« L’Âge du roman américain »
« L’Âge du roman américain »
1L’ouvrage d’Anne Cadin, Le Moment américain du roman français (1945‑1950), est issu de la thèse que l’auteure a soutenue en 2015 à l’Université Paris‑Sorbonne, sous la direction de Michel Murat qui en signe ici la préface. Il s’attache à étudier les mécanismes de passage qui s’opèrent entre le roman américain et le roman français au moment de l’après‑guerre, de 1945 à 1950. Cette période est bien, en effet, celle de « l’âge du roman américain », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Claude‑Edmonde Magny1 : celui où le roman américain exerce en France une influence qui atteint alors une forme d’apogée.
2La fascination de la France pour l’Amérique n’est pas nouvelle, ni les ambivalences qu’elle contient. Déjà Stendhal éprouvait pour le nouveau monde un mélange paradoxal d’admiration et d’aversion2. Cette ambiguïté se retrouve dans la France de l’après‑guerre : dans la brève période de 1945 à 1950 sur laquelle se concentre A. Cadin, l’engouement pour la vogue américaine n’a d’égal que le regain d’anti‑américanisme qui se développe à partir de 1947 — c’est que le prestige attaché aux États‑Unis, en raison de leur engagement dans la Seconde Guerre mondiale, est bientôt éclipsé par les débats politiques que soulève l’entrée dans la guerre froide. L’espoir d’une régénérescence des formes de la vieille Europe, par un modèle qui incarne la modernité en écriture, oscille avec la hantise d’une américanisation perçue comme une décadence aussi bien littéraire que sociale. Le roman américain va‑t‑il sauver le roman français en crise, en lui injectant du « sang neuf » ? Ou bien va‑t‑il le perdre pour de bon, en le dégradant au rang d’une littérature de masse ?
3Afin de répondre à ces questions, A. Cadin propose une étude rigoureuse, tant du point de vue de la structure choisie que de la méthode : ses analyses se fondent, en effet, non seulement sur une lecture attentive des romans américains et français de cette période, mais aussi sur une documentation abondante, réunissant un très grand nombre d’articles de presse de l’après‑guerre. Elle envisage par ailleurs aussi bien des auteurs reconnus (Jean‑Paul Sartre, Raymond Queneau, Louis‑René des Forêts) que des auteurs dont la reconnaissance a été discutée et/ou tardive (Boris Vian, Georges Simenon, Léo Malet) — quand ils ne sont pas carrément méconnus, voire tombés dans l’oubli (Jean Meckert/Amila, Marcel Mouloudji, Serge Arcouët, André Héléna).
4Pour une restitution critique de l’ouvrage, nous suivrons le plan adopté par A. Cadin, en rappelant tout d’abord les jalons de l’importation du roman américain en France, depuis sa diffusion restreinte dans les années 1920‑1930 jusqu’à sa vulgarisation massive après la Libération. Puis nous reviendrons sur les deux questions que soulève le « moment américain » : d’une part, celle de la possibilité d’un renouvellement pour le roman français, alors considéré comme en crise, grâce à cette ressource venue d’outre‑Atlantique ; d’autre part, celle du développement du roman policier, entre les États‑Unis et la France.
Généalogie d’une greffe franco‑américaine
5Avant d’aborder à proprement parler le « moment américain », il faut revenir sur sa préhistoire. L’importation du roman américain en France ne se fait pas en continu, mais connaît de nombreux aléas ; on peut en distinguer trois grandes phases : la diffusion restreinte et confidentielle des années 1920‑1930 ; la coupure relative de la Seconde Guerre mondiale ; la « déferlante » de l’immédiate après‑guerre.
