. É. Marsoin insiste bien sur le fait que cette vision est celle du narrateur dépeint par Melville : un voyageur occidental empêtré dans ses clichés qui se contredit sans s’en apercevoir. Aussi, ce système n’est‑t‑il pré‑économique qu’en tant qu’il n’est pas assujetti aux principes occidentaux : là où usage et jouissance étaient vécus comme simultanés, on pousse à la production en retardant voire empêchant la satisfaction. Le récit melvillien porte ainsi l’analyse critique du point de vue du narrateur, ethnologue voire économiste en herbe qui se lance dans une réflexion comparée sur le principe de fiduciarité et découvre que « la principale valeur dans la protoéconomie taïpie n’est donc pas la valeur d’échange mais la valeur d’usage, et même la valeur de jouissance » (p. 510). En cela, l’économie taïpie tourne le dos au capitalisme en substituant la jouissance à l’enrichissement comme horizon régulateur. Dans cette perspective, É. Marsoin envisage la hantise du putatif cannibalisme des Taïpis comme un « malentendu » de nature économique (p. 511) : le jeu de l’échange étant fortement en faveur des occidentaux, Tommo craint que les autochtones n’attendent un horrible contre‑don. Autant dire que l’interprétation des signes n’est pas toujours un succès et nous en apprend moins sur la société taïpie que sur celle de l’observateur. Quelques exemples sont analysés de près, notamment l’importance du travail des femmes qui échappe au regard misogyne occidental et la production du feu par Kori‑kori, érotisée à l’excès. Il s’agit ensuite de suivre dans une perspective rousseauiste les dépravations apportées par les colons : la spoliation des ressources des insulaires et la « désérotisation » de la vie polynésienne liée aux tabous occidentaux. É. Marsoin souligne combien ce modèle civilisationnel imposé par les missionnaires et les colons est systématiquement contredit par les faits et gestes du narrateur et de ses acolytes, vagabonds, lesquels fuient le travail et cherchent le plaisir avant d’être finalement rattrapés par leur monde. Melville joue ainsi avec les codes de la robinsonnade. En ôtant toute fiabilité éthique aux valeurs du travail et du capital, il en inverse le message idéologique. É. Marsoin poursuit en exposant le questionnement critique de Melville sur les modes de travail et d’exploitation des corps qui apparaît dans ses fictions. L’auteur décèle chez Herman Melville une grande aptitude à « décrire des économies libidinales, c’est‑à‑dire des économies régies par le « principe de performance » marcusien, qui réorientent l’énergie érotique des corps vers le travail et la production » (p. 529), ce qu’il retrouve dans les scènes de dépeçage du cachalot dans Moby‑Dick. Ismaël semble pouvoir s’extraire temporairement de ces logiques « somaéconomiques » qui opposent non seulement détenteurs des moyens de production et travailleurs mais aussi hommes et femmes. En effet, « comme d’autres narrateurs melvilliens, [il] parvient parfois à contourner la logique du travail‑souffrance à bord en trouant l’espace‑temps économique du labeur par le plaisir de la rêverie » (p. 536). A la lumière de Barthes, É. Marsoin lit dans ce plaisir un épochè de l’espace‑temps économique ainsi que des valeurs idéologiques associées : autant dire que c’est un moyen de subjectivation fondamentalement transgressif. Le travail dans lequel s’investit Ismaël peut alors faire naître le fantasme et le plaisir. Aussi, l’économie de l’écriture ismaëlienne « privilégie la jouissance de la digression, de l’extraction, de la construction/déconstruction, du pas de deux et du pas de côté, c’est‑à‑dire la jouissance d’un travail qui s’abolit comme travail tout en s’effectuant » (p. 541).
6Sous un très beau titre – « l’archipel des plaisirs » –, l’auteur ouvre une conclusion enthousiasmante qui part du constat de la joie trouvée dans la lecture des fictions melvilliennes, tissées de références drues et souvent inattendues. La question du « plaisir » n’exclut pas la « perversion » entendue comme complexité des problématisations du plaisir dans la prose melvillienne, complexité inhérente au principe de jouissance. Ainsi s’achève un copieux parcours critique qui embrasse l’œuvre melvillien avec une certaine aisance et nous livre des passages‑clés avec une gourmandise communicative. La structuration rigoureuse de l’étude, le style clair et précis d’Édouard Marsoin, la fraîcheur et la pertinence de certaines pistes interprétatives, tout donne à cette étude un caractère plaisant et enthousiasmant. Aussi, arrivé au terme du voyage, le lecteur voit ravivé son désir de reprendre la mer pour poursuivre l’exploration des terres melvilliennes…