Marcel Proust : écrivain ou critique ?
1Derrière l’ouvrage Proust et l’acte critique se cache un colloque qui s’est tenu les 10 et 11 décembre 2016 à l’Université de Kyoto et qui était initialement intitulé « Proust et la critique ». Ce changement de nom interroge le lecteur dans la mesure où il semble porteur de sens. Là où le nom du colloque laissait entendre que « Proust » et « la critique » entretenaient un rapport de comparaison, celui des actes, Proust et l’acte critique, indique un rapport beaucoup plus intime entre un écrivain et une modalité de l’écriture. En effet, le premier titre connotait un rapprochement entre deux réalités simplement juxtaposées alors que le second suggère une subtile imbrication de Proust, à entendre ici par « œuvre proustienne », et de la critique.
2L’ajout, au passage, du mot « acte » n’est certainement pas en reste. Avec Proust et l’acte critique, la question ne se pose pas de savoir si les commentaires réflexifs, et autres propos sur l’art qui jalonnent À la recherche du temps perdu relèvent de la critique ou non. Cela est posé comme un acte, comme un fait. Ainsi, ce colloque se propose d’observer l’œuvre critique et l’œuvre littéraire de Proust comme un tout cohérent. Les auteurs envisagent tant les commentaires critiques de l’écrivain au sens strict du terme que la dimension critique de son œuvre littéraire, dimension qui, selon les directeurs de l’ouvrage, Yuji Murakami et Guillaume Perrier, « n’avait pas échappé, en effet, aux premiers proustiens japonais » (p. 9).
3Dans cet ancrage japonais réside peut-être une force supplémentaire des publications reprises dans Proust et l’acte critique. D’une part, cet ancrage nous rappelle le rayonnement international de l’œuvre de Proust, et avec elle, celui de la littérature française. D’autre part, c’est l’occasion également de décloisonner quelque peu nos perspectives européennes, voire francophones, afin de nous ouvrir au regard de spécialistes étrangers, en l’occurrence japonais, dont les écrits sont parfois peu médiatisés en Europe. D’autant plus que le caractère international de ce colloque qui fait dialoguer critique française et critique japonaise pourrait bien s’avérer porteur de pistes fécondes pour les études proustiennes. Selon l’ambition même des directeurs de l’ouvrage : « notre souci a été d’offrir un large éventail de la critique proustienne franco-japonaise, en donnant à réfléchir sur l’acte critique de Proust, dans ses manifestations et ses intentions les plus diverses, aussi bien heuristiques que créatrices » (p. 13). Notons aussi que ce « large éventail de la critique proustienne » dont parlent Y. Murakami et G. Perrier est aimanté par une préoccupation constante : faire dialoguer les auteurs et avec eux les perspectives et les disciplines. C’est ainsi que le propos de l’ouvrage est « de poser sur les textes un regard philologique et littéraire, sans méconnaitre le point de vue de l’histoire de l’art — y compris l’histoire de la musique, puisque c’est là […] que l’acte critique de Proust s’est exercé avec autant de vigueur qu’en littérature » (p. 10).
À rebours de la doxa : deux acceptions du mot critique
4Pour le sens commun, les choses sont simples : il y a d’un côté la littérature et de l’autre la critique ; d’un côté les œuvres de fiction, de l’autre celles qui les commentent. Dans cette perspective, la frontière entre ces deux modalités de l’écriture est nette et on prête à chacune des qualités qui lui sont propres : la littérature est le fait d’écrivains, le commentaire le fait de critiques ; la littérature est une affaire de création, la critique une affaire d’imitation, etc. Ainsi, pour la doxa, la critique est donc seconde, elle occupe une position ancillaire par rapport à la littérature qui se trouve, quant à elle, au premier plan. Là où la vocation de l’écrivain est de créer, d’être original, celle du critique réside dans la reproduction. Il s’agit pour ce dernier de traduire, en d’autres mots, le vouloir-dire de l’auteur et les effets inhérents à la lecture d’une œuvre. C’est à une telle dichotomie que Proust et l’acte critique a pour ambition de s’opposer. Tel est du moins ce qui ressort de l’avant-propos, où Y. Murakami et G. Perrier affirment que les articles réunis s’insèrent dans « le diagnostic d’une crise » (p. 10), crise de la critique et plus précisément de la critique littéraire qui n’est plus désormais une discipline qui va de soi. Plusieurs pistes quant à la nature de cette crise sont ainsi abordées au prisme de travaux récents sur la question (notamment ceux de Jean-Pierre Martin, d’Antoine Compagnon ou de Laurent Jenny).