6L’influence de la littérature américaine en France après la Seconde Guerre mondiale puise ses racines dans les années 1920‑1930. À cette époque, deux femmes jouent le rôle d’intermédiaires entre les deux cultures et sont les « abeilles » qui « fécondent les écrivains les uns par les autres3 » : Adrienne Monnier et Sylvia Beach4. Les librairies de ces pionnières (la Maison des Amis des Livres d’Adrienne Monnier et la Shakespeare and Company de Sylvia Beach) constituent alors des lieux de sociabilité importants dans le milieu littéraire de l’époque. Par ailleurs, les revues littéraires dans lesquelles elles s’investissent, qu’il s’agisse de revues françaises désireuses de publier des textes américains (Commerce, Le Navire d’argent) ou de revues fondées par des Américains sur le sol français (Transition, This Quarter), constituent également des points de rencontre entre les deux cultures. Durant cette période, la diffusion de la littérature américaine en France est très restreinte : animée par des libraires passionnées, elle fonctionne dans des cercles fermés, entre lecteurs avertis.
7Outre le rôle d’Adrienne Monnier et de Sylvia Beach, il faut noter, à partir du milieu des années trente, celui joué par Gaston Gallimard, qui se lance alors dans la publication de traductions des œuvres américaines5. La NRF contribue pour une large part à la diffusion de textes qui permettent de mieux connaître la littérature américaine ; souvent, ce sont des auteurs prestigieux tels que Larbaud, Malraux, Sartre, qui recommandent ces écrivains encore méconnus. La collection « Du Monde entier » de Gallimard publie l’intégralité des œuvres dont la revue a proposé des extraits. Il faut ici rappeler le rôle décisif que le traducteur Maurice‑Edgar Coindreau occupe dans cette entreprise : c’est lui, en effet, qui propose à Gallimard les traductions de Steinbeck, Caldwell, Dos Passos, Faulkner, Hemingway, faisant preuve d’un goût très sûr. Selon Sartre, le grand mérite de Coindreau a été d’anticiper la demande du public français et de faciliter l’accès à la connaissance américaine.
8Mais l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale ralentit drastiquement l’impulsion féconde initiée par Coindreau : jusqu’à la Libération, les échanges littéraires entre la France et les États‑Unis sont interrompus. En effet, dès l’été 1939, sous l’impulsion du gouvernement français, les ouvrages étrangers sont soumis à un contrôle à la frontière et leur diffusion est extrêmement limitée. La seconde liste Otto du 24 mars 1942 radicalise cette coupure, allant jusqu’à interdire totalement les ouvrages américains en France.
9Cette interruption du flux des œuvres d’outre‑Atlantique, cependant, n’est pas acceptée par les Français, et quelques publications empêchent le lien de se rompre totalement. Tout d’abord, certaines revues comme L’Arbalète, éditée à Lyon, et Fontaine, basée à Alger, proposent des numéros spéciaux sur la littérature américaine qui permettent aux Français de se tenir au courant de son actualité6. Ensuite, la lecture clandestine des œuvres américaines se développe, devenant un symbole de résistance face à l’Occupant. Deux romans, surtout, connaissent alors un succès considérable, en dépit ou en raison de leur interdiction : Autant en emporte le vent, publié par Gallimard en 1939, et Les Raisins de la colère, qui circule sous le manteau dès 1943 sous la forme d’une traduction réalisée en Belgique. Ces succès colossaux — qui annoncent par ailleurs le début d’une nouvelle forme d’écriture et de lecture associée à l’Amérique, celle des best‑sellers — s’expliquent par des raisons contraires. D’une part, la littérature américaine constitue, en pleine Occupation, un moyen de divertissement, une ouverture sur une réalité meilleure. D’autre part, les romans américains sont également lus pour leurs peintures sociales, leur dénonciation de la guerre et de la misère, qui permettent de dresser des parallèles entre la situation des Français sous l’Occupation et celle de certains personnages.
10Ainsi, malgré la coupure des échanges entre les États‑Unis et la France qu’elles introduisent, les années noires préparent, en un sens, la « déferlante » de la Libération : pendant la guerre, les romanciers américains deviennent d’autant plus appréciés qu’ils sont interdits, et leurs œuvres, parce que mises au pilori, semblent encore plus novatrices et explosives. Un lectorat grandissant, plus diversifié que celui de l’avant‑guerre, s’intéresse à cette littérature nouvelle.
11L’engouement pour les ouvrages d’outre‑Atlantique éclate à la Libération. On observe une hausse très nette du nombre d’articles consacrés au roman américain dans la presse, avec un pic en 1946‑1947. Les éditeurs se mettent en mesure de répondre à la demande du lectorat : si les grandes œuvres américaines sont traduites sporadiquement avant la guerre, la Libération voit le passage au français se développer de manière fulgurante, permettant ainsi une diffusion auprès d’un public plus large.A. Cadindistingue ici deux types d’importations, en raison de leurs différents mécanismes de passage : d’une part, celle des « grands » américains qui, déjà présents avant la guerre, continuent d’être massivement évoqués dans la presse ; d’autre part, celle du roman policier noir, qui fait figure de genre nouveau en France.
12La sélection nette d’auteurs qui avait été opérée avant la guerre se confirme après le conflit : la presse continue de s’intéresser aux « grands » Américains : Faulkner, Dos Passos, Hemingway, Steinbeck et Caldwell7. On remarque, toutefois, que les préoccupations des critiques se déplacent : il ne s’agit plus de faire découvrir ou de défendre les romanciers américains, mais bien de décortiquer ce « moment » littéraire américain, afin d’en déterminer l’étendue et les conséquences. Un réel effort de théorisation est opéré par la critique, notamment pour définir ce qui fait du roman américain un roman « nouveau ». L’une des réponses avancées est la sortie du psychologique : alors que le personnage du roman français traditionnel s’analyse sans cesse, celui du roman américain n’est jamais que son comportement et semble vu du dehors — c’est le fameux behaviourisme d’Hemingway. La critique observe également qu’un courant d’imitation des romanciers américains se développe chez de jeunes auteurs français : Mon village à l’heure allemande de Jean‑Louis Bory et En souvenir de barbarie de Marcel Mouloudji, entre autres, font partie de ces romans soupçonnés d’américanisation. Enfin, il est à noter que le décalage entre la critique et le grand public se creuse ; pour la première, l’engouement américain commence déjà à se teinter de lassitude et de défiance. Désormais, la littérature d’outre‑Atlantique s’est lancée à la conquête du grand public ; elle entre dans une ère de diffusion de masse qui ne saurait satisfaire les découvreurs des premières heures, nostalgiques, sans doute, d’un temps où la lecture des romans américains était alors limitée, voire élitiste.
13À la différence des « grands » américains, les auteurs du hard‑boiled novel8ont été très peu diffusés en France avant la Seconde Guerre mondiale, malgré les tentatives de certains éditeurs9 ; aussi la vague de publication de ces écrivains à la Libération est‑elle perçue comme une véritable « déferlante », qui connaîtra un pic en 1949. Ce développement du hard‑boiled en France est paradoxal à plus d’un titre. Premièrement, si ce genre apparaît en France comme un phénomène littéraire nouveau, il est en fait né dans les années trente aux États‑Unis, où il connaît un essoufflement après la guerre. Aussi existe‑t‑il un décalage important entre son émergence outre‑Atlantique et sa diffusion en France. Un deuxième paradoxe est que la collection créée par Marcel Duhamel en septembre 1945 — la fameuse « Série Noire », qui assure pour une