5Au demeurant, on pourrait reprocher aux auteurs de participer à cette crise, voire de la reconduire dans la mesure où ils ne définissent, en aucun moment, ce qu’ils entendent par critique. Cette attitude, loin d’être isolée, est symptomatique du traitement de la critique par la théorie littéraire tel qu’il est identifié par Florian Pennanech dans son récent ouvrage Poétique de la critique littéraire. Comme l’exprime l’auteur dans son introduction, si les « poétiques de la critique littéraire » sont si « rares », ce n’est pas parce que la « théorie littéraire » ne s’en est jamais « occupée », mais parce qu’elle ne s’est que peu intéressé à la critique pour elle-même1. Autrement dit, les commentateurs conçoivent toujours la notion de critique littéraire avec un semblant d’aveuglement : elle n’est que peu circonscrite en tant que discipline, on n’approche rarement les phénomènes qui la structurent.
6Y. Murakami et G. Perrier ne manquent pas, cependant, de faire preuve de prudence quant à l’actualité présumée de cette crise puisqu’ils la font remonter à un ouvrage qu’ils jugent fondateur – La Physiologie de la critique d’Albert Thibaudet, paru en 1930 –, voire au xixe siècle. Est-ce là l’occasion rêvée de voir en Proust l’un des premiers auteurs à avoir mis la critique littéraire en crise ? Il est clair, en tous cas, que l’écrivain s’adonne à un usage non conventionnel de la critique que plusieurs auteurs du collectif ont mis en évidence, montrant, en ce sens, toute l’originalité du geste proustien. Il y a ainsi Christophe Pradeau dont la communication s’intéresse à un corpus particulier : les commentaires laissés, par Proust, en bas de page de sa traduction de La Bible d’Amiens du critique anglais John Ruskin. Une dialectique de l’ancien et du moderne s’esquisse ici puisqu’en effet, si Proust reprend ce « genre » qui est sans doute le plus ancien de « la critique littéraire » (p. 20), c’est dans la perspective d’innover. L’objectif de Proust n’est pas seulement de truffer le texte de commentaires érudits, épars et hétéroclites, visant à l’éclairer, mais d’utiliser l’espace infrapaginal comme une « caisse de résonance » pour la mémoire du lecteur (p. 27). Avec cette pratique hétérodoxe des notes de bas de page, Proust souhaite rapprocher, marquer un lien mnésique entre le passage de La Bible d’Amiens indiqué par l’appel de notes et d’autres passages de l’œuvre ruskinienne. Ces notes infrapaginales produisent alors, selon Chr. Pradeau, « un effet esthétique » sur le lecteur, en l’occurrence « un effet anthologique, comme si venait s’ajouter au livre traduit un florilège des plus belles pages de Ruskin » (p. 22).
7On pressent donc qu’il n’est pas question de critique à proprement parler. Comme l’indique clairement la quatrième de couverture, il ne s'agit pas d’aborder ce que l’on pourrait appeler l’œuvre critique de Proust, c’est-à-dire les essais et autres commentaires que nous a laissés l’auteur, au premier rang desquels se trouve le Contre Sainte-Beuve. Au contraire, l’objectif du colloque est de concevoir la critique en tant qu’elle est chez Proust intrinsèquement mêlée à l’œuvre littéraire. La critique n’est donc plus seulement un genre autonome, qui répondrait à une définition explicite : elle s’assimile à un acte perceptible dans toute forme d’écriture. C’est pourquoi les participants au colloque ont souhaité se focaliser sur des passages critiques au sein du roman proustien.