large part la diffusion du hard‑boiled10 — ne publie pas, dans un premier temps, des auteurs américains, mais des auteurs britanniques qui imitent la manière américaine. Tout en trompant le public, Peter Cheyney et James Hadley Chase effectuent un travail de passage auprès du lectorat qui a l’impression de lire des romans authentiquement américains. Ce n’est qu’à la suite de premiers succès que l’on édite enfin les classiques américains du genre, dans des traductions actualisées qui reflètent le slang (l’argot) américain et gomment les disparités entre les auteurs. Ces deux paradoxes ont pour résultat de rendre possible l’identification, par la critique française, de ce nouveau genre de roman policier : en réunissant dans une même collection les auteurs du hard‑boiled et en accentuant certains traits propres au genre, la Série Noire donne à voir la spécificité du roman policier noir, qui tire d’ailleurs son nom de la collection. À l’inverse, aux États‑Unis, ce genre n’a pas été distingué du roman policier classique, la publication des auteurs du hard‑boiled étant étalée sur une plus longue période et n’ayant pas subi la même démarche unificatrice. Il est à relever que le roman policier noir n’intéresse pas que le grand public ; même l’élite du lectorat se passionne pour ce genre de roman11. Cet engouement du public pour le roman policier noir peut se comprendre comme une forme de prolongement de son intérêt pour les « grands » américains : outre leur origine commune, ces deux littératures présentent d’autres similitudes telles que le behaviourisme, la portée sociale ou encore le caractère transgressif. Et cependant les polémiques autour du hard‑boiled sont fréquentes, notamment parce que le genre est vite perçu comme le symbole d’une littérature de masse importée des États‑Unis, dont les visées sont purement commerciales et les modes de production industriels.
L’influence américaine sur le roman français « sérieux » : de la fascination à l’échec
14Après avoir montré comment s’étaient importés en France les romans d’outre‑Atlantique, A. Cadin se propose ensuite d’étudier la manière dont les auteurs français ont exploité la ressource américaine mise à leur disposition, en commençant par se concentrer sur le cas des romanciers « sérieux12 ».
15Au sortir de la guerre, le roman français fait figure d’homme malade — d’autant plus quand il est rapproché de son homologue américain, qui apparaît quant à lui plein de vitalité et de nouveauté. On ne cesse alors de louer le roman d’outre‑Atlantique, soulignant son action, son énergie, mais aussi le renouvellement profond qu’il opère tant sur un plan thématique que sur un plan formel. On est frappé notamment par son rejet du psychologique, fasciné par sa violence et sa noirceur, dont la portée est avant tout sociale. La figure de l’écrivain américain, dont on souligne les différences avec celle de l’écrivain français13, constitue également un modèle attractif. Cependant, avant même l’entrée dans la guerre froide en 1947, le roman américain n’est pas seulement perçu comme un remède possible à apporter à la crise que rencontre le roman français : il est aussi condamné comme un dangereux poison, en raison d’un regain d’antiaméricanisme déjà présent dans les années 193014. Les États‑Unis représentent une modernité perçue comme une décadence, en ce qu’elle signe l’avènement de divertissements vulgaires ; par ailleurs, la diffusion massive des produits américains soulève la crainte d’une colonisation de l’Europe par l’Amérique. Remède ou poison, l’on considère en tout cas que le roman américain exerce une forte influence sur la littérature française — influence sans doute surestimée, d’ailleurs, par le journalisme de l’époque — mais ce processus d’américanisation, espéré ou redouté, va vite se trouver stoppé par deux facteurs.
16D’une part, la transposition de la technique américaine dans le roman français est rapidement avortée et ne donne pas lieu à la renaissance attendue. Les romans des auteurs « sérieux » dans lesquels une influence américaine est décelée ne sont en effet pas toujours bien accueillis : ils engendrent des critiques en demi‑teinte qui sont loin du renouveau romanesque tant espéré. Ce constat se vérifie tout d’abord chez les jeunes talents français. L’Étranger de Camus, paru en 1942, est l’un des premiers romans à interroger la critique sur l’influence américaine : on rapproche son style impersonnel de Dos Passos, sa « technique objective » (autre nom du behaviourisme) d’Hemingway. Mais par la suite, Camus s’éloigne du modèle américain et ne reprend plus ses procédés, affirmant qu’on ne peut en aucun cas les universaliser. Les Mendiants de Louis‑René des Forêts, paru en 1943, pose de nouveau la question de l’influence américaine, comme la polyphonie narrative du roman incite les critiques à qualifier Des Forêts de « Faulkner français ». Cependant, comme Camus, Des Forêts abandonne par la suite ces techniques américaines dont il ne s’est servi que de façon limitée. À la Libération, plusieurs jeunes auteurs sont également considérés, de façon hâtive, comme influencés par les romanciers américains, à l’instar de Jean‑Louis Bory, Roger Vailland ou Marcel Mouloudji. De nouveau, toutefois, le constat d’une influence américaine complète demeure contestable puisque ces auteurs n’ont fait que ponctuellement utiliser une technique précise.
17Le cas de Sartre, quant à lui, est étudié à part dans l’ouvrage et fait l’objet d’une analyse plus approfondie. A. Cadin voit en lui le net passage « d’une fascination à une tentative d’imitation qui se solde par un inaboutissement et un renoncement à l’écriture romanesque » (p. 281). Dans un premier temps, Sartre est en effet un grand admirateur des « maîtres américains », à commencer par Dos Passos dont il écrit qu’il est « le plus grand écrivain de son temps15 » : à ses yeux, les romanciers américains sont ceux qui ont su s’adapter aux besoins du temps et passer au roman de situation ; aussi juge‑t‑il nécessaire de s’inspirer de leur modèle et de s’approprier leurs techniques. La série romanesque Les Chemins de la liberté doit accomplir cette hybridation, cependant le résultat fait l’objet de critiques en demi‑teinte. Le premier volume, L’Âge de raison (1945), déçoit par son manque d’innovation technique ; le deuxième volume, Le Sursis (1945), est à l’inverse perçu comme un roman virtuose, dans lequel Sartre pousse à son extrême limite certains procédés de Dos Passos (le simultanéisme, l’insertion de fragments d’actualités) ou de Faulkner (l’éclatement des points de vue). Mais tous les critiques ne sont pas convaincus par cette technique virtuose, qui semble pour certains trop artificielle ; par ailleurs, Sartre atteint ici une forme d’acmé dans l’utilisation des procédés américains qui est aussi un point de non retour. Le troisième volume, La Mort dans l’âme (1949), en revient à des techniques romanesques plus classiques ; quant au quatrième volume que devait comporter la série, Sartre ne l’écrira jamais, délaissant le genre romanesque au profit du théâtre. Le cas de Sartre peut ainsi être interprété comme le signe d’un échec du renouvellement du genre romanesque par la transposition des nouveautés importées d’outre‑Atlantique : la voie américaine semble n’avoir été qu’une fausse piste.
18Un autre facteur va contribuer à freiner l’influence américaine sur le roman français « sérieux » : l’entrée dans la guerre froide, qui entraîne une bipolarisation idéologique du champ littéraire et force les écrivains à choisir leur camp. En deux ans, de 1945 à 1947, on passe dans certaines sphères littéraires d’un enthousiasme pro‑américain à un antiaméricanisme virulent. La guerre de Corée, qui éclate en 1950, suivie de l’affaire Rosenberg, ne fera qu’approfondir cette rupture. C’est bien cette politisation du champ littéraire qui explique nombre de volte‑face opérées à cette époque par des écrivains français. La culture d’outre‑Atlantique, associée à une culture de masse susceptible de dégrader le « génie français », est virulemment rejetée, à commencer par les communistes : ceux‑ci opposent la « pourriture » américaine à une littérature dite « saine » parce que répondant à un certain nombre de critères moraux et sociaux. Aussi le roman américain est‑il condamnable, selon certains écrivains et critiques, parce qu’il a causé une profonde désillusion : lui qui devait être à la source d’une mutation profonde du roman, n’a finalement abouti qu’à la croissance d’une littérature de divertissement, de surcroît au service d’une dangereuse uniformisation culturelle. Sartre, Simone de Beauvoir, Jean Kanapa, sont autant d’auteur(e)s qui, après avoir admiré le modèle américain, le rejettent parce qu’il n’incarne plus, par la suite, qu’un simple divertissement littéraire ne poussant ni à l’action, ni à la réflexion. Or, ce dernier s’oppose radicalement au modèle porté par la théorie de l’engagement, qui domine alors le champ littéraire de l’après‑guerre. C’est bien, sans doute, en raison de cette opposition entre une « littérature du divertissement » (p. 307) et une « littérature engagée » que le roman policier noir a été dévalué : associé à une littérature populaire ne visant qu’à distraire le public, le genre s’est vu marginalisé.