8Certains ont identifié les éléments d’une théorie esthétique dans La Recherche, à l’instar de Kazuyoshi Yoschikawa qui a mis en évidence des passages qui s’apparentent à de réels fragments d’essais critiques qui « insérés dans le roman de Proust sont les fondements d’un esthétique romanesque » (p. 41). D’autres, plus nombreux, ont souhaité montrer en quoi plusieurs passages de La Recherche pouvaient se réclamer d’une tradition critique bien circonscrite. Dans cette perspective, plusieurs auteurs ont comparé le geste critique proustien avec celui de critiques littéraires plus consensuels tels que Thibaudet (Y. Murakami, p. 59‑73) ou Sainte-Beuve (Jun Ikeda, p. 107‑120) ou encore avec certaines formes de critiques d’art. C’est le cas de Masafumi Oguro dont la communication montre que Proust s’insère dans la critique sur Jean-Baptiste-Siméon-Chardin, peintre du xviiie siècle, dont les natures mortes ont montré, selon les mots de l’écrivain lui-même, comment « pénétrer largement dans la réalité, pour y retrouver partout la beauté » (p. 202).
9Notons, cependant, que si la majorité des auteurs se sont intéressés aux passages critiques de la Recherche, ces actes de colloques contiennent quelques lectures de commentaires proustiens au sens strict du terme. Il y a notamment Tomoko B. Woo qui nous propose une lecture de l’article de Proust intitulé « À propos du “style” de Flaubert » (p. 155‑169) dans le cadre duquel l’art du commentaire proustien est appréhendé au travers de la relation que l’auteur entretenait avec Thibaudet. Quoi qu’il en soit, peu importe le corpus envisagé, textes romanesques ou commentaires, l’objectif est de montrer la continuité, voire même la consubstantialité, entre critique et littérature.
De Jean Santeuil à La Recherche : rupture ou continuité ?
10Comme le rappellent Y. Murakami et G. Perrier dans leur introduction, Proust a commencé sa carrière d’écriture, non par la littérature, mais par la critique :
Les textes publiés en 1887, alors qu’il était en classe de rhétorique […] se lisent comme des imitations de Sainte-Beuve et de Jules Lemaître […] viennent ensuite ses premiers pastiches proprement dits, ceux de Flaubert […] ce n’est sans doute pas un hasard si l’échec de Jean Santeuil, qu’on a pu attribuer à un manque de réflexion critique, est suivi d’une période studieuse dont l’essentiel consiste en des activités liées directement ou indirectement à la critique. (p. 11-12)
11Cette description des premiers écrits proustiens nous rappelle que l’itinéraire de l’écrivain n’est pas absolument lisse et continu — peut-on le prétendre pour aucun auteur ? — mais jalonné de ruptures et de discontinuités. L’arrivée à l’écriture de Proust est précoce (il a seize ans quand ses premiers textes sont publiés), elle se fait dans le champ du commentaire ; au contraire de son entrée en littérature qui est plus tardive. Curieusement, sur le plan strictement chronologique, Proust est donc d’abord critique puis écrivain, alors que sur le plan de sa réception, c’est à l’aune de sa deuxième vocation, celle d’écrivain, d’auteur de fictions, que Proust est passé à la postérité.
12Il y a ainsi débat quand il s’agit d’identifier le pivot entre écriture critique et écriture littéraire. L’idée la plus répandue est que la véritable entrée en littérature de Proust réside dans la rédaction de la Recherche, son œuvre capitale. Néanmoins, les approches génétiques, telle que celle qui est empruntée par nombre d’auteurs de Proust et l’acte critique, ont montré que Proust s’était déjà essayé à la littérature auparavant. C’est en ce sens que les manuscrits de Jean Santeuil sont interprétés par certains comme une première manifestation du Proust écrivain. L’originalité de la perspective embrassée par l’ouvrage dirigé par Y. Murakami et G. Perrier est alors de ne pas concevoir l’œuvre de Proust en diptyque avec d’un côté la veine critique et de l’autre la veine littéraire. Au contraire, l’idée est que Proust n’est pas tantôt critique et tantôt écrivain, mais toujours les deux : l’opération de commentaire devenant indissociable de la création.