La naissance du roman policier noir à la française : de l’imitation à l’émancipation
19A. Cadin se penche ensuite sur le cas spécifique des auteurs de romans policiers, en s’efforçant de retracer la manière dont s’est constitué, entre 1945 et 1950, un roman policier noir « à la française » qui a su progressivement s’émanciper du modèle américain.
20Ce sont d’abord les ancêtres du genre qui sont étudiés : Georges Simenon, auteur « pléiadisé » depuis 2003, et Léo Malet, dont la place primordiale dans l’histoire du roman policier français a longtemps été mal connue mais qui est désormais considéré comme un pionnier du genre. Si tous deux commencent par écrire des romans « américains » sous pseudonyme dans une optique principalement alimentaire, par la suite ils s’émancipent de ce premier modèle et renouvellent le genre du roman policier chacun à leur manière. Simenon débute sa carrière vers 1923 et vit au départ de romans populaires qu’il écrit sous divers pseudonymes. L’influence du hard‑boiled est perceptible dans ces premiers écrits, mais elle est hybridée à d’autres genres tels que le roman d’aventures ou le roman sentimental. À la fin des années 1920, Simenon ferme la porte du roman populaire pour passer au roman policier ; à travers le personnage de Maigret, qui apparaît pour la première fois dans Pietr‑le‑Letton (1931)16, il met fin à la tentation du hard‑boiled en construisant une figure de détective qui tient à la fois du roman policier classique et du roman policier noir, ouvrant ainsi la voie au renouvellement du genre. Malet, quant à lui, fait paraître son premier roman Johnny Metal en 1941 sous le pseudonyme de Frank Harding, dans un but alimentaire.L’imitation brute à laquelle il s’adonne dans un premier temps devient rapidement une forme de distanciation par rapport à son modèle. S’il reprend au hard‑boiled son slang et son cynisme, il se plaît également à détourner les clichés du genre et fait souvent référence au surréalisme, groupe auquel il a appartenu en ses débuts. Puis, comme Simenon, Malet comprend la nécessité d’adopter la stratégie de la récurrence pour pouvoir procéder à des changements dans le genre du roman policier et crée un héros de série : Nestor Burma apparaît pour la première fois dans 120, rue de la Gare (1943)17 ; il est le premier détective privé « à la française », mélange hybride du matériau américain et du matériau français.
21Le scandale autour de Vernon Sullivan, pseudonyme adopté par Boris Vian pour les quatre romans policiers qu’il publie entre 1946 et 195018, constitue une autre étape cruciale dans la naissance du roman policier noir français. J’irai cracher sur vos tombes, paru en novembre 1946 aux éditions du Scorpion, est présenté par son éditeur Jean d’Halluin comme le « roman que l’Amérique n’a pas osé publier » ; Vian en signe la préface, dans laquelle il se présente comme le simple traducteur de l’écrivain américain Vernon Sullivan. En février 1947, des poursuites judiciaires sont engagées contre l’auteur ; ce scandale augmente le succès du roman qui devient le best‑seller de l’année. Cette affaire permet de mettre en lumière la façon dont le roman américain est soupçonné d’immoralisme19 : après la déferlante des écrits américains, on s’interroge sur les effets de ces lectures sur le public français et on réclame des restrictions. Le procès intenté à Vian est d’ailleurs en quelque sorte annoncé par celui intenté à Henry Miller et à ses éditeurs en 1946 ; tous deux cristallisent un regain d’antiaméricanisme qui ne cesse de croître par la suite. Néanmoins, ce scandale, loin de freiner le développement du genre, le favorise au contraire. Par ailleurs, ce livre qui se voulait au départ être un simple canular permet de tourner la page du roman policier classique en France et franchit la ligne qui sépare ce dernier du roman policier noir. Vian achève le travail de scission entamé prudemment par Simenon et plus frontalement par Malet ; son détachement par rapport au genre20 lui permet non seulement d’en imiter la forme la plus moderne, le hard‑boiled, mais aussi de dépasser cette vision déjà remaniée du roman policier. J’irai cracher sur vos tombes constitue ainsi un vrai choc au moment de sa parution en ce qu’il combine trois vecteurs moralement problématique : sexe, violence et marginalité. Dans les textes de Sullivan, le lecteur, loin de rester extérieur à l’action comme dans le roman policier classique, doit affronter la plongée dans l’âme du criminel et la vision de meurtres commis en direct. Une autre originalité introduite par Vian est l’intrusion du politique dans l’intrigue : en s’emparant de la question raciale, J’irai cracher sur vos tombes se rapproche tout autant du hard‑boiled que de Lumière d’août de Faulkner.
22Une fois retracée l’émergence du roman policier noir français, A. Cadin décrit la manière dont les différents auteurs français de romans policiers se sont emparés du genre en présentant un « éventail de réactions » (p. 613). À partir de 1947, on assiste à un développement du genre noir grâce aux romanciers français : il s’agit de faire face à la demande croissante du public au moment même où le genre s’essouffle aux États‑Unis. L’auteur de romans policiers français est ainsi souvent contraint de se plier à l’influence américaine pour répondre aux exigences du lectorat, parfois même d’adopter un pseudonyme américain. Parallèlement à cela, se dessinent plusieurs stratégies de distanciation à l’encontre du modèle d’outre‑Atlantique : il s’agit de sortir de la fascination américaine, de l’asservissement scriptural à un genre lucratif, afin de s’approprier ce modèle. Nous retiendrons deux grands cas de figure parmi la diversité des parcours qu’offrent les auteurs de romans policiers français : ceux qui écrivent sous pseudonyme ; ceux qui écrivent sous patronyme.
23Jusqu’au début des années cinquante, le faible nombre de noms français dans le paysage du roman policier noir est révélateur de la domination américaine sur le genre. C’est bien à cause de cette dernière que de nombreux auteurs de romans policiers français adoptent des pseudonymes à consonance anglo‑saxonne. Ce recours à la mystification peut être à la fois ludique et satirique. En écrivant des pastiches ostensibles des hard‑boiled, Boris Vian et Thomas Narcejac caricaturent volontiers les procédés du genre afin de dénoncer leurs facilités, leurs défauts. Le premier souhaite montrer à travers ses « faux américains » que le public se délecte de bas morceaux et que pareille littérature se fabrique industriellement ; le second alterne écriture de pastiches et réflexion théorique21 afin de défendre le roman policier classique contre le roman policier noir. Le recours à la mystification peut également permettre aux auteurs de romans policiers français de s’emparer du hard‑boiled et de le modifier de façon moins provocatrice. Serge‑Marie Arcouët, premier écrivain français à être entré dans la collection de la Série Noire sous le pseudonyme de Terry G. Stewart22, s’émancipe du modèle américain par sa réintroduction du psychologique dans le hard‑boiled et par son attachement pour la forme policière traditionnelle. Moins provocateur que Vian, il ouvre la piste originale d’un roman policier rajeuni tout en restant fidèle à ses principes fondateurs. Jean Meckert, second auteur français publié dans la collection de la Série Noire sous le pseudonyme de John Amila23, se différencie lui aussi de la pratique des pastiches en affirmant à l’inverse un possible retour au roman noir sérieux, dans la lignée américaine d’Hammett. Par son refus de toute concession trop importante à certaines normes du hard‑boiled — en particulier la traditionnelle victoire morale — Meckert se présente lui aussi comme l’un des bâtisseurs méconnus du roman policier noir français.