13Dans ce contexte, plusieurs communications diagnostiquent, chez Proust, une continuité entre critique et littérature au moyen de cette approche proustienne de la mémoire fréquemment identifiée par les critiques. C’est le cas de la communication de Chr. Pradeau déjà citée où l’art critique et l’art romanesque sont assemblés au prisme d’une formule fort commentée par les spécialistes de l’écrivain : l’oxymore de la « mémoire improvisée » issu de la préface de La Bible d’Amiens (p. 17). D’autres auteurs ont souhaité montrer la continuité de l’œuvre proustienne au départ du commentaire esthétique auquel Proust s’est souvent livré, dans la Recherche, comme dans des textes critiques à proprement parler. C’est ainsi que Sophie Basch et Cécile Leblanc rendent compte d’un intérêt esthétique qui aimante l’écriture proustienne. La première en montrant de quelle manière Proust est influencé par l’héraldique qui s’assimile, dans son œuvre, à une véritable « mémoire de forme » (p. 233-243) ; la seconde en présentant en quoi la tentation de la « critique musicale » peut être repérée dans nombre de passages de son œuvre au premier chef desquels se trouvent les évocations de la « Sonate de Vinteuil » dans la Recherche (p. 260-273).
14Cependant, la tentation proustienne de l’autodestruction identifiée par Yasué Kato dans sa communication (p. 59‑71) ne manque pas d’interroger la critique quant à la véritable nature de l’écriture de Proust. Partant du constat que la seconde moitié du xxe siècle a connu une augmentation impressionnante du corpus génétique proustien — la correspondance de l’auteur et autres manuscrits, disponibles, pour la plupart à la Bibliothèque nationale de France —, Y. Kato revient sur cette réticence de l’écrivain à ce que l’on analyse son œuvre au prisme de la critique génétique. Sur ce point précis, le critique japonais n’oublie pas de mentionner le témoignage de Céleste Albaret, familière de Proust, à qui il aurait demandé de brûler, après sa mort, un certain nombre de manuscrits. Le cœur de la communication de Y. Kato réside alors dans une question : pourquoi certains manuscrits ont-ils échappé au geste autodestructeur de l’auteur d’À la recherche du temps perdu ? Selon elle, « la réponse est simple » dans la mesure où ces manuscrits « ne cessent de servir à la rédaction d’un roman que l’écrivain n’arrive pas à terminer de son vivant » (p. 59). Dans cette perspective, ces écrits auraient échappé au feu parce qu’ils seraient dotés d’une utilité, celle de continuer, toujours un peu plus, la rédaction de la Recherche. L’article de Y. Kato se place ainsi dans la lignée d’une thèse fréquemment avancées par les proustiens : celle qui assimile le livre de Proust à une œuvre ouverte, inachevable. Si cette analyse a pour effet de relativiser l’interprétation selon laquelle Proust aurait achevé son œuvre — le fameux mot « fin » placé à la fin du Temps retrouvé — en montrant que la Recherche est, jusque dans ses marges, une œuvre ouverte au devenir, elle n’épuise cependant pas toutes les interrogations qui concernent le geste autodestructeur proustien. En effet, y a-t-il une différence de nature, dans les textes épargnés, entre ceux qui s’assimilent plutôt à des brouillons littéraires et ceux où Proust s’adonne à une forme de commentaire réflexif et privé (notamment dans le cadre de correspondances) ? Loin de faire l’aveu d’une recherche inaboutie, les interrogations suscitées par la lecture de l’article sont stimulantes dans la mesure où elles incarnent une porte ouverte à des développements critiques futurs.
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15Ces actes de colloque ont pour effet de nous rappeler toute l’actualité du discours critique proustien. D’abord, parce nous assistons aujourd’hui à un resurgissement des problématiques de la mémoire, si chères à l’auteur, notamment celles inhérentes au colonialisme. Ensuite, parce que les débats récents sur la séparation de l’homme et de l’artiste ne font que confirmer l’alternative Proust ou Sainte-Beuve telle qu’elle s’incarne dans le Contre Sainte-Beuve. Enfin, parce que la question de la porosité entre littérature et critique est d’une actualité brûlante au sein des études littéraires. En définitive, affirmer, à l’instar des auteurs du collectif Proust et l’acte critique, qu’écriture critique et écriture romanesque sont indissociables dans l’œuvre de Proust, n’est-ce pas là entendre la littérature en un sens large au sein duquel le commentaire serait subordonné à la littérature ? Ce serait renouer avec le sens originaire du terme, qui désignait, pour les Anciens, non seulement la dimension esthétique des textes, mais désignait aussi les lettres, la graphie, l’écriture, du latin littera.