24Certains auteurs de romans policiers français choisissent d’écrire sous leur patronyme. André Héléna constitue le cas rare d’un écrivain qui se lance après la guerre dans l’écriture de hard‑boiled sans choisir un pseudonyme à consonance anglo‑saxonne. Sans doute ce choix explique‑t‑il en partie le peu de succès que rencontrèrent alors ses œuvres, à l’inverse d’un Malet ou d’un Vian24. Pourtant, Héléna contribue à partir de 1949 à ouvrir la voie d’un roman policier noir « à la française » par sa prise en compte de questions historiques et sociales propres à la France de l’après‑guerre. D’autres auteurs de romans policiers français écrivent sous leur patronyme parce qu’ils sont alors déjà connus, à la différence d’Héléna : c’est le cas de Malet et de Simenon, qui ont commencé leur carrière avant 1945. Explorant une voie nouvelle, Malet s’émancipe du modèle médian dont relevaient les aventures de Nestor Burma, celui qui consistait à se placer à mi‑chemin entre roman à énigme et roman noir américain. À travers sa Trilogie noire, Malet intègre dans son écriture les réalités françaises de l’après‑guerre, refusant de se dissimuler derrière un arsenal d’artifices américains ; il rompt également avec l’humour et la légèreté propres à la série Burma et réactive le message social du roman policier hammettien.Simenon, quant à lui, se renouvelle après la guerre en recourant avec prudence à la matière américaine : expatrié en Amérique du Nord de 1945 à 1955, Simenon fait de cette période de déracinement la tentative d’une refonte du roman policier français, nourri non seulement de l’influence du hard‑boiled, mais aussi de celle des « grands » américains.
25Pour finir, notons que si l’arrivée massive du roman noir en provenance des États‑Unis avait déclenché une forme de logorrhée critique, en revanche, l’évolution du genre sous la plume des auteurs français, sa rupture avec la matrice américaine est très peu commentée. C’est que le roman policier noir français est marqué par deux tares originelles : être issu de la littérature populaire et venir des États‑Unis. En conséquence, souligne A. Cadin, ce que la critique n’a pas reconnu à ces premiers maîtres français du roman policier noir, « c’est d’avoir accompli ce que les romanciers responsables, engagés n’avaient pas su faire avec le roman sérieux : attirer l’attention du plus grand nombre de lecteurs possible sur les problèmes sociaux et pratiques de la société moderne » (p. 611).
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26L’ouvrage d’Anne Cadin s’attache à déplier dans toute sa complexité ce court « moment américain » que connaît le roman français entre 1945 et 1950, en donnant à lire deux cheminements contraires : si les romanciers « sérieux » passent de la fascination à une irréversible désillusion, les auteurs de romans policiers transforment la déconvenue initiale en assimilation féconde. Il montre également de quelle manière les questions morales et politiques influencent l’accueil réservé à la littérature américaine ou « américanisée », non seulement au moment de l’après‑guerre mais aussi sur le long terme : le « désamour25 » des écrivains français pour le roman d’outre‑Atlantique n’a en effet pas été sans conséquences ; il a entraîné une certaine méconnaissance des textes qui s’étaient inspirés du modèle américain, qu’il s’agisse de textes d’auteurs adoubés par les instances littéraires (à l’instar des Chemins de la liberté) ou bien de ceux d’écrivains ayant cédé à la tentation du roman policier.